Ce qui est naturel est-il normal ? Corrigé

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Ce qui est naturel est-il normal ? Corrigé
Ce qui est naturel est-il normal ?
Corrigé
Introduction
Le naturel est ce qui est conforme à la nature. Il est à la fois ce qui porte la marque de la vie et
de la spontanéité mais aussi ce qui correspond à une régularité. Dire d’un geste ou d’un fait
qu’il est « naturel », c’est dire qu’il s’est réalisé de lui-même et qu’il s’inscrit dans l’ordre des
choses. « Chassez le naturel », dit-on, « il revient au galop » : on ne résiste pas longtemps à
l’ordre de la nature. Par définition donc, le naturel se confond avec le normal : la normalité
désigne en effet très précisément la permanence ou la récurrence de caractères généraux. On
peut dire par exemple qu’une espèce vivante répond, par ses caractéristiques biologiques, à
une certaine norme. Un chien à trois pattes n’est pas « normal ». Et il est vrai qu’en règle
générale les chiens ont quatre pattes : c’est là l’ordre naturel des choses. Si donc dans la
nature, les exceptions n’infirment pas le bien-fondé des normes, c’est que le naturel se
confond toujours, par définition, avec la normalité. L’anormal est contre nature. Dans ces
conditions, comment envisager du naturel anormal ? Est-il possible de penser une nature hors
normes ? C’est ce que nous allons tenter d’examiner.
1. La nature comme principe de normalité
A. Qu’est-ce que la nature ?
On s’en tient à une conception bien trop générale de la notion de nature quand on en fait
l’ensemble de ce qui existe. On confond alors la nature avec l’univers, le grand Tout et on
néglige le fait que tout ce qui existe ne relève pas du naturel : une ville est-elle naturelle ? Les
événements dus au hasard sont-ils le fait de la nature ? Pour cerner plus précisément le sens
exact de la notion de nature, il faut restreindre son champ aux phénomènes qui se reproduisent
avec une certaine fréquence. Ce qui est naturel, c’est ce qui arrive le plus souvent. La nature
est un ordre général, qui tolère certes des exceptions mais représente dans son ensemble un
ensemble de rapports stables. Un hiver peut être plus rigoureux qu’un autre, un printemps
particulièrement précoce, mais d’année en année revient le cycle des saisons. Cette
caractérisation s’applique parfaitement au domaine originel de la notion de nature, à savoir la
vie. Les êtres vivants sont en effet, dans leur développement et leur reproduction, soumis à
des caractéristiques constantes mais qui n’empêchent pas la manifestation de la singularité
individuelle ni de nombreux écarts par rapport aux normes biologiques. Avec l’avènement de
la science moderne, la notion de nature a perdu sa référence à la spontanéité de la vie et s’est
confondue avec l’idée d’un ordre universel fixé par un ensemble de lois infrangibles, ne
souffrant aucune exception. Toutefois, en devenant physique et non plus seulement
biologique, la notion de nature n’a pas perdu, dans la plupart de ses usages, la référence à
l’idée d’un ordre relativement stable, et même précaire, comme dans l’équilibre écologique.
B. Ordre et norme
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Pour pouvoir parler de « nature », il faut donc pouvoir repérer, dans ce que l’on prétend être
« naturel », de la répétition, de la fréquence, bref de l’ordre. Mais la norme n’indique pas
seulement le fait d’une régularité. Elle désigne également une valeur : si l’on veut utiliser de
manière optimale tel instrument, il faut se soumettre à ses normes d’utilisation ; si nous
voulons ne pas être malades, nous avons intérêt à observer des normes d’hygiène et de santé.
D’une façon plus générale, les Anciens voyaient dans les règles naturelles de précieux
enseignements, garantissant, pour l’être qui les respecte, une vie heureuse. La normalité n’est
donc pas seulement, dans une perspective naturaliste, un ordre factuel mais également, pour
l’être qui relève de cette normalité, une condition d’optimalité. Les normes de la nature n’ont
pas le statut d’extériorité des lois naturelles : elles nous engagent, en tant qu’êtres vivants, et
formulent l’orientation implicite de nos actions et de notre être. Ainsi la notion de nature
humaine est-elle normative : elle nous révèle à la fois ce que l’homme est et ce qu’il doit être.
Mais l’ordre régulier en quoi consiste le fait de la nature existe-t-il vraiment ? Ne s’en tient-on
pas à la surface des choses quand on croit en l’existence de normes naturelles ?
