LES RECENSEMENTS DANS LES BALKANS, ENJEU POLITIQUE

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LES RECENSEMENTS DANS LES BALKANS, ENJEU POLITIQUE
LES RECENSEMENTS DANS LES BALKANS, ENJEU POLITIQUE
Amaël Cattaruzza
Association Population et Avenir | Population & Avenir
2005/2 - n° 672
pages 14 à 15
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Cattaruzza Amaël, « Les recensements dans les Balkans, enjeu politique »,
Population & Avenir, 2005/2 n° 672, p. 14-15.
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ISSN
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LE POINT SUR…
enjeu politique
Dans de nombreux pays, l’organisation du recensement
est perçue a priori comme un problème essentiellement
technique. Comment quadriller le territoire et ses
populations ? Comment collecter les données ? Comment
les dépouiller et corriger les erreurs ou les lacunes de
manière à être le plus efficace et le plus précis possible ?
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D
par
Amaël
CATTARUZZA
1. Population d’origine latine au
sud du Danube, traditionnellement semi-nomade, parlant différentes formes d’aroumain.
2. Population slave musulmane
habitant essentiellement au sud
du Kosovo, ayant ses propres traditions et sa langue (le goranski,
proche du macédonien).
ans les Balkans, au contr aire, les r ecensements
sont plus souv ent perçus comme un pr oblème
politique, et cela pour deux r aisons, l’une
d’ordre structurel et l’autre conjoncturel.
La nationalité n’est pas
la citoyenneté
Tout d’abord, l’identité nationale des peuples constitutifs de
cette région est quelquefois « mouvante » et en devenir, du
fait notamment de la distinction très mar quée entre l’identité nationale et la citoyenneté. En effet, dans tous les pays de
l’ex-Yougoslavie, si la question de la citoyenneté paraît évidente, suivant l’État dans lequel la personne est administr ativement recensée, la question de la nationalité, en
revanche, n’est pas toujours bien définie et peut même, dans
certains cas, se transformer en véritable dilemme.
Comment un enfant issu d’un mariage « mixte » doit-il se
déclarer ? Et que dir e de ceux qui av aient, bien souvent par
conviction, l’habitude de se déclar er « Yougoslaves »… Que
dire encore de ces « micro-minorités » peu reconnues, ou mal
perçues que sont les Roms, les Valaques1, les Gorans2 ? Il est
d’autant moins facile pour les peuples des Balkans de se
définir et de s’identifier que l’histoir e complexe de ces
contrées est por teuse de messages et de signes contr adictoires rendant possible de multiples interprétations.
1 . R é pa rt i t i o n d e l a p o p u l at i o n m o n t é n é g r i n e
1981
Recensement
Catég. nationales population
%
Monténégrins
1991
2003
population
%
population
%
400 488
68,5
380 467
61,9
273 366
40,6
Serbes
19 407
3,3
57 453
9,3
201 892
30,0
Yougoslaves
31 243
5,4
26 159
4,3
0
0,0
Musulmans
78 080
13,4
89 614
14,6
28 714
4,3
Bochniaques
0
0,0
0
0,0
63 272
9,4
Albanais
37 735
6,5
40 415
6,6
47 682
7,1
Croates
6 904
1,2
6 244
1,0
7 062
1,1
Roms
1 471
0,3
3 282
0,5
2 875
0,4
Autres
8 982
1,5
11 401
1,9
47 793
7,1
584 310
100,0
615 035
100,0
672 656
100,0
population totale
Source : Institut de Statistique Républicain, République du Monténégro.
