MÉMOIRES D`HADRIEN OU À LA RECHERCHE DE L`

Transcription

MÉMOIRES D`HADRIEN OU À LA RECHERCHE DE L`
MÉMOIRES D’HADRIEN
OU À LA RECHERCHE DE L’« HOMO VIATOR »
PAR L’« HOMO SCRIPTOR »
par Dumitra BARON (Université Lucian Blaga, Sibiu)
Le voyage est considéré comme l'une des dimensions
fondamentales de l'expérience humaine et dans beaucoup de religions
et de philosophies il représente l'image même de l'existence. Quitter
son lieu signifie aussi abandonner son identité, ce qui conduit parfois
à une interrogation constante de ses certitudes et à une remise en jeu
de son univers. On a souvent associé l’image du voyage à celle de
l’acte d’écrire. Des rapprochements habituels, nous retenons pour
l’analyse de Mémoires d’Hadrien, seulement les aspects suivants :
voyager et écrire supposent tous les deux le parcours d’un espace
(géographique, réel, dans le premier cas, et littéraire, imaginaire,
dans le deuxième), la rencontre possible avec l’autre (pour lequel l’on
est l’étranger), ainsi qu’une expérience à la fin de laquelle le voyageur
(l’homo viator ou l’homo scriptor) n’est plus le même, son identité
étant changée, altérée (Je est un autre). À ces éléments s’ajoute
parfois le besoin du voyageur d’enregistrer, de noter ses
« impressions » de voyage, d’inscrire ses états quotidiens et ses
interrogations, incertitudes et craintes. Le journal de bord d’un
véritable voyageur trouvera son équivalent dans l’espace littéraire
sous la forme d’un journal de l’œuvre en train de se faire. L’étude des
« Carnets de notes de Mémoires d’Hadrien » est révélatrice de ce point
de vue, étant un document poïétique par excellence, qui atteste le
parcours de la création de l’œuvre de Yourcenar.
En partant de l’idée que la poïétique représente la science qui
étudie l’activité spécifique par laquelle l’œuvre est créée, le rapport
qui unit l’artiste à l’œuvre en train de se faire (poïein – faire,
fabriquer), nous employons un de ses concepts fondamentaux,
l’impersonnalisation créatrice, afin d’observer la manière dont, à
travers l’œuvre de Yourcenar, se produit la rencontre avec l’autre.
47
Dumitra Baron
Dans le cas de Yourcenar on assiste à une double
impersonnalisation : d’une part, celle qui est la caractéristique de
toute activité créatrice (le dépassement du moi biographique), d’autre
part, la deuxième résulte du fait que l’écrivain ne choisit pas un
objet, comme le miroir ou la littérature, pour s’impersonnaliser à la
manière de Proust ou de Cioran, mais un autre être, un personnage
de l’histoire, l’empereur Hadrien. La nouveauté est donnée par la
distance temporelle parcourue en vue de l’impersonnalisation (18
siècles) ainsi que par le fait que l’empereur lui-même dans l’œuvre de
Yourcenar est un écrivain qui parcourt à son tour le même trajet
scriptural qui le fait aboutir à l’état d’altérité. Il ne s’agit point de
créer un roman historique, mais de se substituer en pensée et en
souvenir à la personnalité et à la conscience d’Hadrien.
Le lecteur qui parcourt Mémoires d’Hadrien assiste au
cheminement créateur du personnage, dans la mesure où la lecture
des « Carnets de notes » lui offre l’expérience du cheminement
créateur de l’écrivain. Les deux lectures constituent les « jalons du
système poïétique yourcenarien ayant une configuration partiellement
définie par le hasard ».1 Et le personnage et l’écrivain essaient de
trouver la voie qui les conduit à leur moi profond, intérieur, entreprise
qui se révèle plus importante que la recherche du pouvoir ou de la
gloire.
