Antonio Damasio sur Spinoza
Transcription
Antonio Damasio sur Spinoza
[mots 4394] Le 3 février 2004. ANTONIO DAMASIO SUR SPINOZA : UN MONISME À TROIS NIVEAUX. Dans les leçons antérieures, sur Descartes et La Mettrie, nous avons parlé directement de ces deux philosophes. Aujourd’hui nous parlerons de Spinoza, mais le sujet principal, ce sont les neurosciences. Il se trouve que l’un des plus éminents neuroscientifiques de notre temps est aussi un grand admirateur de Spinoza. Le lien entre le passé et le présent est donc tout trouvé. Antonio Damasio est un neuroscientifique distingué, qui a un flair et un talent certain pour parler de la science au grand public, et qui a l’enthousiasme qu’il faut pour philosopher. Pendant des décennies les spécialistes du cerveau et de l’esprit ont mis l’accent sur la cognition. C’est à dire la perception, la reconnaissance, la classification, la généralisation, la mémoire, le raisonnement, nos capacités de résoudre des problèmes de type varié. Damasio est un des pionniers de l’étude neurologique d’un autre aspect de notre nature, notre vie émotionnelle. Il est aussi passionné par ses précurseurs philosophes. C’est pourquoi il a publié une séquence des trois livres sur la neurologie des émotions qui sont en même temps des livres sur l’histoire de la philosophie : L’erreur de Descartes : La raison des émotions. Odile Jacob, 1995. (Descartes’ Error : Emotion, Reason and the Human Brain. Putnam, 1994.) Le sentiment même de soi – corps, émotions, conscience. Odile Jacob, 2000. (The Feeling of What Happens: Body and Emotion in the Making of Consciousness. Harcourt, 1999.) Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions. Odile Jacob, 2003. (Looking for Spinoza : Joy, Sorrow and the Feeling Brain. Harcourt, 2003.) Attention aux mots clés. Corps. Cerveau. Conscience. Émotion. Sentiment. Mais aussi la joie et la tristesse. Joseph Ledoux, un autre pionnier des émotions, a continué la liste jusqu’à la peur. La peur, soutient Ledoux, est localisée dans l’amygdale, profondément enfoui au bas du crâne. Antonio Damasio a une palette plus généreuse, plus sympathique. Du titre de son premier livre, nous déduisons que Descartes avait tort. Le titre français du troisième livre laisse entendre clairement qu’il pense que Spinoza avait raison. Nous devons considérer Damasio comme philosophe, non pas parce qu’il a des convictions, sur ce qu’ont pensé des philosophes du passé, mais parce qu’il nous propose aujourd’hui des idées sur des problèmes consacrés par l’usage, concernant la pensée, le sentiment et le choix. Pour nous, il est très commode que Damasio traite à la fois de Spinoza et du cerveau. Mais pas simplement du cerveau. Dans la langue de la tradition, Damasio est un moniste. Il considère qu’il n’y a qu’une seule substance. Il se démarque des dualistes qui pensent qu’il y a deux substances, le corps et l’âme. Il soutient en réalité qu’il y a trois entités, qu’il appelle le corps, le cerveau, et l’esprit. Il les replace dans une histoire évolutionniste. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le cerveau ait évolué après le corps. En revanche, l’idée d’un esprit (toujours corporel) qui aurait évolué après le cerveau est remarquable. C’est la raison pour laquelle je parle d’un monisme « à trois niveaux. » Je m’efforcerai d’expliquer cette conception de notre vie mentale et émotionnelle. Le mot clé est toujours « emboîtement », « le principe d’emboîtement ». (p. 41). Ce n’est pas l’emboîtement de l’esprit dans le cerveau, et l’emboîtement du cerveau dans le corps. Non, plutôt le contraire. L’emboîtement d’une partie du corps dans le cerveau, et l’emboîtement d’une partie du cerveau dans l’esprit. Si on appelle « dualisme » la doctrine selon laquelle il existe deux choses, l’âme et le corps, Damasio est l’avocat d’une