Pour un commentaire littéraire Marguerite Duras, Moderato

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Pour un commentaire littéraire Marguerite Duras, Moderato
Clarisse Couturier-Garcia, Lycée Camille Jullian
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Pour un commentaire littéraire
Marguerite Duras, Moderato cantabile (1958)
Dans une ville portuaire, une jeune bourgeoise. Anne Desbaresdes, rencontre un ancien ouvrier de
l'usine de son mari. Elle va alors connaître une passion qui se développera tout au long du roman.
Après un rendez-vous avec cet homme , au cours duquel elle a glissé dans son décolleté une fleur de
magnolia au parfum puissant, elle doit rentrer chez elle pour partager un repas avec des invités. Sa
pensée est bien ailleurs.
Références du texte :
« Anne Desbaresdes boit de nouveau un verre de vin tout entier les yeux mi-clos. […] A la
cuisine, on annonce qu'elle a refusé le canard à l'orange, qu'elle est malade, qu'il n'y a pas d'autre
explication. »
Proposition de corrigé :
Le corrigé propose de découper clairement les étapes du devoir pour que vous puissiez bien vous
re-mobiliser sur la méthodologie et suivre la démonstration.
INTRODUCTION
PRÉAMBULE:
Dans l'introduction, il était nécessaire de donner le nom de l'auteur, Marguerite Duras,
(attention à bien lire ce genre d'informations), son époque (milieu du XXe siècle) ses œ uvres
les plus connues (L'amant de la chine du Nord qui a donné lieu à un film de cinéma très
remarqué ; Hiroschima mon amour, India Song, etc), l'époque de l'oeuvre nous invite à penser
qu'il s'agit du Nouveau Roman, mouvement littéraire qui remet en question la place de l'intrigue,
la déconstruction du personnage et la réflexion sur le point de vue.
ΠUVRE:
Moderato Cantabile, roman qui doit son nom à une indication de rythme dans une partition
musicale que l'enfant d'Anne D. s'obstine à ne pas respecter lors de ses leçons de piano, a lui
aussi donné lieu à une adaptation cinématographique portée par les comédiens Jeanne Moreau
et Jean-Paul Belmondo.
PASSAGE :
Cet extrait met en scène Anne D. dans un dîner bourgeois donné chez elle, juste après un
rendez-vous avec Chauvin, l'ouvrier de l'usine de son mari. Avec ce quasi-inconnu, elle n'a de
cesse d'échanger des suppositions à propos d'un crime passionnel survenu récemment dans le
quartier. Ce meurtre la trouble tout autant que ses échanges avec cet homme.
INTÉRÊT DU PASSAGE:
L'intérêt du passage proposé réside dans la mise en oeuvre d'une scène à la fois romanesque
et poétique vécue par un personnage esseulé.
PROBLÉMATIQUE :
Nous nous demanderons l'intérêt romanesque de superposer deux scènes, l'une réelle ancrée
dans la fiction et l'autre onirique mettant en scène l'intériorité du personnage principal.
Clarisse Couturier-Garcia, Lycée Camille Jullian
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ANNONCE DE PLAN :
Dans un premier temps, nous tenterons de montrer que le personnage principal, Anne, est mise
en scène de manière à apparaître isolée dans une scène pourtant à vocation festive.
Dans un second temps, notre analyse s'attachera à comprendre les symboles utilisés ici comme
vecteurs de poésie servant à un renouveau du projet romanesque.
DÉVELOPPEMENT
vous trouverez en bleu des remarques sur la langue, les figures de style, ... en italiques, les
citations du texte et en souligné, les interprétations...
PREMIÈRE PARTIE :
Je veux montrer ... (n'oubliez jamais que c'est ainsi que vous devez aborder l'exercice !)
