Des Poemata aux Fata : Dolet, metteur en scène de sa propre carrière
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Des Poemata aux Fata : Dolet, metteur en scène de sa propre carrière
1 Des Poemata aux Fata : Dolet, metteur en scène de sa propre carrière Etienne Dolet, mieux connu pour son trépas tragique sur le bûcher, fut aussi un travailleur acharné de la République des Lettres renaissantes. Il fit œuvre d’érudition en publiant à deux années d’intervalle (1536 et 1538) deux énormes dictionnaires de la langue latine à son apogée, qu’il intitula Commentoriarum linguae Latinae Tomus primus et Tomus secundus et, quelques années plus tard, des opuscules traitant de la langue française, notamment De la ponctuation1. Moins connue est sa poésie néo-latine, qu’il pratiqua dès 1534, quand, à la suite de démêlés à Toulouse2, il prit conscience qu’il ne pouvait plus être ni juriste, ni orateur. S’essayant donc à l’art des Muses, le poète tenta de trouver son couronnement en 1538 avec les Carmina3, en 1539 avec le Genethliacum Claudii Doleti4, et en 1544 avec le Second Enfer, cette fois en langue vernaculaire. Philologue, poète : tel est le portrait que l’on peut retenir de Dolet ; ce serait oublier qu’il fut aussi très tenté par l’Histoire. Devenir l’historiographe du roi ou de la famille royale, tel fut longtemps le vœu du jeune homme ; C. Longeon, dans son article intitulé « Etienne Dolet historien »5, analyse précisément cette vocation qu’il date de 1538. Je voudrais, dans cet article, montrer que ce désir affleure déjà bien avant dans les écrits de l’Orléanais et qu’à partir des Carmina (1538), l’érudit met en œuvre une sorte de stratégie publicitaire destinée à lui ouvrir la voie vers cette carrière. I. Un projet ancien et clairement exprimé Ce projet date des premiers pas de Dolet dans la carrière d’écrivain et va parcourir son œuvre de 1534 à 1539. A. 1534 : les Poemata Dès son premier recueil poétique intitulé Poemata6, écrit afin de se défendre contre Toulouse et les Toulousains, Etienne Dolet semble caresser l’espoir de devenir l’historiographe de la famille royale. Dans deux pièces dédiées à des membres de cette famille, I, 4 et I, 8, le poète formule cette idée. En I, 4, s’adressant au roi de France, il déplore l’oubli dans lequel sont tombés les Français : François, Roi digne non d’un seul royaume, Mais de tous, comment se fait-il Que le pâle oubli affaiblisse impunément 1 A Lyon, chez E. Dolet, 1540, in-4° [BNF Gallica NUMM 106073]. Dolet, alors étudiant en droit à l’Université de Toulouse, s’opposa, au nom de l’amicitia civilisatrice, à la suppression des « nations » d’étudiants, groupes où se retrouvaient, dans un esprit fraternel, les jeunes d’une même province. Il prononça dans ce but deux discours véhéments, à la suite desquels il fut emprisonné et dut quitter la ville. 3 A Lyon, chez S. Gryphe, 1538, in-4° [BNF Gallica NUMM 52230]. 4 A Lyon, chez E. Dolet, 1539, i-4° [BNF Gallica NUMM 79132], réédité par J. Tastu pour Téchener, Paris, 1830, in-12° [BNF Gallica NUMM 72413]. Ce recueil sera traduit en avril 1539 sous le titre L’Avant-naissance de Claude Dolet, Lyon, E. Dolet, 1539, in-4°, réédité par J. Tastu pour Téchener, Paris, 1830, in-12° [BNF Gallica NUMM 72414]. Voir aussi mon article «Le Genethliacum d’Etienne Dolet (1539) : entre célébration intime et manifeste collectif », à paraître dans le volume Poétiques de l’amour conjugal, édité par P. Galand-Hallyn et J. Nassichuk, Genève, Droz, 2010. 5 C. Longeon, « Etienne Dolet historien », Mélanges à la mémoire de Franco Simone, tome IV, Genève, Slatkine, 1983, repris dans Hommes et livres de la Renaissance, Saint-Etienne, Institut Claude Longeon, 1990, pp. 243-258. 6 Orationes duae in Tholosam, Eiusdem Epistolarum libri II, Eiusdem Carminum libri II,Ad eundem Epistolarum amicorum liber, Lyon, Gryphe, 1534, in-8° [BNF Gallica NUMM 79133]. 2 2 5 10 15 20 25 30 35 40 L’honneur des Français jusqu’à l’abolir ? Et qu’une longue nuit l’écrase çà et là et Le prive de lumière ? Manqua-t-il Aux Français leur gloire de jadis ou la célébrité D’un grand nom ? Est-ce parce que, sur terre Et sur mer, ils ne réalisèrent pas de hauts faits A consigner sur d’éternels feuillets ? Rien de tel Ne nous empêche d’être comptés parmi les astres et le ciel. Car, si par l’honneur de leurs forces Ou par le puissant Mars rivalisent les siècles antiques, Nous obtiendrons aussitôt La palme ; et par la grandeur de notre gloire, Nous ne le céderons pas aux pays étrangers. Mais, comme la main d’écrivains raffinés Et les accents des poètes inspirés nous manquaient, Le silence fit longtemps obstacle à nos mérites. Le même sort eût été réservé à la fière lignée De Romulus, si ses actes du moins N’étaient pas publiés dans de fidèles feuillets. Le même sort eût été réservé, dès