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Minorations, minorisations, minorités.
Etudes exploratoires
Textes réunis par Dominique Huck
Cahiers de Sociolinguistique n°10
PRESSES UNIVERSITAIRES
DE
RENNES
Les analyses et prises de position exprimées relèvent de la responsabilité de leurs
auteurs et non de celle des Cahiers de Sociolinguistique et de leurs responsables.
© PRESSES UNIVERSITAIRES DE RENNES
UHB Rennes 2 – Campus La Harpe
2, rue du Doyen Denis-Leroy
35044 Rennes Cedex
www.uhb.fr/pur
Dépôt légal : 4e trimestre 2005
ISBN 2-7535-0200-5
ISSN
AVANT-PROPOS
Les textes réunis ici sont issus des journées d’étude qui se sont déroulées à
l’Université Marc Bloch (Strasbourg 2) les 26 et 27 novembre 2004, clôturant le
programme
« Minorations,
minorisations,
minorités :
dynamiques
sociolinguistiques et socioculturelles » dont une équipe de recherche
interdisciplinaire strasbourgeoise a bénéficié à la Maison interuniversitaire des
Sciences de l’Homme – Alsace (2001-2004).
Alors : un recueil de plus d’Actes d’un (petit) colloque que les Cahiers de
Sociolinguistique nous font l’amitié d’accueillir dans leur collection ? Oui et non.
La forme de publication retenue s’inscrit dans l’avancement de la réflexion sur les
thématiques qui ont fait l’objet du programme de recherche et de ces journées
d’étude.
Dès le départ, l’équipe de recherche constituée essentiellement de
sociolinguistes à l’origine (Arlette Bothorel-Witz, Irini Tsamadou-Jacoberger,
Claude Truchot, Dominique Huck avec Frédéric Mékaoui et Cécile Jahan,
doctorants) s’est voulue pluridisciplinaire. Ou, plutôt, elle concevait ses objets de
recherche comme étant partagés par plusieurs champs disciplinaires. Dans son
propos introductif, Arlette Bothorel-Witz rappelle d’autres points de cette genèse.
Le souci principal ici était bien d’examiner les mêmes notions à partir de champs
disciplinaires différents. C’est avec nos collègues sociologues strasbourgeois
(Freddy Raphaël, Geneviève Herberich, Laurent Muller, Juan Matas) que nous
avons le plus étroitement collaboré. L’Université de Metz, associée au projet par
Michel Grunewald, germaniste civilisationniste, a apporté son concours par une
contribution de deux de ses sociologues (Béatrice Fleury-Vilatte et Jacques
Walter). D’autres collègues nous ont rejoints assez régulièrement comme
l’économiste René Kahn ou, plus ponctuellement, pour ces journées : Georges
Bischoff, historien, et Dimitrios Kargiotis, spécialiste de théorie littéraire.
D’autres champs disciplinaires ont été ou auraient dû être sollicités en ce qu’ils
partagent –au moins– l’un des objets avec l’équipe de recherche. Ainsi la notion
de « minorité » aurait dû être soumise à des juristes, des politologues ou des
géographes, par exemple.
Nos travaux contiennent ainsi une première limite intrinsèque par l’absence
d’autres disciplines qui peuvent avoir les objets de recherche dans leurs champs
de préoccupations.
AVANT-PROPOS
En même temps, ils contribuent à la discussion sur les questions d’approche
pluridisciplinaire et alimentent le débat sur la transdisciplinarité et la diffusion
d’outils d’une discipline à travers d’autres disciplines.
Liés pour partie à la question du regard disciplinaire, les contours des objets
« minorations, minorisations, minorités » et, partant, leurs référents nous ont paru
essentiels. Implicitement ou explicitement, l’ensemble des travaux tend à montrer
qu’il s’agit là, principalement, de procès dont les seuls lexèmes « minorations,
minorisations » ont du mal à rendre compte. Ce déficit n’est pas simplement
lexical. Il reflète le fait que la réflexion sur les processus à l’œuvre est encore en
cours de manière à pouvoir les identifier et les nommer. Philippe Blanchet, dans
sa magistrale conférence introductive, et Didier de Robillard, par ses fructueuses
et incisives interventions tout au long des journées d’étude, font plusieurs
propositions dans ce sens.
On l’aura compris : en publiant des Actes et non un ambitieux ouvrage de
référence, comme l’auraient souhaité l’un ou l’autre des participants, nous
souhaitons soumettre à la communauté scientifique l’état de nos réflexions dans
leur inachèvement dynamique. Il nous semble que tous nos travaux sont encore
autant de chantiers ouverts dont tous les plans ne sont pas encore tracés. Pour
signifier une invitation au débat et à la discussion autour de nos objets, au-delà du
cercle des participants à ces journées, nous avons choisi de publier les débats qui
ont suivi chacune des interventions sous une forme très proche de l’oralité.
A nous tous, sociolinguistes, sociologues, historiens, juristes, … de
poursuivre le travail à présent, quelle qu’en soit la forme.
Les chercheurs du programme « Minorations, minorisations, minorités :
dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles » remercient :
- Alain Chauvot, directeur de la Maison interuniversitaire des Sciences de
l’Homme – Alsace, pour le soutien sans faille qu’il leur a témoigné durant ces
quatre années,
- Claude Truchot, directeur du GEPE (EA 3405), pour le soutien financier
important que l’Equipe d’Accueil a accordé à l’organisation des journées d’étude,
- Christophe Cerdan (Service Commun de l’Audiovisuel) pour la prise de
son,
- Annick Kozelko pour avoir assuré la transcription de base des
enregistrements
- les Cahiers de Sociolinguistique pour leur hospitalité
et leurs collègues participants pour les avoir suivis dans cette aventure.
Dominique Huck
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Alain CHAUVOT
Directeur de la Maison Interuniversitaire
des Sciences de l’Homme – Alsace
(MISHA)
OUVERTURE
Chers collègues, c’est avec un très grand plaisir que j’ai répondu à votre
invitation d’ouvrir avec Brian Wallis vos journées d’études « minoration,
minorisation, minorités » du programme porté par Arlette Bothorel. A cela, il y a
trois raisons.
La première et la plus importante est d’ordre scientifique. Nous sommes, en
effet, nombreux issus de disciplines différentes à être amenés à traiter de ce que
l’on appelle, bien trop sommairement sans doute, de « minorités ». J’en ai, parmi
bien d’autres, fait l’expérience. Et récemment encore, j’ai eu à réfléchir, à partir
de l’expression de « minorités créatrices » employée par l’historien Santo
Mazarino, sur les phénomènes d’acculturation dans l’antiquité tardive. Je suis,
pour ne prendre que cet exemple, frappé par une confrontation qu’on peut faire
entre deux textes presque contemporains et qui portent l’un et l’autre sur la
présence de l’intéressante minorité que constituent les barbares dans l’empire
romain. Alors que l’historien – d’ailleurs païen- Amien Marcellin évoque, de
façon peut-être pour une fois neutre, leur entrée dans les rangs de l’armée romaine
par l’expression « transire ad nostra », le chroniqueur -d’ailleurs chrétien- Sulpice
Sévère écrit comme en écho quelques années plus tard, « que tout en étant mêlés à
nos armées, à nos villes et à nos provinces, ils n’entrent pas, nous le voyons bien,
dans nos coutumes », « nec transire », c’est bien le même verbe, « in nostros
mores ». Si nous voulons, et je pense plus particulièrement aux historiens, aller
au-delà de commentaires descriptifs ou empiriques, nous avons besoin d’une
réflexion du type de celle que vous menez dans votre programme, et qui contribue
à forger des concepts et à construire des propositions de grilles de lecture, en
associant des spécialistes de disciplines différentes. En cela vos journées d’études
témoignent d’une pratique fructueuse de l’interdisciplinarité.
La deuxième raison relève plutôt des modalités pratiques par lesquelles se
met en œuvre cette interdisciplinarité. Ici se pose la question des structures et des
ALAIN CHAUVOT - OUVERTURE
outils, question dont l’importance ne doit être ni surévaluée ni sous-évaluée, mais
ici particulièrement sensible. Aucune structure n’est a priori pérenne, et en même
temps nous consacrons beaucoup de temps et d’énergie à construire des outils
dont nous souhaitons qu’ils soient les plus performants possible. J’aurais tendance
à dire plutôt les mieux adaptés possible, à la fois à nos ambitions et à nos
contraintes. J’ai passé, quant à moi, sept années dans cette université, et un peu
au-delà, à tenter de mettre en place, avec ce que j’appellerai une écoute inégale,
des outils tantôt modestes et relevant du bricolage, tantôt plus ambitieux. La
Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace (MISHA) relève de
cette dernière catégorie, et il est heureux qu’elle ait pu contribuer au
développement de programmes, dont le vôtre est un représentant exemplaire.
Qu’il me soit ici permis de rappeler en passant que la MISHA est un outil et non
une fin en soi. Un outil de cette nature n’a de sens que dans la mesure où c’est
toute une communauté scientifique qui se l’approprie et qui le fait évoluer. Un tel
outil n’est légitime que par les services qu’il rend et c’est en ce sens que je suis
très attaché à cette dénomination, à la fois modeste et forte, d’« unité mixte de
services ». Cela ne signifie pas que cette communauté scientifique ne se
transforme pas, peu ou prou, dans l’usage de tels outils.
La troisième raison est un peu plus personnelle, mais je vous prie de ne pas
me tenir rigueur de l’évoquer. Alors que je viens d’apprendre la délivrance du
permis de construire du bâtiment de la MISHA en date du 18 novembre, il se
trouve que l’ouverture de ces journées constitue, pour moi, par un heureux hasard,
le moment de ma dernière apparition en tant que directeur de la MISHA. Je ne
pouvais espérer meilleure occasion pour boucler la boucle. C’est donc avec
beaucoup d’intérêt, qu’à défaut de pouvoir vous écouter dans l’immédiat, je vous
lirai avec profit dans un contexte qui ne pourra, du moins en ce qui me concerne,
qu’être plus paisible et plus détendu que celui d’aujourd’hui dans ces ultimes et
tumultueuses dernières semaines de mandat.
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Arlette BOTHOREL-WITZ
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE)
(EA 3405)
[email protected]
INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
« MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES :
DYNAMIQUES SOCIOLINGUISTIQUES ET
SOCIOCULTURELLES »
Ces journées d’études – qui visent à confronter et à élargir les points de vue
disciplinaires sur les notions complexes de minorations, de minorisations, de
minorités et de leurs antonymes – marquent aussi la fin institutionnelle du
programme 8 de la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace
et d’une recherche que nous considérons comme exploratoire.
C’est la raison pour laquelle, je tenterai, en introduction, de justifier
l’orientation générale du programme non sans avoir préalablement rappelé les
prémisses de ce projet de recherche. Trois éléments ont plus particulièrement
déterminé le choix des thématiques retenues :
1. Le premier relève de l’ancrage de nos recherches dans l’espace alsacien.
Dans les travaux sociolinguistiques portant sur le contact asymétrique des langues
en Alsace, les représentations que les locuteurs livrent de leurs langues, de leurs
pratiques et de celles des autres se trouvent au centre du dispositif. L’analyse du
discours épi- et métalinguistique fait ressortir un certain nombre de tendances
largement partagées par les locuteurs dialectophones alsaciens. Elles se
manifestent par :
1
1
Cf. publications de Arlette BOTHOREL-WITZ et/ou de Dominique HUCK et les archives
sonores du Département de dialectologie de l’Université Marc Bloch (500 enquêtes sur la
conscience linguistique des locuteurs dialectophones alsaciens).
ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
- des attitudes de soumission linguistique et des stratégies
d’accommodations interpersonnelles dans les interactions,
- un sentiment d’insécurité linguistique qui conduit à une dépréciation des
compétences en français ,
- la stigmatisation du français régional identifié à l’« accent » alsacien,
- le fonctionnement du « français institutionnel » comme système de
référence unique auquel se mesurent les attributs des autres ressources
linguistiques, etc.
Ces traits saillants d’une conscience linguistique collective ont
inévitablement suscité une réflexion sur les rapports entre une « majorité » et une
« minorité » dont il convenait de définir les référents sans doute divers et
variables.
2
3
4
2. Le deuxième élément ayant contribué à la genèse de ce programme relève
du contexte politique et des débats autour de la ratification de la Charte
européenne des langues régionales ou minoritaires par la France. En Alsace, où
s’affrontent deux positions inconciliables sur l’identification même de la langue
régionale (alsacien ou allemand), la discussion a pris une tournure
particulièrement passionnée qui pose, de manière sous-jacente, le problème de la
catégorisation de l’Alsace comme une « minorité » de langue allemande.
5
3. Enfin, le contexte épistémologique et scientifique qui se met en place à
partir des années quatre-vingt-dix a marqué l’orientation de notre recherche. Alors
qu’en France on note une augmentation sensible des publications portant plutôt
sur les langues dites régionales, en Allemagne, les ouvrages sur les minorités font
florès (après la chute du Mur en particulier). Dans le domaine de la
sociolinguistique et de la dialectologie allemandes, va paraître toute une série
d’ouvrages plus ou moins scientifiques sur les minorités linguistiques en Europe
dont l’Alsace fait immanquablement partie. Bien que ces travaux apportent des
éléments d’appréciations intéressants et souvent bien documentés sur les
prétendues minorités, ils posent le problème d’une catégorisation a priori d’autant
plus gênante que les situations retenues (Frise allemande et néerlandaise, Tyrol du
2
Pour la théorie de l’accommodation, voir GILES, H., COUPLAND, N. et COUPLAND, J.
(1991). « Accommodation theory : communication, context and consequence », in : Giles, H.,
Coupland, N. et Coupland, J. (éds.), Contexts of Accommodation : development in applied
sociolinguistics, Paris, Maison des sciences de l’homme, pp. 1-68.
3
L’insécurité linguistique constituerait l’un des indices les plus manifestes d’une minorité comme
le montre ALLARDT, E. (1984). « What constitutes a language minority ? », in :Journal of
Multilingual and Multicultural Development 5, 3-4, p. 196.
4
Pour la notion de « français institutionnel », voir MARCELLESI, J.-B. (1979. « Quelques
problèmes de l’hégémonie culturelle en France, langue nationale et langues régionales », in :
Marcellesi, J.-B. en collaboration avec Bulot, Th. et Blanchet, Ph. (2003). Sociolinguistique.
Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, Paris, L’Harmattan, p. 103 sqq.
5
Voir HUCK, D. (1999). « Quelle langue régionale en Alsace ? », in : lidil, Les langues
régionales. Enjeux sociolinguistiques et didactiques, n°20, pp. 43-60.
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ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
sud, espace bas-allemand, Alsace, Suisse romande, Luxembourg, îlots
linguistiques, etc.) ne sont pas comparables.
Après ces remarques liminaires, je vous propose de présenter le contenu du
programme et de problématiser son intitulé : « Minorations, minorisations,
minorités : dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles ».
L’ordre dans lequel apparaissent ces trois termes apparentés n’est pas
indifférent. Aussi vais-je m’appliquer à présenter le lien logique entre les trois
notions et justifier, si possible, la prééminence qu’ont fini par prendre les
processus de minoration, minorisation sur l’étude des minorités proprement dites.
Trois arguments peuvent justifier cette position :
- malgré le nombre impressionnant de travaux qui ont paru, dans les
domaines du droit, de l’anthropologie, de la sociologie, des sciences politiques, de
la sociolinguistique … on continue, plus que jamais, à s’interroger sur les
significations du concept de « minorité » et sur ses référentiels. Le terme, souvent
utilisé dans différents champs disciplinaires est devenu un mot « passe-partout »
chargé de significations très différentes ;
- si l’on s’appuie sur une définition juridique, voire institutionnelle, on
aboutit à des définitions très restrictives de la notion de minorité. Une définition
non institutionnelle peut conduire, à l’autre extrême, à caractériser une prétendue
minorité par des pratiques d’ordre privé ou individuel ;
- la notion de minorité suscite, enfin, des polémiques liées à l’identification
de groupes ou de situations minoritaires et à leur catégorisation. Or, comme le
rappelle Patrick Sériot (1997 : 39), le poids des traditions idéologiques et
historiques, mais aussi le point de vue disciplinaire, voire les représentations du
chercheur jouent un rôle considérable dans la façon dont sont traités les problèmes
des minorités en ce que « les discours construisent des catégories qui sont ensuite
pensées comme naturelles » .
En d’autres termes, l’objet « minorité » - qui a contribué à fédérer nos
efforts - nous a d’emblée confrontés à un certain nombre de difficultés d’ordre
terminologique, définitoire et méthodologique. Bien que nous n’ayons pas opté
pour une définition préalable qui aurait pu affecter les résultats d’une recherche
empirique et nuire à son élaboration théorique et méthodologique, le programme
avait, néanmoins, pour visée de mieux cerner le concept « minorité » et son
contenu référentiel, voire de déterminer des éléments communs entre des groupes
minoritaires très différents. Or, le fantasme d’une sorte de définition a minima et
d’une typologie pose les plus grands problèmes. Il ressort des travaux existants
qu’en se limitant aux seules minorités dites nationales ou historiques (auxquels
l’Etat octroie un certain nombre de droits en se gardant bien de définir la dite
minorité), les tentatives d’établissement de critères de classification (tels que le
territoire, la langue, la religion, l’histoire …) sont infructueuses tant les exemples
fournis par l’expérience sont hétérogènes.
6
6
SERIOT, P. (1997). « Ethnos et Demos : la construction discursive de l’identité collectives », in :
Langages et Société, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, pp. 39-51.
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ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
En ancrant notre recherche dans le terrain alsacien, nous avons, de surcroît,
été confrontés à une double difficulté, celle qui consiste à raisonner sur une
situation qui, catégorisée comme « minoritaire » dans la plupart des ouvrages
spécialisés, devient majoritaire par rapport aux autres groupes retenus (Juifs en
Alsace, réfugiés chiliens, Harkis, hellénophones).
Si le choix de ces groupes (dont la visibilité et le traitement par l’Etat est
très variable) se justifie d’un point de vue disciplinaire et par l’objectif affiché de
diversifier les angles d’approches de la notion de « minorité » à travers des études
de cas et des réalités d’ordre différentiel très diverses, l’existence d’un lien entre
ces différents groupes ne va pas de soi. La difficulté à déterminer des éléments
communs permettant de saisir la diversité des groupes concernés est grande, si
l’on s’en tient aux critères objectifs et subjectifs que l’on retrouve dans les
définitions empruntées à différents champs disciplinaires. Je vous propose de
discuter quelques-uns de ces critères de définition.
Considérons le critère du trait différentiel (religieux, linguistique, culturel)
qui est en quelque sorte inhérent, consubstantiel à la notion de minorité. Si l’on se
limite aux seules minorités linguistiques ou aux groupes parlant une langue
différente de celle de la majorité, il apparaît, à la réflexion, que l’emploi du critère
linguistique n’est pas aisé. Comment opérer dans les cas où la langue d’une
minorité est en voie de disparition sous les effets de la logioque uniformisatrice de
l’Etat ? Comment catégoriser les locuteurs qui ont perdu l’usage de la langue
minoritaire ? Comment considérer les groupes dont les dialectes et les langues
sont très proches de la langue dominante (langues d’oïl par exemple) ? Ce sont là
autant d’interrogations qui ne connaissent pas de réponse univoque.
Le critère de l’infériorité numérique – qui est privilégié dans nombre de
définitions – ne produit pas de sens si l’on met en perspective ce que serait une
minorité alsacienne et les autres groupes minoritaires que nous avons retenus
(Juifs, Harkis, etc.) par rapport à une majorité qui n’est pas une réalité figée.