Hadrien essaie de trouver l’identité de son moi, recherche qui
représente le but central de l’œuvre, énoncé (en latin) dès son incipit
et repris (en français cette fois-ci) à la fin du livre : « Petite âme, âme
tendre et flottante, compagne de mon corps, qui fut ton hôte, tu vas
descendre dans ces lieux pâles, durs et nus, où tu devras renoncer
aux jeux d’autrefois » (MH, p. 316) 2. Les Mémoires d’Hadrien peuvent
être lus comme un récit ayant comme thème l’entreprise de la
connaissance de soi : « Je compte sur cet examen des faits pour me
définir, me juger peut-être, ou tout au moins pour me mieux connaître
avant de mourir » (MH, p. 29-30). Vivre ses contradictions, se garder
d’adhérer à quelque système que ce soit, « essayer une fois pour
toutes chaque méthode de conduite », tout cela montre l’aventure
Valentina FALAN, « Sous le signe du hasard (Une lecture poïétique de quelques
pages de L’Œuvre au Noir de Marguerite Yourcenar) », L’Approche poïétique
/poétique, n° 2, Craiova, Universitaria, 2001, p. 99.
2 Toutes les citations de Mémoires d’Hadrien renvoient à l’ éd. Gallimard, coll. Folio.
1
48
Mémoires d’Hadrien ou à la recherche de l’ « homo viator »
par l’ « homo scriptor »
d’une existence qui se construit en même temps que l’œuvre : « […]
l’aventure de mon existence prend un sens, s’organise comme dans un
poème » (MH, p. 297). D’ailleurs les livres ont représenté « ses
premières patries » (MH, p. 43), dans la mesure où les langues,
notamment le grec, constituaient de véritables outils pour exprimer
la beauté du monde « tout ce que les hommes ont dit de mieux a été
dit en grec » (MH, p. 45). On voit se construire simultanément avec
l’œuvre une identité du personnage qui se situe sous le signe du
multiple, de la variation, de l’incertain, du pluriel : « J’hébergeai ainsi
l’officier méticuleux, fanatique de discipline, mais partageant
gaiement avec ses hommes les privations de la guerre ; le
mélancolique rêveur des dieux ; l’amant prêt à tout pour un moment
de vertige ; le jeune lieutenant hautain qui se retire sous sa tente
[...] ; l’homme d’État futur [...] le petit jeune homme, [...] le beau
parleur frivole, […] le soldat [...]. Et mentionnons aussi ce personnage
vacant, sans nom, sans place dans l’histoire, mais aussi moi que
tous les autres, simple jouet des choses […] » (MH, p. 66). Le moi
éparpillé, qui se sentait « différent, prêt à d’autres choix »,
« multiple », essaie de trouver un élément de cohésion qui puisse le
rendre « soi-même avant de mourir ». Cette connaissance suprême est
intuitivement liée à la mort, à la fin que la sensibilité poétique
d’Hadrien retrouve même dans les vraies significations des mots : « je
songeai que les mots d’achèvement, de perfection, contiennent en eux
le mot de fin » (MH, p. 192-193). L’art demande des sacrifices et, de
la même manière, la construction artistique du moi nécessite une
lucidité qui ne devient totale et révélatrice que dans la proximité de
la mort : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts… » (MH,
p. 316).
On observe que le cheminement vers l’inconnu implique la remise
en cause des valeurs existantes, le dépassement des limites de la
condition commune afin d’affirmer sa différence, de multiples
épreuves initiatiques, des illuminations fulgurantes ainsi que le
sentiment d’une autonomie absolue. Tout cela est possible grâce à la
capacité réflexive de l’auteur, l’homo faber devenant le faber sapiens
(René Passeron), le créateur qui se contemple durant et après l’acte
de création. C’est une « attitude de dédoublement critique, qui fait,
comme l’a démontré Valéry, dans ses Cahiers, de la lucidité de soi-
49
Dumitra Baron
même, un objectif de la création littéraire »3. Yourcenar vit
pratiquement avec ses œuvres et le hasard joue un rôle fondamental
dans le genèse de celles-ci. La création du livre suppose un va-et-vient
continu entre des périodes favorables et des moments stériles à la
rédaction. L’écrivain traverse
plusieurs états
d’âme (du
découragement et du désespoir jusqu’à l’exaltation et à la
détermination) : « depuis ce moment, il ne fut plus question que de
récrire ce livre coûte que coûte » (MH, p. 328).
