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} image de soi
DES
KILOS
DE MAUVAISE FOI…
Les rondes et les très rondes sont de
plus en plus nombreuses à afficher
leurs formes avec fierté, en public.
Mais en privé, le discours est bien
différent. Complexes et confidences.
Par Anne Laure Gannac
«
O
n nous farcit les yeux, sur affiches, sous vitrines, d’espèces de
drôles de tiges qui se collent des
vertiges à force d’être au régime.
On est toujours trop quelque
chose. […] Moi, je suis trop forte,
je connais la chanson, bien sûr ils ont raison,
alors je le dis aussi : je suis trop forte, je suis
vraiment trop forte… d’être arrivée jusqu’ici 1. »
C’est vrai qu’elle est forte, Maurane. Des années
qu’elle occupe le paysage musical avec son talent,
son sourire et ses robes XXL, dans un monde de
chanteuses aux silhouettes à peine plus larges
que le fil de leur micro. « Sur scène, je me suis
toujours sentie belle, nous confie la chanteuse.
Mais dans la vie, c’est autre chose. J’ai toujours
été en lutte contre mon poids. Et dès que je
reprends des kilos, je souffre : même si j’ai de
l’humour, j’ai mal. » Mais cette chanson, alors,
où elle monte au créneau contre les normes : du
bluff#? « Il y a quelques années, je n’aurais sans
doute pas osé la chanter. Mais depuis que j’ai
perdu vingt kilos, c’est différent. Je me sens bien
et, surtout, dans une relation apaisée à la nourriture. Or, quand on est bien dans ses baskets,
on ose plus facilement prendre la parole contre
les diktats qui nous ont étouffé. » Il n’empêche,
Maurane est plus mince, donc plus heureuse. Le
mythe de la femme fière de sa taille 46 en prend
un sacré coup#!
Heureusement, la relève est là avec Meghan
Trainor. 21 ans à peine, œil rieur, elle atteint
les millions de vues sur Youtube, où elle exhibe
sa silhouette gironde en chantant le plaisir de
n’être pas une taille 34 et d’avoir ce « boum
boum que tous les garçons recherchent 2 ».
Petite bombe de gaieté, de liberté et d’estime
de soi, l’artiste américaine s’impose comme un
superbe porte-voix de la « ronde génération »
qui, de blogs en défilés, de (rares) couvertures
de magazines féminins en événements type
« Miss Ronde France », envoie promener les lois
pondérales de la mode. Ou presque… En réalité,
Meghan Trainor a toujours eu du mal à s’accepter : à l’époque des réseaux sociaux, où chacun
espère faire le plus beau selfie, difficile de s’aimer
avec de telles formes, confie-t-elle en substance
à une journaliste de NBC. Sous ses airs d’hymne
à la joie rondelette, sa chanson serait, en fait, une
tentative de thérapie par autosuggestion.
Pour la philosophe Isabelle Queval3, « ce double
message est emblématique d’une époque qui
avance à grand renfort d’injonctions paradoxales, telles que “Soyez libres” et en même
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Le mannequin Tara Lynn
est l’égérie de la « ronde
génération », qui s’affiche
de blogs en défilés, de
couvertures de magazines
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« Miss Ronde France ».
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ÊTRE BIEN
} image de soi
« Quand vous êtes gros, vous restez
“différent” aux yeux de la société.
Or personne ne peut vivre en se
moquant du regard des autres »
Violaine Gelly, psychopr aticien n e
>>> temps “Soumettez-vous aux normes”. Il en va
de même avec l’image de soi : d’un côté, on nous
invite à nous aimer comme on est"; de l’autre,
on nous soumet à l’injonction de la minceur.