L’optique quantitativiste pose enfin le problème d’acteurs qui, à des degrés divers,
participent à la fois, selon les contextes, de l’expérience majoritaire et minoritaire.
Le critère de situation de désavantage relatif n’est pas moins problématique,
car les différentes formes de subordination linguistique, culturelle, sociale,
économique peuvent se recouvrir partiellement ou totalement selon les acteurs
et/ou les contextes. De plus, l’appartenance à un groupe minoritaire ne va pas
systématiquement de pair avec une domination sociale et/ou économique. Enfin,
le critère de désavantage n’est pas immuable : il arrive que dans certains
contextes, le désavantage se transforme en avantage. Les recherches portant sur la
minoration / majoration des langues dans les entreprises à vocation internationale
montre que la dialectophonie, souvent minorée dans d’autres contextes, se voit
majorée lorsqu’elle est censée favoriser la compétence en allemand des sujets
dialectophones . En ce qui concerne les critères subjectifs (sentiment
d’appartenance à un groupe, auto-catégorisation), il est inutile de souligner
7
7
Cf. Les recherches d’Arlette BOTHOREL-WITZ, d’Irini TSAMADOU-JACOBERGER et
d’Annick KOZELKO sur les langues dans les entreprises à vocation internationale implantées en
Alsace.
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ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
combien l’évaluation de tels critères est malaisée. La conscience d’une identité
spécifique, d’une altérité n’est pas suffisante pour qu’un groupe s’identifie à une
minorité (c’est le cas de l’Alsace). De plus, le critère de l’auto-catégorisation ne
nous semble pas devoir être traité en termes alternatifs d’appartenance ou de nonappartenance à une minorité. Cette alternative entre un intérieur et un extérieur
exclut des positionnements et des stratégies d’entre-deux qui permettent de
surmonter, comme le souligne Philippe Blanchet, les disparités entre des polarités
linguistiques et culturelles antagonistes.
Au total, les quelques critères retenus rendent toute comparaison et toute
typologie difficiles. Malgré ces réserves, il n’en reste pas moins vrai que les
études de cas restent intéressantes, sinon indispensables. Dans le cadre de notre
réflexion, elles permettent de mettre l’accent non seulement sur la diversité des
groupes minoritaires dans un même espace, mais aussi de rendre compte de leur
altérité en même temps que de leur singularité, de leur unicité. D’un point de vue
théorique et méthodologique, les études de cas révèlent les différences de
traitement selon le point de vue disciplinaire adopté, voire selon les différentes
temporalités (cf. l’approche diachronique proposée par D. Huck dans ce volume).
Or, la multiplication des points de vue théorique et méthodologique contribue à
renforcer la vigilance épistémologique indispensable dans ce type d’études.
Au-delà de ces apports, il convient cependant de marquer les limites des
études de cas, surtout si elles se situent à un niveau macro-sociolinguistique.
Celles-ci risquent de prendre un caractère objectivant et déterministe qui conduit à
décrire une « minorité » comme une réalité sociale stable, caractérisable par un
certain nombre de données quantitatives et qualitatives, structurelles et
fonctionnelles. Or, une « minorité » ou un groupe minoritaire n’est pas un donné
objectif et immuable. Ne pas prendre en compte les dynamiques de composition,
de recomposition, voire de décomposition de ces groupes en diachronie et en
synchronie risque de les enfermer dans leurs spécificités et de minimiser leur
possibilité d’évolution .
Cette exigence théorique et méthodologique est d’autant plus importante
qu’elle répond à deux autres objectifs du programme qui visent à rendre compte
de la mouvance de la notion de minorité, de sa dimension contextuelle et à
contribuer à la connaissance d’objets qui font partie d’une lecture dichotomique
du monde.
Afin de rendre compte de la mobilité intrinsèque d’une « minorité », nous
avons cherché à identifier des dynamiques ou des processus dont elles sont le
produit certes singulier, mais toujours réversible et fluctuant en fonction des
différentes temporalités, des espaces et des contextes. Le point de départ de cette
vision plus dynamique trouve son origine dans le champ des politiques
linguistiques et plus précisément dans celui de la glottopolitique qui renvoie au
problème de la minoration. Ecartant les dénominations « langues régionales » et
« langues dominées ou minoritaires », Jean-Baptiste Marcellesi et Félix-Lambert
Prudent introduisent la notion de langues « minorées » : « les langues minorées
8
8
Voir KOUBI, G. « Minorité/s, Représentation, Territoire », http://www.u-paris10.fr
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ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
réfèrent au processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux
au système officiel se trouvent cantonnés par une politique d’Etat certes, mais
aussi par toutes sortes de ressorts économiques, sociaux dans lesquels il faut
inclure le poids de l’histoire dans une situation subalterne, ou bien sont voués à
une disparition pure et simple » . Cette définition a l’indéniable mérite de mettre
l’accent sur des processus déclenchés par des agents (institutionnels ou non) ou
par des déterminants de diverses natures (historiques, sociaux, politiques,
culturels, économiques, etc.) qui conduisent à une possible minoration (résultat)
d’acteurs individuels ou sociaux et de leurs attributs. Afin de prendre en compte
les effets qualitatifs et quantitatifs (usages et pratiques) de ces dynamiques, nous
distinguons, à la suite de Philippe Blanchet (2000 : 131), les processus de
minoration et de minorisation .
9
10
L’approche dynamique retenue entraîne un changement de perspective. Bien
que ces processus soient sans doute lisibles à travers des données plus statiques,
des politiques, des pratiques et des comportements collectifs, etc., nous avons
choisi de les aborder dans le discours et de les considérer comme des
constructions discursives que déterminent les acteurs de l’énonciation, le contexte
et les conditions spatio-temporelles. En d’autres termes, on se dirige vers une
approche plus individuelle, qui ne néglige pas pour autant l’empreinte sociale du
sujet parlant. Les discours – qu’il s’agisse de discours épi- ou métalinguistiques
ou des discours institutionnels – fournissent ainsi un cadre de comparaison ou,
pour reprendre les termes de Patrick Sériot (1997 : 39), un cadre de
« commensurabilité ». En effet, si les objets ou groupes minorés sont
empiriquement toujours différents, un aspect de leur commensurabilité est le
discours qui est tenu à leur sujet. Autrement dit, la minoration ne prend son
véritable sens que dans les mots qui sont ou non utilisés pour en parler. Ainsi le
discours ne contribue pas seulement à la construction de cette réalité sociale, mais
il agit sur la perception de cette réalité en l’influençant, de sorte qu’il devient luimême un élément constitutif de la réalité.
Les analyses de discours ayant trait aux processus de minoration ou de
majoration dans les entreprises à vocation internationale témoigne de l’intérêt
d’une lecture en termes de minoration / minorisation, bien qu’elle en révèle aussi
les insuffisances. En effet, les groupes ou les acteurs, voire leurs langues et leurs
pratiques ne sont pas seulement affectés par des processus de minoration, ils sont
conjointement majorés, selon le contexte et les interactants. En d’autres termes,
9
MARCELLESI, J.-B. (1980). « De la crise de la linguistique à la linguistique de la crise : la
sociolinguistique », in : Marcellesi, J.-B. en collaboration avec Bulot, Th. et Blanchet, Ph. (2003).
Sociolinguistique. Epistémologie, Langues régionales, Polynomie, op. cit., p. 57.
10
Cf. BLANCHET Ph. (2000). La linguistique de terrain. Méthode et théorie. Une approche
ethno-sociolinguistique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 131 : « La minoration est
qualitative, elle joue sur le statut. La minorisation est quantitative, elle joue sur les pratiques.
L’addition de ces deux processus liés conduit le groupe ethno-socioculturel minoré et minorisé à la
situation de groupe (de langue) minoritaire. »
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ARLETTE BOTHOREL-WITZ INTRODUCTION AUX JOURNEES D’ETUDES
tout processus de minoration s’inscrit dans un jeu dialectique où la minoration est
le plus souvent contrebalancée par des processus de majoration et inversement.
Si l’on aborde enfin le discours du point de vue de l’interaction (où l’acteur
est soumis aux valeurs produites par les autres) en s’appuyant sur le cadre
théorique et méthodologique des stratégies identitaires de la psychologie sociale,
la construction des identités déniées, revendiquées, négociées constituent un autre
indice des processus de minoration / majoration.
Au total, le déplacement de l’attention des minorités sur les processus de
minoration / minorisation permet de mieux rendre compte de la complexité des
réalités qu’on cherche à décrire ; il met en évidence le caractère trop figé du
catégorème « minorité » auxquels nous préférons la notion de groupes minorés,
sachant que toute minoration s’accompagne aussi de majoration et que ces
processus sont eux-mêmes soumis à variation en fonction des contextes, des
enjeux, des finalités et des ressources dont disposent les acteurs. Dans la
perspective adoptée, le groupe minoré est non seulement une construction sociale,
mais aussi une construction discursive, de sorte qu’il apparaît comme une réalité
changeante et multiple.
Puisse cette courte introduction susciter des discussions que je nous souhaite
fructueuses et enrichissantes !
13
Philippe BLANCHET
Université Rennes 2 Haute Bretagne
Centre de Recherche sur la Diversité Linguistique de la Francophonie
(EA ERELLIF 3207)
[email protected]
MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES :
ESSAI DE THEORISATION D’UN PROCESSUS COMPLEXE

POINT DE VUE INITIAL
Une bonne part d’usages observables des notions de minorité, minorisation,
minoration présente une double approximation : celle, d’une part, qui confond ces
trois termes en les interchangeant à équivalence, ainsi que celle, d’autre part, qui
leur attribue massivement ou exclusivement une valeur numérique, c’est-à-dire
une valeur quantitative proportionnelle. Il semble dès lors nécessaire d’examiner
en premier lieu les constructions et usages de ces notions approximatives dans
divers champs où elles jouent un rôle de premier plan (sociologie et
anthropologie, droit et sciences politiques, sociolinguistique), afin d’en préciser la
portée et les enjeux.
Dans un deuxième temps, je proposerai une modélisation du processus que
je propose d’appeler, faute de mieux pour l’instant , de minoritarisation /
majoritarisation, à partir d’observables construits d’un point de vue
(socio)linguistique, au sens où une approche sociolinguistique de la question
linguistique envisage prioritairement les pratiques linguistiques — et non ces
objets abstraits que sont les langues « inventées » par les linguistes (Calvet,
2004) — comme des pratiques sociales hétérogènes indissociables des contextes
où elles ont lieu et qu’elles signifient, c’est-à-dire qu’elles contribuent à produire
tout en les reflétant. Ces pratiques constituent probablement, en effet, le terrain où
la question a été et reste le plus amplement traitée (cf. infra), puisque, d’un point
11
11
On pourrait envisager la paire mineurement / majeurement, mais, outre l’originalité de la
dérivation, elle risque de sembler entrer dans des fonctionnements tels que acclimatation /
acclimatement, dont les rapports ne sont pas du même ordre.
de vue sociolinguistique, les tensions sociales qui croisent les pratiques
linguistiques, et, réciproquement, les tensions linguistiques qui croisent les
pratiques sociales, y constituent un paramètre clé de l’analyse.
Cette modélisation, élaborée dans le cadre épistémologique d’une
linguistique de la complexité, propose de complexifier la définition interprétative
de ce processus (afin d’en rendre compte de la façon la moins « simpliste »
possible) et, en même temps, propose d’identifier plus clairement les principaux
éléments fonctionnels de ce processus afin d’en tirer des repères et des principes
suffisamment lisibles pour informer et organiser des interventions sociales et
politiques.
 ETAT DES USAGES DES NOTIONS DU CHAMP CONCEPTUEL
DE MINORITE, MINORISATION, MINORATION, MINORITAIRE…
Mon investigation se concentre sur ces notions fondamentales sans s’y
limiter, puisqu’elles ouvrent vers des notions associées telles que minorer ou
majoration (cf. infra). L’échantillon, retenu de façon non aléatoire, n’est peut-être
pas statistiquement représentatif (on imagine mal, du reste, qu’on puisse
constituer un tel échantillon) mais il s’avère assurément significatif. On notera
qu’il s’agit là d’un corpus francophone et notamment (mais pas uniquement)
français, ce qui n’est pas sans incidence, puisque la culture politique française
rejette la notion même de minorité et ses dérivés associés, y compris plus
largement celle d’éventuelles communautés internes à la « nation française »
(d’où notamment le refus systématique de l’Etat français de ratifier les articles des
conventions internationales qui portent sur des « minorités » ). Ce n’est pas le cas,
notamment, du Québec (cf. infra), plus proche de cultures politiques anglophones
dans lesquelles, tout au contraire, la notion de minority est centrale dans les
relations sociales et politiques. De nombreuses sources anglophones sont
d’ailleurs citées dans l’ensemble des ouvrages scientifiques ici analysés (dont
certains sont anglophones).
12
 Usages ordinaires érudits
J’appelle ainsi des usages réflexifs que l’on rencontre dans des sources non
spécialisées mais néanmoins élaborées consciemment par leurs auteurs, hors
d’usages directement spontanés. J’ai choisi d’interroger le moteur de recherche
internet Google ®, le Grand Dictionnaire Terminologique Québécois à la fois
pour son caractère de prescription terminologique officielle au Québec et parce
que, comme on va le voir, le domaine québécois est l’un des plus grands usagers
francophone de ces notions, le TLFi (Trésor de la Langue Française informatisé)
13
14
15
12
Par exemple la Convention de New York de 1966, ratifiée en 1980, ou la Convention
internationale des Droits de l'Enfant de 1989.
13
http://www.google.fr.
14
Disponible sur http://www.grandictionnaire.com/btml/fra.
15
Disponible sur http:/atilf.atilf.fr.
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
qui constitue probablement le plus sûr et le plus complet des dictionnaires du
français contemporain, fondé sur un vaste corpus d’usages, et enfin l’encyclopédie
Universalis (CD-Rom version 9, la plus récente qui soit disponible fin 2004),
parce qu’elle offre des synthèses actualisées et fiables de travaux et d’usages
scientifiques.
Voici, dans un premier temps, un tableau synoptique des éléments relevés,
commentés ci-après .
16
Tableau 1 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité
dans des usages ordinaires érudits
Sources
Minorité(s)
Minoration
Minorisation
Minoritaire(s Autres termes
)
et remarques
Google, 2004 quantitatif
quantitatif
quantitatif
quantitatif
-majoration
dominant
(finances,
+ usages québécois dominant
quantitatif
et qualitatif
maths)
quantitatifs en
et qualitatif
politique
> renvoi à
linguistique
majoration
GDTQ, 2004 ø
quantitatif
qualitatif
ø
« baisse du
« marginalisation
prix »
d’un groupe
ethnique ou
social »
TLFi, 2004
-qualitatif pour -quantitatif
néant, mais
quantitatif
-majoration
« non adulte » (mesure)
minoriser avec
> renvoi à
quantitatif
-quantitatif en + minorer
sens qualitatif et
minorité
dominant et
droit
quantitatif
quantitatif
qualitatif
international
-majoritaire
pour « groupe
quantitatif
de personnes »
Universalis,
*[droit des…] ø
ø
ø
2003
quantitatif et
NB : « terme
qualitatif
flou »
Sur Google (interrogé le 13/11/2004), minoration (21.800 liens trouvés)
renvoie à majoration (297.000 liens), tous deux de sens mathématique et plus
spécifiquement comptable (premières co-occurrences repérées : minoration de la
hauteur de Néron-Tate en sciences, coefficients de minoration des retraites et
pensions, minoration de quittance, minoration asymptotique et algorithme de
minoration en mathématiques ; majoration de pension, majoration de l’aide
[financière] à la famille, majoration d’impôt…). A l’inverse, minorisation (4880
liens) renvoie à des problématiques de sciences humaines et sociales, pour
l’essentiel sur des sites québécois et des questions sociolinguistiques, mais où la
valeur du terme reste principalement quantitative (premières co-occurrences
16
J’ajoute que le correcteur orthographique du logiciel Word 98® que j’utilise sous Macintosh®
connait minoration et minorer mais pas minorisation et minoriser.
3
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
repérées : minorisation des Francophones, minorisation du français au Québec,
subordination et minorisation du Québec dans la fédération canadienne, contacts
de langues et minorisation , la minorisation des femmes dans le travail …).
Le GTQD est sans ambiguïté, et même très tranché dans ses distinctions
terminologiques.
Sous minorité, le TLFi, distingue un sens qualitatif (mais lié à l’âge) pour
l’individu non adulte, éventuellement étendu, au figuré, à un groupe par une
citation de V. Hugo (« Le peuple (…) est dans la société ce qu’est l’enfant dans la
famille… »). Ce sens date du moyen âge. En dérivent des sens quantitatifs
(notamment en politique, pour un vote, une assemblée), à la fin du XVIIIe siècle.
Enfin le sens moderne, qui nous occupe ici, est mentionné en « droit
international » sous sa variante quantitative uniquement. Il se développe à partir
du milieu du XIXe à partir du précédent, mais n’est clairement attesté en droit
qu’à partir de 1921. La corrélation entre ces évolutions sémantiques et leurs
contextes socio-politique est patente. Le terme minoration n’est donné qu’avec un
sens financier (quantitatif, donc), alors que minorer est donné avec les deux sens
quantitatif et qualitatif. Cet article contient un sous-article minoriser (qui ne reçoit
pas d’entrée spécifique), donné comme « synonyme de minorer » au sens
qualitatif « diminuer la valeur ou l’importance de quelque chose ». Le TLFi ne
connait pas minorisation. Enfin, minoritaire est donné comme adjectif avec un
sens principalement quantitatif et secondairement relatif « à une minorité » (cf.
supra). On notera au passage que sa première attestation écrite relevée comme
substantif est due au sociolinguiste J.-B. Marcellesi, dans sa thèse publiée sur Le
Congrès de Tours (1971). En complément, les sens de majorité, majoritaire,
majorer, associent des valeurs qualitatives et quantitatives.
L’Universalis n’a comme entrée afférente que Minorités (droit des), où est
donnée la définition suivante de Francesco Capotorti et Jules Deschênes (O.N.U.,
1991) : « [une minorité est] un groupe numériquement inférieur au reste de la
population d’un Etat, en position non dominante, dont les membres –
ressortissants de l’Etat – possèdent, du point de vue ethnique, religieux ou
linguistique, des caractéristiques qui diffèrent du reste de celles de la population et
manifestent, même de façon implicite, un sentiment de solidarité, à l’effet de
préserver leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue ». Mes
soulignements pointent l’addition des critères quantitatif et qualitatif . Le terme
minoration, bien qu’employé une fois par un auteur d’article , ne fait pas l’objet
d’une entrée encyclopédique.
17
18
19
20
17
Relatif à un colloque suisse mentionné plus loin.
Ouvrage de Elisabeth Mothy-Débat-Massemba signalé dans le fonds documentaire d’un
laboratoire de l’université de Nantes.
19
Une entrée Minorités en France (histoire des) ne donne aucune définition.
20
On trouve minoration dans l’article Structuralisme (!) avec ce texte : « la sortie du
structuralisme sera présentée souvent (selon un point de vue volontiers extérieur à la linguistique
elle-même) sous la forme d’une minoration axiologique (le structuralisme n’aurait été qu’une
idéologie dont la linguistique ne fut que le prétexte), plutôt que sous la forme d’une relativisation
historique ».
18
4
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Au final, si minoration semble faire l’objet d’usages centrés sur un sens
quantitatif, on constate une certaine confusion dans les usages et dans les critères
qualitatifs et quantitatifs pour les autres termes du champ.
