Parlez-moi d`amour - CERE-asbl
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Parlez-moi d`amour - CERE-asbl
« Parlez-moi d’amour... » Le lien à l’Autre et la relation d’Amour comme compétences en travail social Par Manon Kinkin Pour cette analyse, nous avons demandé à Manon Kinkin de partager avec nous une analyse de la confrontation entre son cadre de référence de l’accueil des enfants acquis lors de sa formation en Belgique et une forme de prise en charge observée au Mexique. Cette confrontation par l’expérience est une modalité d’accès à la connaissance prisée par les anthropologues et les ethnologues. Cette présentation se veut avant tout une porte ouverte afin d’interroger notre cadre d’accueil des enfants, en montrant que différents cadres existent. Elle interroge dès lors nos modalités de travail social liées à l’accueil d’enfants en difficulté par la confrontation à cette situation étrangère. Présentation du terrain mexicain C’est dans le monde de l’accueil des enfants que je me suis plongée pour rédiger mon travail de fin d’études en troisième année du baccalauréat social. Partant de mon terrain - une maison d’accueil au Mexique -, j’ai voulu réfléchir et discuter la manière dont nous recevions les enfants. Ce que j’avais vu lors de mon expérience mexicaine avait sérieusement ébranlé des certitudes. Je disposais d’assez de matériaux issus d’« observations participantes » pour (re)questionner notre société quant à ses conceptions de « l’enfant abandonné » et à sa prise en charge. En rédigeant mon récit de terrain, j’ai constaté qu’il parlait d’Amour et de Don, plus précisément de Don de Soi. Quelle fut cette expérience au Mexique ? En quelques mots : d’emblée, ce sont les explications de quelques enfants qui ont accompagné mon arrivée à la maison d’Irapuato : une maison d’accueil pour des enfants de la rue, maltraités, orphelins, … Elle avait la particularité de leur appartenir. Ils semblaient heureux de me la faire visiter. J’en fus assez déconcertée car des mots comme orphelinat, assistance publique, tribunal, enfants malheureux résonnaient encore dans mon esprit. L’attachement qu’ils me montraient pour leur lieu de vie s’est confirmé dans la suite de nos contacts et j’en suis restée surprise. Au bout de quelques jours de vie commune avec les garçons1, j’ai vite compris que des rythmes et des rites particuliers animaient leur quotidien. Chaque enfant commençait sa journée par la réalisation de tâches et d’obligations. Si quarante jeunes vivent sous le même toit, chacun doit mettre la main à la pâte pour garder une maison propre et ordonnée. Mais ça n’est pas la seule raison de la participation des enfants aux tâches journalières. De fait, 1 La maison mexicaine recevait uniquement des garçons. CERE asbl – 2011 / 01 l’éducation passe aussi par des responsabilités qui sont les gestes de la vie quotidienne : mettre la table, nettoyer, faire la vaisselle, ranger, … C’est un choix et une option éducative adoptés par l’équipe de la maison mexicaine afin d’initier et de fournir un « pouvoir d’agir » aux jeunes. Effectivement et comme nous le savons, l’objectif de l’accueil est qu’ils puissent au final « voler de leurs propres ailes », c’est-à-dire, être acteur de leur vie. Après les « corvées », suivaient bien sûr les divertissements. Des activités étaient prévues pour l’amusement de tous (natation, informatique, jeux divers, …). C’est dans une ambiance familiale et assez rassurante que j’ai donc passé trois mois. En effet, j’avais eu à connaître des éducateurs très investis dans leur relation avec les enfants. Chacun était référent d’un nombre identique de jeunes. Leur présence dans la maison était de cinq à six jours sur sept. À certains moments, je les y voyais même durant leur unique jour de congé. Le lien qui semblait les unir aux enfants leur permettait d’endosser le rôle de père ; la directrice prenait figure de mère et la cuisinière pouvait fonctionner comme marraine. Chaque garçon contribuait à définir la relation avec son éducateur référent. Les mots qu’ils employaient pour la décrire étaient souvent des mots d’amour qui caractérisaient des rapports forts et soudés. Nous le voyons, les enfants sont dans des relations continues et fiables avec un adulte qui s’engage vis-à-vis d’eux. Ils ont connu un