I. Un personnage esseulé dans une soirée mondaine
A. La mise en scène du personnage
< Elle porte un nom (onomastique réaliste) et un prénom qui sont toujours donnés ensemble (on
retrouve cela régulièrement chez cet auteur) : "Anne Desbaresdes" (trois fois répété sans
crainte d'alourdir le texte, répétition volontaire) < c'est la seule à être nommée dans la scène,
les autres femmes sont réduites à un groupe nominal simple "d'autres femmes", "les femmes"
puis des pronoms, "elles", "l'une d'elles" pour enfin n'en être réduites qu'à un "on"
impersonnel et un "quelqu'un" qui occuperont toute la deuxième moitié du texte : cela montre
une volonté délibérée de dessiner un personnage doté d'une identité propre face à un groupe
anonyme et impersonnel (dans lequel se mêlent les invitées, sans doute aussi des hommes, le
mari d'Anne jamais évoqué et la domesticité). < le personnage apparaît seule face à un groupe
B. Un personnage quasi-immobile
< Les actions des personnages sont relatées au présent,laissant échapper tout dynamisme
narratif propre à un récit classique au passé. L'action n'en semble que plus lente et ralentie à
la manière d'un scénario de film : "Anne Desbaresdes boit de nouveau un verre de vin...Elle dé
couvre...D'autres femmes boivent...Sur la grève, l'homme siffle...". Cette manière de narrer les
actions successives dans une certaine linéarité a pour vocation de montrer une scène lente et
progressivement arrêtée sur le personnage principal à la manière d'un effet de zoom ciné
matographique. Il faut savoir que c'est un procédé que l'on retrouve régulièrement chez cet
auteur qui écrit ses romans à la manière de scenarii. Par cette manière de représenter la scène,
le narrateur nous donne le sentiment que notre regard ne doit s'attacher qu'à ce personnage dé
taché des autres. L'absence de variation dans la désignation pronominale "elle" semble
constituer un moyen d'obliger le lecteur à ne suivre que ce personnage immobile, attablé et isol
ée des autres. Elle n'agit pas, contrairement aux autres : "elle boit" quand les autres boivent
aussi mais avec une description plus active, marquée par le mouvement : "elles lèvent de même
leurs bras nus, délectables, irréprochable, mais d'épouses"et surtout elles mangent avec une
certaine avidité. La description les encombre de détails sensuels, on note une gradation
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charnelle de "nus" à "délectables", le dernier adjectif les associant visiblement à la nourriture
dont elles se délectent, mais aussi mais elle dote aussi d'une indication sociale : elles ont des
bras "d'épouses" ce qui signifie qu'elles demeurent dans la décence du jeu bourgeois, elles sont
prisonnières du jeu social alors qu'Anne semble "débarrassée"(jeu sonore sur son nom) de son
statut d'épouse; voilà en quoi ce personnage est différente et isolée des autres...
C. Une exclusion volontaire
Anne boit lorsque les autres mangent, marquant ainsi sa différence "les femmes se servent..Anne
D. vient de refuser de se servir" : elle fait naître par son refus le parfum du "scandale", le refus
du met principal signifie clairement ici la volonté de ne pas entrer dans le jeu bourgeois du dîner
mondain. D'un point de vue dramatique, le narrateur joue à opposer un plat qui circule avec
une personnification presque comique : "le canard suit son cours" à l'immobilité crispée d'Anne
qui ne parvient plus à donner le change, tant le vin fait son effet sur son self-contrôle : "elle
s'essaye encore à sourire, mais ne réussit encore que la grimace désespérée et licencieuse de
l'aveu". La conclusion devient un aveu "Anne est ivre". Le narrateur se plait à souligner les
difficultés à garder le masque social du personnage, qui ne peut qu'essayer et non réussir à
tromper l'assistance, ce qui devrait être un sourire, marque d'une séduction sociale, ne peut
que se transformer en une"grimace", terme associé à la souffrance, au mensonge, voire à la
pitrerie. Les adjectifs utilisés "désespérée" et "licencieuse" montrent à la fois la souffrance du
renoncement au masque bourgeois, la douleur de ne pouvoir être là où elle voudrait être, avec
l'homme, et malgré tout, le deuxième adjectif montre que le personnage a définitivement basculé
dans l'indécence et l'ivresse qui désinhibe.