espèce de « trialisme ». Ce trialisme demande beaucoup d’explication. Bien sûr, il ne pense pas qu’il y a trois « substances », au sens des époques antérieures. Comme je l’ai dit, nous avons perdu l’ancienne signification du mot « substance. » Mais il pense qu’il y a trois entités, qui sont toutes trois des matériaux, toutes trois faites de notre chair et de notre sang, et que chacune de ces choses interagit avec les autres. Vous, moi, tous les êtres humains, nous sommes des triades emboîtées neurologiquement : esprit, cerveau, et corps. Il ne s’agit pas d’un élargissement de l’univers de Descartes, qui passerait de deux à trois substances. Le concept de substance a disparu de notre vocabulaire, de notre vision du monde. Damasio n’est pas contre Descartes et son dualisme, parce que le fondement du dualisme de Descartes s’est évaporé. Mais Damasio est devenu trialiste. Plus remarquable, il suggère que Spinoza, son ami, était un trialiste aussi. Moniste, certes : il n’y a qu’une « étoffe » dont est fait le monde, la matière. Mais ce qui compte, c’est l’organisation de la matière du cerveau. Grossièrement, l’esprit est dans le cerveau, et le cerveau est dans le corps. Un esprit est une partie d’une partie d’un corps. Mais c’est plus compliqué que cela. Au sein de l’organisme humain, fait de chair et de sang, une partie, le cerveau, surveille le corps et une partie, l’esprit (encore de la chair et du sang) surveille et contrôle à la fois le cerveau, et la manière dont il surveille le corps. Ceci n’est pas une simple trinité. Nous trouverons que l’emboîtement, qui exprime les rapports entre les trois, sera la notion la plus importante. Il est facile de lire les trois livres de Damasio d’un seul trait, c’est une lecture fascinante. Ses exemples, ses anecdotes historiques, et le charme de son style sont très entraînants. Mais ces livres sont plus difficiles quand on travaille de plus près et qu’on lit mot à mot. Le problème n’est pas de comprendre les parties du cerveau et de s’accoutumer à leurs noms si peu familiers. Les livres de Damasio sont d’excellents manuels d’introduction. Le problème est que Damasio veut changer, sans le dire, la manière dont nous pensons les sentiments, les émotions, l’esprit, la joie, la tristesse, tous les concepts mentionnés dans les titres même de ses livres. La difficulté, avec un guide si courtois et discret, est de comprendre où il nous conduit. Si l’on voulait se risquer aux conjectures, on pourrait dire que la science du cerveau sera la science la plus importante des premières décennies du vingt-et-unième siècle. À cela, il y a différentes raisons. Les mauvaises : par exemple, le fait que la plupart des administrateurs du CNRS, de l’Institut Pasteur et des agences semblables dans le monde, sont âgés, et ils ont très peur de maladies comme la maladie d’Alzheimer. C’est pourquoi il y a de l’argent pour l’étude du cerveau et en particulier pour les processus de la mémoire. Mais il y a aussi de bonnes raisons. Nous avons de nouvelles technologies et de nouvelles connaissances, jusqu'au niveau des cellules et des molécules. Jusqu'à aujourd'hui, il était impossible, pour des raisons morales, d’étudier le cerveau humain de l’intérieur. La science du cerveau a été inaugurée par Hérophile de Calcédoine, vers 300 av. Jésus Christ. C’est lui qui a identifié les nerfs et leur fonctionnement. Il l’a fait par la vivisection des prisonniers condamnés à mort. Il a sondé leurs nerfs d’une manière atroce, insoutenable. Pour nous, cette histoire ressemble aux expériences les plus horribles des nazis. Jusqu’au milieu du vingtième siècle, le neurologue Wilder Penfield à Montréal utilisait des électrodes pour examiner les réponses des cerveaux humains, ouverts et exposés, simplement sous anesthésie locale. La recherche devient plus acceptable, de