Le sens du projet pour les personnes en très
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Le sens du projet pour les personnes en très
LE SENS DU PROJET POUR LES PERSONNES EN TRES GRANDE PRECARITE… Xavier EMMANUELLI - Président fondateur du SAMU social, responsable du réseau souffrance Je voudrais vous parler depuis mon point de vue et vous préciser pour cela que je suis, à l’origine, médecin anesthésiste-réanimateur. J’ai longtemps travaillé, il y a des années, au SAMU au moment ou celui-ci cherchait ses limites, son format. Lorsque j’ai rencontré la grande précarité, l’exclusion, j’ai pensé que nous pourrions mettre en place un service analogue au SAMU. C’est ce que nous avons appelé le SAMU Social. Mon intervention s’intitule « le sens du projet pour les personnes en grande précarité ». Mais quand on porte le diagnostic de très grande précarité, de quel projet s’agit-il ? Du projet que nous formulons pour la personne et dans son intérêt, ou du projet de la personne ? Décrypter le projet de la personne demande du temps et de l’attention, et plus on est dans la précarité moins on pense avoir le droit de formuler quoi que ce soit du désir ou du projet. La caractéristique de la grande précarité réside dans la disparition du projet personnel au fur et à mesure que disparaît l’autonomie et le libre arbitre. On peut dire que la grande précarité se caractérise par des spoliations successives dans les représentations de soi et du monde, du temps. Plus on rentre dans la précarité, plus on gèle les facultés des êtres à formuler le projet, en dehors de la survie immédiate qu’on porte avec soi. Cela transforme chaque être en victime qu’il faut assister. On voit bien, dans les médias chaque hiver, des gens qui ne savent pas où ils en sont et qui refusent l’hébergement alors qu’ils risquent de mourir de froid. Nous devons donc aller les prendre de force au besoin, et je dis bien « de force au besoin », pour les amener à l’abri parce qu’ils ne savent pas, ils ne savent pas où ils en sont. Nous avons un projet à leur place. Cette assistance aux victimes est précisément le projet du SAMU Social qui, en matière d’intervention d’urgence, se propose d’aider ces victimes à sortir de la dangerosité de leur état. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes allés à la rencontre de leurs désirs. L’urgence n’est en fait qu’un moyen, une méthode pour sortir les gens de la précarité et les placer dans la perspective d’une dynamique pour qu’ils gagnent une nouvelle autonomie. Nous devons donc nous intéresser aux gens personne par personne, sujet par sujet. Le SAMU Social, au cours de ses dix années de pratique, a pu se forger quelques idées sur la façon d’aborder ces victimes urbaines. Ce dispositif a quatre impératifs : - l’urgence : on considère qu’il faut sans tarder protéger les personnes en grande précarité contre l’environnement agressif dans lequel elles se trouvent, et aussi les protéger d’elles-mêmes. - La permanence des secours : les professionnels doivent travailler à tout moment, c’est à dire en dehors des horaires d’ouverture traditionnelle des institutions (la nuit, le week-end, pendant les vacances…). - Le mobilité : c’est la spécificité de cette intervention d’urgence qui part du principe que, à l’instar des victimes du champ sanitaire, les victimes sociales ne se représentent pas les possibilités de secours et ne vont donc pas les solliciter. C’est en conséquence aux secours de se déplacer. - La mise à l’abri : il faut protéger aussi vite que possible les personnes secourues pour les soustraire aux dangers, et en particulier à celui qui semble dominant c’est à dire au froid. Les équipes qui se portent devant les personnes ont quatre tâches à maîtriser : - La rencontre, qui n’est jamais évidente quand les personnes sont furtives, rejetantes ou agressives. - L’évaluation, le diagnostic qu’il faut savoir faire tant d’un point de vue médical, que psychique ou social. - Les premiers secours, les premiers soins et les premières démarches qui doivent toujours être bien codés pour être efficaces. - L’orientation puisqu’il faut pouvoir diriger les personnes une fois qu’on les a secourues. Le SAMU Social est donc un dispositif de l’urgence. Ses procédures, ses raisonnements sont très notifiés et reproductibles, ce qui débouche sur des cascades d’inférence. Le projet est non seulement de sortir les personnes de l’urgence mais encore de les mettre dans une dynamique qui va les conduire à l’autonomie. C’est un chemin qui est long, tortueux et plein d’embûches. Je vais parler du projet. Le projet pour Sartre est la manière pour la conscience d’exister, c’est à dire se faire et se refaire sans cesse et sans jamais se figer dans un état. La conscience c’est d’abord savoir