DEUXIÈME PARTIE
Je veux montrer ...
II. Des symboles poétiques au service du roman
A. Des objets à portée symbolique dans une page de roman
La scène romanesque joue ici délibérément sur l'absence de péripéties et de dialogues consé
quents, pourtant il s'agit d'une scène de dîner pour laquelle l'horizon d'attente du lecteur serait
une profusion de conversations croisées, dévoilant les caractères. Le narrateur choisit un autre
parti pris, celui de ne pas laisser entendre les conversations mais de faire émerger uniquement
les courtes réponses d'Anne : "Non merci" est une réponse détachée de sa question initiale,
placée entre deux phrases qui échappent à la narration principale. A chacune des répliques, le
"non" est répété, surenchéri dans la dernière réplique par la négation de la dernière proposition
"C'est qu'il m'arrive de ne pas avoir faim". Seules cinq répliques sont retranscrites au discours
direct. Symboliquement, nous sommes presque face à un mutisme impoli de l'hôtesse au cœ ur
d'un brouhaha que l'on devine.
Le dîner trouve son point d'orgue dans le plat principal, un canard à l'orange. Le met est
apporté de manière théâtrale par des domestiques transparents "le service du canard à l'orange
commence" comme si l'action humaine était volontairement effacée devant l'objet servi. D'un
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point de vue symbolique, le personnel assigné au service est exclu du personnel romanesque et
n'est réduit qu'à une coordination de gestes. La fin du texte montre que cet ensemble de
personnes n'est désigné que par un "on" impersonnel et aseptisé, dans le cadre qui lui est
assigné "à la cuisine".
Le choix d'un met tel que le canard peut révéler l'intention élitiste de l'hôte, met raffiné,
"canard d'or", cuisiné de manière exotique avec un ingrédient sucré, l'orange. Le jeu de
contraste entre la viande et la saveur de l'agrume permet de mettre en scène des convives sé
duits, gourmands et impatients. Le comportement des femmes est théâtralisé à travers le choix
d'une description sensualisée : la confusion voulue par le narrateur entre la viande servie et les
femmes prête à une interprétation charnelle de cette "dévoration", acte presque cannibale ici :
"on les choisit belles et fortes, elles feront front à tant de chère" la confusion naît de cet
emploi volontairement vague "elles", est-ce les cuisses du canard, ou bien les femmes que l'on d
évore ? Toujours est-il qu'elles en arrivent à "défaillir", verbe qui appartient au vocabulaire du
plaisir et de la sensualité. Cette sensualité quasi-érotique est relayée chez Anne par l'évocation
à peine voilée "d'une autre faim". Elle ne partage pas les désirs de ses invitées, elle est dans
une autre dimension du désir et du plaisir que le vin et l'ivresse lui permettent d'entrevoir :
"Elle découvre à boire, une confirmation de ce qui fut jusque-là son désir obscur et une
indigne consolation à cette découverte". Cette échappée dans l'ivresse est teintée d'une
certaine culpabilité soulignée par l'emploi de l'adjectif "indigne".
Un autre objet symbolique vient enrichir le texte : le magnolia, dont la fleur en étoile fait écho
au cadre nocturne de la scène. C'est une fleur au puissant parfum qui évoque dans l'imaginaire
collectif l'amour et une certaine part de mystère. Ici, placée dans le décolleté du personnage,
"la fleur qui se fane entre ses seins" revêt une image érotique qui se mêle au souvenir de
l'homme auquel elle pense. Symboliquement, le parfum dans toute sa puissante bâtit un pont
entre la scène réelle et la scène imaginaire, avec l'homme, loin de la maison, sur le port.