 Sociologie et anthropologie
J’ai retenu deux dictionnaires spécialisés, ouvrages de référence embrassant
l’ensemble de la sociologie , un dictionnaire d’anthropologie centré sur les
relations interculturelles et donc sur les relations inter-groupes où se jouent les
processus qui nous intéressent ici, ainsi que deux ouvrages de référence sur la
question.
21
Sources
Tableau 2 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité
en sociologie et anthropologie interculturelle
Minorité(s) Minoration
Minorisation
Minoritaire(s) Autres termes
et remarques
Sociologie
(Boudon… 1994)
Sociologie
(Akoun… 1999)
Sociologie
(B. Poche 2000)
Anthropologie
(Ferréol &
Jucquois 2003)
Anthropologie
(F. Barth, 1969)
quantitatif,
qualitatif
quantitatif
qualitatif
ø
ø
ø
ø
ø
+ [droits
des…]
quantitatif
qualitatif
*[sociétés
à…+
situations
de…]
qualitatif
ø
ø
[groupe…]
qualitatif
[langue…]
qualitatif
ø
ø
ø
NB : « définition
difficile »
*[position…]
qualitatif
Les sociologues qui accordent des entrées à ce champ font primer
(chronologiquement ou sémantiquement ?) les critères quantitatifs, sans les
dissocier des critères qualitatifs. Ainsi dans Boudon et Bourricaud (1994 : 374) :
« Le terme de minorité évoque d’abord la partition d’un ensemble en au
moins deux sous-ensembles, dont l’un est plus nombreux que l’autre, ou, s’il y a
plus que deux sous-ensembles, que la somme des autres. A la qualité d’être la plus
nombreuse, la majorité peut joindre d’autres attributs ; les plus nombreux peuvent
être aussi les plus puissants ».
Chez Akoun et Ansard (1999 : 343), l’article Minorités et groupes
minoritaires propose :
« Sous-groupe distingué du groupe majoritaire selon des critères divers
(culturels, religieux, politiques et/ou ethniques) et entretenant avec le groupe
dominant des relations diverses de la neutralité au conflit. 1. Au sens le plus
21
Les dictionnaires de sociologie de Ferréol (1995), Molajani (2004) et Etienne (2004) ne
présentent aucune des notions de notre champ comme entrée, ce qui est probablement significatif.
5
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
formel du terme, l’opposition minorité / majorité désigne une situation
caractérisée par une disparité numérique. 2. (…) Cependant, l’anthropologie et
l’histoire usent du terme de ‘minorité’ en un tout autre sens, où le nombre n’est
pas l’essentiel, mais où importent la distribution du pouvoir et le traitement
inégalitaire des statuts. 3. (…) Plus que le terme de minorité, la sociologie retient
celui de ‘groupe minoritaire’ pour désigner tout groupe placé dans une situation
(…) telle qu’il se considère exclu de certaines possibilités ou de certains
avantages, et le plus souvent en situation de résistance ou de tension contre la
majorité ».
Dans le dictionnaire d’anthropologie interculturelle de Ferréol et Jucquois
(2003 : 209, entrée Minorité), l’accent est mis, en revanche, sur le critère
qualitatif : « D’un point de vue sociologique, un groupe constitue une minorité
quand ses membres possèdent une identité socialement infériorisée ou
dévalorisée ». Les auteurs des articles distinguent clairement sans les dissocier les
aspects qualitatifs (qui priment) des aspects quantitatifs, et soulignent « la
difficulté d’une définition » (ibid : 211, entrée Minorités [droits des]).
Selon B. Poche, « Que peut-on appeler langues minoritaires ? Si l’on s’en
tient à trois critères strictement a minima : une langue qui n’est pas la langue
officielle d’un état, parlée (…) par un groupe de personnes que l’on peut
circonscrire approximativement dans l’espace, et qui est dotée de stabilité ».
Enfin, chez un socio-anthropologue aux travaux fondateurs dans ce domaine
(Barth, 1995 [1969]), on trouve une distinction entre les « sociétés à minorités »
(où les minorités sont des « groupes ethniques »), les « situations de minorités
(…) variantes spéciales des rapports inter-ethniques », la « position minoritaire »
étant définie en termes de statut, c’est-à-dire en termes qualitatifs.
On observe ainsi, dans ce domaine scientifique, une fluctuation selon les
auteurs et les courants, entre la primauté accordée au quantitatif (y compris sous
une forme spatiale chez B. Poche) ou au qualitatif, aucun des deux aspects n’étant
jamais ignoré. Cette fluctuation se traduit par des hésitations terminologiques. Les
processus (termes en -ation) semblent négligés au profit des états (le terme
minorité l’emporte largement), ce que renforce la notion de stabilité chez B.
Poche. Les notions de conflit et de tension sont régulièrement mentionnées.
 Droit et sciences politiques
J’ai choisi des ouvrages de références portant notamment sur les problèmes
linguistiques, ainsi qu’un texte juridique et politique international centré sur ces
questions.
Tableau 3 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité
en droit et sciences politiques
Sources
Minorité(s)
Minoration Minorisation Minoritaire(s) Autres termes
et remarques
Droit & Sc. Po
quantitatif
ø
ø
ø
NB : « objet
(Rouland 1996)
qualitatif
indéterminé »
Droit & Sc. Po
*[…linguistiques ø
ø
*[langues…]
NB : plutôt
6
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
(Guillorel 1999)
Droit & Sc. Po
(Yacoub 1995)
Droit & Sc. Po
(Charte
européenne…,
1992)
], « qui résiste à
l’imposition
d’une langue
majoritaire
dominante »
quantitatif
qualitatif
définition par
défaut : ceux qui
ne constituent
pas « l’identité
stato-nationale
dominante »
ø
ø
« qui résiste à
l’imposition
d’une langue
majoritaire
dominante »
quantitatif
qualitatif
ø
ø
minoritaires
que minorités
quantitatif ?
qualitatif ?
ø
ø
*[langues…]
quantitatif
L’ouvrage dirigé par N. Rouland opte (1996 : 232), avec une certaine
distance (puisqu’il s’agit de l’objet même du droit !), pour une prudence
conceptuelle : « Le droit des minorités (…), faute d’obtenir un accord minimal sur
son objet propre, s’est réfugié dans l’indétermination »… Dans cet ouvrage sont
associés finement des critères objectifs et subjectifs, qualitatifs et quantitatifs. La
même indétermination apparait dans l’ouvrage de J. Yacoub (1995), qui ne donne
aucune définition explicite de minorité, se limitant implicitement à définir la
notion par défaut (ceux qui ne constituent pas l’identité stato-nationale
dominante).
Chez H. Guillorel et alii (1999 : 23), c’est le critère de tension, voire de
conflit, qui semble relativement déterminant, même si le doute reste frappant. Ces
auteurs réfutent en effet la notion de minorité linguistique au profit de la notion de
langues minoritaires, notamment parce qu’il « n’existe pas de critère précis pour
élaborer une définition des minorités linguistiques », mais proposent néanmoins
de considérer les minorités linguistiques comme « des groupes de population qui
expriment une résistance à toute imposition d’une langue officielle, nationale,
majoritaire, dominante ».
Le domaine du droit et des sciences politiques s’avère ainsi être celui où le
champ conceptuel « minorité » est le plus indéterminé… (cf. aussi Skutnabb &
Phillipson, 1999 infra). On pourrait penser qu’il est ainsi le plus prudent. Cela
conduit toutefois à des textes juridiques et politiques simplificateurs et donc peu
applicables et en tout cas très discutables, comme la Charte européenne des
langues régionales ou minoritaires (1992), dont l’article 1 intitulé « Définitions »
stipule que les langues régionales ou minoritaires se définissent par un critère
quantitatif : « pratiquées (…) par des ressortissants (…) qui constituent un groupe
numériquement inférieur au reste de la population de l’Etat » .
22
22
L’autre critère, qui vise les langues « différentes » de celle(s) officielle(s) de l’Etat et exclut les
« dialectes » de ces dernières, est tout aussi flou.
7
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
 Sociolinguistique
J’ai retenu ici des ouvrages de référence, dictionnaires, présentations
générales des recherches, un article spécialisé (Allardt 1992), ainsi que l’appel à
communication d’un récent colloque sur la question qui témoigne de la réflexion
en cours. Les sources utilisées sont plus abondantes en ce domaine, à la fois parce
qu’on y traite plus amplement de la question, parce que je le connais mieux et
parce que c’est vers une théorisation sociolinguistique que je me dirige. J’y ai
d’ailleurs inclus ma propre Linguistique de terrain (on voudra bien m’en excuser)
parce que c’est l’un des rares livres de présentation générale de l’approche
« ethno-sociolinguistique » (cf. sous-titre) mais surtout parce que les premières
orientations de la réflexion que je mène ici y sont dessinées.
Tableau 4 : comparaison de définitions du champ conceptuel de minorité
en sociolinguistique
Sources
Minorité(s)
Minoration Minorisation Minoritaire(s) Autres termes
et remarques
(Socio)linguistique
ø
*minorée
ø
*[langue…]
(Dubois 1995)
[langue…]
quantitatif
qualitatif
qualitatif
Sociolinguistique
ø
*[langue…] quantitatif
*[langue…]
NB : minorée
(Kasbarian dans
quantitatif
qualitatif
quantitatif
et minoritaire
Moreau 1997)
qualitatif
qualitatif
sont
synonymes et
résultent d’une
minoration
Sociolinguistique
qualitatif
ø
ø
ø
NB :
(Mackey 1976)
« connotation
qui dépasse la
simple
signification
numérique »
Sociolinguistique
*linguistic
ø
ø
ø
NB :
(Heller 1999)
minority
« linguistic
quantitatif
minorities are
dominant
created by
et qualitatif
nationalisms
which exclude
them »
Sociolinguistique
ø
[état de…]
ø
ø
NB : « état de
(Boyer 1996)
quantitatif
conflit entre
qualitatif
langue
dominante et
langue
dominée >
subordination
et
8
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Sociolinguistique et
sciences politiques
(Skutnabb &
Phillipson 1999)
*[minorities]
ø
ø
ø
Sociolinguistique
(Allardt in Giordan
1992)
quantitatif
qualitatif
ø
ø
ø
Sociolinguistique
(appel colloque de
Neuchâtel 2003)
Sociolinguistique
(Blanchet 2000)
ø
ø
*[contacts de ø
langues et…]
ø
qualitatif
quantitatif
qualitatif
dominant
et quantitatif
marginalisation
»
NB : « a
definition has
been the most
tricky question
in social
sciences and
international
law (…) still
no commonly
accepted
definition »
NB : statut
mouvant et
indissociable
du statut
majoritaire
Actes à paraitre
NB :
minoritaire =
minoration +
minorisation
Le domaine sociolinguistique apparait comme celui où les dénominations de
processus (minoration, minorisation) sont plus fréquentes, avec, en corollaire, un
usage moins étendu des dénominations d’états (minorité, minoritaire).
Si l’on excepte Skutnabb & Phillipson, qui proviennent autant du champ des
sciences politiques que de la sociolinguistique et qui en restent à une difficulté
majeure de définition — cela expliquant ceci (cf. supra) ? —, on observe,
comme en sociologie, de réelles tentatives de définitions originales et théorisées.
Chez la plupart des auteurs, c’est le critère qualitatif qui l’emporte, voire qui
s’impose comme critère pertinent, notamment de façon précoce chez Mackey
(1976 : 43) : « Qu’est-ce qu’une minorité ? Ce terme a revêtu une connotation qui
dépasse la simple signification numérique. Mise à part la proportion, on peut
assigner le statut de minorité à tout groupe dominé ou inférieur » ou chez Allardt
(1992 : 47) : « Si une langue minoritaire est toujours subordonnée dans un certain
sens, il existe apparemment plusieurs sortes de subordination. Dans certains cas,
la situation repose uniquement sur le pouvoir mais la plupart du temps la minorité
23
23
« The question of the definition of concepts like nations, peoples, indigenous peoples/minorities,
tribals, national (ethnic) groups, im/migrant minorities/groups has been the moste tricky in the
social sciences and international law (…) there is (…) still no commonly accepted definition of a
minority » (pp. 12-14).
9
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
linguistique est numériquement plus petite que la majorité à l’intérieur de l’EtatNation. Dans tous les cas, le facteur décisif est l’organisation sociale ».
Ce n’est, curieusement, que chez M. Heller (1999 : 7), sociolinguiste
canadienne bilingue, que le critère quantitatif reste primordial (même si un critère
qualitatif apparait au final) : « What is a linguistic minority ? The notion assumes
that there is a whole of which a group is a minor part (…) what makes the
difference between that group and the majority has something to do with language
(…) Linguistic minorities are created by nationalisms which exclude them ».
La notion de minor- est très souvent associée, on l’a vu dans toutes les
disciplines ci-dessus, à celle de major-, en termes d’opposition, voire de conflit.
Une complémentarité « entre statuts majoritaire et minoritaire selon un critère
socio-politique » est envisagée par certains sociolinguistes (Allardt, 1992 : 46).
J’y reviendrai, car cet apparent paradoxe de relations simultanément conflictuelles
et complémentaires, bilatéralement dévalorisantes et valorisantes, me semble être
au cœur du problème et potentiellement relever, qui plus est, d’un traitement
efficace dans le cadre d’une « pensée complexe ». A l’inverse, l’école
sociolinguistique dite « de Montpellier » (R. Lafont, H. Boyer), centrée sur une
conception conflictuelle de la diglossie « franco-occitane », refuse l’idée même de
complémentarité, ou simplement de valorisation partielle d’une langue par ailleurs
stigmatisée. Boyer (1996 : 125), y voit alors simplement — et je serais tenté de
dire « simplistement » — une manipulation : « l’état de conflit entre une langue
dominante et une langue dominée se nourrit des « idéologies diglossiques » qui
contribuent efficacement à occulter le conflit (…), écran pour éviter de nommer
correctement la situation de coexistence problématique, d’affrontement inégal de
deux langues, dont l’une, en état de minoration et de subordination, est en voie de
marginalisation ». On notera que la notion de minoration apparait sans définition
dans un réseau de termes associés et distincts : diglossie, dominant-dominé,
conflit, subordination, marginalisation qui relèvent plutôt du qualitatif avec
aspects quantitatifs associés (ainsi une marginalisation peut-être statutaire,
numérique, ou les deux).
24
 Synthèse, enjeux, nécessité de clarification
Ce parcours interdisciplinaire nous a permis d’identifier une série de traits
entrant dans une définition globale du champ conceptuel de minorité, minoration,
minorisation :
-des critères quantitatifs, principalement en proportion numérique de
population, mais aussi en répartition spatiale de cette population ou de certaines
pratiques sociales comme les pratiques linguistiques, ou autres ;
-des critères qualitatifs de type socio-politiques, en termes de statut, de
marginalisation, de dévalorisation, d’infériorité, de subordination, de domination
et de puissance subies, d’inégal accès au pouvoir, à des avantages ou à des
24
Soulignement de Ph. Blanchet.
10
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
opportunités, également de conscience collective et de tension, voire de résistance
ou de conflit, mais aussi de complémentarité minoritaire - majoritaire ;
-l’association largement majoritaire de ces deux grands types de critères,
avec des priorités et des équilibrages divers.
L’attention prioritaire souvent donnée aux aspects quantitatifs s’explique
probablement, d’une part, par l’addition fréquente entre le facteur numérique et le
facteur statutaire dans les situations observées, ainsi que le rappellent de
nombreux auteurs cités supra, mais davantage encore, d’autre part, par
l’apparente objectivité des chiffres dans les épistémologies scientifiques
dominantes, même en sciences humaines et sociales . Pourtant, cette objectivité
n’est qu’une apparence trompeuse : outre le fait que les facteurs qualitatifs, plus
évidemment subjectifs, semblent jouer un rôle déterminant dans le problème qui
nous occupe ici (et dans la plupart des problèmes humains et sociaux), les chiffres
sont en fait triplement subjectifs. Ils le sont en amont du chiffrage, car on mesure
des unités, des objets, des catégories, construites par le chercheur, par les acteurs
sociaux, par les sociétés et les cultures. Ils le sont lors du processus de mesure car
ils dépendent des modalités méthodologiques de la mesure (échelles numériques,
modalités de construction des échantillons, modalités de formulation des
« données »). Ils le sont enfin lors de l’interprétation des résultats, car les chiffres
doivent être pourvus de significations dont en eux-mêmes et pour eux-mêmes ils
sont dépourvus. Au fond, on pourrait dire que toute méthode est qualitative et que
les aspects quantitatifs sont une modalité particulière des aspects qualitatifs .
La comparaison des usages dans certaines disciplines fait en outre ressortir :
-un inégal traitement des notions, certaines disciplines en restant à une
quasi-absence de définition ou à des définitions par défaut alors même qu’il s’agit
pour elles d’un objet majeur de recherche et d’intervention sociale (droit, sciences
politiques), d’autres ayant commencé à élaborer des définitions plus complexes
(sociologie / anthropologie, sociolinguistique) - d’où la nécessité d’un travail
interdisciplinaire ;
-un ensemble d’usages incohérents les uns par rapports aux autres des
termes disponibles, d’une discipline à l’autre et d’un auteur à l’autre (la lecture
des colonnes des tableaux est édifiante à cet égard) ;
-une attention portée tantôt sur les processus, tantôt sur leurs résultats, deux
aspects qui restent à associer.
Dans tous les cas, et les contributions à ce volume en témoignent avec
acuité, la question est cruciale, lourde d’enjeux humains, sociaux, politiques. Elle
mérite donc qu’on essaye de la traiter dans toute sa complexité, avec le plus
possible de nuance, de souplesse, de rigueur aussi, dans un cadre éthique et
déontologique attentif : nous avons besoin d’une véritable définition théorisée, et
nous en avons besoin pour agir. Cette définition doit en effet permettre
d’identifier clairement, de rendre lisible, ses traits pertinents constitutifs et,
25
26
25
Il est souvent nécessaire de rappeler, devant la fascination qu’exercent les chiffres, qu’ils sont un
outil inventé par l’Homme et projeté par celui-ci sur ce qu’il observe, et non une réalité immanente
des objets observés : les mathématiques sont dans la tête de l’Homme, pas dans l’Univers.
26
Ces réflexions doivent beaucoup à des échanges avec Didier de Robillard.
11
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
partant, les axes sur lesquels une intervention socio-politique efficace doit pouvoir
se déployer pour remédier, dans un cadre et selon des modalités démocratiques et
humanistes, aux dommages causés par la minoration, de la minorisation, aux
dommages subis par les minorités, ou mieux, pour les anticiper et les éviter.

ESSAI DE THEORISATION D’UN PHENOMENE COMPLEXE
C’est à cet objectif ambitieux que les propositions qui suivent souhaitent
contribuer, en partant d’éléments précédemment travaillés : le cadre
épistémologique de la « pensée complexe », une tentative de clarification des
aspects qualitatifs (minoration) et quantitatifs (minorisation) — cf. tableau 4 cidessus, des recherches menées depuis plus de vingt ans sur les situations dites
« diglossiques » de minoration / minorisation (socio)linguistiques. Il faut donc au
préalable poser le cadre éthique et épistémologique de cette tentative.
