Découvrez un extrait de deux pages d`Immortelle

Transcription

Découvrez un extrait de deux pages d`Immortelle
Jean-Christophe Rufin
de l’Académie française
Immortelle randonnée
Compostelle malgré moi
© Éditions Guérin - Chamonix, 2013. Tous droits réservés.
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Éditions Guérin
Chamonix
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L’organisation
L
orsque, comme moi, on ne sait rien de Compostelle avant de partir, on imagine un vieux
chemin courant dans les herbes, et des pèlerins
plus ou moins solitaires qui l’entretiennent en y laissant
l’empreinte de leurs pas. Erreur grossière, que l’on
corrige bien vite lorsqu’on va chercher la fameuse credencial, document obligatoire pour accéder aux refuges
pour pèlerins !
On découvre alors que le Chemin est l’objet sinon
d’un culte, du moins d’une passion, que partagent
nombre de ceux qui l’ont parcouru. Toute une organisation se cache derrière le vieux chemin : des associations, des publications, des guides, des permanences
spécialisées. Le chemin est un réseau, une confrérie,
une internationale. Nul n’est contraint d’y adhérer,
mais cette organisation se signale à vous dès le départ,
en vous délivrant la credencial, ce passeport qui est bien
plus qu’un bout de carton folklorique. Car, dûment fiché
comme futur ancien pèlerin, vous recevrez désormais
des bulletins d’études savants, des invitations à des
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sorties pédestres et même, si vous habitez certaines
villes, à des séances de restitution d’expériences, organisées autour de voyageurs fraîchement rentrés. Ces
rencontres amicales autour d’un verre s’appellent « Le
vin du pèlerin » !
J’ai découvert ce monde en entrant par une après-midi
pluvieuse dans la petite boutique sise rue des Canettes
à Paris, dans le quartier Saint-Sulpice, siège de l’association des Amis de Saint-Jacques. L’endroit détone, au
milieu des bars branchés et des boutiques de fringues.
Il fleure bon sa salle paroissiale et le désordre poussiéreux qui l’encombre a l’inimitable cachet des locaux
dits « associatifs ». Le permanencier qui m’accueille est
un homme d’un certain âge – on dirait aujourd’hui un
« senior », mais ce terme n’appartient pas au vocabulaire
jacquaire. Il n’y a personne d’autre dans la boutique et
j’aurais l’impression de le réveiller s’il ne se donnait pas
beaucoup de mal pour paraître affairé. L’informatique
n’a pas encore pris possession du lieu. Ici règnent toujours la fiche bristol jaunâtre, les dépliants ronéotypés,
le tampon baveux et son encreur métallique.
Je me sens un peu gêné de déclarer mon intention –
pas encore arrêtée, pensé-je – de partir sur le Chemin.
L’ambiance est celle d’un confessionnal et je ne sais pas
encore que la question du « pourquoi » ne me sera pas
posée. Prenant les devants, je tente des justifications
qui, évidemment, sonnent faux. L’homme sourit et
revient à des questions pratiques : nom, prénom, date
de naissance.
Il me conduit peu à peu jusqu’au grand sujet : est-ce
que je souhaite adhérer à l’association avec le bulletin
– c’est plus cher – ou sans, c’est-à-dire en payant le
minimum : il me donne les prix de chaque option. Les
quelques euros de différence lui semblent suffisamment
importants pour qu’il se lance dans une longue explication sur le contenu précis des deux formes d’adhésion. Je mets cela sur le compte d’un désir louable de
solidarité : ne pas priver de Chemin les plus modestes.
En cours de route, j’aurai l’occasion de comprendre
qu’il s’agit de bien autre chose : les pèlerins passent
leur temps à éviter de payer. Ce n’est souvent pas une
nécessité, mais plutôt un sport, un signe d’appartenance
au club. J’ai vu des marcheurs, par ailleurs prospères,
faire d’interminables calculs, avant de décider s’ils commanderont un sandwich (pour quatre) dans un bar, ou
s’ils feront trois kilomètres de plus pour l’acheter à une
hypothétique boulangerie. Le pèlerin de Saint-Jacques,
que l’on appelle un Jacquet, n’est pas toujours pauvre,
loin s’en faut, mais il se comporte comme s’il l’était.
On peut rattacher ce comportement à l’un des trois
vœux qui, avec la chasteté et l’obéissance, marquent
depuis le Moyen Âge l’entrée dans la vie religieuse ; on
peut aussi appeler cela plus simplement de la radinerie.
Quoi qu’il en soit, dès l’acquisition de la credencial,
vous êtes invité à respecter cet usage et à vous y conformer : que le pèlerin aille ou pas vers Dieu (c’est son
affaire), il doit toujours le faire en tirant le diable par
la queue.
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