2. La nature est-elle toujours normale ?
A. L’irrégularité naturelle
Quiconque croit en la nature sait que l’ordre naturel n’est pas universel mais seulement
général, autrement dit qu’il tolère des exceptions. Mais l’exception confirme-t-elle la règle ou
bien la conteste-t-elle ? On peut admettre qu’elle ne l’invalide pas si l’on suppose derrière
l’entorse à une régularité naturelle la réalisation d’une autre régularité, encore inconnue. Ainsi
l’observation du cours des planètes dans le ciel a-t-elle conduit des astronomes de l’Antiquité
à supposer que leur orbite fût circulaire. Pour rendre compte toutefois des écarts observés
dans la position des planètes par rapport à ce schéma de calcul (leurs mouvements
« rétrogrades »), ils durent supposer l’existence d’un autre mouvement rotatoire des planètes,
se combinant au premier. Un ordre caché peut se traduire en effet par du désordre dans l’ordre
apparent. Mais il est également possible d’attribuer l’irrégularité naturelle à un échec des
efforts de la nature à imposer son ordre. L’organisation de la nature tend à se reproduire mais
peut rencontrer, dans sa transmission, des obstacles. Dans le domaine de la reproduction des
êtres vivants, il arrive que les nouveau-nés d’une espèce présentent une malformation, un
écart par rapport au type normal spécifique. Ces variations individuelles n’invalident pas
l’existence du type général, valable pour l’ensemble de l’espèce. Tout se passe comme si
quelque chose, en l’être naturel, s’était opposé à la bonne réalisation du travail de la nature.
La tératologie (branche de la biologie portant sur les malformations graves) témoigne de la
fragilité des normes naturelles qui sont toujours transgressées, à des degrés variables, par
l’individu vivant. Les « monstres » (du latin monere , « qui attire l’attention »), c’est-à-dire les
individus biologiquement atypiques, ne sont pas si rares dans la nature.
B. La vie dans la nature
C’est la découverte de l’évolution, en particulier avec Darwin (1809-1882), qui a permis
d’ouvrir les yeux sur le fait qu’en matière d’espèces vivantes l’ordre, la régularité et la fixité
sont loin d’être toujours au rendez-vous. L’être vivant témoigne au contraire, au cours de la
reproduction de son espèce, d’une grande plasticité. Ce que les travaux des biologistes n’ont
cessé de montrer depuis, c’est la grande variabilité individuelle du vivant, au point que l’idée
même de malformation, d’anomalie ou d’anormalité est devenue la règle pour penser la vie :
ce qui est devenu normal aujourd’hui était hier l’exception. Au XIXe siècle, on rencontrait
une certaine variété de papillons dans les bois de bouleaux du sud de l’Angleterre. Leur
couleur blanche, sur l’écorce claire, les protégeait des oiseaux prédateurs. Avec
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l’industrialisation et la pollution de l’air qu’elle a entraînée, l’écorce de ces arbres s’est
noircie. Les papillons noirs qui, antérieurement, ne parvenaient jamais à vivre longtemps,
devinrent les plus avantagés. Les blancs disparurent : l’espèce devint noire. La pression
sélective du milieu consiste donc, à partir des petites variations individuelles du vivant, à
favoriser la reproduction d’un groupe d’individus avantagés qui va ainsi devenir le prototype
de la nouvelle espèce. Les êtres vivants ne se reproduisent donc jamais à l’identique : si une
même espèce de papillons engendre surtout des individus blancs, elle pourra également en
produire des noirs ou d’autres couleurs encore. C’est le milieu qui, dans la nature, décide de la
couleur dominante.
Ainsi, les espèces vivantes changent et évoluent avec le temps. La vie ne parvient jamais à
s’enfermer dans les normes qu’elle instaure pourtant elle-même. Principe d’innovation et de
transgression permanente, elle met en échec l’idée même de nature. C’est d’ailleurs peut-être
par peur de cette luxuriante et imprévisible dynamique de la vie que les hommes ont eu besoin
de croire en l’existence d’une nature soumettant la vitalité du vivant à un ordre immuable.
3. La fonction normalisante de l’idée de nature
A. La croyance en l’ordre naturel
L’univers obéit-il à un ordre stable ? Les lois de la physique sont-elles permanentes ?