point de vue moral, quand on travaille sur des patients dont une partie du cerveau a été accidentellement abîmée par une blessure ou par une maladie. La malheureuse victime perd alors certaines capacités mentales, ou présente des comportements anormaux. On établit alors un lien entre la région cérébrale lésée et la capacité ou le comportement en question. Il y a un siècle et demi, Paul Broca a localisé la région associée à la parole. Depuis cette époque, et pratiquement jusqu'à aujourd'hui, on a toujours procédé en associant des troubles fonctionnels à des lésions cérébrales. Telle lésion s’accompagne de tel déficit mental. Par exemple, une lésion de l’aire de Broca s’accompagne de troubles de la parole. On déduit que la région lésée est une zone nécessaire au bon fonctionnement de la parole. Dans L’erreur de Descartes, Damasio raconte une histoire semblable. En 1848, un homme du nom de Phineas Gage fait exploser les rochers pour ouvrir une nouvelle voie de chemin de fer dans le Vermont. Lors d’une explosion accidentelle, une barre de fer a travers son cerveau de part en part. Fait incroyable, il survit et se remet de sa blessure. Mais sa vie, en particulier sa vie émotionnelle, est complètement transformée. Nous en déduisons que la partie de son cerveau qui a disparu ou qui a été lésée est liée aux émotions devenues anomales. Broca avait fait une découverte fondamentale pour notre compréhension des capacités cognitives. Damasio veut dire qu’avec Phineas Gage, on peut commencer, selon le même mode de raisonnement, à comprendre notre cerveau et nos émotions. La science du cerveau a prospéré après chaque guerre depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Après dix huit cent soixante dix 1870, notamment. Chaque fois, il y a eu des survivants parmi les gens blessés à la tête, ou qui avaient carrément des trous dans la tête. Bien sûr, ces cas étaient assez rares. Les victimes des guerres, des accidents, des tumeurs, des bagarres, ne survivaient pas très souvent, ou pas très longtemps. La guerre du Viêt-Nam a changé tout cela. Les chirurgiens de l’armée américaine ont découvert que si on parvient à traiter très rapidement une blessure à la tête, si les blessés sont pris en charge dans un délai de moins de quarante minutes, la probabilité de survie est assez grande. Les techniques chirurgicales sont maintenant connues dans le monde entier. Le point essentiel est que le patient doit arriver dans un centre de soins moins de quarante minutes après l’accident. Depuis que nous avons cette connaissance, il y a de plus en plus de gens dans le monde qui vivent avec des blessures à la tête. Ils sont vivants, mais ils sont des séquelles : des problèmes d’ordre émotionnel, des anomalies d’origine neurologique. Voilà une raison très importante de ce nouvel enthousiasme pour l’étude neurologique des émotions. Et il y en a d’autres. Les centres d’urgence assurent que les victimes survivent, mais que l’avenir n’est pas rose pour les survivants ou leurs familles. Beaucoup de survivants ont des problèmes ou des déficiences émotionnelles. Les plus évidents sont des accès de colère, imprévisibles et incontrôlables, qui détruisent la vie de famille. À cause de ces accès, des gens qui étaient de bons employés se retrouvent licenciés. Il y a aussi des changements de comportement plus subtils, qui intéressent beaucoup Damasio. Par exemple, l’incapacité de faire des choix intelligents. L’incapacité de prévoir le futur. Dans certains cas, la personne n’a pas perdu sa capacité de raisonnement. Elle connaît parfaitement les conséquences de ses actions. Mais elle n’a pas le sentiment que ces conséquences ont une pertinence par rapport à sa vie réelle. Damasio est un pionnier à la recherche de phénomènes de ce genre. Nous avons donc de plus en plus de patients qui présentent des