Turquie : l`impasse stratégique
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Turquie : l`impasse stratégique
TRIBUNE n° 713 Turquie : l’impasse stratégique Martine Balland Chef de bataillon, brevetée de l’École de Guerre, actuellement stagiaire de l’Enseignement militaire supérieur scientifique et technique (EMSST). F ace au défi sécuritaire régional que pose le groupe État islamique (EI ou Daech), la stratégie des dirigeants turcs reste illisible et imprévisible tant pour leurs alliés occidentaux que pour leurs propres forces de défense et de sécurité, voire leur opinion publique. Ce flou entretenu par le régime de Recep Erdoğan a conduit la Turquie dans une dangereuse impasse. La Turquie, cet allié incertain… Fin juillet 2015, la Turquie autorise enfin l’armée américaine à utiliser sa base aérienne d’Incirlik, à 300 km de Kobané, pour mener des raids aériens contre l’EI et depuis octobre dernier, c’est sur son propre territoire qu’elle mène la lutte contre le groupe terroriste. Ainsi, le 27 octobre 2015, à Konya, dans le centre de la Turquie, une opération antiterroriste a conduit à l’arrestation de 30 personnes suspectées d’appartenir à Daech (cf. Zaman France). Cette décision fait suite à une année d’atermoiements concernant la stratégie à adopter face aux conquêtes territoriales en Irak et en Syrie des djihadistes de l’EI. Bien que membre de l’Otan et de la coalition anti-Daech menée par les États-Unis, la Turquie s’était jusqu’alors opposée à l’utilisation de ses bases aériennes par des avions de la coalition pour des missions de combat. Seules les missions de soutien étaient autorisées. Les premiers attentats menés par l’EI sur le sol turc ont probablement joué un rôle dans ce revirement *. Toutefois la pression des Alliés sur la Turquie ne date pas d’hier. Dès l’été 2014, ils la pressaient d’empêcher des milliers de combattants étrangers venus d’Europe de transiter par son territoire pour aller grossir les rangs des djihadistes de l’EI. Les autorités turques étaient suspectées de fermer les yeux, voire d’apporter un soutien matériel discret mais conséquent à certains groupes djihadistes en Syrie (cf. Jana Jabbour). En effet, l’EI sert utilement les deux intérêts majeurs des autorités turques dans la région. Il combat à la fois le régime jugé illégitime de Bachar Al-Assad et les Kurdes de Syrie qui pourraient, à terme, former avec les Kurdes de Turquie et d’Irak un Kurdistan autonome. * Des attentats sur le sol turc Le 20 juillet 2015, un attentat suicide attribué au groupe État islamique avait fait 32 morts dans le village kurde de Suruç, près de la frontière syrienne et le 10 octobre 2015, un autre attentat suicide avait fait 102 morts à Ankara durant un rassemblement politique lié à la campagne des élections législatives de novembre 2015. www.defnat.fr - 25 novembre 2015 1 Une politique extérieure turque dictée par un agenda politique personnel Aujourd’hui encore, la position des autorités turques fait l’objet de nombreuses conjectures. Tout en déclarant publiquement que son pays est pleinement membre de la coalition anti-Daech, le président Erdoğan est suspecté de poursuivre son propre agenda pour renforcer son pouvoir personnel au détriment des intérêts de son pays. Son objectif était de présidentialiser le régime politique turc par une réforme constitutionnelle. Or, la défaite électorale de son Parti pour la justice et le développement (AKP en Turc) lors des législatives de juin 2015, est venue contrecarrer ce dessein. L’électorat kurde, que l’AKP espérait rallier en mettant en avant les progrès réalisés ces dernières années dans le processus de paix avec le PKK, parti des travailleurs du Kurdistan, s’est tourné vers les partis d’opposition. Dès lors, le président Erdoğan a changé de stratégie et mis, comme il l’avait publiquement déclaré le 11 août 2015, le processus