échec familial et cette maison était une seconde chance offerte. On leur donnait l’opportunité d’intégrer une nouvelle famille. Ce récit n’est qu’une manière de voir les choses, la mienne. Je ne prétends pas détenir la vérité mais c’est ainsi que j’ai pu ressentir les choses, puis les traduire ensuite. Ces travailleurs étaient donc très investis dans leur emploi. Ils assumaient de façon claire un rôle parental où ils encourageaient, grondaient, riaient, jouaient, expliquaient. Ce n’est pas que je n’ai jamais rencontré de travailleurs investis mais pas de cette manière, avec cette envie de faire de ces « bonhommes » des adultes s’accomplissant. Plutôt que d’exploiter les motifs économiques (en réalité incomplètement pertinents dans ce cas) ou les motivations culturelles (du genre l’inscription dans la culture « famille élargie » made in du monde latino-américain), le travail social que j’avais observé et auquel j’avais participé pouvait inclure les notions d’Amour et de Don de Soi. Je me suis aussi imprégnée du terrain belge pour mieux saisir les zones contrastées, encore confusément perçues. Les deux terrains présentaient les mêmes missions, c’est-à-dire accueillir des enfants touchés par des problèmes de vie de famille. Les différences se situent principalement dans les méthodologies utilisées par les travailleurs sociaux. Comparaison du cadre belge et de l’expérience mexicaine Comme je l’ai dit, c’est le fonctionnement et la philosophie de cette institution mexicaine qui m’ont permis d’apercevoir une autre forme de travail que celle que je connaissais. C’est effectivement le travail de proximité que j’ai pu y découvrir. Pour moi, le contraste était fort par rapport aux notions que l’on m’avait inculquées pendant mes deux premières années du baccalauréat, c’est-à-dire : neutralité et distance du professionnalisme. Ce travail de proximité était donc une toute autre manière de percevoir, de concevoir et de réaliser l’accueil des enfants. Par lui, j’ai découvert une vision nouvelle du travail social et notamment : savoir penser l’Autre ; reconsidérer la relation à l’Autre ; avoir le souci de l’Autre, à savoir, une certaine forme de gentillesse, … à parler d’Amour. C’est parce que nous avons une certaine affection pour l’Autre, une forme d’Amour, que nous pouvons avoir cette (re)considération pour lui. L’Amour comme compétence. À quoi cela pourrait-il nous conduire ? CERE asbl – 2011 / 01 2 L’Amour comme compétence Entamons. Avec le travail de proximité et cette forme d’Amour, l’accueil sera vers l’acceptation de cet Autre comme il est et aussi Autre qu’il puisse paraître. Ce que je veux dire, c’est qu’aussi étranger que notre public puisse nous sembler, il est à prendre où il est et tel qu’il est. Pour cela, nous entrons dans des échanges, des liens, des relations qui nous poussent, nous permettent de reconnaître les capacités et les ressources de notre public. Quand je parle de ressources, je ne veux pas oublier les ressources potentielles, c’est-à-dire celles qu’il développera sous peu ou plus tard quand il y sera prêt, peu importe. Les ressources potentielles sont là et il faut pouvoir les faire sortir, leur permettre de s’exprimer. Elles ne sont sûrement pas à négliger par le travailleur social. En considérant ces ressources, nous pouvons dès lors admettre que nous voulons garantir à notre public la possibilité de devenir ou d’être acteur : acteur de sa vie (et certainement dans le cadre de l’accompagnement et de l’éducation d’enfants), acteur de changement s’il le désire. Nous sommes ici dans une philosophie d’accompagnement et non de changement (à tout prix) de l’Autre. Le passé toujours d’actualité ? Tout en restant prudente, je crois pouvoir porter quelques critiques sur l’esprit des méthodologies utilisées en travail social de l’accueil des enfants. En effet, je crois comprendre que le terrain belge est toujours chapeauté par d’anciennes philosophies qui peuvent être encore fort prégnantes. Imageons ceci par deux exemples. Le premier : depuis des siècles, l’Etat dicte aux familles pauvres comment éduquer leurs enfants. Ceci pour des raisons morales, normatives (« il faut s’occuper de ses enfants, c’est ainsi que font les bons parents »). Mais aussi pour des raisons économiques. De fait, si personne ne s’occupe