14
Ensuite, du fait de la redéfinition violente des frontières et des
peuples de la région au cours des quinz e dernières années,
certaines identités ont une portée subversive. En effet, il n’est
pas neutre de se r evendiquer Serbe ou Bochniaque 3 à Banja
Luka (Bosnie-Herzégovine), de se dire Croate ou Bochniaque à
Mostar (Bosnie-Herzégovine), Serbe ou Cr oate à Knin ou à
Vukovar (Croatie), Yougoslave à Belgr ade, Monténégrin à
Cetinje (Monténégro), Albanais à Bujano vac (Serbie du sud),
etc. En Macédoine, la question de la déclaration de l’affiliation
ethnique est aussi l’objet des enjeux politiques en par ticulier
entre les minorités musulmanes (Albanais, Turcs et Macédoniens musulmans). Cela est encore plus net au niveau local,
les personnes choisissant l’une de ces nationalités en fonction
des contraintes du moment (rapport de force, pressions...)
Les simples affirmations nationales peuv ent donc sousentendre, suivant le lieu où elles sont r evendiquées, une prise
de position politique, si ce n ’est réellement, au moins dans
l’imaginaire collectif, une cer taine conception de l’Histoir e et
du territoire, et même une possible r emise en question des
nouveaux État-Nations émergeants. Ainsi, bien que techniquement similaires à ceux pr atiqués en E urope occidentale, les
recensements dans les Balkans présentent des enjeux qui
dépassent la simple gestion administrative locale et nationale.
Un cas d’école : les considérables
fluctuations nationales
au Monténégro
Le Monténégro, petit Etat pluricultur el surplombant l’Adriatique entre la Cr oatie, la Bosnie-Herzégo vine, la Serbie et
l’Albanie, pourrait presque devenir un nouv eau paradigme
illustrant le caractère fluctuant des catégories nationales
dans les Balkans. En effet, les résultats du dernier recensement d’octobre 2003 sont assez surpr enants si on les compare aux résultats des r ecensements précédents, essentiellement ceux de 1981 et de 1991.
L’étude comparative des trois derniers recensements révèle
de profondes dissymétries quant à la distribution des différentes nationalités dans le pays. Ces différences sont déroutantes à pr emière vue car la structur e globale de la population n’a pas radicalement changé du point de vue
démographique. En effet, par r apport à d’autres pays de la
zone (la Croatie et la Bosnie-Herzégo vine en par ticulier), le
Monténégro a été beaucoup moins touché sur le plan
humain par les conflits yougoslaves (guerres de Croatie et de
Bosnie-Herzégovine, conflit du Kosovo)4. Rappelons que si
les troupes monténégrines ont participé aux guerres de
Croatie et de Bosnie-Herzégovine au côté de l’Armée yougoslave (avec les Serbes), aucun combat n’a jamais eu lieu sur
le territoire monténégrin.
Une hausse de 900 % des habitants
se déclarant Serbes !
Au cours des 22 ans qui séparent le recensement de 1981 de
celui de 2003, la population s’est accrue essentiellement du
fait du taux d’accroissement naturel (11,3 pour mille en 1981,
8 pour mille en 1991 5). Le solde migratoire, bien que légèr ement positif du fait de l’installation dur able de réfugiés après
les conflits, r este à un faible niv eau (estimé à +7 124 habitants pour l’ensemble de la période 1991-2003). La population
Population & Avenir • n° 672 • Mars-avril 2005
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Les recensements
dans les Balkans,
Des réponses
à portée subversive
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LE POINT SUR…
Le recensement comme outil
d’expression politique
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Cette porosité des catégories nationales s’explique non par des
bouleversements démographiques drastiques de la population
en présence (nettoyages ethniques, déplacements forcés, etc.),
mais par un contexte par ticulier dans lequel l’appar tenance
nationale prend une connotation politique for te. Ce contexte,
c’est la prise de pouv oir des mouv ements indépendantistes
monténégrins en 1997, représenté par Milo Djukanovic, alors
que le Monténégro est encore actuellement lié à la Serbie dans
le cadre de la Communauté d’Etats de Serbie-et-Monténégr o.
Ainsi, pour un habitant du Monténégro, se déclarer « Serbe » au
recensement de 2003 n’est pas qu’un critère d’affirmation identitaire. Cela signifie aussi le rejet du parti au pouvoir et l’attachement à un système fédéral avec la Serbie.