se projeter dans le futur. L’homme n’existe, d’abord, que parce qu’il est contraint et conscient de se projeter dans l’avenir. Quand on croise dans la rue ou dans le métro une personne en grande précarité, non seulement on ne cherche pas spontanément à lui venir en aide (que ferait-on ?) mais on évite aussi sa proximité. Personne n’a envie de s’asseoir sur un banc à côté d’un clochard. Peut-être par ce qu’on est impuissant à faire quelque chose, peut-être parce qu’on a peur d’un geste imprévisible, ou peut-être parce que c’est l’image de notre propre déchéance que l’on fuit… Toujours est-il qu’on ne s’assoit pas à côté d’une telle personne, bien au contraire on fait un écart. Mais les gens, qui sont des sujets, s’aperçoivent bien qu’on les évite et qu’ils sont invisibles aux yeux des autres. Et lorsqu’on est invisible aux yeux des autres on est invisible à ses propres yeux. La représentation de soi-même est atteinte, on ne sait pas où on en est, on ne sait pas où est sa santé, on ne sait pas où est son corps. On cherche toujours à vérifier sa propre image à travers des aller-retours de séduction entre son regard et celui de l’autre. Sans ce mécanisme, l’image se délite et disparaît. Le projet de la conscience est, comme on l’a vu, d’investir le futur. Mais si on n’a pas d’identité, de quelle conscience dispose-t-on ? Le deuxième code qui est atteint est celui du temps. Lorsque dans une vie précaire, exclue, il ne se passe rien et il ne s’est jamais passé d’événement considérable, on pense qu’il ne se passera rien non plus dans le futur et on ne peut donc pas s’y projeter. La précarité, qui vous livre à une vie sans destin, vous condamne à être prisonnier du présent. C’est un présent qui se répète. Le code du corps et le code du temps disparaissent. D’autres codes sont atteints, comme celui de l’autre en particulier. Lorsque j’approche quelqu’un j’ai une parade d’approche, de politesse. Quand on est dans la précarité, on ne se sert pas de cette parade d’approche, on est dans la pulsion immédiate, les circonvolutions ne sont pas utiles. L’accès aux autres est donc rendu plus difficile puisqu’on n’a pas les clefs qui permettent d’aborder l’autre. Le code de l’altérité disparaît aussi. Enfin, la représentation du monde qui nous paraît tout à fait naturel (le social, le psychiatrique, le culturel, l’hôpital…) représente un effort d’abstraction dont sont privés, petit à petit, les gens dans la précarité. Dans ces conditions il est extrêmement difficile de se représenter le moindre projet alors que, il n’y a encore pas si longtemps, les travailleurs sociaux s’adressaient à ces personnes en leur demandant quel était leur projet de vie. Mais pour avoir un projet de vie faut-il encore pouvoir formuler qui l’on est, et ce que l’on attend du temps ainsi que la façon dont on voit se dérouler son propre destin. Le projet de vie, pour le faire formuler, il faut aller le chercher très loin. C’est ce que nous proposons après l’urgence en cherchant à faire réacquérir les codes les uns après les autres, par exemple en vivant dans un ensemble comme une pension de famille avec à la fois un espace pour soi et un espace collectif où l’on puisse échanger. Le code de l’autre, le code du temps s’est pouvoir manifester le désir de se soigner et d’aller à un rendez-vous, ça s’apprend. A condition d’y passer un temps considérable et de l’énergie, on peut faire formuler un projet de vie. Quand on dit que les gens dans la précarité ce sont des « sans » (sans domicile, sans travail, sans accès à la santé…), on présente le sujet comme étant dépouillé de tout. Ca n’est pas une manière de nommer les personnes. Il faut au contraire, pour leur donner du désir de vie, insister sur les aspects constructifs et créatifs de quelque chose qu’on a à attendre de la vie. Je crois que nous n’avons pas actuellement les représentations sociales, dans la grande précarité, de ce que pourrait être la reconnaissance du sujet et la renaissance du désir et du sens. Il n’y a qu’à voir comment sont traitées ces populations, toujours au moment des crises (du chaud, de froid…). Le fait de travailler auprès d’eux nous fait comprendre qu’il n’y a pas de procédure automatique pour sortir les gens de leur exclusion. Il n’y a que des cas particuliers et c’est dans cette mesure qu’on peut faire l’acquisition ou la ré-acquisition, dans un premier temps, des codes et, dans un deuxième temps progressif, cela peut conduire à essayer de retrouver sa propre image dans le regard des autres. Voilà ce que je voulais dire sur la construction du projet dans la grande précarité et ce que nous apprend, à travers le SAMU Social, le traitement par l’urgence de celle-ci même si je rappelle que ce mode de traitement n’est pas une fin en soi.