Format PDF - Socio-anthropologie

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Socio-anthropologie
27 | 2013
Embarqués
La part de l’émotion
Arlette Farge
Éditeur
Publications de la Sorbonne
Édition électronique
URL : http://socioanthropologie.revues.org/1498
ISSN : 1773-018X
Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2013
Pagination : 99-101
ISBN : 978-2-85944-749-6
ISSN : 1276-8707
Référence électronique
Arlette Farge, « La part de l’émotion », Socio-anthropologie [En ligne], 27 | 2013, mis en ligne le 07 août
2015, consulté le 04 octobre 2016. URL : http://socio-anthropologie.revues.org/1498
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
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La part de l’émotion
a r l e t t e fa rg e
On le sait, tout ce qui est du domaine du sensible et de l’émotionnel est sous surveillance dans les disciplines des sciences sociales et
humaines. Les débats ont toujours été vifs à ce sujet, même si peu
à peu change l’univers de l’écriture historienne ou anthropologique.
Pendant longtemps, le spectre à ne pas imiter était la figure, pourtant imposante, de Michelet, même si l’on reconnaissait la beauté
de son écriture. Dès lors, il devenait difficile de travailler, lorsqu’on
était enjoint de ne pas se laisser aller à la surprise devant telle ou telle
archive, ou documents, ni même d’avoir un quelconque sentiment
d’ordre affectif. Il faut rendre justice, en un premier temps, à cette
méfiance vis-à-vis du subjectivisme, afin d’éviter non seulement des
systèmes d’identification trop marqués, mais aussi de gênants anachronismes. Mais autre chose est de rendre taboue la force de l’émotion, pour qui prétend étudier les faits sociaux : ce serait se priver
d’un outil de connaissance indispensable qui permet de traverser,
autrement que prévu, l’espace et de l’esthétique et de l’intense fragilité des événements individuels et sociaux qui sont une des trames
de l’histoire. De toute façon, qui pourrait nier que le surgissement
de l’émotion est souvent consubstantiel à la découverte de certains
textes ou archives. S’il se trouve qu’on travaille sur les vies singulières ou minuscules, les existences démunies et tragiques, on devient
à l’évidence l’interlocuteur de personnages qui forment le sable fin
de l’histoire, surgissant de la nuit obscure de fonds d’archives peu
déchiffrés. La rencontre avec des fragments de vie, des morceaux de
récits, des paroles maladroites, provoque l’intériorité de celle ou de
celui qui les lit, sans qu’au premier abord, on sache tout à fait si ces
vies échouées là, sommées par le pouvoir judiciaire ou autre de se
dire, ont la faculté de prendre sens.
L’émotion n’exclut pas la raison, elle n’appartient pas qu’aux
femmes qu’on dit « si sensibles » donc peu objectives. Elle n’est pas
non plus un affect teinté de mièvrerie empêchant la logique et les
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systèmes de rationalité de prendre place. Elle est tout d’abord un
choc, un « inattendu », et un des murs de soutènement de la faculté
de comprendre. Il n’est pas d’intelligence sans émotion, pas d’émotion
sans intelligence. De fait, l’émotion ressentie fracture les dispositifs
habituels de la recherche. Elle ouvre entre soi et l’objet visité une véritable interrogation, et donne l’envie d’expliquer une dimension inaccoutumée. Se confronter à elle relève d’un véritable exercice intellectuel ; certes, il ne faut pas s’y plonger de manière inconséquente
mais s’en servir pour poser de nouvelles questions sur la démarche
à emprunter, sur les interrogations à soulever. Dans son texte sur la
Vie des hommes infâmes, Michel Foucault écrivait : « J’avoue que ces
fragments de vie, surgissant soudain à travers deux siècles et demi de
silence, ont secoué en moi plus de fibres que ce qu’on appelle d’ordinaire la littérature, sans que je puisse dire aujourd’hui encore si m’a
ému davantage la beauté du style ; entourant des personnages sans
doute misérables, ou [l’insolite] de ces vies dont on sent la déroute ou
l’acharnement. » Il parlait à ce moment-là de paroles retrouvées dans
les archives de la Bastille et exprimait ensuite, avec une écriture élevée elle-même au plus haut grâce à son émotion réfléchie, sa crainte
de ne pouvoir restituer cette intensité.