problèmes émotionnels, par suite de blessures à la tête. Mais nous avons aussi actuellement des outils merveilleux. Depuis une trentaine d’années, nous avons des yeux électroniques qui peuvent regarder directement ce qui se passe dans le cerveau. Je dirais que nous voyons le cerveau en action, grâce aux scanneurs et à la tomographie par émission de positrons. La science du cerveau est devenue une science de pointe. Pour cette raison, comme je le suggérais tout à l’heure, grâce aux nouvelles technologies – et du fait de notre fascination narcissique pour notre pensée – elle sera la science la plus stimulante de toutes, dans les décennies à venir. En général, les sciences du cerveau combinent des technologies relevant de tous les domaines des sciences. Essayez la manipulation suivante. Les neurones sont des cellules. Certaines cellules de méduse sont fluorescentes et ont des couleurs très variées. Prenez du matériel génétique de méduse et introduisez-le chez la souris de manière à ce que certains neurones de la souris émettent une fluorescence lorsqu’ils sont actifs. On a depuis longtemps des microscopes qui ne fonctionnent pas à la lumière ordinaire et ne sont sensibles qu’à la lumière fluorescente. On utilise ce principe dans des lasers dont le fonctionnement repose sur la différence produite par la plus petite source lumineuse possible (le microscope à deux photons). Tout ceci est très spéculatif car pour des raisons techniques, ou à cause des limites des moyens actuels, ces procédés ne donnent de bons résultats que pour l’observation du cerveau du poisson zèbre. Le poisson zèbre est un animal très mignon, mais assez borné (et génétiquement simple), qu’on trouve communément dans les aquariums domestiques. Mais nous serons peut-être bientôt en mesure de détecter et d’enregistrer des chaînes de neurones individuels et d’observer leur activité dans le cerveau et le système nerveux d’une souris tout à fait ordinaire et en bonne santé – un fantasme de neurobiologiste. Je ne mentionne ici qu’une des foisonnantes possibilités qui pourraient être en train de se réaliser depuis le dernier livre de Damasio. Maintenant pour la triade neurologique qui apparaît dans le chapitre 5, « Corps, Cerveau et Esprit. » C’est sur ces sujets que Damasio voit Spinoza devant lui. Les idées anciennes, dans leur affreuse simplicité, étaient soit (1) une parodie de Descartes : le corps et l’esprit sont tout à fait distincts ; soit (2) une parodie de La Mettrie : l’esprit et le corps sont identiques. La conception de Damasio se décompose en plusieurs couches. Premièrement, il y a le corps entier, avec les reins, les orteils, le cervelet, etc. Deuxièmement, il y a le cerveau, qui se trouve dans une partie du corps, le crâne. Et troisièmement il y a l’esprit qui vient du cerveau mais qui existe dans des parties du cerveau. Les trois constituent l’organisme, l’être stable qui est l’humain. Le mot « organisme » est le bon mot, un mot qui est entré dans les langues européennes du vivant de Spinoza. C’est un mot qui met l’accent sur la connexion des parties. L’organisme est surtout homéostatique. Homéostasie est un mot du vingtième siècle, qui caractérise un métabolisme qui se régule luimême. Le mot a été emprunté à la physiologie par la mécanique, et plus tard dans le siècle par la cybernétique. L’idée clé, c’est que l’organisme se régule – et détermine son environnement autant que possible – afin de se préserver. Toutes les créatures vivantes sont homéostatiques dans ce sens. Elles s’efforcent de persévérer dans l’existence jusqu'au point ou elles sont épuisées. Mais la triade complexe qui réunit le corps humain, le cerveau et l’esprit est l’organisme le plus remarquable qui soit, parce que c’est celui qui a la plus grande capacité de modifier son environnement. C’est l’exemple le plus