B. Une intériorité du personnage marquée par une fuite symbolique et un personnage irréel qui
trouble la mise en scène de la fiction romanesque
Par le parfum de la fleur le personnage s'évade symboliquement du dîner bourgeois qu'elle a
organisé : elle refuse le rituel imposé par ses convives en ne participant pas aux conversations,
en ne prenant pas part à la "dévoration du canard" et en ayant de cesse d'imaginer une autre
scène parallèle à celle qu'elle vit véritablement. Là est tout l'intérêt de cette page de roman :
elle donne à voir au lecteur deux scènes distinctes, ce qui peut troubler une narration
traditionnelle. En effet, les repères spatiaux sont bousculés, le récit évoque deux lieux distincts
sans les coordonner : "à la cuisine", "la grève", "le port". C'est en ce point précis que l'on
reconnait une écriture cinématographique de Marguerite Duras. Dans l'adaptation à l'écran, le
mélange des scènes se fait de manière naturelle, c'est un simple changement de plans qui é
voque une certaine simultanéité. Or le récit romanesque ne donne pas de clef pour cette
superposition des scènes. Il n'y a pas de connecteurs logiques classiques comme une expression
telle que "pendant ce temps" ou "au même moment"... Le récit de Duras, relevant du Nouveau
Roman, refuse cette façon de guider le lecteur. Il est évident qu'ici nous sommes invités par cet
enchaînement des scènes comme ici : "Non merci. Sur les paupières fermées de l'homme...de
ce vent. Anne D. vient de refuser..." à comprendre que c'est un accès à l'intériorité d'Anne.
Le narrateur nous invite dans la fabrique même du personnage, et ainsi accepte de troubler la
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logique narrative à laquelle nous sommes habitués. C'est l'intrusion de cet homme qui n'est pas
nommé dans le texte qui vient troubler la scène. Est-il le produit de l'imaginaire du personnage
féminin ? Il est mis en scène sur la "grève", lieu éloigné de la maison d'Anne, "la plage"...Il
vient interférer dans le récit en introduisant une certaine sensualité qui s'articule autour des
sens : l'ouïe, "l'homme siffle une chanson", le toucher "il n'est pas impossible que cet homme ait
froid"," son corps est éreinté à froid, que rien ne réchauffe", la vue "sur les paupières fermées
de l'homme", l'odorat "l'odeur du magnolia, suivant les fluctuations de ce vent". Le parfum de la
fleur permet l'union symbolique des deux personnages que beaucoup de choses opposent, le lieu,
le statut social...Marguerite Duras choisit de rendre presque irréel ce personnage masculin en
faisant alterner sa présence dramatique avec celle d'Anne.
CONCLUSION
Ce passage qui appartient visiblement au genre romanesque tend à se rapprocher d'une certaine
poésie en choisissant de superposer deux scènes que tout oppose :
L'une est inscrite dans la fiction, chargée d'une réalité charnelle, celle de la nourriture, où tout
n'est que masque, rituel social, bruit de fond et absence de réels échanges, scène qui n'est pas
sans rappeler le festin de Gervaise dans L'Assommoir de Zola, avec la "dévoration" de l'oie qui
montre les appétits sociaux et sensuels d'une compagnie bruyante.
L'autre se trouve être une projection onirique de ce que pourrait être la relation avec cet
homme "de la rue", une scène nocturne sur une plage où il fait froid et où seuls les corps à
corps peuvent réchauffer.
L'ivresse procurée par le vin permet d'isoler Anne et lui offre une fuite possible hors de la fiction
première orchestrée par le narrateur. Le parfum de magnolia achève la jonction entre deux êtres
de papier que l'écriture, en les isolant l'un de l'autre sur un premier plan, parvient à réunir à
travers une narration de la superposition. La trame romanesque tissée par Duras trouve ici toute
une poésie nouvelle qu'il serait pertinent de comparer avec la poésie visuelle portée par Jeanne
Moreau dans l'adaptation cinématographique du roman.

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