maintenant, au Punique, Au belliqueux César Et au courageux Achille, si leurs actes du moins N’étaient pas publiés dans de fidèles feuillets. Seules les Muses interdisent qu’on meure et seules elles célèbrent Des hommes dignes d’une réputation intangible : Peu importe que l’on soit actif ou oisif, Plus riche que Crésus Ou plus pauvre que le malheureux Irus, roi puissant ou paysan, De quelque façon que l’on passe sa vie, Si la langue des Savants ne nous arrache aux ténèbres Et ne confie aux annales de nos descendants Le courage que la Vertu nous donna, Ceux qu’on dompta, ceux qu’on vainquit. Ainsi, favorise les Muses et leurs amants, Afin qu’ils rendent ton nom éternel Et que l’immense honneur qui manque aux Français Soit comblé par leurs écrits et les Lettres7. Les exemples choisis par Dolet, Romulus (v. 21), Hannibal (v. 23), César (v. 24) et Achille (v. 25), renvoient à la mythologie ou à l’histoire ; ils se réfèrent aussi à la conception que se fait l’Orléanais du genre historique, car, à ses yeux, ce domaine, fort proche de l’épopée, va jusqu’à se confondre avec elle ; en effet, il use du terme de « poète inspiré », « uates » (v. 18) pour parler des écrivains capables de conserver dans la mémoire collective les hauts-faits de leur temps, alors que ce terme désigne habituellement les poètes 7 «Francisce non uno quidem, sed omnibus/ Rex digne regnis, qui fit ut/ Oblivione livida Gallorum honos/ Impune carpatur latens, / Et nocte longa huc usque pressus, lumine / Caruerit ? An quod defuit / Gallis sua olim laus, vel ampli nominis/ Celebritas ? An quod mari/ Terraque non res gesserint perennibus/ Chartis reponendas ? Nihil/ Tale obstat, ut ne addamur astris et polo. / Nam sive laude virium,/ Seu Marte prospero vetusta secula/ Certent, feremus protinus/ Primas ; nec ulla gloriae amplitudine/ Cedemus externis locis. / Sed quando scriptorum elegantium manu/ Vatumque caruimus sonis,/ Taciturnitas nostris meritis diu obstitit ;/ Idem superbae Romuli/ Factura proli, ni, quod egisset, modo/ Chartae fideles proderent./ dem duci factura iam iam Punico,/ Et bellicoso Caesari,/ Ac forti Achilli, ni, quod egisset, modo/ Chartae fideles proderent. / Solae vetant Musae mori et solae celebrant/ Dignos sacra fama viros ;/ Nec interest an tu vigil sis an iners, / An ditior Croeso, an inopi/ Egentior Iro, an rex potens, an agricola./ Ut utve vitam transigas,/ Ni lingua doctorum tenebris te eximat/ Et Posterorum annalibus/ Mandet, tibi quos spiritus Virtus dedit,/ Quos fregeris, quos viceris./ Quare fave Musis easque amantibus,/ Ut nomen aeternent tuum ;/ Gallisque quod deest ad immensum decus,/ Scripto expleant et litteris ». 3 épiques ; et, lorsqu’en 1539 Dolet décidera d’écrire l’histoire du règne sous le titre Francisci Valesii Gallorum regis Fata8, son ouvrage portera la marque de l’imitation virgilienne9. En outre, le terme d’ « annales » (v. 34) fait directement allusion à l’historiographie romaine, celle de Tacite, notamment. Ainsi, dans l’appel du poète à la sympathie et à la protection du roi de France (v. 37-40), il ne faut pas voir une invitation à jouer le Roi Musegète, comme avait pu le faire Budé une quinzaine d’années plus tôt dans les Apophtegmes (1519) ; à l’époque de cette épigramme (1534), le Collège des Lecteurs Royaux est déjà fondé et jouit de l’attention toute particulière de François 1er qui paie les Lecteurs Royaux sur sa propre cassette10 ; Dolet semble bien plutôt demander au roi de favoriser le travail des historiens, sans encore prétendre lui-même à cette fonction. La pièce I, 8 est, elle, adressée au fils aîné de François 1er, François de Valois, Dauphin de France. Dolet s’y révèle plus explicite : 5 10 15 20 Lignée du Roi promise à notre puissant Royaume Et que le vaste Univers réclame Pour son maître, de mes vers je te salue, Bien qu’ils ne soient peut-être pas dignes D’une telle divinité. Mais, elle qui à présent tremble En exerçant ses ailes (comme le tendre Poussin de la Colombe, quand il quitte son petit nid), Pleine d’audace, elle volera bientôt Et en ta compagnie grandira peu à peu, notre petite Muse. Elle récitera en des vers éclatants Quels rivages tu dompteras vaillamment au combat Et quels trophées, pour la France, Tu érigeras en vainqueur, quand tu auras triomphé du barbare ennemi. Elle récitera qui tu terrifies. Bravo ! Par ton courage, continue pour ta grande gloire A porter au loin ton nom. Quant à moi, si je vois que mes travaux Sont approuvés, que tu les applaudis Et les encourages, je ferai en sorte que l’Avenir Parle de toi et t’honore11. Le poète, maniant avec habileté l’art de la recusatio lorsqu’il émet des doutes sur sa capacité à louer son dédicataire (v. 5-7), promet de faire son éloge en échange de sa protection ; dans les derniers vers (v. 17-20), il se place sur les rangs pour briguer le poste d’historiographe du futur roi de France, destin auquel le Dauphin est alors promis. 