remarquable d’homéostasie dans le monde biologique. Nous en arrivons à la question la plus profonde de la biologie. Qu’est-ce que la vie ? Voici une réponse qui tient en une phrase et qui résume la conception courante de la métaphysique biologique d’aujourd'hui. Un être vivant est un organisme qui (a) se régule de telle façon qu’il a tendance à persévérer dans l’existence, et (b) à produire des créatures identiques à lui. (ou engendre ) La plupart des biologistes de l’évolution se préoccupent surtout de (b). On pense au gène égoïste, de Richard Dawkins, et aux idées semblables. Mais Damasio s’occupe de (a). Il s’intéresse à l’esprit, au cerveau et au corps, aux sentiments et aux émotions, à la conscience- de-soi, à la joie et à la tristesse, en termes de (a). Ce sont autant d’aspects de notre homéostasie. Ce sont autant d’éléments de la lutte pour la vie, non pas de l’espèce, mais de chacun de nous, comme individu. Dans l’historie évolutionniste de notre espèce, le cerveau, qui surveille le corps, est essentiel pour la survie du corps. Mais après cela, dans le temps de l’évolution, émerge l’esprit, qui surveille les rapports entre le cerveau et le corps, et qui rend possible une nouvelle homéostasie. Pour tout ce qui touche à l’âme et au corps, on peut lire Damasio en lieu et place de Spinoza. Pour Damasio, c’est une quête toute personnelle, comme s’il se mettait à la recherche d’un parent. Avant de se faire un nom par lui-même aux États-Unis, il a reçu une excellente formation médicale à Lisbonne. La famille Spinoza était portugaise elle aussi. Comme tant d’autres familles juives, elle a fui la tyrannie, s’est installée à Amsterdam. À la maison, on parlait portugais. Le premier fils fut nommé Bento. C’est le nom que donne Spinoza dans tous les documents officiels de la communauté juive jusqu’à ce qu’il en soit expulsé, à 23 ans. Ensuite, il est désigné du nom de Baruch. Comme en riposte, il adopte alors la forme latine Benedictus. Tous trois, comme le rappelle Damasio, signifient « bienheureux ». Il faut du courage pour se revendiquer de Spinoza. Bien sûr, certains l’ont fait. Goethe, George Eliot. Gilles Deleuze. Quand Nietzsche fait sa première rencontre avec Spinoza, c’est pour lui comme une grâce, une bénédiction de s’être trouvé un compagnon intellectuel. Sa solitude, son Einsamkeit, devient une Zweisamkeit. C’est un fait : Spinoza est un solitaire qui attire les solitaires. Si la biographie de Spinoza par Steven Nadler (Spinoza, une vie, 1999, Bayard 2003)a attiré l’attention, c’est en partie parce qu’il montrait un Spinoza certes reclus, mais entouré de toute une compagnie d’amis et de savants. Si on s’arrête à cette image, on manque l’essentiel. Spinoza était un esprit solitaire, son système austère est fait pour des solitaires. Il y a longtemps, lorsque j’étais un post-adolescent un peu boy-scout, pétri de bonnes intentions et impatient d’agir, j’ai travaillé dans une ferme qui était tenue par deux petits groupes de personnes : le premier était constitué d’une poignée de meurtriers qui avaient purgé leur peine ; l’autre était une poignée de simples d’esprit. (C’était l’une des nombreuses communautés d’Emmaus créées par l’Abbé Pierre. Ces gens étaient tous un peu étranges, mais adorables.) L’un des assassins, un jésuite défroqué qui avait tué sa mère, me surprit en train de lire Spinoza. Je me souviens de ses paroles : « ah, le grand Spinoza. C’est le seul qui ait compris la liberté et la nécessité ». Ce sont les seules paroles que je l’aie entendu prononcer en plusieurs mois. Un jugement émouvant de la part d’un homme qui savait de quoi il parlé. Tout au long de l’époque des Lumières, « spinoziste » est resté un qualificatif insultant et une condamnation. Et pourtant, tous s’accordaient à trouver que Spinoza était le meilleur des hommes, plus