Si l’on est d’accord avec cette manière d’être requis par l’émotion
– ce qui est en fait un travail –, l’émotionnel doublé de l’esthétique
devient autre chose que ce que les historiens rejettent. Rappelons à
quel point tout rapport émotionnel avec la recherche fut caricaturé.
En effet, il ne s’agit pas de faire fusion entre le document et soi, ce
qui empêcherait de penser, mais de la constitution d’une réciprocité
avec l’objet, où, de plus, la distance introduit du signifiant. Il y a là
une attitude opératoire, et non passive, qui capte les mots écrits en
un double mouvement : faire l’analyse de ce qui fut et l’accompagner
d’une réflexion sur ce qui peut provoquer un « dérangement ».
L’émotion est un sentiment complexe qui fait vivre hors de soi ;
elle n’est pas qu’un attendrissement, car la surprise, l’effroi, le dégoût
ressenti font habiter hors de soi. L’archive, parfois, décèle nos habitudes, brise notre traditionnelle manière de trop penser en termes
de continuité et de causalité mêlées. Un chemin incertain pour la
recherche dès lors s’entrouvre, loin de tout aspect sirupeux donné à
l’émotion ; ce chemin est nécessaire à emprunter, car il sollicite une
part inconnue de nous-mêmes et entraîne vers des « ailleurs » à expliciter. Dans ses Fragments, Walter Benjamin réfléchit sur l’histoire et
sa discontinuité ; on parle souvent de « fil de l’histoire », dit-il, mais
« ce fil est en fait une corde effilochée et déliée en mille mèches que
l’historien tresse parfois en coiffure ». Comment oublier dès lors que
cette coiffure est issue de la présence de « mille mèches » ?
Voici l’histoire « ébouriffée », et c’est une très belle définition. Traversée d’une nuée de sentiments et affects, de défis et de
dossier
la part de l’émotion résignations, haletante jusqu’à plus soif tant elle peut choquer, désespérer, parfois devenir hymne à la joie du vivre ensemble. Ainsi l’émotion se déplace-t-elle : il y a, distinctes, celle de l’historien saisi par les
aspects (trompeurs) des réalités qu’il entrevoit, et celle qui saisit et
emplit les contextes sociaux dont il se préoccupe. Cela exige du chercheur une double entrée sur laquelle réfléchir : 1) je suis ému ; 2) ce
qui est dit, narré, balbutié, est aussi le produit d’émotions d’autrefois.
À l’intérieur de ce cadre, l’écriture de l’histoire évidemment se
décale, pour contenir, avec vivacité, ces deux éléments. L’histoire, ni
objective ni neutre, est le fruit le plus vraisemblable de la sédimentation du temps et des livres d’histoire ayant été écrits auparavant.
Entrevoir le « remuement des âmes et des cœurs » de ceux d’autre­
fois engage l’historien à dresser un paysage dont nous sommes culturellement, affectivement, nécessairement héritiers. Coule dans nos
veines le flux rapide des larmes et des joies d’autrefois ; se dessine
ainsi le temps d’« aires catastrophiques » qui nous ont défaits.
Qu’on ne s’étonne pas dès lors que l’historien se trouve « ému »
face à tant de signes du sensible, venus du passé ; en ce cas, il faut se
rappeler que c’est « son écriture » qui doit transmettre, avec acuité et
superbe et de la familiarité avec ce qui fut. Michel Foucault sut fort
bien exprimer cela : « Le cœur vénéneux des choses et des hommes,
voilà au fond ce que j’ai toujours voulu mettre au jour. »
Puis-je me permettre d’ajouter pour ma part : « ainsi que le
sublime de leurs émotions ».
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