8 A Lyon, chez E. Dolet, 1539, in 4° [Mazarine INC 772-1] et [BNF Gallica NUMM 71401]. Cet ouvrage sera traduit aussi, sous le titre Les Gestes de François de Valois, Roi de France, Lyon, E. Dolet, 1540, in-4° [BNF Gallica NUMM 71402]. 9 V. Worth, « Etienne Dolet : From a Neo-Latin Epic Poem to a Chronicle in French Prose », Acta Conventus Neolatini Sanctandreani, 1982, pp. 423-429; voir aussi mon article, “Enjeux littéraires et idéologiques des exempla mythologiques dans la poésie néo-latine d’Etienne Dolet », dans les Actes du colloque sur la mythologie classique dans la littérature néo-latine (ClermontFerrand 12-14 avril 2005), sous la direction de V. Leroux, Clermont-Ferrand, Presses de l’Université Blaise Pascal, sous presse. 10 G. Gadoffre, La Révolution culturelle dans la France des Humanistes. Guillaume Budé et François 1er, Genève, Droz, 1997, p. 247. 11 « Regis propago, quem manet regnum potens/ Et vastus orbis expetit/ Sibi imperatorem, meis te versibus/ Non forte tanto numine/ Dignis saluto ; sed suas quae nunc tremens/ Exercet alas (ut tener/ Pullus columbae, dum brevem nidum fugit)/ Audax volabit postea/ Tecumque crescet nostra sensim Musula./ Dicet sonoris cantibus,/ Quas tu domabis strenue oras praelio/ Et quae trophaea Galliae/ Victor triumphato hoste barbaro eriges ;/ Dicet quibus terrori eris. / Virtute macte perge multa gloria/ Nomen tuum diffundere./ Ego tibi si sentiam probarier/ Nostros labores et tuo/ Plausu foveri, adnitar, aevum ut posterum/ Te ipsum loquatur et colat ». 4 B. 1536 : le tome I des Commentaires de la Langue Latine En 1536 encore, dans le tome I des Commentaires de la langue latine12, Dolet reprend la pièce I, 4 des Poemata de 1534 après la lettre dédicatoire au roi, signe qu’il profite de l’édition et de la parution de son grand ouvrage pour lui rappeler ses projets et prouver, par l’exemple, qu’il est capable de mener à bien des entreprises de longue haleine. Peu après cette épigramme programmatique, il annonce à Guillaume Budé ses projets d’historien : « Approuve mon projet d’écrire l’Histoire. Ô Budé, quelle envie crois-tu que j’en ai ! Quelle ardeur est la mienne ! […] J’ai décidé de consacrer ma vie aux lettres et me suis proposé l’histoire comme but de mes études »13. Le ton est enthousiaste et l’Histoire apparaît là comme son Destin. C. 1537-1538 : le tome II des Commentaires de la Langue Latine et les Carmina La parution coup sur coup, en février et en juin 1538, de deux ouvrages, le tome II des Commentaires et les Carminum libri quatuor, constitue l’occasion pour Dolet de réitérer sa demande. La situation a changé depuis les allusions faites en 1534 ; le Dauphin, notamment, est mort en août 1536, emportant avec lui les espoirs caressés par le poète orléanais d’écrire l’histoire du futur roi. Aussi jette-t-il définitivement son dévolu sur François 1er. Outre l’épigramme I, 2, qui ne fait que reprendre la pièce I, 4 des Poemata, analysée ci-dessus, une autre pièce des Carmina, écrite, elle, au début de l’année 1537, exprime clairement cette envie. L’épigramme II, 3, en effet, fut composée en une période troublée où le poète était poursuivi par la justice pour avoir tué en légitime défense le peintre Compaing le 31 décembre 1536. Il y synthétise ses ambitions affichées jusque-là : 5 10 Tes hauts faits, désires-tu que la lumière les illustre Et que le témoignage ne risque pas d'en être perdu ? Agis avec ta douceur et ton humanité : celui qui peut T’offrir cela, qu'il soit libéré de ses soucis et qu'il obtienne De toi le pardon pour avoir tué son agresseur. Tu entendras Bientôt, dans un style élégant et élevé, ce qu'ont apporté Cette époque et cet âge. Ô, que de grandes choses nous t'assurons ! Hélas, combien est infime et juste ce que nous te demandons. Non, celui qui cherche Ton pardon n'a pas trahi sa patrie, comme un scélérat, en la donnant aux ennemis, Il n'est pas un parricide. Il n'a mélangé le poison Pour personne ; il n'est pas considéré comme un farouche Bandit de grand chemin. Ce qu’il a fait, veux-tu l’entendre ? Par la force il a repoussé la force, il a protégé sa vie de sa main. Quel être humain n'approuverait pas cet acte, puisqu’il fut réalisé en toute honnêteté14 ? Dès le titre, Au même roi de France, au sujet de l'histoire de notre époque que doit écrire Dolet 15, le poète emploie une tournure d’obligation, scribenda ; il montre ainsi, comme dans le tome des Commentaires de la 12 Commentarii Linguae Latinae, Lyon, Gryphe, 1536-1538, in folio [BSG FOL Y SUP 62 RES]. E. Dolet, Commentarii…, éd. cit., f. 5r°-v° non paginé : « Probetur nostrum historiae scribendae consilium : o mi Budaee, quos mihi putas animos! Quam mihi alacritatem! in literis aetatem decrevi conterere, finemque mihi studiorum meorum historiam proposui ». 