L’analyse approfondie des « Carnets de notes de Mémoires
d’Hadrien » suppose la découverte, d’une manière fragmentaire, du
parcours de la création de l’œuvre. Nous devons souligner le travail de
recherche, les nombreuses lectures de diverses sources en vue d’une
maîtrise parfaite de l’atmosphère qui caractérisait l’époque
d’Hadrien. En tant que journal de création, les « Carnets »
témoignent de l’essai d’approximation du meilleur point de vue pour
écrire le livre, ainsi que des expériences avec le temps entreprises par
Yourcenar pour acquérir une mémoire du IIe siècle, « pour apprendre
à calculer exactement les distances entre l’empereur et moi » (MH
p. 323). Ces efforts l’aident non seulement à « combler la distance qui
la sépare d’Hadrien », mais surtout à combler « celle qui la séparait
d’elle-même » (MH, p.326). L’auteur nous dévoile aussi quelques-unes
de ses recettes de création : « L’une des meilleures manières de
recréer la pensée d’un homme : reconstituer sa bibliothèque » (MH,
p. 327). Il lui faut apprendre comment « lire un texte du IIe siècle avec
des yeux, une âme, des sens du IIe siècle » (MH, p. 332). D’ailleurs
son but est celui de « [r]efaire du dedans, ce que les archéologues du
XIXe siècle ont fait du dehors » (MH, p. 327) car « [d]e notre temps, le
roman historique, ou ce que, par commodité, on consent à nommer
tel, ne peut être que plongé dans un temps retrouvé, prise de
possession d’un monde intérieur » (MH, p. 331). La découverte de la
meilleure approche dans la rédaction du livre, ainsi que celle du
dessein du personnage s’accompagne d’une sensation de bonheur, de
plaisir de « faire et refaire » le livre. Une fois trouvée la bonne clé :
« Portrait d’une voix. [...] Hadrien pouvait parler de sa vie plus
fermement et plus subtilement que moi » (MH, p. 330), le livre s’écrit
presque seul : « Si j’ai choisi d’écrire ces Mémoires d’Hadrien à la
Henriette LEVILLAIN (commente) Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar,
Paris, Gallimard, 1992, p. 14.
3
50
Mémoires d’Hadrien ou à la recherche de l’ « homo viator »
par l’ « homo scriptor »
première personne, c’est pour me passer le plus possible de tout
intermédiaire, fût-ce de moi-même » (MH, p. 330). Les mots prennent
l’initiative : « [l]es passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et
la connaissance de l’homme furent écrits ainsi d’un seul jet. Je ne me
souviens guère d’un jour plus ardent, ni de nuits plus lucides » (MH,
p. 329). Mais le voyage du faire de l’œuvre suppose aussi des
retouches, des corrections, des ratures. Il s’agit de revenir sur ses
pas, de reconsidérer le détail par rapport à la structure du tout, de
tâter le terrain en vue d’une meilleure réalisation de la
création de l’œuvre et de la création de soi-même parce que le
créateur est le résultat suprême de son faire : « C’est moi-même que
je corrige, disait Yeats, en retouchant mes œuvres » (MH, p. 345).
Toutes les fois que l’acte créateur s'instaure, l'impersonnalisation
créatrice (Je est un autre équivalent à la main qui écrit) apparaît
comme une règle d’or : « Parce qu’en somme l’écrivain est le secrétaire
de soi-même. Quand j’écris, j’accomplis une tâche, je suis sous ma
propre dictée, en quelque sorte » (YO, p. 156). Le syntagme « sous ma
propre dictée » ne devrait pas être interprété dans le sens de la
conscience du moi biographique, mais plutôt comme la « dictée » du
moi scriptural, « quelqu’un pour qui sa vie et les mots, ses livres et le
Temps paraissent consubstantiels »4. Yourcenar insiste d’ailleurs sur
l’idée que l’œuvre créée transforme l’auteur, dans ce sens elle reprend
les théories de Paul Valéry pour lequel la construction du poème est
la construction du poète. L’écrivain corrige souvent ceux qui essaient
d’affirmer qu’Hadrien représente son alter ego par la réplique
suivante : « Vous lirez un peu partout que : Hadrien c’est moi. […] On
devrait dire plutôt que je suis devenue Hadrien. La nuance peut
paraître délicate mais elle est capitale »5. La « magie sympathique »
dont l’équivalent poïétique serait « l’impersonnalisation créatrice », en
tant que « faculté à se transporter en pensée à l’intérieur de
quelqu’un » (MH, p. 330) fonctionne dans un double sens : Yourcenar
- Hadrien - Yourcenar. Les moyens d’évaluer l’existence humaine
énumérés par Hadrien valent aussi pour Yourcenar : « [...] l’étude de
soi, la plus difficile et la plus dangereuse, mais aussi la plus féconde
François NOURISSIER, « Yourcenar dialogue avec le Temps », Le Point, no 260, 12
septembre 1977, in Josyane SAVIGNEAU, Marguerite Yourcenar : L’invention d’une
vie, Paris, Gallimard, 1990, p. 371.