vertueux que le commun des mortels. Ceux qui continuent à percevoir ce qu’il y a d’étrangement impressionnant chez cet homme seront peut-être indisposés par le premier chapitre de Damasio, où les pronoms personnels « je » et « moi » sont employés quelque 163 fois, pour désigner Damasio lui-même. Cela peut paraître complaisant, et même un peu sacrilège. C’est peut-être aussi une bouffée d’air qui vient à point nommé. En tout cas, quand Damasio parle de Spinoza et dépeint l’homme, sa communauté et son époque, il en dresse un tableau fascinant, émouvant et respectueux. Spinoza a dit des choses très inhabituelles au sujet de l’esprit. Il faut être familier du discours du dix septième siècle sur la substance et les idées pour se risquer à donner un avis sur ce que Spinoza voulait dire à son époque. Des mots comme « idée » et « substance » se sont transformés aujourd'hui au point d’être devenus méconnaissables. Damasio ne cache pas qu’il n’est pas un spécialiste. Certaines expressions de Spinoza lui sont longtemps restées à l’esprit. Peu à peu, en relisant les textes, il s’est trouvé de plus en plus d’affinités avec l’homme et son système. « Prenons les mots exacts de Spinoza dans la proposition treize 13 de la deuxième partie (de l’Ethique) : ‘l’objet de l’idée constituant l’esprit humain est le corps’ » [p. 211]. Un grand nombre d’autres passages sont cités littéralement, dans la même veine. Ils sont en résonance avec Damasio. Deux pages plus loin, il écrit : « Selon moi, déclarer que notre esprit est fait d’idées de notre corps revient à dire qu’il est formé d’images, de représentations et de pensées des parties de notre corps qui agissent spontanément ou bien sont sujettes à des modifications causées par les objets environnants. » [p. 214]. C’est du bon Damasio, mais est-ce du bon Spinoza ? Première réaction : ce n’est pas possible ! Le premier problème concerne la précision des mots : Spinoza parle de « l’idée » au singulier « constituant l’esprit humain ». Chez Damasio, il est question de notre esprit tel qu’il est constitué par des idées au pluriel, c'est-à-dire des images, etc., des parties de notre propre corps. Ce glissement, ce petit changement de nombre est l’indice d’un énorme changement de sens. second problème : l’argumentation. La démonstration par Spinoza de la proposition 13 devrait fournir des indications sur le sens de la proposition. Je ne vais pas citer la preuve – il ne s’agit pas ici d’un cours d’histoire de la philosophie – mais en général, une preuve explique ce qu’elle prouve, dans une certaine mesure. Or, cette preuve n’a apparemment pas de lien avec la philosophie de Damasio. On peut aussi avoir la réaction inverse, et ne pas s’inquiéter de cette question (de savoir si c’est du bon Spinoza). Pour Damasio, certaines phrases de Spinoza sont comme des flèches trouvées par hasard dans la forêt, et qu’il tire en direction de ses propres cibles. Beaucoup de ces phrases sonnent juste à nos oreilles contemporaines. Dans le scolie concernant la même proposition, Spinoza écrit qu’elle nous permet de comprendre « l’union de l'âme et du corps ». Mais, poursuit-il, on ne la comprendra pas correctement sans « une connaissance adéquate de la nature de notre corps ». C’est précisément le domaine sur lequel Damasio, anatomiste et physiologiste du cerveau et du corps, apporte des éléments de connaissance. Il présente et approuve la doctrine de Spinoza selon laquelle l’esprit humain ne perçoit aucun corps extérieur comme existant réellement sinon par le moyen des idées des modifications de son propre corps (Proposition 26). Ceci semble atteindre la cible visée par Damasio. Quand vous remarquez le virage serré sur le ruban sombre que fait la route devant vous, le virage a un effet sur votre corps : cela commence par le système visuel, et se poursuit