14 « Rebus tuis gestis cupis lucem accedere/ Et non periturum testimonium ? Tua/ Fac lenitate humanitateque, qui id potest/ Praestare, curis liberetur et veniam/ A te impetret sicarii occisi. Audies/ Mox elegante et arduo stylo, quae tulit/ Hoc tempus aetasque. O, tibi quae promittimus,/ Heu, quam levia et iusta exigimus. Non, cui petitur/ Venia, aut patriam hostibus scelerate prodidit/ Aut parricida est ; non venenum miscuit/ Cuiquam ; viarum non habetur barbarus Obsessor. Id, quod egit, audire expetis ? / Vim vi repulit, tutatus est salutem manu. / Humanus id quis non probet, ut factum probe ? ». 15 « [Idem Musarum chorus] ad eundem Galliae Regem de historia huius temporis a Doleto scribenda ». 13 5 Langue Latine cité ci-dessus, qu’il ressent sa tâche d’historien comme une destinée. Son nom apparaît aussi dans ce même titre et le désigne comme l’historiographe attitré du royaume ; plus loin, le poète se fait plus pressant (v. 8, « exigimus »). Il formule donc en vers, à un moment crucial de sa vie, ce qu’il avait déjà déclaré en prose. Dans le tome II des Commentaires de la Langue latine (1538), il analyse ses besoins s’il devient historiographe : « La majeure partie de mes études consistera en l’Histoire de notre temps. J’aurais du mal à y arriver sans l’aide du roi. Je dois visiter l’Italie toute entière. Je dois visiter les Flandres, l’Artois, le Hainaut. Je dois visiter la Bigorre, le Béarn, la Gascogne, l’Armagnac, la Guyenne, afin d’observer avec zèle les sites que je devrai décrire quand je raconterai les batailles qui s’y sont déroulées. Or, en cette affaire, les fonds nécessaires, de qui, si ce n’est du Roi, puis-je les espérer ? De lui, je dois aussi obtenir les récits consignés des hauts-faits, les lettres qu’il a échangées avec ses ambassadeurs, afin qu’ils m’enseignent l’origine des décisions, la naissance des conflits […] »16. Dolet a pris conscience de l’ampleur de la tâche et se met déjà en situation ; de nouveau, l’appel au roi se fait pressant et par le jeu de la double énonciation que lui permettent ses Commentaires, c’est à lui qu’il s’adresse derrière Guillaume Budé à qui il dédie cette lettre-préface. Plus loin, il exprime, dans l’article institor, ses espoirs et son désir de devenir Historien : « Mais je ne guette plus d’éloge insigne lié à l’éloquence, ni ne l’espère, sauf celui que me fournira l’Histoire de notre temps que j’écrirai. Car c’est à cet ouvrage que j’ai décidé de consacrer ma vie […] Et s’il m’est accordé de jouir d’un loisir abondant, attends de nous, outre cela, les vies des Rois de France, de même qu’on a de Suétone les vies des Empereurs romains. Que les autres savants de notre temps se consacrent avec moi à cette œuvre […] ou qu’ils cherchent la gloire de leur nom dans d’autres entreprises » 17. On reconnaît ici l’assurance de Dolet dans ses Commentaires, qui le fait dialoguer avec son lecteur et affirmer ses prétentions de façon catégorique : il abandonne l’éloquence, car ses essais en la matière, à Toulouse, se sont révélés désastreux pour sa liberté et sa réputation. L’Histoire constitue désormais son unique but et il en revendique, pour ainsi dire, la chasse gardée. D. 1539 : les Francisci Valesii Gallorum Regis Fata Dernière étape de la demande : le recueil historique des Fata, publié en 1539. Pourtant, la situation a encore changé : Guillaume du Bellay Langey, en 1536, a été chargé par François 1er de répandre la version 16 E. Dolet, Commentaires, éd. cit., f. 3v°. Ma traduction, d’après C. Longeon pour la toponymie : « Summa vero studiorum nostrorum erit tempus huius historia. Ad quam tamen vix aggredi, nisi iuvante Rege, possim. Obeunda est nobis universa Italia. Obeundi Morini, Attrebates, Nervii. Obeundi Bigerrones, Tarbelli, Vocatii, Tarusatii, Sonciates, Vibisci, ut locorum (qui mihi postea describendi erunt, cum bella illic ducta narrabo) situs diligenter inspiciam. In id autem qui sumptus faciendi sunt, unde, nisi a rege, sperem ? Ab eodem rerum gestarum codicillos et Legatorum missas ad eum hinc illincque literas eliciam necesse est, quae me initorum consiliorum, ortarum discordiarum […] rationes causasque doceant. ». 17 E. Dolet, Commentariorum Linguae Latinae tomus secundus, Lyon, Gryphe, 1538, col. 1385 (article institor), ma traduction : « Neque vero illhinc praecipuam eloquentiae laudem aucupor, aut spero, quam mihi pariet a me scripta nostri temporis Historia. In eo enim labore meam me vitam transigere mihi deliberatum est […] Quod si etiam otio pingui abundare, nobis dabitur, praeter ea, vitas Regum Gallorum a nobis expecta, ut a Suetonio Imperatorum Romanorum vitas habes. Reliqui aetatis nostrae viri doctissimi vel in eam nobiscum curam incumbant […] vel aliis monumentis sibi nominis gloriam quaerant ». 