DOC. n° 25 : Philippe de CHAMPAIGNE. Conférences de Philippe

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DOC. n° 25 : Philippe de CHAMPAIGNE. Conférences de Philippe
DOC. n° 25 : Philippe de CHAMPAIGNE. Conférences de Philippe de Champaigne.
Rébecca de Poussin, 7 janvier 1668, Conférence rédigée par Félibien.1
[...] Après des éloges que M. Poussin a si bien mérités, M. de Champagne voulant faire remarquer dans ce
tableau une circonstance qu'il n'approuvoit pas, protesta qu'il ne se portoit point à cette critique par un esprit téméraire et
méprisant, mais seulement pour s'instruire d'un doute et examiner tout ce qui peut servir à l'avantage de l'art, selon la
liberté qu'en a donnée l'illustre protecteur de l'Académie, qui veut qu'à force d'objections et de sages disputes on aille
chercher la vérité jusque dans sa source. Il dit donc qu'il lui sembloit que M. Poussin n'avoit pas traité le sujet de son
tableau avec toute la fidélité de l'histoire parce qu'il en avoit retranché la représentation des chameaux dont l'Écriture fait
mention, quand elle dit que le serviteur d'Abraham reconnut Rébecca aux soins officieux qu'elle prit de donner à boire à
ses chameaux, aussi bien qu'à lui. L'Écriture spécifie qu'en effet ces animaux burent de l'eau qu'elle leur donna, et qu'à
l'instant même elle reçut le présent des bracelets et des pendants d'oreille ; ce qui méritoit bien d'être marqué dans le
tableau pour prouver l'exactitude et la fidélité du peintre dans un sujet véritable. Il ajouta que peut-être prétendroit-on
excuser M. Poussin en disant qu'il n'a voulu représenter que des objets agréables dans son ouvrage, et que la difformité
des chameaux en auroit été une dans son tableau. Mais M. de Champagne soutint que cette excuse seroit frivole, et
qu'au contraire la laideur de ces animaux auroit même rehaussé l'éclat de tant de belles figures, car, selon lui, toutes les
choses du monde ne paroissent jamais tant que lorsqu'elles sont opposées à leurs contraires. La vertu n'étant pas
comparée au vice semble moins charmante et moins aimable, et M. Poussin même n'auroit jamais si agréablement
distribué la lumière dans son tableau, s'il n'y avoit jeté des ombres.
M. Le Brun prit encore la parole et demanda à M. de Champagne s'il croyoit que M. Poussin eût ignoré l'histoire
de Rébecca. Là-dessus M. de Champagne convint avec toute l'assemblée que M. Poussin avoit eu trop de lumière et
trop d'érudition pour avoir ignoré ce trait de l'histoire sacrée ; ce qui engagea M. Le Brun à dire que les chameaux
n'avoient pas été retranchés de ce tableau sans une solide réflexion ; que M. Poussin, cherchant toujours à épurer et à
débarrasser le sujet de ses ouvrages et à faire paroître agréablement l'action principale qu'il y traitoit, en avoit rejeté les
objets bizarres qui pouvoient débaucher l'oeil du spectateur et l'amuser à des minuties ; que le champ du tableau n'est
destiné que pour les figures nécessaires dans le sujet et pour celles qui sont capables d'une expression ingénieuse et
agréable, de sorte qu'il n'avoit pas dû être occupé par une suite de chameaux, aussi ingrate pour le travail
qu'embarrassante pour le nombre ; car la Genèse fait mention de dix chameaux, et s'il avoit fallu traiter le sujet avec la
fidélité et l'exactitude que les critiques prétendent, on en devoit ponctuellement mettre dix et faire une caravane
complète ; que M. Poussin faisoit souvent réflexion sur ce mélange incompatible et disoit, pour maxime, que la peinture
aussi bien que la musique, a ses modes particuliers, et que, dans la proportion harmonique des anciens, le mode
phrygien destiné pour les airs militaires n'entroit jamais dans le dorien qui étoit affecté au culte divin, et jamais le mode
ionien, entrecoupé de fredons, ne se mêloit avec l'éolien qui étoit simple et nature, chaque mode ayant ses règles
propres qui ne se confondoient point l'une avec l'autre ; que, sur cet exemple, M. Poussin, ayant considéré les
espèces particulières des sujets qu'il traitoit, y supprimoit les objets, qui, à force d’être dissemblables, y auroient été
difformes, et il les regardoit comme de légères circonstances qui, étant retranchées, ne faisoient aucun préjudice à
l'histoire. Il disoit que la poésie en usoit ainsi, et ne permettoit pas que dans un même sujet l'expression aisée et
familière du poême comique se mêlât avec la pompe et la gravité de l'héroique. M. Le Brun ajouta encore aux
remarques de M. Poussin que la poésie évitoit même le récit des actions bizarres dans un ouvrage sérieux, et qu'un
excellent poête de notre temps, décrivant le combat d'Alexandre contre Porus, avoit retranché de sa narration que Porus
étoit alors monté sur un éléphant, de peur que, faisant mention d'une espèce de monture rejetée de nos escadrons, il
n'effarouchât l'oreille de ses auditeurs, et que la matière principale ne fût troublée par ce petit détail qui est contraire à
nos manières de combattre. Pourra-t-on dire avec justice que l'histoire sacrée et la profane aient reçu une atteinte
quand d'un côté on aura négligé de parler de l'éléphant, et que de l'autre côté on aura retranché la représentation des
chameaux ? Pour mieux autoriser cette opinion, M. Le Brun y joignit encore un exemple digne de vénération et dit que
d'ordinaire, en représentant Jésus-Christ mourant sur le Calvaire, on n'y faisoit paroître que cinq figures, et trois le plus
souvent, quoiqu'il soit bien constant qu'il y vint alors de Jérusalem une foule d'autant plus grande que la solennité de la
fête de Pâques y avoit attiré presque tout le peuple de la Judée.
En cette occasion les peintres ne peuvent pas supposer avec vraisemblance que la multitude regardoit de loin le
spectacle, car qui auroit empêché qu'elle n'approchât, et n'est-il pas bien apparent que la foule des juifs déjà prévenue
de la vie prodigieuse de Jésus-Christ, et curieuse d'en voir la fin environnoit de tous côtés le pied de la croix ? Mais les
peintres ont sagement considéré que s'ils étaloient un embarras si énorme, ils satisferoient mal la piété des personnes
contemplatives, parce que tant de divers objets interrompoient leurs méditations en leur ferveur. [...]
-------------------------------1. Conférences inédites de l'Académie royale de peinture et de sculpture, recueillies, annotées et précédées d'une étude sur les artistes
écrivains, par Henry Jouin, Paris, 1883.