 Principes clés d’une méthode de pensée complexe
Ce n’est ici ni le lieu ni l’espace suffisant pour présenter en détail la
« pensée complexe » (Morin, 1977-2004) et son investissement dans une
« linguistique de la complexité » tel que je l’ai proposé (Blanchet, 2000 ; Blanchet
et Robillard, 2003 ; voir aussi Eloy, 2003). Les trois principes clés d’une méthode
de pensée complexe sont le dialogisme (intégration des paradoxes et antagonismes
binaires dans un ensemble tiers : une situation de relations diglossiques entre deux
langues est un ensemble la fois concurrentiel et complémentaire), la récursivité
(rétro-action en hélice puisqu’il s’agit de penser des systèmes ouverts et évolutifs
et non une causalité linéaire : les pratiques linguistiques engendrent et permettent
les codes linguistiques qui engendrent et permettent les pratiques linguistiques),
l’hologrammie (le tout est dans la partie qui est dans le tout… : toute la société est
dans la langue qui est dans toute la société qui…).
Le « tout » — globalité provisoire et approximative émergent d'une
situation — est à la fois plus et moins que la somme des parties : ainsi une langue
permet de produire beaucoup plus d’items linguistiques — des « mots » par
exemple — que ceux qui sont effectivement produits et l’ensemble des pratiques
dépasse largement les pratiques prédictibles et attestées d’une langue). Ce « tout »
est modélisable comme une unité multiplexe, constituée de plusieurs pôles
distincts et indissociables, porteuse de caractéristiques spécifiques, où œuvre en
permanence la tension complexe unité / multiplicité, d’où son nom (E. Morin
parle d’unitas multiplex et d’unités complexes).
Leur conséquence majeure est une pensée non-disjonctive en termes de
processus, à l’opposé d’une pensée dichotomique (pensée du « tiers-exclus ») en
termes de produits. La notion de tension dynamique y joue un rôle majeur : les
paradoxes et antagonismes, les tensions entre les différents pôles constitutifs de
toute unité multiplexe, sont envisagés en tant que moteurs de son fonctionnement
(donc de son existence même), et en général de tous les fonctionnements sociaux,
12
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
culturels, cognitifs, biologiques, etc. Il en va comme des pôles magnétiques
positifs et négatifs qui produisent l’énergie électrique, la tension électrique, dans
un circuit. Un relatif équilibre s’instaure et permet la dynamique (comme les
forces contradictoires qui permettent à un cycliste de tenir en équilibre sur son
vélo tant qu’il avance et réciproquement (le déséquilibre des forces provoque la
chute et l’arrêt ou l’arrêt et la chute, et l’arrêt provoque le déséquilibre des forces
donc la chute, etc.). Cette dynamique de tout système dans son environnement
tend à son maintien par ajustement et réorganisation permanente (principe
d’homéostasie). Ce n’est pas un équilibre statique, mais un processus permanent,
et c’est pourquoi que j’utilise le terme d’équilibre dynamique.
Ce cadre épistémologique, et les principes éthiques altruistes qui le guident
(et inversement, cf. Morin, 2004, vol. 6), me semblent tout à fait pertinents pour
comprendre les processus de minoration / minorisation, notamment appliqués aux
pratiques sociolinguistiques.
 Langues, pratiques
(Socio)Linguistiques ?
linguistiques…
ou
Unités
Multiplexes
C’est à partir d’une modélisation des phénomènes linguistiques et à partir du
cas des « phénomènes linguistiques minoritaires » (j’en reste pour l’instant à une
terminologie approximative) que j’ai élaboré celle des « phénomènes
minoritaires » (idem) ici proposée. Il est dès lors nécessaire de préciser ce que
sont, pour moi, ces phénomènes linguistiques, d’autant qu’un débat fondamental
oppose, schématiquement, les « internolinguistes » pour qui ce sont des codes (des
phonèmes, des morphèmes et des syntagmes) et les sociolinguistes pour qui ce
sont des pratiques sociales (voir Blanchet et Robillard, 2003 pour un état de la
question).
La figure suivante propose une modélisation selon le principe de
l’émergence d’un système complexe. Elle peut se lire ainsi : « une variété
linguistique est un système complexe émergent issu du processus d’interaction en
hélice des trois pôles que constituent les pratiques sociales, les représentations
sociales, les institutionnalisations socio-politiques, qui se déploie en hélice selon
les temporalités, les espaces, les organisations sociétales et les interactions de ses
acteurs et de sa propre dynamique parmi d’autres systèmes émergents ».
Autrement dit, ce qui fait qu’une langue est une langue, fonctionnant comme telle,
catégorisée et reconnue distinctement des autres (ou une variété d’une langue…
etc. ), c’est la dynamique d’individuation (= d’émergence) de cette unité à partir
de la variation infinie du tissu continu et indistinct des parlers humains,
dynamique créée par des pratiques communicationnelles et identitaires (les
réseaux d’interactions et les corpus ouverts par cette langue, incluant ses aspects
systémiques ou codiques), des représentations sociolinguistiques (l’idée que les
acteurs sociaux se font de ces pratiques parmi les autres), et des
27
27
Tel le français de Marseille, unité linguistique individuée qui n’en constitue pas pour autant une
langue distincte du français. Pour la distinction entre variété (catégorie individuée) et variation,
voir Blanchet, 2000 : 119 et suiv.
13
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
institutionnalisations (la légitimation ou la légalisation de cette langue en tant que
telle par des institutions socio-politiques et leurs attributs métalinguistiques tels
textes médiatiques, juridiques, enseignement, dictionnaires, grammaires…) .
Dans ce dernier pôle, la notion d’intervention glottopolitique (plutôt que de
politique linguistique), due à J.-B. Marcellesi (cf. Marcellesi et alii, 2003), permet
d’inclure les actions glottopolitiques de tous les acteurs sociaux et pas uniquement
d’institutions de pouvoir qui seraient éventuellement détachées du corps social :
associations, enseignants, entreprises, tout individu engagé dans une affirmative
action glottopolitique.
On retrouve dans les temporalités, les espaces, les organisations sociétales
et les interactions, les quatre principaux axes de fonctionnement (donc de
variation) des pratiques linguistiques bien connus des sociolinguistes : axe
diachronique, axe diatopique, axe diastratique, axe diaphasique. J’ai pensé
pertinent, notamment suite à des travaux menés avec des géographes sociaux sur
les espaces urbains, de distinguer sans les dissocier les temporalités des acteurs et
celles des émergences sociolinguistiques, car il y a souvent des décalages
importants entre les temps longs des processus sociaux (les changements
linguistiques s’observent par exemple sur des siècles) et leurs temps plus brefs tels
que vécus et perçus par leurs acteurs dans les interactions sociales ; c’est une
différence de focale (ainsi les locuteurs identifient surtout les langues à travers
leurs usages quotidiens et beaucoup moins à travers leurs continuités historiques :
plus personne n’a conscience — sauf de rares experts — de parler latin en parlant
français).
On remarquera peut-être dans le pôle représentations un usage des termes
épilinguistique et métalinguistique quelque peu original par rapport aux pratiques
majoritaires actuelles. A mes yeux en effet, il n’y a pas lieu de dissocier de façon
tranchée un discours épilinguistique d’une part, qui serait celui des informateurs
et un discours métalinguistique d’autre part, qui serait celui des chercheurs. Je
préfère distinguer dans un continuum l’épilinguistique (« qui rend compte
implicitement, dans les attitudes langagières mises en œuvre, des conceptions sur
les langues et leurs usages ») du métalinguistique (« qui expose explicitement un
regard empirique ou réflexion distanciée sur les langues et leurs usages », quels
que soient les porteurs de ces discours.
Enfin, et sans entrer plus en détail dans ce schéma, un croquis maladroit
tente d’y montrer que les interactions en hélice des trois pôles définitoires
produisent un mouvement, une évolution, et non une boucle statique refermée sur
elle-même.
28
28
Pour une analyse plus détaillée du processus d’émergence / individuation sociolinguistique, voir
Blanchet, 2004a.
14
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Fig. 1. Proposition pour une modélisation complexe de processus sociaux
tels que les Unités Multiplexes (Socio)Linguistiques
Dynamique hélicoïdale
Interventions
glottopolitiques
collectives
Pratiques sociolinguistiques
observables
NB*
Institutionnalisations
Pratiques sociales
NB*
*NB : Chaque pôle
inclut d’autres
hélices, d’autres
systèmes
Représentations
sociales
Représentations
sociolinguistiques
mises en œuvres
(épilinguistiques)
et en discours
(métalinguistiques)
Temporalité(s), Espace(s),
Organisation(s) sociétale(s),
Interactions, des acteurs
sociolinguistiques
Temporalité(s), Espace(s),
Organisation(s) sociétale(s),
Interactions, des processus
sociolinguistiques
15
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
 Modélisation de la notion dynamique complexe de minoritarisation ➷
majoritarisation > valuation
En utilisant le même principe épistémologique de modélisation de
l’émergence d’un système complexe, on peut proposer le schéma suivant qui peut
se lire ainsi : « la minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation est un
processus complexe émergeant des deux pôles que constituent la minoration ➷
majorisation (qualitative) et la minoritarisation ➷ majoritarisation
(quantitative) ; elle se déploie en hélice selon les temporalités, les espaces, les
organisations sociétales et les interactions des acteurs sociaux et de sa propre
dynamique parmi d’autres systèmes émergents ; elle s’accompagne d’un effet
gravitationnel de satellisation ➷ attraction ».
Fig. 2. Proposition pour une modélisation complexe
du processus de minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation
des contacts sociaux
MINORITARISATION
Gravitation :
satellisation
Dynamique hélicoïdale
Minorisation
Minoration
Majorisation
Majoration
Temporalité(s), Espace(s),
Organisation(s) sociétale(s),
Interactions des acteurs
Gravitation :
attraction
MAJORITARISATION
16
Temporalité(s), Espace(s),
Organisation(s) sociétale(s),
Interactions du processus
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Ce schéma tente d’intégrer l’opposition dichotomique trop simple entre les
processus tendant vers le major- et ceux tendant vers le minor-, tout en distinguant
sans les dissocier les aspects qualitatifs (terminologie en -ation) et quantitatifs
(terminologie en -isation), dont le croisement est formulé par une terminologie en
-itarisation. Il permet ainsi de substituer à la notion statique et imprécise de
minorité le concept dynamique complexe de minoritarisation ➷ majoritarisation,
dont l’intitulé, peut-être un peu compliqué et inélégant, pourrait être regroupé
sous le terme de valuation sociale (qui cherche à éviter les connotations de
évaluation). Seraient ainsi considérés minoritaires un groupe ou une pratique
sociale dont la valuation négative (= la minoritarisation) l’emporte sur la valuation
positive (= la majoritarisation), et inversement le cas échéant (cf. infra pour
l’analyse concrète de processus situés).
En effet, l’un des points clés auquel nous a conduit notre examen des usages
du champ conceptuel de minorité et des termes apparentés consiste à associer les
forces en minor- et celles en -major, aux effets partiels et parcellaires : il n’y a pas
de minoration / minorisation (= minoritarisation) sans majoration / majorisation
(= majoritarisation), et réciproquement, à la fois dans l’ensemble d’un processus
social (la minoritarisation d’un groupe ou d’une pratique signifie en miroir la
majoritarisation d’autres groupes ou d’autres pratiques) et à l’intérieur même du
groupe ou de la pratique minoritarisée (des aspects positifs sont associés aux
aspects négatifs : un « patois » évalué négativement par rapport au français reçoit
par exemple des attributs sociaux positifs de convivialité ou de nostalgie).
Inversement, une langue majoritarisée fait aussi l’objet d’attributs négatifs (ainsi
le français valué comme une langue difficile ou de domination coloniale). C’est
dans le rapport de tension entre major- et minor-, équilibre dynamique, que se
joue le processus sans cesse renouvelé de valuation.
Un autre aspect important de cette modélisation est, précisément, d’insister
sur le processus et non sur le produit. C’est dans l’activation permanente ou
récurrente de la valuation des pratiques sociales et des groupes qui en sont acteurs
que se joue leurs valuations corrélées, d’où des évolutions potentielles ou
effectives en permanence, même si un certain état d’équilibre peut organiser une
relative stabilité sur un certain temps, un certain espace, une certaine organisation
sociale ou une certaine interaction (soit les quatre axes de temporalité, cf. supra
fig. 1 et commentaires pour leur description plus détaillée).
Enfin, l’aspect gravitationnel des processus de valuation sociale, dont la
dynamique complémentaire se joue en attraction ➷ satellisation, précise une
modalité essentielle de ce processus de minoritarisation ➷ majoritarisation :
-les groupes et pratiques majoritarisés produisent une attraction (au sens
magnétique ou astrophysique du terme) ;
-les groupes et les pratiques minoritarisés, en écho, sont soumis à la
gravitation des groupes et pratiques majoritarisés et en deviennent des satellites
(unités distinctes dépendantes), n’ayant pas de fonctionnement hors de cette
satellisation.
Il s’agit en fait du même processus, vu depuis les deux pôles opposés et
complémentaires. Ainsi les langues minoritarisées tendent à rejoindre la ou les
17
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
langue(s) majoritarisées dans leur sphère sociale : par exemple parce que leurs
usagers les écrivent selon le modèle orthographique majoritarisé, calquent leurs
pratiques sur les systèmes linguistiques majoritarisés, voire pensent leur langue
comme une variante de la ou des langue(s) majoritarisée(s) . L’un des enjeux de
la re-majoritarisation des groupes et des pratiques minoritarisés consistent
notamment à re-développer une force gravitationnelle qui leur permette à la fois
d’échapper (au moins pour partie) à la trop forte attraction ➷ satellisation qu’ils
subissent lors d’un processus avancé de minoritarisation, c’est-à-dire lors d’une
rupture de l’équilibre dynamique qui peut conduire à l’implosion du système par
la disparition de l’un de ses pôles, fondu dans un autre (ce que produit par
exemple la substitution d’une langue « majoritaire » à une langue « minoritaire »
dans le groupe des ex-locuteurs de cette dernière) .
29
30
 Graphiques d’analyse du processus de minoritarisation ➷
majoritarisation > valuation sociale d’une unité (socio)linguistique
Si un processus de valuation sociale consiste en une tension
minoritarisation ➷ majoritarisation et qu’on l’applique aux unités multiplexes
(socio)linguistiques (UMLS) telles que définies et théorisées ci-dessus, on doit
pouvoir rendre lisible la tension produite sur les trois pôles constitutifs des UMLS
(pratiques, représentations, institutionnalisations).
 Adaptation de la grille corpus / statut
Un graphique efficace, la « grille de Chaudenson » (Chaudenson, 1991 ),
dite également « grille LAFDEF » a déjà été conçu dans cette direction, puisqu’il
s’agit d’évaluer la place du français relativement aux autres langues dans les Etats
dits francophones en termes de statut et de pratiques (appelées corpus). Des
indicateurs font l’objet de coefficients comparatifs qui permettent de les reporter
sur la grille, et, en croisant les indicateurs et leurs coefficients, on peut reporter
globalement la situation linguistique d’un Etat francophone. Les coefficients
affectés n’ont de signification indicative que relativement les uns aux autres. En
aménageant cette grille, notamment en y ajoutant notre troisième pôle, on obtient
le graphique suivant (fig. 3). Comme on le voit, un seuil théorique d’équilibre
minoritarisation ➷ majoritarisation est proposé à 50 %, mais les forces
gravitationnelles n’en sont pas pour autant équivalentes : la dynamique de
majoritarisation est plutôt de type exponentiel.
31
32
29
Parmi de nombreux exemples célèbres : le corse attiré dans la gravitation de l’italien, le catalan
dans celle du castillan, le picard dans celle du français…
30
Les notions de satellisation et de gravitation ont été initiées dans l’analyse des processus
sociolinguistiques respectivement par Marcellesi (dès 1986, cf. Marcellesi, 2003 : 167 et 278) et
par Calvet (1999).
31
Ce graphique a fait l’objet de plusieurs ajustements et adaptations qui n’en modifient pas la
structure (cf. Observatoire du Français et des Langues Nationales de l’Agence Universitaire de la
Francophonie (http://www.odf.auf.org) et Chaudenson et Rakotomalala, 2004.
32
Pour Langues Africaines, Français, et Développement dans l’Espace Francophone.
18
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Fig. 3. Essai de modélisation graphique
d’une minoritarisation ➷ majoritarisation > valuation sociale
d’une unité (socio)linguistique
Légende :
A = zone de minoration ➷ majoration (à dominante qualitative [statut])
B = zone de minorisation ➷ majorisation (à dominante quantitative [corpus])
X = zone de majoritarisation tendancielle
Y = zone de minoritarisation tendancielle
NB : une tendance à la majoritarisation a un effet exponentiel à « scores » égaux la zone
de majoritarisation est trois fois plus étendue que la zone de minoritarisation.
Représentations
100 %
Institutionnalisations
+
+
100 %
Majoritarisation
maximale
théorique
X
A
Seuil médian
théorique de
majoritarisation
➷
minoritarisation
Y
B
—
+
0%
19
100 %
Pratiques
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
 Graphique en trois dimensions
Cependant, une telle représentation en deux dimensions d’un système à trois
pôles pose des problèmes de lisibilité. Une autre possibilité de modélisation
graphique, fonctionnant sur les mêmes éléments, permet de mieux en rende
compte : un graphique stellaire.
Fig. 4. Modélisation stellaire d'une minoritarisation ↔ majoritarisation
Représentations
100
90
80
70 X
60
50
40
30
20
A
10
0 Y
Seuil médian théorique
de majoritarisation ↔ minoritarisation
Majoritarisation maximale théorique
B
Pratiques
Institutionnalisations
A = zone de minoration ↔ majoration (à dominante qualitative [statut])
B = zone de minorisation ↔ majorisation (à dominante quantitative [corpus])
X = zone de majoritarisation tendancielle (> 50%, au-delà du seuil)
Y = zone de minoritarisation tendancielle (< 50%, en deça du seuil)
 ESSAI ET EXEMPLES D’EXPLOITATION CONCRETE DU
GRAPHIQUE
STELLAIRE
A
FINALITE
D’ANALYSE
ET
D’INTERVENTION SITUEES
Le double enjeu d’un essai de théorisation complexe est, d’une part, de
complexifier la compréhension des phénomènes et, d’autre part, de les rendre
lisibles, intelligibles, de façon à pouvoir en tirer des modalités d’intervention
socio-politique, le tout en évitant les analyses simplistes et les interventions
inefficaces ou contre-productives voire dangereuses qui pourraient découler de
cette simplification. Autrement, dit, il faut faire pari risqué (et complexe !)
d’associer complexification et lisibilité…
20
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
La modélisation à laquelle nous sommes parvenus en fig. 4 et que soustendent les modélisations présentées en fig. 1 et 2, permet-elle de rendre plus
lisibles, sans trop les simplifier, des processus de valuation sociale d’unités
(socio)linguistiques (ou, pour le dire de façon plus usuelle et approximative, les
situations de minorités linguistiques) ?
Voici, pour en juger, un premier essai d’exploitation sur les dynamiques
sociolinguistiques de la Provence, région sur laquelle j’ai beaucoup travaillé. Il ne
sera pas possible, ici, d’entrer dans les détails de la façon dont les indicateurs
sociolinguistiques ont été rassemblés et organisés à partir de multiples enquêtes de
terrain, micro- et macro-sociolinguistiques, et d’une longue fréquentation des
sources historiques, sociologiques, ethnographiques (pour un panorama voir
Blanchet 1992 et 2002, Blanchet et alii à paraitre). L’analyse macrosociolinguistique est fondée, pour l’essentiel, sur les indicateurs de « vitalité
ethnolinguistique » de Landry et Allard (1994), enrichi par les indicateurs de
Chaudenson (1991) et de Mc Connell et Gendron (1988). Il ne s’agit ici que d’une
première approximation, à titre d’expérimentation de la fonctionnalité de la
modélisation et non du contenu précis de cet exemple, et les coefficients affectés,
rappelons-le, n’ont de signification indicative que relativement les uns aux autres.