6 officielle du décès du Dauphin18 et, en 1537, de traduire ses Ogdoades en français19 ; il fut d’ailleurs l’historiographe officiel du règne20. Pourtant, Dolet ne se décourage pas et publie un récit historique qui raconte les hauts-faits du Roi de 1515 à 1539. Dans la lettre dédicatoire à François 1er, il rappelle sa lointaine envie de faire de l’Histoire en son honneur : « J’eus toujours le dessein, ô Roi le plus remarquable en tout point, je me suis aussi, depuis l’adolescence même, proposé comme récompense de mes travaux de consacrer à l’illustration de la France toutes les facultés d’éloquence que j’obtiendrais un jour tant par la fécondité de mon talent que par un travail continuel et acharné »21 ; on remarque de nouveau la mutation de l’Orateur en Historien ; le poète insiste aussi sur l’ampleur de ses travaux. Cette préface est encore immédiatement suivie, comme dans le tome I des Commentaires, par l’épigramme I, 2 des Carmina, déjà présente en I, 4 des Poemata de 1534 et dans les textes marginaux du tome I des Commentaires. Ces pièces programmatiques jalonnent ainsi toutes les œuvres, en vers ou en prose, de l’Orléanais entre 1534 et 1539. L’épigramme I, 2 accède même au statut de profession de foi sur le sujet. Mais devant l’échec de ces formulations sans détour, l’humaniste juge bon de mettre en place une stratégie publicitaire pour tâcher de persuader le Roi. II. Les Carmina, ouvrage publicitaire Les Carmina, à la mode des épigrammes de l’époque, constituent un recueil de circonstances dans lequel Dolet a réuni et réorganisé toutes les pièces qu’il avait écrites jusque-là. Dans ce contexte, certaines pièces acquièrent un sens politique indéniable et semblent devoir contribuer à la « campagne » de Dolet pour obtenir le poste qu’il désire. A. Le respect pour la famille royale Dolet multiplie les pièces d’éloge adressées aux Valois. Ainsi, en II, 52, il évoque la protection apportée aux lettrés par Marguerite de Navarre : 5 18 Pallas, inquiète pour sa lignée et craignant, Angoissée, que les gens incultes Et la fruste plèbe ne rudoient Et n’offensent à tort Les hommes célèbres pour leur naturel si raffiné Et polis par les lettres, Qu’elle enverrait ici, hors des grottes des sages Vierges, Dictionnaire des Lettres françaises. Le XVIe siècle, sous la direction du Cardinal G. Grente, édition revue et mise à jour par M. Simonin, Paris, Fayard, 2001, p. 383. 19 Dans les Mémoires de Messire Martin du Bellay, éditées par René du Bellay (BNF Gallica NUMM 36371), Martin évoque son frère Guillaume en ces termes : « […] mon frère messire Guillaume du Bellay, Seigneur de Langey, chevalier de l’ordre du Roy, et son lieutenant général en Italie […] lequel avait composé sept ogdoades latines par luy mesme traduittes , du commandement du Roy, en nostre langue vulgaire ». C’est moi qui souligne : cette remarque témoigne de la reconnaissance accordée par le roi aux travaux de Guillaume du Bellay. 20 V.-L. Bourilly, Guillaume du Bellay, Seigneur de Langey (1491-1543). Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1905, pp. 379-380. 21 E. Dolet, Francisci...,éd. cit., p. 3. Ma traduction : « Fuit illud meum semper institutum, Rex re omni praestantissime, fuit is item meorum mihi studiorum iam inde usque ab adolescentia propositus omnino fructus, ut, quam eloquentae facultatem tum ingenii felicitate, tum adsiduo diuturnoque labore aliquando consequerer, eam omnem in Gallia illustranda consumerem. » 7 10 15 20 T’offrit aux gens de lettres Pour que ta puissante autorité et ta faveur Les protègent et qu’aisément La violence de la plèbe incompétente et les funestes menaces Des ennemis en furie leur soient évitées. Rien d’étonnant, donc, si ceux que tu reçus Sous ta protection à la demande de Pallas, Les savants, tu les honores, les aimes, les préserves, et de bon coeur, Dans la mesure où tu le peux, les aides. Qu’ils enragent de colère, les injustes, qu’ils éclatent de colère, Eux qu’insupportent l’éloge Et la gloire que tu en recueilles et qui décrient Ton nom, lui qui t’illustre et te fleurit. Il t’admirera, et de maintes louanges Il gravera ton nom pour la Postérité, l’illustre Cortège, Le Cortège des nourrissons de Minerve, Ô toi qui fus si ouverte partout22. Le poète inaugure, dans ce poème déjà publié en 1534, l’assimilation de la reine à Pallas, image élogieuse qu’il reprendra dans les Commentaires de la Langue Latine (1538, tome II, col. 830) ; il instaure aussi la métaphore du Cortège (v. 23-24), image que reprendra Ronsard avec sa « brigade »23, pour souligner la reconnaissance des poètes à son égard et la sienne tout particulièrement. Plus loin dans le recueil, en IV, 11 et 12, Dolet procède à une mise en scène habile ; dans la première des deux pièces, il consacre une fausse épitaphe