de son enfant, la collectivité et l’Etat devront les prendre en charge et cela représente un coût ! Le second exemple : les professionnels du milieu de l’accueil des enfants sont soumis à un maître mot : le professionnalisme. Qu’est-ce que cela et d’où nous vient-il ? Être professionnel consiste à être distant ; être dans la réserve émotionnelle ou du toucher ; dans une neutralité. La philosophe belge, Isabelle Stengers, avec son ouvrage « L’hypnose blessure narcissique2 », m’a enseigné que cette forme de professionnalisme est un héritage de la psychanalyse, née des travaux de Sigmund Freud. Suite à des essais d’hypnose jugés peu concluants, Freud va estimer qu’elle ne donne pas accès à la « vérité », à la connaissance assurée des causes d’un mal ou d’une souffrance. Selon lui, elle ne peut transformer le patient en un témoin fiable de son propre problème et c’est précisément ce que Freud recherche en inventant le protocole analytique. Il crée plusieurs concepts dont celui de « transfert ». Les sentiments du patient ne lui sont pas adressés ; ils le sont à une tierce personne et agissant par l’intermédiaire de l’intervenant. Ce dernier n’est pas concerné par le vécu du patient et doit se retirer de toute implication émotionnelle. Freud dira que la cause du problème est inaccessible car elle est refoulée dans l’inconscient. Cette notion d’inconscient au sens freudien et de ses chemins d’accès va fonder la psychanalyse. La vérité se dévoile au travers de l’analyse de transfert. Isabelle Stengers nous explique que la relation avec le patient n’est pas uniquement une relation de transfert mais qu’au contraire, nous sommes bien dans quelque chose d’affectif. Cette notion de transfert ne servirait probablement qu’à protéger le psychanalyste et à 2 Les empêcheurs de penser en rond, ed. Laboratoires Delagrange, 1990 CERE asbl – 2011 / 01 3 ignorer ses sentiments cachés. I. Stengers nous permet de comprendre le processus par lequel la posture de neutralité a participé à construire l’idée de professionnalisme dans nos pratiques éducatives et sociales. Réflexions émergeant de cette confrontation Interrogeons-nous sur ces deux philosophies passées et toujours présentes dans nos institutions sociales. Tout d’abord, est-ce vraiment sérieux de vouloir conserver coûte que coûte l’enfant dans sa famille natale ? Les parents sont bien les géniteurs mais sont-ils réellement une famille ? À mon sens, une famille est un endroit où nous nous sentons aimés, protégés, reconnus pour ce que nous sommes. Or toutes les familles natales ne peuvent pas ou ne veulent pas offrir cela à leur progéniture qu’elles qu’en soient les raisons. Pourquoi donc s’entêter à vouloir que l’enfant soit dans sa famille si ni lui ni elle ne peuvent ou ne veulent y prétendre ? Ne pouvons-nous pas élargir ce concept aussi bien de la famille que celui de l’accueil ? Exemple : si le parent natal ne peut plus assumer son enfant mais qu’un ami peut le faire, n’est-ce pas une solution ? Ne devrions-nous pas ouvrir plus de possibilités à cela ? Bien sûr, tout en restant sérieux et en vérifiant que l’adulte n’est pas un pervers ou un troublé d’une façon ou d’une autre. Toutefois, nous sommes face à une exception lorsque la famille natale est considérée comme dangereuse. Les enfants seront alors envoyés dans des institutions où ils seront « élevés » par des éducateurs. Ceux-ci doivent être et rester professionnels : 1 - l’enfant garde une famille et l’accueil n’est qu’un passage ; 2 - conserver de la distance, de la neutralité, l’enfant ne doit pas s’attacher. J’ouvre une nouvelle controverse, un nouveau différend. Comment peut-on, chez nous, donner à l’Autre et s’engager pour lui tout en restant un professionnel entendu à la manière des influences psychanalytiques ? Autrement dit, pour en revenir au terrain mexicain qui m’a mise sur le chemin de ces réflexions : comment, dans l’accueil des jeunes, s’autorise-t-on à occuper le rôle de père ou de mère auprès d’enfants « placés » ? Est-ce parce que ces éducateurs mexicains sont dans une relation d’Amour avec les enfants qu’ils sont moins professionnels que nos travailleurs belges ? Je ne le crois pas mais poursuivons. Être professionnel, oui mais de quelle manière ? Avec ces orientations, ce type de professionnalisme en