Prise de parole. Du geste ordinaire à l`acte revendiqué

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Prise de parole. Du geste ordinaire à l`acte revendiqué
Prise de parole. Du geste
ordinaire à l’acte revendiqué
Alors que nous prenons la parole à longueur de temps, nous ne
pensons plus la technique de la parole et la science des mots.
Or notre corps a dû acquérir un certain savoir pour employer
tel mot de même qu’un apprentissage de la prononciation et du
langage courant fut nécessaire. Nous employons des mots ou
plutôt des usages et nous pensons leur sens. Mais nous ne
pensons plus l’action de parler, devenue un automatisme. Nous
oublions effectivement tout ce déroulé nécessaire à l’émission
d’un son reconnaissable par autrui et sur lequel ce dernier
projettera lui même un sens, celui que nous avons communément
admis.
Pourtant l’acte de parler est là : nous entrouvrons les
lèvres, notre langue se meut, notre intellect s’efforce de
choisir les bons termes dans une rapidité sans précédent. La
parole est prise. L’acte de parole devient alors un acte
jouissif, celui de proliférer des mots dans toutes les
directions possibles et inimaginables. Mais cet acte n’est
accompli que lorsqu’il est entendu, réceptionné par un
individu extérieur. Parler suppose la plupart du temps
l’écoute et la compréhension d’autrui. Nous cherchons à
transmettre par la parole, tout comme les mots émis attendent
d’être réceptionnés et saisis.
Dans le champ artistique, les artistes sont en première
position dans cet acte de prise de parole poétique se situant
entre l’action, l’écoute et la réflexion sur le sens. Ils
prennent la parole, parfois métaphoriquement ou véritablement,
mais plus simplement linguistiquement. Ils cherchent à
produire du sens tout en proposant un usage de la parole et
des mots différent. L’acte créatif devient l’acte de parole,
la prise de parole est artistique.
L’artiste portugaise Helena Almeida, actuellement exposée au
Jeu de Paume à Paris jusqu’au 22 mai, réfléchit sur le geste
artistique. Son travail est frappant pour la mise en tension
du corps, le corps étant considéré dans toute sa dimension
intérieure autant que physique et anatomique. À la frontière
entre intériorité et extériorité, dans une quête corporelle,
la bouche devient entre autres, chez l’artiste, un motif
récurrent et exploré.
Pratiquant l’autoportrait en noir et blanc, sur lequel elle
rajoute des tracés de peinture, de sa bouche photographiée
jaillit de la peinture bleue, nouveau moyen d’expression. En
vidéo également, cachée sous un voile blanc presque
transparent et animé par ses mouvements que l’on devine, sa
bouche surgie soudainement comme étranglée par le tissu,
devenant une figure circulaire presque inquiétante contrastant
avec les doux mouvements précédents. Puis, plus âgée, elle
réalise une photographie où couchée sur le sol, un tracé de
terre noire ou de cendre semble sortir de sa bouche comme des
vestiges exhumés.
Étude
pour
un
enrichissement
intérieur, 1977-1978
Sente-me, Ouve-me, Vê-me
(Sens-moi, parle-moi,
vois-moi), 1970
À l’intérieur de moi, 1998
Chez Helena Almeida, l’acte de prise de parole est donc
accompagné par le surgissement d’une trace matérielle qu’elle
soit peinture, terre ou tissu transparent. De sa bouche, ce ne
sont plus des mots qui prolifèrent, mais de nouvelles
expressions artistiques entre jaillissement créatif et trous
noirs émanant d’une intériorité, d’un soi.
Mais c’est véritablement toute sa série « Ouve-me » (traduit
du portugais par « Parle-moi ») qui reste sans doute la plus
significative de son travail sur la bouche et la parole. Dans
cette série, la parole prend effectivement sens pour tout ce
qu’elle a de dirigé « moi » dans le « Parle-moi » et pour ce
qu’elle peut avoir d’intime.
Plus précisément dans une composition photographique (cidessous), l’artiste photographie le bas de son visage, sa
bouche, où il est écrit en portugais : « Parle ». Au vu du
grain de la photographie, nous pouvons croire au départ que
l’artiste s’est cousu les lèvres. Il s’agit en fait d’un mot
écrit, l’artiste interrogeant toujours le rapport à la surface
et au relief. Ici, le mot qui est écrit, gravé, se fait
rattraper par l’action de découdre la bouche, bouger la
langue, mouvements actifs et requis pour que parole se fasse.
Lors de ma visite de l’exposition, cette œuvre me frappa
immédiatement pour sa résonance avec un fait d’actualité
mettant en jeu précisément la prise de parole. Cette série
d’Helena Almeida entra en écho dans mon esprit, avec une
photographie récente de réfugiés iraniens issue du camp de
réfugiés de Calais. En grève de la faim, pour protester contre
les décisions d’expulsion et de destruction du camp, ces
derniers s’étaient cousu les lèvres pour exprimer leur
désaccord. Les lèvres cousues, leur action était accompagnée
d’une pancarte sur laquelle ils avaient écrit « Allez-vous
nous entendre maintenant ?». Revendiquant l’acte de parole,
coudre leurs lèvres était devenu un moyen pour eux de se faire
paradoxalement entendre au regard de l’extrême violence d’un
tel acte de mutilation relayé par les médias.
Dans mon esprit de spectatrice, s’effectue alors un
basculement entre geste artistique et réalité. Tandis que les
lèvres presque cousues d’Helena Almeida invitent autrui (et
soi) à parler et revendiquent ainsi l’acte de parole dans
toute la puissance du geste, les lèvres cousues des réfugiés
quant à elles proclament le droit à l’écoute par
l’intervention volontaire et chirurgicale sur cette partie du
corps qui permet naturellement de produire un son, des mots ou
du sens.
Prendre la parole, c’est être conscient de ce qu’implique une
telle prise de parole corporellement et dans ses conditions de
possibilité, c’est lutter contre la banalisation des mots, du
sens et de l’action elle-même. Proclamer de telles
revendications – refuser l’expulsion, la destruction du site
des réfugiés – n’est pas un simple automatisme langagier. La
prise de parole n’est jamais qu’un geste ordinaire, elle est
pleinement revendiquée. Les interlocuteurs doivent projeter du
sens, s’accorder sur ce qui est dit, saisir les mots. Car si
l’acte de parole n’est plus, l’action est réduite au silence.
Les bouches se ferment et pourtant l’impératif du geste
demeure : « Parle ».
Plus de photos de l’exposition :
Photographie de l’exposition « Helena Almeida. Corpus ».
Crédits : Anne-Sophie Furic
Photographie de l’exposition « Helena Almeida. Corpus ».
Crédits : Anne-Sophie Furic
Photographie de l’exposition « Helena Almeida. Corpus ».
Crédits : Anne-Sophie Furic
Photographie de l’exposition « Helena Almeida. Corpus ».
Crédits : Anne-Sophie Furic