à l’époux de Marguerite, le roi de Navarre, dans laquelle il réunit les topoi de l’épigraphie antique24 en vantant sa beauté et son intelligence supérieure, pour mieux se féliciter de sa guérison dans l’épigramme suivante. Mais c’est surtout pour François 1er qu’il multiplie les pièces encomiastiques. Il lui adresse les épigrammes I, 1 ; I, 2 ; II, 2 ; II, 21 ; II, 27, pièces où il loue la protection que ce mécèe accorde aux lettrés. Au cœur de ses poèmes, il use de formules élogieuses pour le caractériser, comme « quoi de mieux ? Quoi de plus auguste ? […] Quoi de plus doux […] dans l’univers entier »25 (II, 1, 54-55) ou l’apostrophe « Roi en tout point le plus grand des Rois »26 (II, 2, 17), passages où l’hyperbole est reine, où le poète Dolet brosse le portrait du Prince idéal alliant supériorité et douceur. L’épigramme I, 1 possède d’ailleurs tout un passé qui mérite d’être exploré ; la pièce n’était pas neuve lorsqu’elle fut éditée dans les Carmina, car l’Orléanais l’avait déjà offerte au cardinal Jean du Bellay deux ans plus tôt, en liminaire des Orationes de Cicéron parus chez Sébastien Gryphe. Comme il convenait en 1538 d’honorer celui qui pourrait lui accorder le poste 22 « Proli suae Pallas timens et anxie/ Affecta ne artium rudes/ Vulgusque iners tractaret illos aspere/ Iniuriaque laederet,/ Quos ingenio elegantiori nobiles/ Et perpolitos litteris/ Huc mitteret doctarum ab antris virginum, / Te litteratis obtulit,/ Cuius potenti autoritate et gratia/ Tegantur atque commode/ Et vim imperitae plebis et diras minas/ Vitent furentium hostium./ Nil ergo mirum, si receptos in tuam/ Fidem rogatu Palladis/ Doctos colas, ames, tuearis et libens,/ Quibus potes rebus, iuves./ Ira iam iniqui frendeant, ira crepent,/ Laudi id tibi atque gloriae/ Dari moleste qui ferunt et detrahunt,/ Quo clara flores, nomini. / Mirabitur te et laude multa posteris/ Mandabit illustris cohors,/ Cohors alumnorum Minervae, cui hactenus/ Praesto fuisti omni loco ». 23 Dictionnaire des Lettres françaises. Le XVIe siècle, éd. cit., p. 953. 24 Pour les topoi rhétoriques des épicèdes, voir Ménandre de Laodicée, De l’épidictique, dans Menander Rhetor, D.A. Russell et N.G. Wilson, Oxford, Clarendon Press, 1981, traité II ; I. Kajanto, Classical and Christian. Studies in the Latin Epitaphs of Medieval and Renaissance Rome, Heksinky, Suomalainen Tiedeakatemia, 1980; E. Wolff, La poésie funéraire épigraphique à Rome, Rennes, Presses universitaires de Rennes (collection «Etudes anciennes »), 2000. 25 26 « quo quid melius ? Quid sanctius ? Aut quid/ Lenius, o Titan, toto circumspicis orbe ? » « Rex re omni maxime Regum ». 8 convoité, Dolet la plaça en tête du recueil en la dédiant au roi. Si l’on compare avec ses contemporains néolatins et français, on constate aussi qu’il n’est pas dans leurs habitudes de louer François 1 er autant que le fait l’Orléanais : si Macrin, dans ses Epithalames et Odes de 153027, dédie souvent ses pièces à Guillaume du Bellay Langey, il consacre la seule Ode III, 2 au roi. Nicolas Bourbon, dans ses Nugae de la même année28, se préoccupe plutôt de son protecteur Charles de Tournon, auquel il adresse maintes épigrammes, tout comme Jean Visagier dans les Epigrammes de 153729, qui dédie plusieurs pièces à François Le Duchat. Seul Marot, poète de Cour et valet de chambre du roi, accorde autant et plus de pièces à ce dernier et à sa famille dans le recueil des Epigrammes de 153830 ; son statut de valet explique cela. Voilà qui invite à penser que Dolet se considère déjà comme le serviteur du roi en 1538. Le poète orléanais participa aussi à plusieurs tombeaux en l’honneur de la famille royale. En novembre 1536, il organisa le Tombeau du Dauphin auquel il convia vingt collègues du sodalitium lugdunense pour composer les quarante-sept pièces du Recueil de vers latins et vulgaires31. Dolet lui-même écrivit quatre poèmes dont trois occupaient les premières places de l’ouvrage et furent reprises en IV, 7 à 9 des Carmina. Il se livre, comme dans les épicèdes antiques, à l’éloge du défunt, qu’il nomme « héros » (IV, 7, 2), « monarque désiré et espéré de la Mer et de la Terre » (IV, 7, 17) ; il insiste à plusieurs reprises sur sa naissance divine, comme dans ces quelques vers (IV, 7, 6 à 10) : 10 il était descendu Sur terre, lignée très certaine du Ciel, Paré de toutes les vertus dignes d’une naissance Céleste, et dès son plus jeune âge respirant le vénérable Sang des divinités, véritable fils de Jupiter32. ou, en IV, 8, 5, où il donne la parole au défunt : « Je suis revenu chez les hôtes du Ciel. A présent je vis parmi mes pairs »33. Il exalte ainsi le nom de son père, dieu lui-même et même Jupiter. En juillet 1537, Dolet apporta sa contribution au Tombeau de la Princesse Madeleine de Valois34, qui, à peine arrivée en Ecosse auprès de son époux Jacques V, mourut de pneumonie ou de tuberculose35 ; ce recueil, qui parut à Paris chez Corrozet et André, est très court et ne comporte que trois pièces, dont deux anonymes ; seule la pièce de Dolet est signée et il l’inclut dans ses Carmina en IV, 10. B. La persona affichée par Dolet 27 J. Salmon Macrin, Epithalames et Odes (1530), édition critique avec introduction, traduction et notes de G. Soubeille, Paris, Champion, 1998. 