de paix « au frigo » (cf. Le Monde). De nouvelles élections ont eu lieu en novembre 2015 et cette fois, ce sont les nationalistes que l’AKP a ralliés en mettant en avant sa fermeté face à la menace terroriste. Le pouvoir d’Ankara place aujourd’hui sur le même plan les djihadistes de Daech et les activistes kurdes en les accusant de terrorisme. L’inquiétante dérive autoritaire du régime, dénoncée depuis plusieurs années par l’opposition, s’est intensifiée et la campagne électorale des législatives s’est déroulée dans une ambiance délétère : la répression policière et militaire en zone kurde a déjà fait des dizaines de morts tandis que des médias jugés hostiles au pouvoir ont été attaqués par des activistes pro-AKP et perquisitionnés par la justice. L’AKP a finalement remporté une large victoire lors des élections de novembre en jouant sur la peur des électeurs, mais le pays apparaît plus divisé que jamais. Flottement dans les rangs de l’armée En dépit des déclarations officielles qui affirment la détermination des forces de sécurité et de défense à lutter contre le terrorisme, la défiance est perceptible dans les rangs de l’armée turque. Le revirement des autorités d’Ankara dans le processus de paix avec les Kurdes risque de relancer durablement le cycle de violences qui avait déstabilisé le pays et fait plus de 40 000 morts depuis les années 1980. De nombreux militaires turcs auraient souhaité tourner cette page sombre de leur histoire et ont le sentiment d’être instrumentalisés par le président Erdoğan. C’est ainsi que depuis août dernier, plusieurs incidents ont éclaté à l’occasion de funérailles de soldats morts au combat durant des affrontements avec des rebelles kurdes. Les proches des victimes, parfois eux-mêmes membres de l’armée, ont publiquement et vivement critiqué le régime (cf. Mahmut Sarp). 2 TRIBUNE Le haut commandement de l’armée a, lui aussi, bien perçu les dangers de la politique aventureuse de Recep Erdoğan. L’état-major de l’armée turque s’est publiquement déclaré très réticent à une intervention en Syrie. Ces événements, inédits, témoignent de tensions croissantes entre l’armée et le régime, mais aussi dans les rangs de l’armée turque elle-même (cf. Ariane Bonzon). Au cours des dernières années, l’AKP au pouvoir a conduit d’importantes purges dans les rangs de l’armée et s’est attaché à réduire significativement l’influence des militaires dans la sphère politique. Les promesses faites à l’armée turque risquent de ne pas être tenues En contrepartie, un ambitieux projet de modernisation de l’appareil militaire avait été mis en avant en novembre 2014. Cette modernisation était depuis longtemps souhaitée par les militaires eux-mêmes. Tout en étant la deuxième armée de l’Otan en termes d’effectifs (environ 500 000 hommes), l’armée turque était largement restée cantonnée à la lutte contre les combattants du PKK dans les zones montagneuses. Son modèle de conscription, à bout de souffle, et ses matériels vieillissants ne lui permettaient pas de tenir son rang dans les opérations multinationales ou d’envisager des opérations autonomes de projection de grande ampleur dans la région. Par ailleurs, les dirigeants turcs se montraient très réservés en matière de politique extérieure : avant les Révolutions arabes de 2011, le principe du « zéro problème avec les voisins » vérouillait la diplomatie menée par Ahmet Davutoğlu, alors ministre des Affaires étrangères du gouvernement Erdoğan. Le plan 2033 pour les forces armées turques s’appuyait sur un budget prévisionnel estimé à 150 milliards de dollars sur 25 ans (cf. Yavuz Yener). Il aurait fait de l’armée l’outil moderne et puissant de la nouvelle stratégie d’influence régionale de la Turquie. En novembre 2014, le général Necdet Özel, chef d’état-major des armées, révélait ses grandes lignes à l’occasion d’une conférence de presse. L’armée