5 Lettre à Jacques Folch-Ribas, du 4 mars 1973, archives personnelles, in Josyane
SAVIGNEAU, op. cit., p. 231.
4
51
Dumitra Baron
des méthodes ; l’observation des hommes, qui s’arrangent le plus
souvent pour nous cacher leurs secrets ou pour nous faire croire qu’ils
en ont ; les livres avec les erreurs particulières de perspective qui
naissent entre leurs lignes » (MH, p. 30).
Yourcenar réussit à disparaître parfaitement derrière son
personnage, entreprise qui lui donne la possibilité de se définir, de se
parcourir à travers la création. La connaissance de soi, à laquelle
aspire Hadrien, et qui demande « une descente en soi et une sortie
hors de soi-même » supposera l’exploration de « cet étroit canton
d’humanité » (MH, p. 26) qu’incarne chaque homme, ainsi qu’une
manière pour l’auteur d’explorer les profondeurs de son âme.
L’écriture de l’autre devient l’écriture de soi. Marguerite Yourcenar
exprime « l’étrange dédoublement qui rend possible l’acte d’écriture »6.
Elle nous donne l’impression qu’Hadrien lui-même se raconte : « J’ai
occupé toutes les positions extrêmes tour à tour, mais je ne m’y suis
pas tenu ; la vie m’en a toujours fait glisser » (MH, p. 33). Pourtant,
« c’est, simultanément, une nécessité d’écriture de soi » qu’elle porte à
l’expression : « une grande partie de ma vie allait se passer à essayer
de définir puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout »
(MH, p. 321). Au moment de la création proprement dite « l’écrivain
est dépouillé de son individuel, de ses particularités psychologiques,
sociales etc., jusqu’à devenir un “moi sans moi” ». Écrire signifie donc
abandonner son identité individuelle, « se glisser hors de (son)
histoire », faire le vide autour de soi »7.
L’écriture de soi engendre la possession de soi, qui va de pair avec
l’envie de connaître (caractéristique essentielle de tout voyageur), de
découvrir le monde. Le même goût du voyage est partagé par
l’écrivain et son personnage. Si pour Hadrien « le sentiment
d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à [s]on Athènes
bien-aimée, pas même à Rome » (MH, p.138) représente une
constante existentielle (« étranger partout, je ne me sentais
particulièrement isolé nulle part », ibid.), chez Yourcenar on rencontre
le même penchant pour « les pays éloignés » où elle peut chercher les
Paul-Laurent ASSOUN, « Le signifiant impérial ; écriture de soi et passion du père »,
Analyses et réflexions sur Mémoires d’Hadrien. L’écriture de soi, Paris, Ellipses,
1996, p. 17.
7 Apud Anna Elisabeth SCHULTE-NORDHOLT, L’expérience de l’écriture dans
l’œuvre de Maurice Blanchot, Amsterdam, Centrale Drukkeny Universiteit van
Amsterdam, 1993, p. 291-295.
6
52
Mémoires d’Hadrien ou à la recherche de l’ « homo viator »
par l’ « homo scriptor »
similitudes et les différences entre les êtres. Si les critiques de la
création yourcenarienne considèrent que ce qui l’intéressait de sa vie
était plutôt ce qui pouvait être prétexte à la reconstruction littéraire,
nous devons observer aussi que l’auteur essaie paradoxalement de se
forger une identité d’après le modèle du personnage principal des
Mémoires d’Hadrien.
En conclusion, nous considérons qu’en écrivant l’œuvre, l’homo
scriptor a continuellement recherché l’homo viator. Au bout de la
route, il n'y a pas nécessairement du nouveau : « Un instant encore,
regardons ensemble les rives familières, les objets que sans doute
nous ne reverrons plus... » (MH, p. 316). Parfois, c’est le chemin qui
compte plus que le but ; ainsi, les yeux s’ouvrent et la relation de
voyage, variée tant en forme qu’en objet, affirme toujours ce décalage
du moi avec lui-même.
53

Documents pareils