28 A Paris, chez Vascosan. Madame S. Laigneau en prépare une édition, à paraître chez Droz. 29 A Lyon, chez M. Parmentier. 30 C. Marot, Œuvres Poétiques, éd. Defaux, Paris, Bordas, 1993. Voir les épigrammes I, 14 ; 20, 42 ; II, 76 ; III, 3 ; 20 ; 22 ; 58 ; 60 ; 68 ; IV, 1 par exemple. 31 Recueil de vers latins et vulgaires de plusieurs poëtes francoys composés sur le trespas de feu Monsieur le Dauphin, Lyon, F. Juste, 1536 [BNF Gallica NUMM 70241]. 32 « Imas/ Venerat in terras, Coeli certissima proles,/ Omnibus ornatus dignis Virtutibus ortu/ Coelesti et prima spirans aetate verendum/ Divorum genus ac verum Iovis incrementum ». 33 « Coeli indiges revisi ; et ago nunc cum paribus ». 34 Déploration sur le trespas de tresnoble Princesse madame Magdaleine de France Royne Descoce, Paris, Corrozet et André, sd., in-8°, f. ai v°. 35 M. Duchein, Histoire de l’Ecosse, Paris, Fayard, 1998. 9 Outre ces procédés élogieux, le poète orléanais joue de toutes les techniques pour se donner les traits de l’historiographe idéal. En effet, il affiche son intérêt pour l’histoire et les historiens. Ainsi, plusieurs destinataires des Carmina appartiennent à ce monde, comme, en I, 22, Christophe Richier, valet de chambre du roi qui fit paraître en 1540 une histoire sur l’origine des Turcs, comme, en I, 7, Guillaume du Bellay Langey, qui projetait d’écrire l’histoire de son temps sous le titre d’Ogdoades et qui devint l’historiographe déclaré du Royaume, comme, en I, 39, Pierre Gilles, qui traduira en latin l’histoire d’Elien. De même, en II, 49, Dolet exprime son intérêt pour les recherches archéologiques de son camarade du sodalitium lugdunense, Guillaume du Choul ; cet auteur édita les Antiquités romaines en 1539-1540 mais cette épigramme ainsi que l’article Imago des Commentaires de la langue latine laissent supposer que Dolet avait eu accès à cet ouvrage avant sa publication36. Dans les Carmina, l’Orléanais endosse souvent le rôle de l’humaniste civique, qui, à la manière des C. Salutati ou L. Bruni du Quattrocento italien, juge ne pas devoir séparer les lettres de la vie politique. Dolet évoque ainsi les guerres d’Italie dans l’épigramme I, 30, par exemple, où il compare Charles Quint et François 1er en trois scazons : 3 Pourquoi le roi de France et le roi d’Espagne sont en désaccord, Il est facile de le savoir. L’un est un lion français. L’autre Un renard espagnol tout cousu de ruse37. Le poème est adressé à Paul III, le Pape ; ainsi, dans le cadre resserré de cette épigramme d’une actualité brûlante, le poète réunit les trois acteurs du moment dans les Guerres d’Italie, les deux chefs de guerre et le Pape, qui, entre le 15 mai et le 20 juin 1538, négocie avec eux pour conclure la Trêve de Nice. De même, en I, 57, il tente d’insuffler du courage aux Français, longtemps malchanceux dans ce conflit : 5 10 15 36 C’est l’appel du Destin, attaquez l’Italie, Français : c’est le cours Du Destin, inversant sa trame, qui l’ordonne. Attaquez l’Italie. La colère et la fureur du Sort ont Cessé contre vous : revenez aux armes en toute sérénité. Voici le dieu, le voici, le dieu, le dieu Mars trop longtemps ami des Barbares Naguère, qui s’apprête à reculer. Et vous qu’il affligea de nombreux désastres, du plus bas Il vous portera aux nues, abandonnant peu à peu les Espagnols. Souvent, de cette façon, il voulut briser les Romains, ses petits-enfants, En leur opposant des Africains longtemps victorieux. Or, ces derniers bientôt Vaincus, l’antique Vertu romaine rassembla ses forces Et renversa l’orgueilleuse Carthage. Le même dénouement entraînera la ruine du faste espagnol dans les heureux Combats des forces françaises Enfin reverdissantes. Gagnez l’Italie : voilà ce qu’ordonne la trame neuve Des destins, la trame neuve et la succession des destins38. R. Cooper, « L’antiquaire Guillaume du Choul et son cercle lyonnais », Lyon et l’illustration de la langue française, sous la direction de G. Defaux, ENS éditions, 2003, pp. 261-286 (p. 265). 37 « Rex Gallus et Hispanus quid inter se distent,/ Nosse est facile. Alter Gallicus leo est. Alter/ Hispana vulpes fraude tota consuta ». 