turque aurait vu les effectifs et les moyens des forces spéciales augmentés. De nombreux matériels de nouvelle génération, de production nationale, devaient entrer en service (chars, avions de chasse). Et surtout, l’armée devait entamer sa professionnalisation. Cette feuille de route prometteuse donnée en 2014 à l’armée turque apparaît néanmoins caduque à la lumière des dernières orientations prises par le président Erdoğan, tant en matière de politique intérieure que de diplomatie. L’armée turque, divisée et affaiblie, n’apparaît pas prête à faire face à une double menace. Alors qu’une guérilla kurde, rajeunie et concentrée en zone urbaine, risque de mobiliser l’essentiel de ses effectifs et de conduire à de nombreuses victimes collatérales, la poussée de Daech s’intensifie en Syrie et le conflit risque fort de s’étendre à la Turquie. Dans de telles conditions, la professionnalisation des armées sera impossible. En outre, la fragilité de la croissance économique turque et 3 le coût économique des 2 millions de réfugiés syriens présents dans le pays pourraient remettre en question les efforts budgétaires programmés au profit des forces armées. La myopie du régime conduit la Turquie dans une impasse stratégique Le régime d’Ankara ne semble en tout cas pas avoir pris la mesure de la menace que représente Daech pour sa propre stabilité. La perspective d’une résolution de la crise syrienne par une chute du régime de Bachar Al-Assad s’éloigne un peu plus chaque jour. La Russie et l’Iran, qui ont renforcé leur influence dans la région au cours des dernières années, cherchent à imposer aux Occidentaux une solution négociée avec le régime syrien. Alors que les États-Unis donnent des signes de ralliement à cette option, la Turquie se retrouve isolée sur le plan diplomatique. Au sein même de l’opinion publique turque, la politique menée par le gouvernement est de plus en plus ouvertement critiquée pour son manque de cohérence. Si les attaques de Daech sur le sol turc venaient à se multiplier, l’armée pourrait être tentée de se désolidariser plus ouvertement encore du régime. Neutralisée voire débordée par ses problèmes de sécurité intérieure, discréditée auprès de ses voisins et alliés en raison d’une politique extérieure illisible et empreinte de duplicité, la Turquie se trouve dans une véritable impasse stratégique. Considérée à l’époque du projet américain du Grand Moyen-Orient comme un pôle de stabilité et un modèle régional, la Turquie n’a pas su tirer profit du mouvement de réforme amorcé par les Printemps arabes en 2011 et regrettera probablement d’avoir sous-estimé la surprise stratégique que représente l’expansion de Daech. Éléments de bibliographie Bonzon Ariane : « L’armée turque est de retour » in Slate, 18 septembre 2015 (www.slate.fr/story/106991/armee-turque-retour). Jabbour Jana : « La Turquie prise au piège de son double jeu face à Daech » in Huffington Post, 8 octobre 2014 (www.huffingtonpost.fr/jana-jabbour/turquie-daech-double-piege_b_5950150.html). « Erdoğan met le processus de paix avec le PKK “au frigo” » in Le Monde, 12 août 2015 (www.lemonde.fr/procheorient/article/2015/08/12/m-erdogan-met-le-processus-de-paix-avec-le-pkk-au-frigo_4722018_3218.html). Reuters : « Coup de filet anti-Daech en Turquie, 30 arrestations » in Zaman France, 27 octobre 2015 (www.zamanfrance.fr/article/coup-filet-anti-daech-en-turquie-30-arrestations-18262.html). Sarp Mahmut : « Les funérailles de soldats martyrs, nouveau lieu de la contestation antigouvernementale » in Zaman France, 24 août 2015 (www.zamanfrance.fr/article/funerailles-martyr-nouveau-lieu-contestation-antigouvernementale17206.html). Yener Yavuz : « Turkish Armed Forces and Strategic Vision for 2033 » in Foreign Policy News, 15 février 2015 (http://foreignpolicynews.org/2015/02/15/turkish-armed-forces-strategic-vision-2033/). 4