Chacun se retrouve tiraillé entre son idéal personnel et la soumission à des critères extérieurs
qu’il a faits siens puisqu’ils sont la condition de
sa bonne insertion sociale et affective ». La psychanalyste Catherine Grangeard4 confirme, en
rappelant que « l’image de soi se construit à la
fois “en intra”, dans le rapport à l’alimentation,
à la féminité, à la minceur à l’intérieur de la famille"; et “en inter”, en s’appropriant des modèles
de société ». Et de rappeler que « l’un et l’autre
ne sont pas imperméables, puisque les modèles
véhiculés dans la société influencent les idéaux
portés dans la famille ». Difficile donc de se forger une bonne image de soi quand le modèle proposé va dans le sens contraire de celui qu’on suit…
Un regard entre haine et empathie
Est-ce à dire qu’il est impossible d’être ronde et
heureuse de l’être"? « Je ne connais aucun gros
qui ne souhaiterait pas être mince », répond
Violaine Gelly, psychopraticienne et « femme
forte ». Pour elle, une bonne estime de soi est
nécessaire, mais ne suffit pas : « Même si vous
avez été élevé par des parents qui vous ont dit
que vous étiez superbe, même si vous vous sentez bien dans votre peau, quand vous êtes gros,
vous restez “différent” aux yeux de la société. Or
personne ne peut vivre en se moquant du regard
des autres. » Et c’est ainsi que les gros et grosses,
à l’instar de toute minorité stigmatisée dans sa
« différence », ressentent le besoin de monter au
créneau, toutes rondeurs en avant : « C’est une
façon de dire : “Acceptez-moi"! Regardez, je ne
suis pas que cela” », dit Maurane.
Même si elles ont résolu leur problématique
personnelle d’acceptation de soi, ces rondes
demeurent en guerre… pour plus de reconnaissance sociale. Reconnaissance qui semble
acquise dans une certaine mesure du côté des
« pas grosses ». Elles trouvent formidable le
nouvel album de Maurane et les couvertures
« spécial rondes » de leurs magazines féminins…
tout en se battant avec leur assiette pour éviter de ressembler à ces silhouettes en surpoids.
Autrement dit, dans le camp des minces aussi,
l’ambivalence est de taille. Catherine Grangeard
parle d’un rapport « fait à la fois d’empathie et
de haine, qui vaut à l’égard de tout ce qui n’est
pas exactement dans la norme. Pourquoi"? Parce
que cela renvoie, en miroir, à nos propres fragilités. Nous avons tous des difficultés avec la
norme, quelle qu’elle soit, nous devons tous lutter pour lui correspondre ». Ainsi, la mince, qui a
déjà tant de mal à le rester, hésite entre soutenir
celles et ceux qui ne le sont pas – et l’assument –
et les rejeter, les haïr même de ne pas fournir
autant d’efforts qu’elles.
Que faire alors, si tout le monde fait semblant"?
Isabelle Queval est catégorique, même s’il y a du
politiquement correct à se déclarer rebelle aux
normes, il faut continuer dans cette voie. « Le
combat pour la tolérance n’est jamais perdu
d’avance. Disons qu’il demande beaucoup
d’efforts, dans une société qui investit massivement dans le marché de la minceur et de la
beauté normée. Mais à force, il n’est pas impossible d’arriver à casser les préjugés. » Selon elle,
cela passe avant tout par l’image, « puisque
c’est d’abord par elle que les normes de la
minceur nous ont été imposées ». Catherine
Grangeard ajoute : « Soutenir la construction
d’une sorte de portrait-robot de l’être beau et
désirable, c’est faire le lit d’une société fascisante. Il est donc grand temps de permettre
aux personnes qui ne sont pas minces de se
montrer, de s’exprimer, et aussi de les aider à
sortir de leur ambivalence : “Je souffre d’être
ainsi mais, en même temps, je n’arrive pas à
faire autrement.” » C’est tout son travail de psychanalyste. Mais c’est aussi le rôle que peuvent
tenir les amis, les parents, les amants… sans se
voiler la face sur leur propre ambivalence et en
acceptant d’entendre, sans les juger, la voix des
plus « enveloppées ».
1. In Trop forte, chanson tirée de l’album Ouvre de Maurane
(Universal Music, 2014).
2. Extrait traduit d’All About That Bass, chanson tirée
de l’album Title de Meghan Trainor (Epic, 2015).
3. Isabelle Queval, auteure du Corps aujourd’hui (Folio, 2008).
4. Catherine Grangeard, auteure de Comprendre l’obésité
(Albin Michel, 2012).
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