D’ailleurs, pendant les mois qui l’ont précédé, le recensement
d’octobre 2003 a fait l’objet d’une véritable « campagne électorale » des par tis d’oppositions pr o-serbes sur le thème
« Vous déclarer Serbe ne fera pas moins de vous un Monténégrin ». Le résultat est ce glissement significatif d’une par tie
des « Monténégrins » vers la catégorie nationale « Serbe ».
Enfin, le dédoublement de la catégorie « Musulmans7 » des
recensements de 1981 ou 1991 en « Musulmans » et « Bochniaques » au recensement de 2003, et l’inv ersion nationale
que cela a engendrée, est dû à la guerre de Bosnie-Herzégovine et aux événements qui l’ont accompagnés. En effet,
pour consolider le sentiment national des « Musulmans » de
l’ex-Yougoslavie et compte tenu de la for te connotation religieuse du terme les qualifiant, l’intelligentsia des « Musulmans » de Bosnie-Herzégo vine décide en 1993, en plein
conflit, d’adopter pour leur communauté nationale la dénomination de « Bochniaque ».
4. Cf. carte page 20 de ce numéro.
5. Selon Branko Radojicic, 2002,
Geografija Crne Gore [Géographie
du Monténégro], Podgorica, Danu.
De façon générale, la fécondité s’est
beaucoup abaissée dans cette
région. Cf . Dumont, Gérard-François, Les populations du monde,
Paris, Éditions Armand Colin,
deuxième édition, 2004.
6. Le terme « Musulman » avec
un « M » majuscule était employé
depuis la fin des années 1960 en
Yougoslavie en tant que catégorie
nationale reconnue par la réglementation, et n’avait pas forcément
de connotation religieuse. Il s’appliquait donc indifféremment à des
populations croyantes ou athées.
En retour, au Monténégr o, cette décision a entr aîné une
double réaction d’adhésion ou de r ejet de ce nouvel intitulé
national, qui tend pr ogressivement à pencher en fav eur du
mot « Bochniaque ».
L e s m i n o r i t é s n at i o n a l e s a c t u e l l e s
e n e x - Yo u g o s l av i e ( 2 0 0 5 )
AUTRICHE
Minorités
H
HONGRIE
SLOVÉNIE
H
I
CROATIE
I
C
H
T
S
Mer Adriatique
H
C
S
S
République
Serbe de Bosnie
S
C
A
B
Bu
C
G
H
I
S
T
Albanais
Bochniaques
Bulgares
Croates
Gorans
Hongrois
Italiens
Serbes
Tchèques
C
C
BOSNIE- C
HERZÉGOVINE
S
SERBIE
Fédération
croato-musulmane
Majorité :
Bochniaques
Croates
Kosovars
Macédoniens
Monténégrins
Serbes
Slovènes
Des Yougoslaves devenant
« Autres » ou « Serbes »
Un processus un peu similaire peut s’appliquer à la catégorie
« Yougoslaves », existant aux recensements de 1981 et 1991, et
qui disparaît au recensement de 2003 au Monténégr o, faute
d’Etat yougoslave existant. Les personnes ayant continué à se
déclarer « Yougoslaves » se trouvent désormais classées dans
la catégorie « Autres », ce qui explique en partie ce gonflement
des chiffres la concernant. Rappelons toutefois que, face aux
indépendances de la Slovénie, de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine puis de la Macédoine, une troisième fédération yougoslave s’était formée en 1992, composée de la Serbie et du
Monténégro. Celle-ci a officiellement disparu en février 2003
sous la pr ession des indépendantistes monténégrins pour
être remplacée par la Communauté d’Etats de Serbie-et-Monténégro, dont les liens sont à la fois plus lâches et plus
souples. Dans la Yougoslavie titiste, se considérer « Yougoslave » au Monténégro était lié au communisme et au car actère
pluriculturel de l’Etat. Dans la Yougoslavie restreinte de 1992,
l’identité yougoslave s’est peu à peu détachée de ces v aleurs
pour se rattacher aux valeurs fédérales et à l’union avec la Serbie contre l’indépendantisme monténégrin. Il est fort probable
qu’une partie des anciens « Yougoslaves » se soient déclarés
en 2003 « Serbes », ce qui est un facteur supplémentaire expliquant l’important accroissement de cette catégorie.