L’observation ou la déduction de régularités dans l’expérience ne permettent pas d’aller
jusqu’à affirmer leur pérennité. Ce n’est pas parce que le soleil se lève tous les matins qu’il
s’est toujours levé et qu’il se lèvera toujours. L’ordre observable peut toujours n’être qu’une
phase provisoire du désordre. Si donc ce ne sont pas les faits qui imposent l’existence de
l’ordre naturel, il faut admettre que cet ordre relève de la croyance. La nature n’existe pas :
elle n’est qu’un objet de foi. Il n’est donc pas étonnant que derrière la confiance en l’ordre
éternel de la nature se dissimule souvent Dieu lui-même, un Grand Architecte, auteur et
garant permanent des lois naturelles.
La normativité de la nature et de ses règles traduit donc le désir de voir perdurer son ordre. Le
naturel est ainsi toujours normal et normalisateur. Il correspond non seulement à un monde tel
qu’il est, mais surtout tel qu’on voudrait qu’il continue à être. La croyance en la nature est
éminemment conservatrice. Elle semble émaner d’un amour de l’être, voire d’une haine du
changement.
B. La norme est humaine
Si la nature n’existe pas, si elle n’est que l’expression d’un désir de conservation de l’ordre
existant, alors elle ne représente aucun véritable fondement. C’est une fiction par exemple de
croire que les normes sociales ou morales doivent être l’expression de la nature de l’homme
ou du peuple. Ce qui doit être, c’est la volonté humaine et elle seule qui est en mesure de le
formuler. La nature ne fait pas droit. Réduite à sa vérité la plus stricte, elle n’est qu’un ordre
de fait. Seule la volonté peut décider d’ériger en normes ce que fait la nature. La loi du plus
fort est naturelle. Doit-elle devenir une règle de société ? En décidant de protéger les plus
faibles et les plus démunis, les lois de la Cité vont contre la nature. La normalité politique, ici,
n’a rien de naturel. Et inversement, le libre jeu de la loi du plus fort dans une société
représenterait une anormalité sur le plan éthique. Il est vrai qu’en société les hommes tendent
spontanément à se conformer aux usages et les moeurs se fixent toujours en normes. Mais le
poids de ces règles, sans doute indispensable puisque toute société humaine a ses conventions,
ne se noue en nécessité qu’avec l’illusion naturaliste. La fiction de l’ordre naturel consiste à
faire croire non seulement que le naturel est toujours normal, mais également que le normal
est toujours naturel. C’est là une manière d’abdiquer la responsabilité des normes que l’on
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revendique. S’il convient, par exemple, de préserver les équilibres écologiques de la planète,
ce n’est pas en vertu de quelconques normes naturelles mais bien plutôt selon la volonté
politique, ferme et déterminée, de sauvegarder la diversité et la richesse de la faune, de la
flore et des paysages dont nous avons hérité.
Conclusion
Ce qui est naturel est toujours normal. Car par définition, l’idée de nature se confond avec
celle de norme, au double sens de ce terme : à la fois factuel, de fréquence statistique, et
normatif, de règle. La norme est une règle qui tend à perpétuer un ordre existant et la nature
est l’idée que cette normativité est inscrite dans une spontanéité à l’oeuvre au coeur des êtres.
Les êtres vivants seraient et tendraient à continuer d’être ce qu’ils sont, aspirant même au
meilleur d’eux-mêmes. La volonté humaine ne peut que retrouver le plein exercice de sa
responsabilité en renonçant à l’illusion naturaliste qui revient à enfermer l’avenir dans les
formes du présent. Comme le soutenait le sophiste Protagoras, « l’homme est la mesure de
toutes choses » : son désir, sa volonté sont les seuls fondements légitimes de ses normes.
Orientations bibliographiques
Pour approfondir la lecture du corrigé
–
Aristote, Physique II, Hatier (1-a et 1-b*).
–
Sur la théorie des épicycles, élaborée pour rendre compte du mouvement rétrograde
des planètes, Kuhn, La Révolution copernicienne, Fayard (2-A*).
–
Darwin, L’Origine des espèces, La Découverte (2-B*).
–
Mayr, Histoire de la biologie, Fayard (2-B*).
–
Hume, Enquête sur l’entendement humain, Flammarion, coll. « GF » (3-a*).
–
Épicure, Lettre à Hérodote, Nathan (3-a*).
–
Kant, Fondements de la métaphysique des moeurs, Vrin (3-B*).
* Ces indications renvoient aux différentes parties.
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