On comparera donc, d’une part, l’évolution de la valuation du provençal
entre le début du XIXe siècle et le début du XXIe siècle, et, d’autre part,
l’évolution de la situation sociolinguistique globale de la Provence aux mêmes
périodes en prenant pour exemples les trois principales unités sociolinguistiques
qui y sont attestées : le provençal, l’italien (à la fois comme résultant d’une
intense immigration entre 1850 et 1950 et comme langue de proximité culturelle
et géographique, cf. Blanchet et alii à paraitre et Blanchet 2003), le français,
chacune englobant ici schématiquement ses variétés (et sans entrer dans la
discussion par ailleurs nécessaire du statut de ces variétés, « dialectes » italiens —
corse non compris — et français régional / français standard).
L’idéal serait que le passage d’une époque à l’autre soit manifesté par une
évolution progressive, animée, des schémas, où l’on verrait les espaces
sociolinguistiques, les valuations sociales des unités sociolinguistiques, se
déployer en expansion ou en repli sur leurs trois principaux pôles et changer de
formes.
33
33
Le corse est présent en Provence de façon significative à Marseille et dans le Var (Blanchet et
alii, à par.)
21
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Fig. 5: Valuations sociales comparées du provençal
aux débuts du XIXe s. et du XXIe s. en Provence
Représentations
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
Pratiques
Institutionnalisations
Provençal XIXe
Provençal XXIe
22
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Fig. 6: Situation sociolinguistique schématique en Provence au début du XIXe siècle
Représentations
100
90
80
70
60
50
40
30
20
10
0
Pratiques
Institutionnalisations
Série1
provença
l
Série2
français
23
Série3
italien
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
 Commentaires des schémas (fig. 5, 6, 7).
Comme on le constate en fig. 5, la valuation sociale du provençal constitue
un bon exemple de la complexité de la tension et du processus de minoritarisation,
puisque la forte baisse des pratiques n’a pas induit deux siècles plus tard une forte
baisse du statut depuis le XIXe siècle (alors que, précédemment et jusqu’au début
du XXe, c’est manifestement une baisse du statut dans les représentations et les
institutionnalisations, au profit du français, qui a lancé la dynamique de baisse des
pratiques surtout effective au cours du XXe ) : au début du XXIe siècle, le statut
du provençal est remonté dans les représentations (au moins comme valeur
identitaire symbolique) et même dans les institutionnalisations (administrations
locales, enseignement, médias…). Il ne semble pas y avoir de corrélation
réciproque équivalente entre degré de pratiques et degré de statut, ni surtout entre
degré de tension dans les pratiques et degré de tension statutaire.
De la même façon, une approche plus globale de la situation
sociolinguistique, plus pertinente parce qu’indiquant la dynamique des relations et
des tensions entre les grandes unités (socio)linguistiques qui la construisent,
permet d’envisager la relativité intégrante des processus les uns par rapport aux
autres. On observe ainsi, notamment, le rôle joué par l’axe institutionnalisations
qui semble bien « tirer » les unités (socio)linguistiques vers le haut ou vers le bas,
le décalage qui peut exister entre les trois axes pour une même unité, et surtout le
fait que toute unité (même la plus proche d’une situation de forte majoritarisation
comme le français, au prix d’ailleurs d’une provençalisation marquée ) se situe
quelque part en équilibre dynamique entre majoritarisation et minoritarisation.
Aucune n’est uniquement assortie de valuation négative (car la somme des trois
zéros signifierait sa disparition), aucune n’est uniquement assortie de valuation
positive.
Enfin, ces schémas permettent d’identifier, en termes d’intervention sociale
par exemple pour dé-minoritariser le provençal, les pôles sur lesquels il importe
d’agir : développer le statut (notamment par l’institutionnalisation) et, grâce à
cela, redéployer les pratiques existantes qui font l’objet de représentations plutôt
positives, lesquelles autorisent des institutionnalisations plus positives, et ainsi de
suite. Car c’est bel et bien sur les trois axes corrélés qu’il importe d’agir
simultanément et de façon adaptée aux situations globales (d’où la nécessité, bien
sûr, d’affiner le contenu de tels schémas en revenant au détail qualitatif des
observables construits notamment par enquêtes sur le terrain) .
Au-delà du diagnostic ainsi synthétisé, on peut également envisager
l’exploitation d’un tel outil en termes d’évaluation de politiques de re-valuation
34
35
36
34
Un graphique montrant l’étape intermédiaire dans la première moitié du XXe siècle serait à cet
égard nécessaire.
35
Si l’on distingue un français régional d’un français standard, le second aurait un niveau de
représentations et de pratiques (mais pas d’institutionnalisations) plus bas que le premier, car la
valuation sociale du français régional est plus positive.
36
On pourra consulter, pour plus de détail et des expériences de terrain, Hinton & Hale, 2001 ;
Blanchet, 2004b et [collectif], 2003.
24
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
sociale (principalement, je suppose, de dé-minoritarisation). On peut ainsi
comprendre pourquoi, parmi par exemple de nombreuses opérations et
revendications de politique linguistique de « promotion » des langues régionales
mises en œuvre par des institutions nationales ou locales en France, ou par des
mouvements militants, un bon nombre sont consciemment ou non inefficaces ou
contre-productives, entre autres soit :
-parce qu’elles développent trop peu les pratiques (notamment % d’élèves
touchés par leur enseignement, place dans la vie socio-économique),
-parce qu’elles proposent des pratiques décalées par rapport à celles qui sont
majoritaires et qui font l’objet de représentations positives, sans prendre en
compte ces représentations (notamment en imposant des variétés trop
précocement standardisées et sur des catégorisations et des objectifs trop
différents de ceux des populations ),
-parce qu’elles ne reposent pas sur des institutionnalisations claires et
réalistes par rapport aux dynamiques sociolinguistiques (par exemple en
revendiquant pour le gallo un statut de langue co-officielle identique au statut
potentiel du breton et à celui du français, ou en visant l’application pour l’occitan
d’une « normalisation » façon catalan en Espagne),
-parce qu’elles ne prennent pas en compte la globalité des dynamiques
sociales des pluralités linguistiques effectives, visant telle langue « minoritaire »
en elle-même et pour elle-même, et l’envisageant elle-même, non seulement en la
dissociant des autres unités (socio)linguistiques (les UMSL) auxquelles elle est
pourtant corrélée dans la société et chez les usagers, mais pire encore de façon
simpliste comme un élément donné, et non comme une construction mouvante
émergeant de la tension dynamique de différents pôles,
-parce qu’elles se limitent souvent à reproduire, à une autre échelle, les
idéologies de domination, d’homogénéisation et d’assimilation qu’elles prétendent
dénoncer et contrer.
37

INVITATION A ALLER PLUS LOIN…
Il est stupéfiant que, comme on l’a vu plus haut, le droit international des
minorités porte sur un « objet indéterminé », faute d’une définition quelque peu
théorisée de la notion même de minorité. On peut même considérer comme
inquiétant que ce droit, et la plupart des politiques apparentées, fassent l’impasse
sur la complexité des processus sur lesquels on intervient pourtant. Il apparait
urgent et indispensable de traiter ces questions profondément humaines avec
prudence, avec nuance, dans leurs complexités, de façon adaptée et efficace. Les
propositions qui sont ici soumises à discussion ont été conçues pour tendre vers ce
but.
37
Exemples qui fâchent… : l’alsacien englobé sous l’allemand standard, le provençal englobé sous
un éventuel occitan (standardisé ou non sur une base languedocienne), le gallo graphié de façon
méconnaissable par volonté de distanciation par rapport au français, un CAPES de créole (au
singulier), etc.
25
PHILIPPE BLANCHET - MINORATIONS, MINORISATIONS, MINORITES
Car méfions-nous, avec E. Morin (1990 : 18-20), des « paradigmes
simplifiants [qui] mutilent la connaissance et défigurent le réel (…) produisent la
crétinisation (…) se paient cruellement dans les phénomènes humains (…) en
versant le sang [et en] répandant la souffrance », et ceci, en l’occurrence, qu’il
s’agisse d’ignorer les processus de minoritarisation (avec l’idée qu’ils sont
négligeables au regard d’éventuels bénéfices de majoritarisation d’autres entités)
ou de les mécomprendre même lorsque l’on prétend, de toute bonne foi, les
prendre en compte pour en réduire les effets jugés néfastes.

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Encyclopedia Universalis version 9 sur CDrom.
29
QUESTIONS A
PHILIPPE BLANCHET
Freddy Raphaël
Je suis très sensible à l’effort qui est fait là d’une modélisation, mais je suis
tout à fait perplexe quant aux choix épistémologiques. Je ne sais pas ce qui est fait
ici, mais cela part probablement de votre discipline. Vous avez parlé d’une
approche sociolinguistique. Alors moi, je me demande « socio- », où ? Le
contexte politique, économique, des enjeux de pouvoir, le poids de l’histoire,
toute la contextualisation qui donne sens à cette dynamique et à ces rapports
différentiels à travers le temps, se trouve, je ne vais pas vous faire l’injure que
vous l’ignorez, mais elle se trouve mise, pour les besoins de la cause, entre
parenthèses. Alors, à un moment, j’allais dire à la fin, ça donne le tournis parce
que quand vous dites et « en plus il faudrait le placer dans le contexte national,
européen et de mondialisation », j’avoue que je ne comprends plus rien.
Philippe Blanchet
C’est probablement parce que mon schéma ne l’exprime pas suffisamment
explicitement, merci de me le faire comprendre. Mais il est clair, à l’inverse,
qu’au contraire, l’ensemble des facteurs dont vous parlez, est là. Pour moi, quand
je dis « pratiques sociales » et qu’il y a une petit flèche dans le schéma précédent
qui dit « chacun des pôles est lui-même animé d’un ensemble d’autres hélices »,
dans les pratiques sociales, il y a tout ce que vous venez de dire. Quand je dis
« institutionnalisation », ça ne va évidemment pas sans facteurs politiques,
économiques, enjeux de pouvoir. La notion de tension, que j’ai beaucoup
employée, c’est une tension qui est notamment une tension en termes d’enjeux de
pouvoir, mais pas exclusivement. Quand j’ai mes dimensions de déploiement,
temporalité(s), espace(s), organisation(s) sociétale(s), interaction(s) des acteurs, il
y a ça. Il y a la dimension historique dans « temporalité ». Il y a la dimension
géopolitique dans les espaces. Il y a la dimension des organisations sociales, des
tensions sociales, des groupes sociaux dans « organisation(s) sociétale(s) » et il y
a les enjeux de pouvoir à la fois collectifs, à ce niveau-là, et individuels autour des
interactions. C’est impliqué dans les sous hélices de ces choses-là. Mais
manifestement, il va falloir que je complexifie mon schéma pour le signifier.
QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET
Cécile Jahan
J’ai une question technique en fait. En fait, je trouve le modèle assez génial,
mais je me demande comment vous voulez mesurer ou comment vous voulez
positionnez les choses sur les axes ? Par exemple, je prends juste l’axe
« institutionnalisation ». Si on voit qu’une langue a un statut de langue territoriale,
est-ce que ça veut dire 50 % d’institutionnalisation ou comment ça fonctionne ?
Philippe Blanchet
Non. Ce que j’utilise, moi, dans ce cas-là, c’est le système, la typologie
d’évaluation de Landry et Allard - ils l’appellent d’« évaluation », le mot me
paraît peut être un peu ambitieux, mais gardons-le. C’est l’évaluation de ce qu’ils
appellent « la vitalité ethnolinguistique ». Il y a eu des travaux, notamment ceux
de Landry et Allard, qui me semblent très utiles là-dessus ; mais Chaudenson fait
la même chose d’ailleurs. C’est-à-dire que sous le résultat des axes, il y a toute
une typologie des critères, des points sur lesquels il faut se poser la question de la
place respective des différentes langues engagées dans le processus. Et donc on
affecte des coefficients à une langue par rapport à l’autre, etc. Sous
« représentation », il y a donc toute une série d’éléments constitutifs, sous
« institutionnalisation », il n’y a pas que le fait qu’elle(s) soi(en)t territorialisée(s),
il y a toute une série de processus d’institutionnalisation. C’est l’addition de tout
ça qui fait qu’on arrive, quelque part, à affecter des coefficients qui donnent une
idée du positionnement respectif de l’un par rapport à l’autre et alors, du coup, le
coefficient, effectivement, si on le tape sous Excel, et qu’on lui dit « fais un
schéma », il le met sur l’étoile.
Jacques Walter
Je vais relayer un tout petit peu le propos de Freddy Raphaël parce
qu’effectivement, le cadre que vous nous proposez fonctionne très bien, c’est
comme une mécanique bien huilée, il y a des hélices, il y a des boucles, on est
dans quelque chose de très systémique. Et un bon système, il tourne, sinon c’est
un échec théorique. Et en même temps, comme on vous le disait à l’instant, la
question que nous nous posons, c’est de savoir comment on peut analyser la
dynamique sociale qui est en œuvre dans le système. Ce qui veut dire que la
question ne porte pas seulement sur la modélisation que vous nous proposez, sur
le cadre général, mais sur l’outillage ou l’équipement intellectuel qui permet de
penser les processus dont vous parlez. Et là, je trouve qu’il y a de vraies questions
parce que je me demande s’il n’y a pas, pour reprendre votre expression, une
tension entre un modèle très généralisant qui fonctionne sur le mode du système,
et des politiques linguistiques ou des situations dans les langues, je ne suis pas du
tout spécialiste de ce domaine-là, dans lesquelles il y a du conflit. Alors comment
pouvons-nous penser quelque chose qui est de l’ordre du relationnel bien huilé par
rapport à des réalités de terrain dans lesquelles il y a du conflit ? Les outillages
intellectuels ne sont pas nécessairement les mêmes. Autrement dit, si je veux
penser une situation sociale, dans laquelle il y a de l’affrontement, est-ce que,
pour expliquer le social, je vais utiliser la théorie des champs chez Bourdieu ? Est-
31
QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET
ce que je me dis, non, moi je suis un individualiste méthodologique, je vais aller
chercher, puisque vous les avez cités, chez Boudon et Bourricaud ? Ou alors je
suis un ethnométhodologue, et là, je vais faire une observation de type
participante en utilisant les travaux de Garfinkel ou de quelqu’un d’autre.
Comment articulez-vous cette vision systémique à la Morin ou à la Lemoine, avec
l’épaisseur du social travaillé par d’autres modèles théoriques que ceux-ci et qui
sont même, si on va loin sur le plan épistémologique, en contradiction.
Philippe Blanchet
Alors au moins de deux façons. Mais vous excuserez ma réponse d’être
partielle et rapide. De deux façons parce qu’il me semble que ce genre de
modélisation à ambition théorique ne peut prendre sens qu’à condition qu’il
s’appuie, par ailleurs, sur du travail de terrain au niveau microsociologique et
qu’il aboutisse et qu’il soit accompagné parallèlement et ensuite, à nouveau, du
travail de terrain microsociologique.
Cependant la question que je me pose au départ, c’est exactement l’inverse
et je suis plutôt quelqu’un qui vient du terrain, qui fait du terrain, et un jour je me
suis dit qu’à force de faire de l’observation micro et de faire du terrain, je ne tire
aucune théorisation généralisante et je ne peux donc produire aucun outil qu’il
faudrait à nouveau s’approprier et adapter, mais je ne produis aucun outil, ni
théorique ni à finalité d’intervention sociale. Donc il vient un moment où il faut
aussi savoir, en l’ayant alimenté par le terrain et sans perdre de vue qu’on va y
retourner, s’abstraire un peu du terrain pour construire quelque chose comme ça.
Mais ça n’a de sens que si on y retourne. Et puis deuxièmement, ce qui rend cela
possible, c’est le fait qu’on ne dissocie pas les différentes approches possibles. Je
considère que si on veut faire un travail d’observation, de compréhension voire
d’intervention sociolinguistique un tant soit peu efficace, il faut à la fois faire du
micro et du macro. Je pense que l’ethnométhodologie sombre dans un excès de
situationnisme et je pense que, par ailleurs, les grands modèles macro explicatifs
sombrent dans un excès de généralisation abusive. La deuxième façon, c’est de
dire, il faut faire les deux en même temps. C’est-à-dire que chez moi, pour aboutir
à mon petit schéma un peu ridicule sur l’évolution du statut du provençal, il y a
derrière vingt ans d’observation de la situation, de pratique d’observations
participantes, de prises d’informations institutionnelles, d’enquêtes macro avec
des données quantitatives et puis cela se place en continuation, et ça va continuer
à se faire. Je suis totalement d’accord avec l’idée qu’une théorisation abusive,
c’est quelque chose qui nous fait perdre l’épaisseur sociale et c’est absolument
l’inverse de mes convictions. Mais en même temps, je pense qu’à force de ne
rester que dans l’épaisseur sociale du terrain, on finit par perdre la transférabilité
des acquis, la possibilité de construire des outils d’intervention. Donc il faut
essayer de faire les deux. Là j’ai essayé, c’était un peu le rôle qu’on m’a demandé
de jouer ici, de tenir un bout de l’affaire, c’est celui que vous avez vu, faites-moi
confiance pour l’instant et allez vérifier après, j’essaye aussi de tenir l’autre, bien
sûr. Et j’engage toute personne qui voudrait essayer de s’en servir, ce qui me
32
QUESTIONS A PHILIPPE BLANCHET
ferait très plaisir, à surtout ne pas s’en servir de façon isolée du terrain, terrain qui
fait prendre en compte l’épaisseur sociale.
33
Béatrice FLEURY-VILATTE
Université Nancy 2
Centre de recherche sur les médiations (EA 3476)
Université Paul Verlaine-Metz
[email protected]
JACQUES WALTER
Centre de recherche sur les médiations (EA 3476)
Université Paul Verlaine-Metz
[email protected]
LE FESTIVAL DU FILM ITALIEN DE VILLERUPT :
MINORATION NATIONALE, MAJORATION CULTURELLE
Le cadre de cette contribution est une recherche (2002/2005) sur le
témoignage audiovisuel de l’immigration en Lorraine38, région fortement marquée
par des vagues migratoires en lien avec l’industrialisation. Au cours de la
première phase de l’étude (Fleury-Vilatte, Walter, 2005), nous avons été attentifs
aux pratiques et contenus d’archivage audiovisuel relatifs à plusieurs groupes
d’immigrés. Ensuite, lors de l’élucidation des différences constatées, nous avons
été amenés à subsumer le paramètre de l’origine en prenant en considération
l’importance du monde ouvrier dans le rapport que, dans un processus mémoriel,
l’immigré entretient avec son groupe d’appartenance au sein de la société
d’accueil (Fleury-Vilatte, Walter, 2004). Aussi posons-nous la question de la
minoration/majoration selon une dynamique qui associe dimensions culturelle,
sociale et politique. C’est la mise à jour des tensions qui résultent de cette
dynamique – ainsi que leurs modes de résolution – qui nous intéressent ; elle est
centrée sur le cas de Villerupt (10.000 habitants), petite ville du bassin
sidérurgique où, à l’initiative d’enfants d’immigrés, un Festival du film italien a
été créé en 1977.