Belgique, pouvons-nous offrir une « seconde chance » et une vie de famille à l’enfant ? Il semble impossible d’instaurer un climat familial sans pouvoir s’investir émotionnellement, sans être à l’aise dans la proximité, le toucher, la familiarité ; et en instaurant la distance ! Pour la loi belge, un enfant qui est sorti de sa famille est considéré comme « en-dehors d’un milieu familial ». Pourtant, le principal argument pour se maintenir dans la réserve sur les liens affectifs est que l’enfant a toujours une famille ! Quel paradoxe pour tout le monde : aussi bien pour les enfants que pour les éducateurs ! Ne pouvons-nous pas imaginer que, dans une institution, enfants et éducateurs fonctionnent dans les liens d’une grande famille ? Bien sûr c’est mon terrain mexicain qui me pousse à ce questionnement. C’est lui qui m’a obligée à penser cela possible. Possible oui, mais je crois qu’il nous faudrait non seulement introduire un changement structurel, dans la conception des cadres, mais aussi dans les conceptions de la famille et du rapport aux enfants ; autrement dit, un changement des mentalités et une reconceptualisation du professionnalisme et des barrières professionnelles. CERE asbl – 2011 / 01 4 La suspicion quant aux risques de gestes déplacés ou d’une trouble intention dans le chef d’un éducateur n’est-elle pas la réaction excessive d’une société traumatisée par « l’affaire Dutroux » ? Comment comprendre cette tension entre la promotion du lien comme « essence » même de la société et cette prévention de la méfiance, de la peur, peur de nos gestes ou de nos sentiments ? Qu’est-ce qu’un professionnalisme qui nous transforme en machine ? Bien sûr, nous devons rester prudents et ne pas nous perdre dans notre relation à l’autre, nous confondre avec lui. Outre la bienséance, c’est sans aucun doute la peur de se perdre, de se laisser envahir, d’être profondément touché par l’histoire du jeune qui est un enjeu : car comment en revient-on ? C’est à mon sens une autre raison à l’implication parcimonieuse. Les éducateurs ont besoin de se rassurer et de se sentir protégés par un cadre et une loi. D’un point de vue méthodologique, il nous faudra à certains moments entrer dans le monde de notre public et en sortir ensuite pour analyser la situation avec recul. Se rapprocher et s’éloigner doivent être et s’exprimer dans la relation. Ainsi, nous pourrons être l’un et l’autre et l’un comme l’autre dans une relation de confiance et dans une compréhension de nos mondes respectifs. Notre force ? D’être deux personnes entières et sincères l’une envers l’autre. Evidemment, je ne veux pas dire que la relation est symétrique. Cependant, qui dit proximité dit engagement. Il va falloir que le professionnel s’engage aussi avec ses émotions, son amour, sa personne, ses affects, … Il ne peut pas, a fortiori avec des enfants, demander à ceux qu’il accompagne de s’engager sans le faire lui-même. Une relation se vit à deux et doit aller à double sens. Enfin, j’aimerais terminer en insistant sur le concept de « famille ». Interrogeons-nous sur ce qu’il est réellement. Un lieu d’amour et de reconnaissance. Or, si la famille natale de l’enfant ne peut pas lui offrir cela, je crois qu’il est juste que de permettre à l’enfant d’intégrer une autre famille qu’il pourra peut-être ressentir comme sienne un jour ou l’autre. Je crois que nous ne devrions pas contraindre les familles à occuper cette place si ce n’est pas ce qu’elles veulent. Si le choix est de ne plus s’occuper de leur enfant alors acceptons-le et dès lors recevons cet enfant, accueillons-le. Au terme de cette réflexion, je veux soutenir le fait que le cadre qu’instaure le professionnalisme belge doit pouvoir être remanié, repensé. Le travailleur social doit oser prendre ses libertés et oser s’engager avec l’Autre, qui ici est l’enfant. Il sera ainsi dans une étroite collaboration avec lui. La distance du professionnalisme belge m’a fait penser qu’il manquait une touche d’humanité et d’amour dans nos institutions éducatives et sociales. La méthodologie de travail belge ne permet a priori pas au travailleur de se « donner » à son public et d’être dans une réelle proximité, un lien, une réelle relation. Manon Kinkin Avec le soutien du Ministère de la Communauté Française CERE asbl – 2011 / 01 5