par un frisson de peur : vais-je arriver à le prendre ? L’esprit (au sens matériel que Damasio donne à ce mot) surveille ces effets produits dans le corps sous la forme d’images ou de modèles. Mais ici, nous sommes pris de court, puisqu’il semble qu’il y a un assez grand écart entre ce que Spinoza entendait par « l’esprit humain » et ce que Damasio entend par « l’esprit » et qui est, entre autres choses, une partie du corps. C’est à la communauté des lecteurs de Spinoza d’évaluer l’enthousiasme de Damasio. À certains signes, on peut voir d’ores et déjà que certains l’aiment beaucoup, tandis que d’autres le trouvent répugnant. Pour ma part, je dirais volontiers qu’il était à la recherche de Spinoza, que c’est là le Spinoza qu’il a trouvé : bonne chance à lui. Mais il trouve en Spinoza bien plus que ces déclarations (passablement obscures) sur l’esprit, le corps et les idées. D’une lecture ancienne, Damasio avait gardé en mémoire quelque chose du commencement de la troisième partie de l’Ethique. Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être (Proposition 6). Ceci le conduit tout droit vers la régulation homéostatique et bien d’autres idées. Il fait des allusions répétées au mot latin employé par Spinoza, « conatus », qui désigne « un effort, une tendance, une lutte ». Damasio est très attiré par ce tableau où chacun de nous est dépeint comme un organisme qui est à la fois corps, cerveau et esprit, luttant non seulement pour continuer, mais aussi pour atteindre l’état de stabilité et de bonheur, qui dans les termes de Spinoza s’appelle la joie. Le mot conatus et les termes apparentés méritent qu’on s’y attarde. Ils étaient très employés dans la physique du dix septième siècle. Par exemple, le conatus d’un corps en mouvement désignait sa disposition à poursuivre son mouvement si rien ne venait s’y opposer. Ce qui avait été conçu à l’origine en termes humains comme une sorte d’effort du corps pour continuer, perdit ce caractère anthropomorphique dans les concepts mécaniques de vitesse, de moment, d’impulsion et d’énergie cinétique. Grâce à l’effort monumental d’un Descartes, d’un Leibniz et de beaucoup d’autres, le conatus des corps en mouvement, conçu en termes d’effort pour continuer leur mouvement, fut totalement vidé de la notion d’intention ou de finalité. Grâce à ces penseurs, nous avons aujourd'hui oublié le conatus, et nous avons à la place la vitesse, le moment, et l’impulsion. On peut se demander si Spinoza en était arrivé au même point, non pas en mécanique, mais dans sa réflexion sur les organismes vivants, sur les êtres humains ? Par conatus, entendait-il non pas la tendance et l’effort, comme on le traduit toujours, mais plutôt la pure et simple tendance à continuer, sans aucun anthropomorphisme ? En expliquant un sens biologique de « vivant », j’ai dit que les êtres vivants ont tendance à continuer. Je n’ai pas dit qu’ils s’efforcent de persister. J’ai vidé la vie de toute finalité, tout comme les mécanistes du dix septième siècle ont vidé le conatus de toute connotation d’effort. La métaphore darwinienne de la lutte pour l’existence ne peut que nous conduire à concevoir des créatures (et des espèces de créatures) dont chacune à pour but de survivre. Et, c’est un fait, les créatures vivantes individuelles luttent réellement pour rester en vie, et quelquefois elles sont sauvages et féroces, emplies d’une volonté sanguinaire de survivre là où les autres ne survivent pas. Nous voilà arrivés à un paradoxe, dirait-on. En un sens, la lutte doit être dénuée d’intentions, exactement comme les mots ‘vitesse’ et ‘impulsion’ en mécanique élémentaire. En un autre sens, la lutte semble n’être pas une métaphore – pour autant que l’on se souvienne que les plantes, dépourvues d’esprit, sont en lutte exactement au même titre que les hommes et les loups.