En cent ans, on est passé d’une situation de minoration nationale (les
immigrés en France, plus particulièrement ceux d’origine italienne), à une
situation de majoration culturelle (en Lorraine, mais aussi à l’extérieur de la
région), selon un processus dans lequel le festival est un agent déterminant. Cette
évolution est manifeste dans la représentation qu’un film, L’anniversaire de
38
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un programme du Contrat de plan État-Région (CPER),
intitulé « Dynamiques des peuples et construction européenne », avec la collaboration des
promotions 2002-2003 et 2003-2004 du DEA Sciences de l’information et de la communication,
ainsi que celle de chercheurs des universités de Metz et Nancy 2.
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
Thomas de Jean-Paul Menichetti, sorti en 1982, donne de l’installation des
immigrés à Villerupt et ses alentours, et de leur vie depuis. Pour en comprendre la
configuration, trois pistes sont suivies : la première consiste à comprendre les
raisons de la minoration de l’immigration italienne en France, à l’aune de
l’évolution des recherches menées sur le phénomène migratoire ; la deuxième vise
à rendre compte du glissement d’une minoration industrielle à une majoration
culturelle, via un investissement dans un festival qui ressortit à l’industrie
culturelle ; la troisième s’attache à expliquer les causes – évolutives – du succès
d’un film, emblématique d’une histoire de la sidérurgie, où l’Italien se présente
dans une posture de domination symbolique par rapport aux autres immigrés,
sachant que – au fil du temps – ce film est devenu la référence incontournable
d’une région quand il est question d’immigration dans l’espace public. Toutefois,
en nous intéressant à des processus de majoration narrative et culturelle, nous
nous garderons d’une vision par trop simplificatrice qui laisserait dans l’ombre
des facteurs très importants liés à la désindustrialisation, aux mutations de
l’identité ouvrière et à l’échec d’actions syndicales et politiques menées pour
enrayer le déclin d’un secteur que la population voyait toujours plein d’avenir.
 L’IMMIGRATION ITALIENNE EN FRANCE : UN PROCESSUS
COMPLEXE DE MINORATION NATIONALE
Dans Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles
(1988), Gérard Noiriel montre que, en dépit d’une immigration massive, la France
s’est montrée discrète sur cette part de son histoire. Une discrétion manifeste tant
dans les travaux scientifiques – particulièrement ceux émanant de la production
historique –, que dans les archives à disposition – e.g. les statistiques officielles
imprégnées d’une pensée juridique établissant « une frontière nette entre le
"national" et l’"étranger" » (Noiriel, 1988 : 25) . En arrière-fond de ces
dispositions, une opposition entre « contrat » et origine qui structure la pensée
autour de la nation et que développe Auguste Renan, dès 1882, dans une
conférence prononcée à la Sorbonne : Qu’est-ce qu’une nation ? Pour ce dernier,
une nation ne se définit pas en référence à une race, mais par le lien spirituel qui
associe les individus sous la forme d’un contrat implicite qui serait « un plébiscite
de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle
de la vie » (in Noiriel, 1988 : 28). Le fait que l’immigration ait été oubliée,
négligée ou mise de côté en France – bref minorée – est à rapprocher de l’analyse,
ancienne mais néanmoins actuelle, d’Auguste Renan. Au regard du mythe unitaire
français préoccupé par des interrogations concernant « les origines et la légitimité
de la République » (Noiriel, 1988 : 23) – qui, selon des modalités différentes, se
retrouvent en plusieurs moments de l’histoire –, l’immigration est non seulement
en décalage, mais peut être ressentie comme un facteur de déstabilisation
identitaire, tant pour les immigrés que pour les populations dites de souche. Dès
39
39
Sur la question du rapport entre « la France et ses étrangers », voir Weil (1991).
35
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
lors, on comprend que, jusque dans les années 40, des chercheurs qui défendaient
l’importance des origines aient surtout été attentifs aux questions d’assimilation,
de races ou de particularismes ethniques. Selon Gérard Noiriel (ibid. : 37), « les
stéréotypes ethniques constitués au XIXe siècle sont encore très présents » dans
ces travaux, tels ceux de Georges Mauco où ce dernier « évoque l’"atavisme"
slave, l’"impulsivité" de l’Italien, le "danger pour la race"… ». Ces stéréotypes
rejoignent ceux formulés par différents acteurs sociaux, ce dont témoigne la
lecture des archives rassemblées par Serge Bonnet et ses collaborateurs dans
L’homme du fer (1975, 1977). Dans les deux tomes consacrés à l’ouvrier de la
Lorraine sidérurgique, certains documents traitent des difficultés engendrées par
la présence de nombreux immigrants – dont les Italiens. La violence, l’hygiène, le
comportement de ces populations sont pointés du doigt par des rapports, des
courriers officiels ou des articles de journaux, qui stigmatisent le danger que
l’immigration représenterait pour la paix sociale.
C’est seulement dans les années 60 que l’immigration fera l’objet de
questionnements différents. Adossées à des organismes reconnus (CNRS,
laboratoires universitaires…), les investigations seront animées par un
engagement de la part de chercheurs exercés aux luttes sociales et soucieux de
défendre les intérêts des opprimés. En revanche, traitant des problèmes du présent,
ces travaux délaisseront la perspective historique et colleront, pour une bonne part
d’entre eux, aux commandes publiques sur les problèmes de logement, de travail,
de conditions de vie. Ce sont surtout certains groupes – notamment celui des
Maghrébins – qui seront étudiés, négligeant à nouveau, mais cette fois-ci pour des
raisons différentes, des vagues migratoires plus anciennes telles celles concernant
les Italiens. Or, début 1975, « les "vieux" Algériens sont dix fois moins nombreux
que les "vieux" Italiens et six fois moins nombreux que les "vieux" Polonais. En
1982, la proportion est encore d’un Algérien pour cinq Italiens dans le groupe
d’âge des soixante-cinq ans et plus » (Noiriel, 1988 : 49).
On voit que si la recherche sur l’immigration a donné lieu à des travaux, elle
témoigne d’une minoration de cette question au profit de la question nationale, ou
bien à celui du problème politique. Dans cette configuration, le cas de
l’immigration italienne s’en trouve doublement mis à mal. Envisagé de façon non
spécifique, dans un premier temps, il est mis de côté ensuite, car moins
problématique que d’autres sur le plan social ; un constat à mettre en relation avec
l’attitude des immigrés qui a pu aussi conforter le phénomène de minorisation, par
exemple en effaçant toute trace des origines. De tous ces éléments ressort l’idée
que la « réalité » de l’immigration ne peut être effective que lorsqu’elle est fondée
sur la reconnaissance que l’« étranger » est un élément à part entière de la
construction d’une nation, non une pièce rapportée qui, de fait, resterait
marginale. Que dans les années 80, des chercheurs (Pierre Milza, Gérard Noiriel,
Jeanine Ponty, Abdelmalek Sayad, Dominique Schnapper, Ralph Schor, Émile
Témime…), dont certains sont issus de l’immigration, se penchent sur ce type de
problème, atteste de cette reconnaissance. S’inscrivant dans une perspective
36
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
politique, anthropologique et/ou historique, ils appréhendent l’immigrant non
seulement selon l’angle de l’intégration – réussie ou non –, mais selon sa
contribution au « creuset » français. De ce point de vue, l’exemple de Villerupt et
de la communauté italienne qui s’y est installée est intéressant. Il montre comment
la quête identitaire – largement tributaire des politiques publiques de l’emploi et
de la reconfiguration de l’Etat social – s’est nouée autour d’une revendication
mémorielle qui, en associant monde du travail et particularismes culturels,
dépasse les interrogations sur la différence tout en intégrant celle-ci.
 DES HAUTS FOURNEAUX AU CINEMA
Villerupt est située au nord de la Meurthe-et-Moselle ; son histoire est liée à
celle de l’industrie sidérurgique qui, dans ce secteur, exploite un minerai de
mauvaise qualité, nommé localement la minette. En 1879, un procédé inventé par
un chimiste anglais – Sydney Thomas – permet d’éliminer le phosphore de ce
minerai, augmentant ainsi la qualité de l’acier fabriqué. Jusque dans les années 60,
apogée du secteur (Mioche, 1994), cette industrie est florissante. Mais son déclin
s’amorce au milieu des années 70 et se poursuivra par le démantèlement de la
sidérurgie et la fermeture des mines. En 1978, ce sont globalement 21.750
licenciements qui sont prévus dans un « plan de sauvetage », dont 6.500 touchent
le seul secteur de Longwy . Ce qui provoquera des réactions violentes d’une
partie de la population qui a perdu ou craint de perdre son travail, ce dernier
constituant aussi un référent identitaire de premier plan.
40
L’immigration est donc étroitement liée à ce contexte de travail, des
populations en provenance de différents pays européens ou africains étant
appelées à soutenir l’essor industriel. Comme l’ensemble des ouvriers, les
immigrés connaissent l’ascension puis la chute de cette activité. Pour autant, aux
heures les plus sombres de l’histoire de la région qui s’inscrit aussi dans une crise
de l’identité nationale (la « crise » économique menaçant l’intégrité de la
France ), ils ne retournent pas massivement dans leur pays d’origine, bien que les
pouvoirs publics aient impulsé, au milieu des années 70, une « politique du
retour » non sans relents et effets xénophobes . Aujourd’hui, en résulte une
topographie humaine particulièrement mêlée où des populations différentes vivent
41
42
40
En 1966, il y avait déjà eu 15.000 licenciements, 10.500 chez de Wendel-Sidelor en 1971,
16.000 en 1977 avec le plan acier…
41
Signalons que, à la fin des années 70, la fermeture des usines s’est accompagnée d’un net
mouvement germanophobe : la CGT n’a eu de cesse d’expliquer que les gagnants de l’opération
seraient les grands groupes allemands ; sur fond de référence aux différentes guerres et périodes
d’occupation, on a pu voir fleurir des slogans tels « La Lorraine aux Lorrains » ou il faut gagner
« la bataille de l’acier », expression rappelant la « bataille du rail » menée par la Résistance
d’inspiration communiste. Preuve que l’immigration n’est pas seule en cause.
42
Y. Gastaud (2004 : 112) rappelle que, significativement, le slogan « Immigré, fais ta valise »,
souvent mentionné dans la presse à cette période, fait écho à la pièce de K. Yacine, Mohamed,
prends ta valise, écrite en 1970.
37
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
en un même territoire. A Villerupt, de tous les ressortissants étrangers, les Italiens
sont les plus nombreux ; au tournant du siècle, ils composaient déjà la première
des communautés, comme le montre toujours le nombre de leurs descendants sur
place.
Quelles que soient les populations immigrantes, la question de l’intégration
est évidemment cruciale. Mais, dans le secteur de Villerupt, elle est à envisager
parallèlement aux mobilisations qui ont accompagné la crise de l’industrie
lorraine qu’aucune opposition syndicale et politique n’est parvenue à enrayer.
Arrêtons-nous sur l’acmé de cette période de lutte qui correspond à celle
précédant immédiatement le tournage de L’anniversaire de Thomas. Les militants
syndicaux sortent du traditionnel répertoire d’actions collectives en s’engageant
dans des formes d’interventions qui outrepassent le cadre légal : création de radios
syndicales (l’exemple type étant Radio Lorraine cœur d’acier), dégradation de
locaux patronaux, séquestrations de cadres supérieurs, interruption du trafic sur
des voies de communication et surtout attaques du commissariat de Longwy (dont
une, dans une logique de guérilla urbaine, avec un bulldozer). C’est dire que le
climat de violence, qui rencontre un écho positif dans de larges secteurs de la
population locale, est maximal. Comme le remarque très justement Xavier Vigna
(2004), les luttes quittent le terrain de l’usine, un lieu en crise tout comme l’est
l’identité ouvrière. Et, de notre point de vue, ce sont bien d’autres terrains qui
permettront une reconstruction identitaire, et ce par un investissement massif et
diversifié de la sphère publique, y compris par la culture territorialisée (cf. le
slogan « Vivre et travailler au pays » qui a fait florès à partir de l’expérience
occitane).
Le chômage, l’exode ou le dépérissement économique contribuèrent à
forger une mémoire locale empreinte de ces combats (dont les grèves dures de
1947-1948). Le rôle des immigrés italiens dans ceux-ci fut déterminant. Non
seulement, ils participèrent aux grandes luttes sociales (dès 1905), mais ils
implantèrent un réseau associatif dynamique et nombre d’entre eux s’engagèrent
dans les rangs du PCF. Cet engagement se concrétisa par une accession à des
fonctions électives, dont celles d’édile municipal, si bien que, à propos du PCF,
on a pu parler d’un « parti italien ». A Villerupt, Armand Sacconi en est une haute
figure : il fut maire de la commune de 1959 jusqu’à sa mort en 1986 ; dans
L’anniversaire de Thomas, il est un des principaux fils conducteurs du film,
racontant son propre itinéraire et celui de sa commune. Il faut savoir que l’équipe
communiste qui remporte les élections de 1959 impulse une politique fondée sur
deux éléments : un comité des fêtes privilégiant le spectacle vivant et une Maison
des jeunes et de la culture favorisant des activités artistiques, dont le cinéma. Dans
ce cadre, un groupe de jeunes passionnés se lance dans la réalisation de fictions –
L’impasse (1968), Castagnettes et tango (1971) – qui s’inspirent des problèmes
rencontrés en région. Castagnettes et tango remporte un franc succès dans des
festivals, ce qui permet à l’équipe d’obtenir le soutien de professionnels de
l’audiovisuel (RTL-Télévision, ORTF…). Pour les commandes qui suivent – 20
38
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
jours ailleurs (1971), ou Des quetsches pour l’hiver (1974) – l’encouragement
viendra aussi de la municipalité, des syndicats et de commerçants, et ce d’autant
que les sujets abordés trouvent leur origine dans des révoltes et grèves ouvrières
locales. C’est un ciné-club qui se chargera de diffuser ces films en organisant des
manifestations et rencontres, souvent en lien avec des préoccupations politiques.
Tout ceci constitue une sorte d’engrais pour le redéploiement de la lutte
contre le démantèlement industriel et pour la consolidation d’identités fragilisées.
En effet, comme on a commencé à l’entrevoir, la mobilisation contre la fermeture
des usines contribue à associer la question ouvrière et celle de l’immigration.
D’une part, l’identité ouvrière est remise en cause : « Etre ouvrier de la sidérurgie
alimente d’abord une double fierté : celle de travailler dans une industrie de base,
marquée par le gigantisme des installations, qui constitue le fondement de la
puissance industrielle et comme telle, garante de l’indépendance nationale [une
vision partagée avec le patronat et la sphère politique]. En outre, les sidérurgistes
sont fiers de travailler dans un métier dur, dans lequel le travail posté s’est
généralisé au cours des années 1960 et 1970, et qui, par là, nourrit un certain
virilisme » (Vigna, 2004 : 129). D’autre part, c’est l’identité immigrée qui est
atteinte puisque les mutations économiques, qui s’accélèrent depuis 1973, ont fait
revenir sur le devant de la scène un « racisme de crise » (Gastaut, 2004 : 107),
cristallisé sur certains groupes dont en particulier celui des Arabes, relayé et
amplifié par la progression du Front national. De fait, sous le septennat de Valéry
Giscard d’Estaing (1974-1981), l’image des immigrés n’a cessé de se dégrader,
corrélativement à une « politique de la porte fermée » aux étrangers souhaitant
travailler en France : de terre d’accueil, celle-ci devient « terre de rejet », ce qui
sera objet de polémiques incessantes durant la période qui suit (on se souviendra
de Michel Rocard déclarant, en 1989, que « la France ne peut accueillir toute la
misère du monde »). Aussi voit-on se dessiner une (re)politisation du traitement
de la question de l’immigration qui se retrouve dans L’anniversaire de Thomas, et
se révèle conforme à celle des recherches de l’historien Gérard Noiriel consignées
dans Vivre et lutter à Longwy (en collaboration avec Benaceur Azzaoui) et
Longwy. Immigrés et prolétaires, 1880-1980, ouvrages qui paraissent à des dates
proches, respectivement en 1980 et 1984.
A Villerupt, l’ensemble de ces préoccupations est au fondement de l’activité
cinématographique dont plusieurs circonstances expliquent l’essor. À l’instar
d’autres zones industrielles, l’une est constitutive du rythme de travail en usine
qui, comme l’explique Fabrice Montebello (1997), permet aux ouvriers d’occuper
le temps libre par des activités de loisirs dont le cinéma. Une autre, en lien avec la
précédente, relève des structures mises en place en 1947 par l’État pour favoriser
l’éducation populaire – idée chère à Joffre Dumazedier –, et dont les Maisons des
jeunes et de la culture sont un élément dynamique (Béra, Lamy, 2003). Plusieurs
périodes vont scander l’activité cinématographique. Politique dans les années 60,
cette activité recoupe la réalisation de films à caractère militant. Cinéphilique à
partir du milieu des années 70, elle génère la création d’un festival. Patrimoniale
39
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
enfin, elle s’inscrit dans une démarche plus large avec la création du Pôle de
l’image en 1998.
43
En outre, cette activité prend corps sur un terreau favorable, tant sur le plan
institutionnel (la mairie communiste) que démographique (une population
ouvrière à dominante italienne). Si un premier festival est organisé à l’occasion du
tournage de Beau masque (Bernard Paul, 1972), d’après le roman de Roger
Vailland, c’est en 1976 (moment de licenciements en masse) que le film italien
sera choisi comme objet central du festival. Selon Gérard Noiriel (1980 : 378), ce
festival incarnerait la recherche des racines : « Les membres de la troisième
génération n’ont connu ni la guerre, ni les stigmates des origines. C’est pourquoi
sans doute, ils revendiquent maintenant des “racines” que leurs parents avaient
toujours voulu nier ». Il traduirait alors une opposition entre histoire industrielle et
histoire culturelle, ainsi qu’un rapport différent des membres de la deuxième et de
la troisième génération à l’identité italienne.
Or, à distance de cette analyse, notre recherche montre que les deux
histoires interagissent et que les projets cinématographiques initiés à Villerupt
sont fondés sur une relation fusionnelle entre générations. D’autres travaux vont
en ce sens, dont ceux de Jean-Marc Leveratto (2005) sur ce même festival : il y
voit une articulation entre la politique et la culture. L’intégration qui caractérise
l’immigration dans ce secteur peut être rapprochée de cette « seconde figure de
l’immigré » (Lapeyronnie, 1996) correspondant à un immigré qui assume sa
différence tout en acceptant les valeurs de la société d’accueil, à condition,
ajouterons-nous, que celles-ci ne refusent pas la présence des immigrés. De
surcroît, elle est étayée par une « appropriation des travaux d’histoire locale à des
fins culturelles » (Leveratto, Montebello, 2001 : 63) qui, accompagnée de la mise
en circulation de nombreux produits culturels (roman, autobiographies, albums de
photographies et expositions), débouche sur « la diffusion auprès de l’ensemble de
la population régionale d’un imaginaire italien positif qui rejaillit sur les
personnes qui s’en réclament » (ibid.). Cette « qualité italienne » se révèle
d’autant plus positive que le côté sympathique de l’italianité recouvre tout passé
stalinien et qu’on est éloigné d’une culture – arabe en l’occurrence – sur laquelle
se focalise le « racisme de crise » ; ce qui permet l’identification de toute une
région, au-delà de ses composants ethniques, et qui explique – pour partie – le
succès de L’anniversaire de Thomas et la légitimité testimoniale de celui-ci dans
le bassin sidérurgique. Sous cet angle, une comparaison avec la fortune du festival
du film arabe de Fameck – autre commune sidérurgique, mais située en Moselle –
créé en 1990, serait certainement riche d’enseignements pour prendre la mesure
des différences de traitement culturel et politique entre une immigration postcoloniale et les autres.