3. Il est nécessaire de distinguer les
« Bosniaques », qui sont les habitants de la Bosnie-Herzégovine,
toutes nationalités confondues, et
les « Bochniaques » ou « Musulmans », population vivant principalement en Bosnie-Herzégovine,
en Serbie et au Monténégro qui
s’identifie par sa culture islamique.
B
B
B
KOSOVO
Kosovo
C
N
0
A
E
O
S
100
200 km
ALBANIE
G
A
Le besoin de réaffirmation
ou de réappropriation
Les résultats du recensement monténégrin montrent la complexité des pr ocessus de r edéfinition identitaire provoqués
par les crises yougoslaves. Ils confirment la difficulté de saisir
en terme numérique la répartition des communautés nationales majoritaires ou minoritaires dans les Balkans et incitent
donc les cher cheurs, les enseignants ou les acteurs politiques sur le terr ain à la plus gr ande prudence. Le caractère
fluctuant des r elations intercommunautaires et interétatiques peut rapidement reconfigurer les car tes de nationalités actuelles. De même, les catégories nationales existantes
aujourd’hui peuvent elles-mêmes cacher des divisions
internes très importantes qui rendent caduque tout raisonnement général les concernant. Finalement, ces pr ocessus
nationaux fluctuants sont révélateurs d’un phénomène universel : la fragilité des sentiments nationaux et leur besoin
constant de réaffirmation et réappropriation. ●
Population & Avenir • n° 672 • Mars-avril 2005
Bu
S
MONTÉNÉGRO
MONTENEGRO
S
A
S
A Bu
A
MACÉDOINE
7. En précision de la note précédente,
rappelons que, dans l’ancienne Yougoslavie, le terme « Musulman »
avec une majuscule qualifie, à partir
de 1968, la catégorie nationale
(narod) des slaves de culture islamique, qu’ils soient ou non pratiquants ou croyants. L’administration
yougoslave avait, en effet, créé plusieurs statuts juridiques concernant
ses populations. La catégorie naroddésignait les populations « dont la majorité
des ressortissants vit dans le pays »
(Roux, 1991, Les Albanais en Yougoslavie, Edition de la Maison des
Sciences de l’Homme, Paris, p.30),
tandis que celle de narodnost désignait les populations « représentées
en Yougoslavie, mais dont la majorité se trouve au-delà de la frontière, où
elle constitue la plupart du temps un
autre Etat » (Ibid., p. 31). C’était par
exemple le cas des Hongrois vivant
en Yougoslavie. Cf. Boulet, François,
«Les minorités hongroises en Europe
centrale », Population & Avenir,
n° 669, septembre-octobre 2004.
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Premièrement, on constate que la proportion de « Monténégrins » dans la population est passée de 68,5 % en 1981 à
40,6 % en 2003. Parallèlement, la proportion de « Serbes » a
augmenté puisqu’elle est passée de 3,3 % en 1981 à 30,0 %
en 2003. La catégorie « Yougoslaves » a complètement disparu tandis qu’une nouvelle catégorie « Bochniaques » est
apparue qui semble aujour d’hui diviser les « Musulmans6 »
du Monténégro. Les autres catégories (Albanais, Cr oates,
Roms) sont restées à peu près stables, si ce n’est la catégorie « Autres » qui est passée de 1,5 % à 7,1 %.
Être « Musulman »
ou « Bochniaque » ?
© Emmanuelle Chaveneau - Population & Avenir.
monténégrine apparaît donc relativement stable, et son év olution est en grande partie due à des facteurs endogènes. Les
résultats du r ecensement concernant les catégories nationales sont donc déroutants sur plusieurs aspects.