38 « Fata vocant, petite Italiam Galli ; id iubet retextus,/ Id ordo fatorum iubet retextus./ Italiam Galli petite. Ira furorque sortis in vos/ Resedit : ad arma securi redite./ Ecce Deus, Deus ecce Deus Mars barbaris amicus/ Nimium antea, pedem parat referre./ Et quibus inflixit clades multas, ab imo ad altum/ Vos eriget, relictis sensim Iberis./ Saepe ita Romanos frangi voluit suos nepotes/ Victoribus ab Afris diu ; quibus mox/ Victis, collegit sese Romana prima virtus,/ Carthaginemque diruit superbam./ Eventu simili Hispanum fastum obterent secundis/ Pugnis aliquando tandem revirescentes/ Gallorum vires. Petite Italiam ; id iubet retextus,/ Id ordo fatorum iubet retextus ». 10 Le cœur de l’épigramme fait allusion aux victoires récentes du roi de France, qui avait envahi et occupé le Piémont en 1536 à la suite du décès du duc italien François Sforza. De nouveau, le poète emprunte quelques formules à Virgile, comme au vers 1 (« ordo fatorum », Enéide V, 708) ou au vers 5 (« ecce deus », Enéide VI, 46), pour donner une coloration épique à une épigramme où il chante l’histoire de son temps, comme il le fera un an plus tard dans les Francisci Valesii Gallorum Regis Fata. Dernière ressource de Dolet dans sa quête d’un poste : montrer son entregent. Ainsi, le milieu des dédicataires dans les Carmina est très révélateur, car Dolet ne leur écrit pas au hasard : il s’adresse à des personnages qu’il connut successivement à Padoue (P. Bembo en I, 10 ; J. Sadolet en I, 11 ; Simon de Neufville en II, 33 et IV, 2 à 4) ; à Toulouse (Jean de Pins en II, 51 ; Jean de Bertrandi en III, 26) ; à la Cour (Charles de Marillac, en I, 8 et 9 ; Mellin de Saint-Gelais, poète de Cour, en I, 31 ; les membres de la famille royale en I, 1 ; I, 2 ; II, 1. II, 2 ; II, 52 et II, 53 par exemple ; le cardinal de Lorraine en I, 69 ; le cardinal de Tournon en II, 10 ) ; à Lyon (F. Rabelais en I, 28 et II, 14 ; M. Scève en I, 12 ; Clément Marot en II, 21 et 22) ; parmi ces destinataires, on reconnaît des figures emblématiques de son temps, le roi, de nobles et jeunes guerriers en I, 16, Michel-Ange en I, 34, Erasme et Lefèvre d’Etaples en IV, 5, Guillaume Budé en I, 36, Jean de Langeac, ambassadeur du roi à Venise en II, 50 ; Dolet cherche ainsi à prouver que ces relations lui permettront de mener à bien son entreprise : il fréquente divers milieux sociologiques et géographiques au point de pouvoir facilement, comme il le signalait à Budé dans l’article des Commentaires cité ci-dessus, « visiter l’Italie toute entière […] », les provinces de Belgique, « la Bigorre », les provinces d’Aquitaine. De même figurent parmi ces dédicataires de nombreux mécènes tout prêts à l’aider de leurs ressources pécuniaires, comme le roi de France, Marguerite de Navarre, le cardinal de Lorraine, le cardinal de Tournon, Jean de Langeac, sans compter plusieurs ambassadeurs et diplomates, tels Guillaume du Bellay Langey (I, 7 et II, 48), Charles de Marillac (I, 8 et 9), Jacques de Cambrai (II, 46), qui pourraient faciliter son enquête sur les « lettres échangées » avec le roi. Dolet affiche d’ailleurs l’étendue de ses relations dans l’index situé au début du livre I de son recueil poétique, dont voici un extrait : 11 Sous couvert de faciliter les recherches de son lecteur, comme l’indique le titre, Dolet montre au lecteur son « carnet d’adresses » : rien que sur cette première page, on distingue les noms de François 1 er, de Guillaume du Bellay Langey, de Pietro Bembo, de Jérôme Vida, de Salmon Macrin, de Jacques Sadolet, de Maurice Scève. En somme, Etienne Dolet aurait aimé être l’historiographe du royaume de France. Il fit feu de tout bois en ce sens pour convaincre le roi mais n’y réussit pas, malgré l’essai des Fata qu’il fit paraître en 1539 et où il donnait à François 1er un échantillon de son talent. Talent de conteur, d’ailleurs, plus que d’historien, car les heurs et malheurs du royaume sont présentés sous les traits de figures mythologiques hautes en couleur, telle Alectô qui vient des Enfers aider le Connétable de Bourbon à semer la panique parmi les soldats français à Pavie39, ou à travers des images plus tendres, proches du lyrisme familial40, comme celle du 39 40 Fata, éd. cit., pp. 34-35. Le lyrisme familial est un style propre aux auteurs néo-latins ; il se caractérise par le choix de sujets menus et d’un vocabulaire fait de diminutifs et d’images tendres. Sur ce sujet, voir l’article de P. Galand-Hallyn : « Un aspect de la 12 moineau échappé au milan41 lorsque l’historien évoque la libération des enfants royaux en 1530 et leurs retrouvailles avec leur père François 1er. La coloration épique de l’ouvrage ne correspondait sans doute pas aux attentes du Roi en matière d’historiographie. Catherine LANGLOIS-PÉZERET Chargée de cours à Marne-la-Vallée poésie latine dans la France de la Renaissance : le “lyrisme familial” », Actes des quatrièmes rencontres classiques de l’Université de Paris XII-Créteil, sous la direction de S. Laburthe, Chloé n°4, 2002, pp. 25-32. 41 Fata, éd. cit., pp. 60-61.