43
Organisé en association, le Pôle de l'image regroupe principalement trois projets : un espace
culturel multimédia, un centre d'archivage et la mise en valeur du patrimoine cinématographique.
40
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
 L’ANNIVERSAIRE DE THOMAS : DU PARTICULIER A
L’UNIVERSEL
Jusqu’à la création du Pôle de l’image, les organisateurs du festival font
preuve d’un rapport ambivalent à l’italianité. En effet, tendus entre un projet
cinématographique (faire connaître le cinéma italien) et un état de fait (les
organisateurs et une partie du public sont d’origine italienne), ceux-ci ont toujours
dû composer entre des attentes et des objectifs parfois divergents. C’est
L’anniversaire de Thomas qui opèrera une forme de réconciliation entre ces pôles
en tension : le passé et le présent, l’universel et le particulier, le cinéma et
l’identité culturelle. Il le fera en deux temps qui correspondent aux « deux vies »
qui le caractérisent. D’abord, le film prend en charge l’histoire de l’immigration
italienne selon une démarche testimoniale où se succèdent des paroles de témoins
et des archives. Réalisé en 1980 et diffusé en 1982, il est perçu comme un
hommage rendu par des fils à leurs pères et relève d’un rapport cathartique à
l’histoire. Monté une nouvelle fois en 2000 pour être commercialisé, il deviendra
non plus seulement l’emblème d’un collectif local, mais de l’ensemble d’une
région (entre-temps, nationalement, la question de l’immigration n’a pas quitté la
scène : des interrogations sur la liaison migration/travail, on est plutôt passé à
celles sur les relations interculturelles ; cf. Questions de communication, 2003) ;
ce mouvement est aussi la résultante d’une conversion identitaire : en dix ans, il
transfère radicalement l’identité ouvrière et la fierté du travail attachées à l’usine –
désormais fermée – à l’identité du pays d’origine et au territoire régional
(semblable phénomène est observable dans le Nord avec les populations d’origine
polonaise).
44
Ceci pose deux questions en interaction : comment le film parvient-il à faire
consensus au sein de la communauté italienne, sachant qu’elle est divisée sur la
question de l’identité ? Comment se fait-il qu’un film traitant de l’immigration
italienne acquiert une portée qui se révèle autant spécifique (l’immigration
italienne) que générale (l’immigration, l’industrialisation) ? Plusieurs hypothèses
peuvent être avancées. Indéniablement, si L’anniversaire de Thomas glorifie
l’ouvrier italien, syndicaliste convaincu, les procédés narratifs utilisés
transcendent cette seule figure et participent à la gestion d’un traumatisme
régional (Fleury-Vilatte, Walter, 2004). Au niveau du contenu, le parcours
migratoire est fondé sur un franchissement de frontières non seulement
géographiques (le film présente des scènes se déroulant en Italie – notamment à
Gubbio, lors de la fête des fous –, et en Lorraine, à Villerupt), mais aussi
professionnelles (le travail en usine croise les activités culturelles ou politiques) et
générationnelles (fils et petits-fils d’immigrés se retrouvent en une même
histoire). De plus, ce franchissement est lissé par une narration qui va de l’usine
44
Précisons que, lors des manifestations contre les fermetures des différents sites, des symboles
« lorrains » étaient exhibés (e.g. costumes régionaux, « Maria la Lorraine »…), voir Nezozi
(1999).
41
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
au festival en passant par la lutte syndicale. Au niveau de la forme, cette linéarité
est d’autant plus efficace qu’elle s’appuie sur un récit hybride, mêlant des formes
documentarisantes et des formes fictionnalisantes qui rejoignent une distinction
opérée par Jean-Marie Schaeffer (2004 : 174-177) entre deux types de fiction :
une fiction « cognitive » qui génère de la croyance, une autre, ludique, qui
provoque de la distanciation. D’un côté, des faits avérés situent historiquement la
vie des immigrés (phases de l’industrialisation, conflits mondiaux, grèves et luttes
syndicales…) et lui confèrent une valeur probatoire. De l’autre, et sur le modèle
d’une esthétisation fictionnelle, le film est construit autour du cycle des quatre
saisons qui, plus largement, incarne celui de la vie ; ici, on est davantage dans
l’ordre de la légende – ce que revendique d’ailleurs le sous-titre du film : La
légende oubliée –, et par conséquent dans une visée universelle. Sur le site
internet du Pôle de l’image, un commentaire concernant le film est représentatif
de cette idée : « En fait, L’anniversaire de Thomas n’est pas un documentaire. Il
s’adresse à tous, même à ceux qui n’ont pas un rapport direct avec le monde
évoqué, car les thèmes qu’il développe atteignent à l’universalité : la nostalgie
d’une terre maternelle lointaine, la recherche d’une identité, la difficulté de
l’intégration, le rapport au père ». Le succès remporté tendrait à prouver la
réussite de ce geste mémoriel, et ce, par-delà la réalité à laquelle le film renverrait.
Si l’on suit les propositions de Jean-Marie Schaeffer (2004), la fiction et le
documentaire apparaissent comme de véritables faits sociaux, non réductibles à un
jeu de représentations nécessairement habitées par le seul rapport à la réalité,
quand bien même cette dernière est-elle prégnante.
Si le caractère légendaire du film relève d’une forme et d’une temporalité
spécifiques, il relève aussi de représentations afférentes aux personnages et aux
événements. Les témoins parlent d’une même voix : l’action syndicale est
héroïsée (sans mention des conflits sévères entre la CFDT et la CGT ou, à
l’intérieur même des syndicats, sur les stratégies à adopter pour contrer le
démantèlement), le travail en usine est grandi par les souffrances endurées et
l’action politique est lavée de tout soupçon de compromission avec le fascisme ou
le stalinisme. Quels que soient l’âge de ces derniers, leur statut, leur sexe, leur
mode d’apparition à l’écran (voix off, lecture de textes, témoignage direct…), tous
glorifient l’immigré italien, son travail, ses activités culturelles et son
engagement. Celui-ci se retrouve dans une position dominante qui, dans un
processus de majoration mémorielle, exclut et englobe tout à la fois les autres
immigrés. Il les exclut parce que ces derniers ne figurent pas dans le film, même
si le réalisateur a pris la précaution de confier le rôle du narrateur à un immigré
d’origine maghrébine ; mais cette figure disparaît, recouverte par l’aura des
Italiens. Il les englobe, car le récit de l’immigration est centré sur les luttes
sociales et recoupe les combats de tous les ouvriers du secteur ; en cela, il tend à
se constituer en réponse à une xénophobie ambiante par le biais d’une
réactualisation du mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »,
mais pas tant pour une lutte classe contre classe, que pour une lutte affirmant la
42
BEATRICE FLEURY-VILATTE - JACQUES WALTER - LE FESTIVAL DU FILM...
prééminence du combat contre les discriminations devenu vraisemblablement,
aujourd’hui, le « bien commun » tenant lieu d’idéal politique.
 CONCLUSION
Que L’anniversaire de Thomas soit considéré par le public comme
éminemment représentatif d’un pan de l’histoire locale constitue une forme de
revanche par rapport aux difficultés rencontrées par les Italiens lors de leur
installation en France. Or, cette revanche est d’autant plus aboutie que le film est
aussi devenu un objet patrimonial, à savoir « un moyen privilégié d’intéresser le
public à une action culturelle, en utilisant son pouvoir propre d’évocation »
(Leveratto, 2000 : 376). Aujourd’hui, il est le symbole de l’histoire du fer et de
celle de l’immigration. En s’appuyant sur les travaux d’Aloïs Riegl (1903), on
peut parler de la « valeur de remémoration » (Leveratto, 2000 : 375) de l’objet
patrimonial que le philosophe de l’art proposait d’appeler « la valeur
d’ancienneté » de l’objet, distincte de sa valeur historique. Toute chose égale par
ailleurs, n’en va-t-il pas de même pour le film évoqué dans ces pages ? Ce n’est
pas la conformité à une histoire qui en fait un document propre à signifier le
passé, mais sa capacité à faire ressentir les événements qu’il raconte et à l’inscrire
dans une prise de conscience de l’impossibilité de nier le phénomène migratoire
dans une société où les politiques de rejet ont échoué pour l’instant, et où la
question de la minoration nationale tend à se résoudre par la majoration dans une
logique peut-être moins multiculturelle à l’américaine que culturelle ou
interculturelle à la française. Par ce mouvement qui répond aussi à une
transformation de l’identité ouvrière ayant marqué une région et ses habitants, la
« valeur de remémoration » du film prétend à une validité universelle, renouant
avec le meilleur des idéaux républicains qui, dans cette petite ville et en Lorraine,
en fait le bon objet mémoriel dépassant les clivages nationaux ou politiques.
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44
QUESTIONS A
BEATRICE FLEURY-VILATTE
ET A
JACQUES WALTER
Freddy Raphaël
Je voulais dire combien je me sens vraiment très proche, de tout, de votre
démarche. Ma fierté dans la maison, c’est que j’ai présenté le film, en tant que
directeur de l’institut de sociologie, en 1985, pour un débat avec les étudiants.
C’était donc bien avant aujourd’hui ! Deux remarques, pour ne pas complexifier,
elles sont subjectives, mais elles marquent une impasse dans laquelle je me trouve
par rapport à ce type de démarche, de construction de film, pas du tout à votre
analyse. Le problème est le suivant : je transpose une création de film dans mon
domaine, le domaine juif ici. Il y a eu récemment un film sur les marchands de
bestiaux juifs, qui s’appelle Lévy et les vaches, qui a été accueilli avec un succès
énorme, qui est une espèce de saga reconstituée des marchands de bestiaux, du
milieu d’où je viens. Cathy qui l’a fait, qui est de Metz, a fait quelque chose qui
est très proche de cette légende-là, où il y a une judaïcité valorisée qui serait assez
proche de l’italianité. Alors, je me dis qu’on en discutera le soir de la présentation,
on fera voir qu’il y a d’autres aspects et puis je me retrouve à la tête d’un projet
avec France 3 Alsace et d’autres partenaires pour un film de trois fois 26 minutes
sur les Juifs d’Alsace, ce qui est beaucoup. Je reconstitue un scénario, je bosse,
puis je me rends compte, au fur et à mesure du tournage, que ce qui intéresse le
réalisateur, c’est exactement la même chose. Et tout ce que j’ai voulu laisser dans
la complexité, y compris de la non héroïsation de la geste, des contradictions de ce
monde-là, ça n’intéresse absolument pas le réalisateur ni France 3. Ils veulent
présenter une histoire lisse, consensuelle. Et je dois dire, ceci s’est joué pour notre
université, quand, dans un autre domaine, mais c’est parallèle, on a fait le
quatrième tome de l’Histoire de Strasbourg . Dans la conclusion faite par les
historiens de la maison de cette présentation d’une histoire de Strasbourg, on a
gommé systématiquement du quatrième volume tout ce qui était complexité, y
compris, je suis toujours dans le même domaine, on m’a fait enlever, on a enlevé
le passage où j’expliquais les conflits très durs entre les Juifs autochtones dont je
45
45
LIVET, G. et RAPP, F. (dir.) (1982). Histoire de Strasbourg des origines à nos jours. Tome IV :
Strasbourg de 1815 à nos jours – XIXe et XXe siècles. Strasbourg, Dernières Nouvelles d’Alsace
QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER
suis, donc c’était les miens, et les Juifs venus d’Europe de l’Est. On ne pouvait
pas en parler. Je me rends compte combien c’est un combat très très dur, combien
cette tendance à construire un « bon » objet patrimonial nous rattrape
constamment, ça répond à une demande et qu’il faudrait effectivement, comme
vous l’avez fait, situer pourquoi, qu’est-ce que ça sert, pourquoi le modèle
interculturel à la française, qu’est-ce qu’on enferme là. Et il est bien évident que la
société demande ça parce qu’elle se met en scène elle-même, la société d’accueil à
travers cette construction de l’Autre et des rapports à l’Autre. Et je pense que par
rapport à l’immigration maghrébine, on va assister à la même chose. C’est-à-dire
qu’il y aura ça aussi à un moment, peut être pas encore, le contexte est différent.
Mais je crois que c’est majoritaire dans la société. Je dirai que pour l’Alsace en
général, c’est la même chose : dans Les deux Mathilde , le film qui a été fait ici,
on est dans la même fiction, une histoire lisse, on enlève les gens, le salaud
n’existe pas.
Dernière chose : ce à quoi j’ai pensé à un moment, quand vous avez dit que
dans le passage à la majoration culturelle par le film combien il y a une tendance à
avoir recourt à l’ethnicisation lorsque les identités sont fragilisées. Mais c’est
exactement pour moi, pour partie, ce qui se passe dans le vote ‘Front National’
dans les quartiers ouvriers en déshérence à Strasbourg. Les gens qui votaient pour
le Parti communiste, se trouvant déclassés, construisent une image de soi
ethnicisée … et il y a ce même risque qu’on constate donc dans notre société.
46
Jacques Walter
Il y aurait beaucoup de choses à dire là-dessus parce que je trouve que le
rapport entre ce film et le travail sur le judaïsme est fort. Il se trouve que, par
ailleurs, je travaille sur les témoignages relatifs à la Shoah, c’est aussi une
histoire. Et ce qui m’a frappé, c’est comment on pouvait analyser aussi ce film en
utilisant les travaux de Geoffrey Hartman qui est un historien qui travaille à
l’université de Yale et qui, analysant les témoignages relatifs à la Shoah, dit la
chose suivante : au fond, on est pris dans une sorte d’aporie, quand on est avec
une identité un tout petit peu fragilisée, traumatisée puisque là, on est au-delà de
ce qu’on dit pour L’anniversaire de Thomas, mais dans un papier, on a essayé de
faire le lien. Soit on représente la réalité telle qu’elle est, et à ce moment là, c’est
très dur de s’y identifier, tellement ça réactive de la souffrance, donc on en veut
pas trop non plus et, surtout, on n’arrive pas à intéresser l’autre. Ou alors on
produit quelque chose qui tire du côté de l’esthétique, de l’œuvre d’art, et à ce
moment-là, on crée de la distance et on dit « c’est pas vrai ». Il n’y a donc pas
vraiment de bonne solution pour la construction de l’objet mémoriel. Et moi, j’ai
radicalisé la proposition en disant qu’au fond, les œuvres sont ce qu’elles sont ou
les documents, pour prendre un terme plus neutre, sont ce qu’ils sont. En
revanche, ce qui va varier, c’est le rapport qu’on a à l’objet. Donc ce qui est
intéressant, c’est certes la construction de l’objet lui-même, mais surtout la
46
Les Alsaciens ou les deux Mathilde, Strasbourg, ARTE vidéo; Paris, FRANCE3 vidéo, 1996,
série télévisée de Henri de Turenne, Michel Deutsch et Michel Favart.
46
QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER
relation qu’on établit à l’objet qui est tributaire d’un certain nombre de variables
sociales, économiques, politiques. Ce qui fait que ce qui compte dans les
processus de majoration et de minoration, et ça, c’est très juste ce qui a été dit ce
matin, c’est évolutif - et il y a les deux simultanément -, c’est de comprendre la
logique relationnelle, c’est ça qui est fondamental. Et celle-ci évolue
considérablement dans le temps. Donc L’anniversaire de Thomas, film qui n’est
pas un chef d’œuvre impérissable du 7e art, c’est clair, mais il nous montre
comment il est perçu positivement pour des raisons différentes, à différents
moments justement de l’histoire de cette région.
Béatrice Fleury-Vilatte
Moi, je voudrais raconter une anecdote, mais elle permet de comprendre les
enjeux que représente ce film. Vous parliez de votre expérience d’un film pour
lequel vous, avec une certaine distance tout en étant lié à l’histoire que vous
preniez en charge pour ce film, vous êtes confronté à un lissage qui vient d’une
demande. Là, le film est lisse et ceci ne pose pas de problème pour l’équipe qui
réalise le film. En revanche, il y a des tensions qui apparaissent quant à l’avenir
du film et à ce qu’il représente pour chacun puisque, dans l’équipe qui réalise,
certains voient dans ce film l’aboutissement de tout ce qui a précédé, les années
qui ont précédé, leur rapport aux parents, à cette vie qui a été vécue en région.
Donc, pour certains, après ce film, il n’y a plus à s’engager ni dans le festival ni
dans le cinéma parce qu’une boucle est bouclée. Et puis pour d’autres, en
revanche, c’est la possibilité de continuer, d’amorcer une démarche, qu’elle soit
d’ordre patrimonial ou qu’elle soit d’ordre cinématographique. C’est donc
intéressant de voir que dès lors que ces réalisateurs, cette équipe avaient les
mêmes motivations, le film était le résultat de leurs aspirations. Mais par la suite,
en revanche, ils étaient en désaccord. Donc ça n’intervient pas sur le contenu,
mais ça intervient sur ce qu’on fera soi-même par rapport à ce film, après. C’est
donc très intéressant de voir ça.
Juste un point par rapport aux Maghrébins. Sur des films que nous avons
analysés et la comparaison que l’on peut faire entre les différentes communautés
qui réalisent des films, il y a des écarts. Et justement entre Italiens et Maghrébins,
ce n’est pas la même chose que nous voyons. Dans certains films réalisés par des
Algériens ou des Marocains, la plupart du temps, ces films-là, parce qu’on s’est
intéressé à des petits films, ces films sont commandités par France 3, avec un
objectif pédagogique : montrer que ces populations peuvent s’en sortir. On met en
avant des personnalités qui ont réussi pour montrer que cette communauté peut
réussir, peut s’en sortir. En revanche chez les Italiens, c’est souvent pris en charge
par eux-mêmes, par leurs propres associations et l’idée est au contraire de
valoriser une histoire, un parcours, et ça passe par un collectif mais pas par une
personne. Donc ces films-là ne racontent pas l’histoire de la même façon parce
que les problèmes ne sont pas les mêmes.
47
QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER
Philippe Blanchet
D’une part, il me semble que ce que l’on est en train de constater, c’est que
les représentations sont un lieu fondamental de constitution du processus de
majoration/minoration, et d’autre part que, dans les représentations, se
construisent des stéréotypes et que les stéréotypes ne sont pas nécessairement des
stéréotypes négatifs. Il y a aussi des stéréotypes positifs qui ont la vie tout aussi
dure et qui sont tout autant catégorisants que les stéréotypes négatifs. Et le
problème, ce n’est pas tant qu’il y en ait -parce que je ne crois pas que ce soit
possible autrement-, c’est simplement d’essayer de les articuler les uns avec les
autres. Ce qui fait qu’on a du mal à les articuler les uns avec les autres, c’est
qu’on est, excusez moi de le dire dans des termes qui ne vous surprendront pas de
ma part, habitué à une pensée simpliste ou simplifiante. C’est-à-dire les gens sont
ou gentils ou méchants, mais ils ne peuvent pas être à la fois gentils et méchants.
Et je crois qu’il y a là un véritable travail d’éducation, c’est un vrai problème. Il
faut essayer d’imaginer que les choses soient plus complexes que ça. Et de ce
point de vue-là, sur la comparaison entre les Italiens et les Maghrébins, c’est aussi
une question qui se pose dans ma région d’origine et sur laquelle je travaille
depuis un certain temps, et notamment sur leur intégration identitaire à travers
leurs pratiques linguistiques. Il y a une question que je voudrais vous poser à
propos des Italiennes lorraines parce qu’apparemment, la situation est très
différente de la situation des Italiens de Provence, parce que vous avez dit que la
communauté des Italiens existe toujours à travers leurs descendants et que, quand
se met en place le processus de marginalisation et de minoration de l’image des
migrants dans les années soixante-dix/quatre-vingts, elle touche autant les
Maghrébins que les Italiens. Alors question : est-ce que les Italiens dans les
années quatre-vingts en Lorraine se perçoivent et sont toujours perçus comme des
migrants ? Parce qu’en Provence, c’est clair, ils sont devenus, depuis au moins
deux générations, des Provençaux et donc des Français. Et ils ne risquent pas de
se percevoir comme des migrants et donc le problème ne peut pas se poser et, du
coup, dans leur cas à eux, ça serait normal qu’ils soient les auteurs de leurs
propres films puisqu’ils n’ont plus de raison de faire un film pédagogique pour
justifier leur existence puisqu’ils n’existent plus en tant que tels.
Freddy Raphaël
Monsieur Blanchet, ils risquent même de voter FN.
Philippe Blanchet
Evidemment, évidemment.
Béatrice Fleury-Vilatte
Au moment où le film a été réalisé, il y a un rapport ambivalent à l’origine.
C’est-à-dire que les descendants d’immigrants le font dans un cadre culturel. Faire
du cinéma avant tout. Et ils le font par hommage à leurs pères du fait de leur
origine, mais pas pour marquer leur différence. C’est plus pour honorer le passé.
Cette ambivalence et ces contradictions demeurent. Parce que dans le cadre du
48
QUESTIONS A BEATRICE FLEURY-VILATTE ET A JACQUES WALTER
festival, les organisateurs ne cessent de dire, on en a assez que l’on nous
caractérise comme étant des Italiens puisque ce que nous sommes, ce sont des
passionnés de cinéma. Nous voulons faire du cinéma, même s’il s’agit de cinéma
italien, ce n’est pas parce que nous avons ces origines-là que nous avons choisi de
travailler en ce sens. Et en même temps, leur festival, depuis le début, a des
marqueurs liés à l’italianité qui sont très forts : la cuisine italienne, l’organisation
d’un côté festif à l’italienne, qui est toujours repris par la presse et qui agace
beaucoup les organisateurs. Donc il y a un rapport ambivalent à ce qui les
caractérise.
Jacques Walter
Par rapport à la question d’identité, ce qu’on a essayé de montrer aussi, c’est
que, bien entendu, il y a une fragilisation de l’identité comme immigré pour des
raisons contextuelles qu’on disait tout à l’heure, surtout que c’est l’identité
ouvrière qui est fragilisée. Et le réinvestissement dans la culture italienne est la
réponse à la perte de l’identité au travail. Et ça, c’est quelque chose qui a été un
peu négligé, on en a fait trop un problème culturel sans voir le lien avec le monde
du travail. Notre point de vue est capital pour comprendre l’affaire. Ce qui fait que
dans les zones plus urbaines, c’est-à-dire les petites villes ouvrières, la question de
l’italianité ne se pose absolument pas de la même façon. Vous allez à Metz, qui
n’est pourtant pas une grande ville, il n’y a rien de ce point de vue-là. Mais allez
dans les vallées sidérurgiques, c’est fort. On est donc obligé de faire quand même
de l’investigation, terrain par terrain, pour dire, eh bien non, ce n’est pas la même
chose. On ne peut pas niveler.
49
René KAHN
Université Robert Schuman / Strasbourg 3
TIPEE (Territoires, Institutions et Politiques Economiques en Europe)
[email protected]
MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET
CULTURES REGIONALES
LA MINORATION / MAJORATION APPLIQUEE AUX
REGIONS :
LE CAS DE L’ALSACE
Mais non, ni les atlas, ni les guides, ni les itinéraires n’en parlent.
M. Joanne lui-même, le perspicace dénicheur de bourgades,
n’en dit pas un mot. On conçoit combien ce silence doit nuire
au commerce, à l’industrie de cette ville. Mais nous hâterons
d’ajouter que Quiquendone n’a ni industrie ni commerce,
et qu’elle s’en passe le mieux du monde.
Jules Verne, Une fantaisie du Dr Ox
Ed. Hetzel,1872, p.3
1er Lyon. La capitale des Gaules est aussi celle
du mieux vivre. En cinq ans, Lyon a séduit plus
de 20 000 nouveaux habitants venus d’autres régions
de France ou d’Europe. Leur principale motivation ?
Profiter d’un cadre de vie agréable sans renoncer à une
carrière internationale. Car la ville dynamique, attire
aussi entreprises et capitaux… Après Aix-en-Provence
et Nantes à deux reprises, Lyon se hisse à la première place.
Le Point, 27 janvier n°168, p.50
 LES CONCEPTS DE
APPLIQUES AUX TERRITOIRES
MINORATION
/
MAJORATION
 La communication territoriale
Quiconque est attentif à l’effort de communication des territoires ainsi
qu’aux politiques régionales d’aménagement et de développement est conduit à
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
s’interroger sur les très nombreux palmarès et classements dont font actuellement
l’objet villes et régions. Il s’agit tantôt de déterminer les territoires les plus
attractifs pour les activités économiques ainsi que ceux où il fait bon vivre et
travailler, tantôt de pointer l’importance des disparités territoriales et d’identifier
les régions en difficulté, en vue d’organiser l’intervention régulatrice des
institutions publiques régionales, nationales ou européennes. Certes il convient de
bien différencier les pratiques qui débouchent sur ces différents classements et
hiérarchisations. Il existe une différence fondamentale, en termes de degré
d’objectivité et de méthode d’analyse, entre les politiques de communication des
collectivités territoriales, d’une part, et les études socio-économiques territoriales
réalisées par les instances en charge des politiques d’aménagement et de
développement, d’autre part. Nous sommes ainsi conduits à distinguer trois
sources d’information qui prétendent mettre en évidence les forces ou les
faiblesses des territoires et, par conséquent, en donnent une image plus ou moins
valorisante :
 Le marketing territorial. Pratiqué par les instances nationales
régionales et locales en charge de la promotion, le marketing territorial
appartient à l’univers de la communication. Il est destiné à « vendre » un
territoire, à en vanter les atouts auprès d’une « cible », acheteurs ou clients
potentiels : investisseurs, touristes ou ménages à la recherche d’une
localisation. Cette pratique, aujourd’hui généralisée, est la plus suspecte de
partialité : il s’agit de « faire briller la vitrine » et non d’informer de façon
objective. Loin de se limiter à des interventions économiques ponctuelles,
les collectivités territoriales s’emploient à se faire connaître, à séduire, à
construire patiemment une image la plus attrayante possible. La pratique
de marketing territorial s’efforce de valoriser un territoire, de le rendre
attractif, en mettant en exergue ses atouts, ses avantages comparatifs, ses
qualités réelles ou imaginaires, et, plus rarement, en discréditant les
territoires concurrents.
 Les palmarès, bancs d’essai et classements. Réalisés par la
presse ou par les grands cabinets internationaux d’aide au conseil et à
l’implantation (AT Kearney, Ernst & Young, Arthur Andersen), parfois
également par les grandes institutions nationales ou internationales (AFII,
CNUCED, World Economic Forum), ils s’appuient sur un grand nombre
de variables et de données statistiques pour aboutir à un indice synthétique
quantitatif capable, selon les auteurs, de déterminer in fine les territoires
nationaux ou régionaux les plus attractifs, ceux qui offrent le climat « le
plus propice aux affaires », « les villes les plus dynamiques », celles « où
l’on vit le mieux », etc. Ces classements font inévitablement apparaître des
gagnants (les territoires en tête de classement ou qui ont progressé en
termes de rang) et des perdants (les territoires du bas de la liste ou qui ont
perdu des places).
51
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
 Les diagnostics socio-économiques et l’étude des disparités
territoriales. Ils sont réalisés par les instances nationales (ex : Datar) ou
supranationales (ex : la direction de la politique régionale de la
Commission européenne) en charge de l’aménagement et du
développement, parfois par des organismes de recherche indépendants,
dans un souci total de neutralité et d’objectivité. Ils sont destinés à
préparer les politiques publiques, à en fonder, à partir de critères objectifs,
les modalités d’intervention. Ils établissent la situation de chaque territoire
au regard de la moyenne nationale ou européenne, mettant ainsi en
évidence ses forces et ses faiblesses, désignant les espaces performants, les
« régions qui gagnent », d’une part, les espaces de marge, les régions en
difficulté, les perdants de la mondialisation ou de l’intégration européenne,
d’autre part. Cette littérature rejoint naturellement le travail des
spécialistes en science régionale qui vise à caractériser les dynamiques de
polarisation ou de dispersion des hommes, des activités et des
équipements.
Il apparaît ainsi que les territoires sont appréhendés le plus souvent en
fonction de la position qu’ils occupent dans l’ordre économique international et
dans la division spatiale du travail. C’est vrai pour les ensembles nationaux, ça
l’est également de plus en plus pour les espaces infranationaux. Les régions
comme les villes semblent être engagées dans une concurrence généralisée non
pour assumer leurs fonctions traditionnelles (cohésion sociale, prospérité
économique), mais pour capter certains types de populations, d’investissements,
d’activités et d’emplois (Pouvoirs locaux 2004). Parallèlement, ces mêmes villes
et régions revendiquent une image, un rayonnement, un positionnement mesuré
par les performances accomplies. L’idée qu’il puisse y avoir des régions qui
gagnent et d’autres qui se laissent distancer suggère de tester l’opportunité du
concept de minoration – majoration non seulement à des personnes, des groupes
sociaux, à des institutions sociales (comme les langues), mais éventuellement à
des espaces géographiques socialement organisés, capables d’affirmer une
identité, un projet, une stratégie de développement. Ce concept n’étant toutefois
pas habituellement utilisé dans ce contexte par les spécialités qui, en sciences
sociales, étudient les phénomènes régionaux, il nous faut proposer une
explication.
 Minoration – majoration : un essai de définition
Il me semble clair après ces journées d’études que la minoration / majoration
concerne en premier lieu et peut-être exclusivement l’ordre du discours ou, du
moins, l’ordre des énoncés. Dans une première approximation, on peut dire qu’il y
minoration lorsque :
 Premièrement, un énoncé (quel que soit l’énonciateur) porte sur les
qualités d’un individu ou d’un groupe.
52
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
 Deuxièmement, la qualité attribuée est manifestement inférieure à la
qualité réelle ou supposée (de l’individu ou du groupe). Dans ce cas l’individu (ou
le groupe) est déprécié ou dévalorisé. Inversement, la majoration pourrait
correspondre aux situations dans lesquelles la qualité énoncée (ou attribuée) est
manifestement supérieure à la qualité réelle ou supposée.
Il convient cependant d’ajouter un élément supplémentaire au raisonnement.
Il me semble que la spécificité de la « minoration / majoration » tient justement au
fait que la mesure objective de la qualité réelle (de l’individu ou du groupe), qui
traduit un écart avec l’énoncé, n’est ni disponible, ni nécessaire dans ce contexte.
La minoration ou majoration correspond aux situations où l’énoncé porte sur une
qualité non mesurée ou non mesurable ou encore dont la mesure n’est pas prise en
compte ou n’offre pas d’intérêt. L’accent est mis sur la sous-estimation
(surestimation) dont l’énoncé est manifestement porteur. Minorer, c’est déprécier
sans chercher à évaluer objectivement la valeur exacte d’un argument, d’une
chose ou d’un individu. C’est par conséquent prendre position, énoncer
délibérément un jugement de valeur.
Lorsqu’un individu dit : « Je suis une cruche, un âne bâté. » (exemple cité au
cours de cette journée), l’important n’est pas la valeur réelle de l’énonciateur mais
le fait qu’indépendamment de toute évaluation objective, cet énoncé plaide
volontairement en sa défaveur. Il y a donc minoration (majoration) en situation de
dépréciation (appréciation) qu’en l’absence de tout référent ou par rapport à un
référent absent. Cette attitude est fréquente dans le langage courant, elle est
théoriquement inenvisageable dans un énoncé scientifique qui prétend non pas
émettre un jugement de valeur, mais dire le vrai sur son objet.
Le cas du marketing territorial ou du palmarès des territoires, relève d’une
situation intermédiaire : il s’appui sur des données objectives mais produit
également des effets de majoration (ou de minoration). A titre d’exemple, les
classements usuels indiquant, pour une variable donnée, le rang de chaque ville ou
région relèvent d’une démarche qui se veut objective, même s’ils produisent
involontairement (ou volontairement) des effets de majoration – minoration. Si je
dis que la région grecque d’Ipeiros arrive en dernière position pour le PIB /
habitant dans l’Union Européenne à 15 ou que cette position revient à la région
polonaise de Lubelskie dans l’Union Européenne à 25, l’énoncé, quoique
fortement stigmatisant, est supposé énoncer une caractéristique objective .
47
L’économiste s’intéresse aux caractéristiques des entités (individus,
institutions ou groupes) dans le cadre des activités de production, d’échange et de
consommation. Il s’emploie surtout à mesurer un ensemble de phénomènes ou à
47
En 2002, exprimé en standards de pouvoir d'achat, le PIB par habitant des 254 régions NUTS-2
de l’UE25 variait entre 32% de la moyenne de l’UE25 dans la région de Lubelskie en Pologne, et
315% de cette moyenne dans la région d’Inner London au Royaume-Uni. Eurostat / STAT/ 05/13
– 25 janvier 2005
53
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
établir entre eux des relations fonctionnelles quantifiables. Ce champ
d’investigation peut inclure à la marge les performances socioéconomiques des
territoires, mais à l’exception de l’approche keynésienne qui accorde une certaine
importante « aux esprits animaux » et aux opinions des opérateurs, les
performances mesurées indépendamment des opinions exprimées sont préférées
aux énoncés déclaratifs. Les discours des acteurs économiques ou sur les acteurs
économiques n’entrent pas dans le champ d’investigation. Seuls comptent les
performances mesurables. Comme les concepts de majoration / minoration portent
principalement sur des énoncés, il est bien clair qu’ils n’ont pas habituellement
leur place dans la boîte à outils des économistes. Il existe toutefois un thème qui
entre en résonance avec la « minoration / majoration ». Il s’agit de la question de
la réputation ou de l’image (d’une institution, d’une monnaie, etc.) qui n’est pas
sans conséquence sur les décisions des agents économiques. Dans le domaine très
particulier de l’économie spatiale ou régionale, l’image des territoires a
nécessairement des répercussions auprès des populations ou des entreprises qu’ils
sont susceptibles d’accueillir. Cette image est parfois en décalage avec les
performances objectives. Par exemple l’attractivité de la France pour les IDI est
fréquemment affectée par la mauvaise réputation de son administration alors
même que les réglementations appliquées ne sont guère plus contraignantes que
dans les autres pays européens et que ses performances en terme de flux entrants
et de stocks d’IDI sont paradoxalement excellentes. S’il faut donc utiliser le
concept de majoration-minoration dans le contexte particulier des territoires, c’est
que les données, si objectives soit-elles, qui portent sur ces territoires sont
utilisées pour produire des discours, du sens et des images.
 Communication territoriale, culture régionale et modèles de
développement
Les territoires, devenus acteurs par le truchement de leurs institutions, sont
de plus en plus souvent conduits à communiquer afin d’améliorer leur image ou
leur visibilité dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler le marketing
territorial. Les pratiques de majoration y semblent courantes. C’est ainsi que les
argumentaires tendent vers une certaine uniformité : toutes les régions se
déclarent propices à l’éclosion des projets d’entreprises innovantes et s’estiment
invariablement situées « au cœur de l’Europe ». Cependant, si les villes et les
régions ne font guère preuve d’originalité dans les supports de promotion, cela ne
signifie pas qu’elles aient adopté les mêmes comportements et le même modèle de
développement. Bien au contraire, le poids de l’histoire et de la culture régionales
reste déterminant.
Le lien entre le développement économique et la culture régionale reste
cependant difficile à établir. L’hypothèse suivant laquelle il existerait des
modèles régionaux de développement et particulièrement de développement
économique, c’est-à-dire des façons territorialement et culturellement marquées
de produire et d’échanger, n’est pas actuellement parfaitement admise. La science
régionale est cependant en voie de démontrer le rôle clef des territoires pour le
54
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
développement. Le terme de territoire est assez pratique parce qu’il désigne
simultanément un espace géographique avec ses caractéristiques socioculturelles,
un mode de production et un ensemble d’acteurs qui conçoivent des politiques et
mettent en œuvre des projets.
 Existe t-il des modèles régionaux de développement économique
plus performants ?
 Les principaux modèles
La littérature économique sur les modèles régionaux de développement
n’établit pas toujours une distinction claire entre développement de l’économie
nationale et développement régional. Certains modèles traditionnels inspirés par
la théorie néoclassique ou keynésienne s’appliquent indistinctement aux espaces
nationaux ou infranationaux. Même l’approche spatialisée de la « dépendance »
(centre - périphérie) ne prend généralement pas en compte le niveau
mésoéconomique, mais le plus souvent les espaces supranationaux (ex : la
dorsale européenne baptisée « banane bleue », les relations entre les pays en
développement et les pays industrialisés). Il reste, par conséquent, à ma
connaissance, trois modèles explicitement régionaux de développement :
 La théorie du développement par les filières de production. Elle est
associée le plus souvent à une spécialisation sectorielle, à un secteur moteur qui
diffuse à partir d’un pôle géographique (pôles de développement, lieux centraux)
et entraîne, en théorie, le développement du reste de l’économie et du territoire.
 La théorie du développement endogène (auto-développement ou
développement local) qui regroupe une vaste famille de politiques de valorisation
des ressources disponibles matérielles ou immatérielles et de renforcement de la
compétitivité des activités existantes et des compétences cognitives (politiques de
soutien à la modernisation, à l’innovation, à la création d’entreprises, etc.)
 La théorie du développement dit exogène. Cette dernière désigne les
politiques régionales d’attractivité principalement fondées sur l’appel aux
investisseurs internationaux ou d’activités tournées vers l’extérieur : théorie de la
base – la distinction entre les activités basiques (export base) et les activités
résidentielles, qui satisfont une demande locale. La politique consiste alors à
renforcer les avantages comparatifs du territoire (renforcer les points forts, les
atouts / politique de pôles d’excellence) et à promouvoir ces atouts par un effort
de communication adapté.
Un point particulier qui mérite ici d’être signalé est que chacun de ses
modèles de développement comporte une importante dimension culturelle et
mobilise des ressources culturelles régionales spécifiques en s’appuyant tour à
tour sur une identité locale, sur des traditions, des savoir-faire, sur un capital
55
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
social ou culturel, sur des forces institutionnelles locales ou même sur un modèle
culturel global (comme les parcs de loisirs).
Trois modèles régionaux de développement
Développement en filière
Développement
exogène
Spécialisation régionale
Appel aux IDI
Soutien aux filières de
production
matérielle
Renforcement de
l’attractivité
Moteur du
développement
Politiques et
instruments
Développement local et
développement endogène
Valorisation des ressources matérielles
ou immatérielles
Renforcement de la compétitivité de
l’existant
Politiques de R etD
“ Construction ” de connaissances
Pôles d’économie du patrimoine
SPL
Formes
spatiales concrètes
Villes
internationales
Régions fortement
spécialisées
Districts industriels
Systèmes régionaux d’innovation
Régions ouvertes
aux IDI
Régions apprenantes
Districts industriels
Dimensions
culturelles
mobilisées
et
Rôle des
collectivités
Culture du partenariat
Choix des secteurs
Recherche de
l’excellence
Processus d’apprentissage
individuels et
collectifs
Valorisation des
savoir-faire
traditionnels
Marketing territorial
Développement du
capital humain et social
Gouvernance régionale
René KAHN / novembre 2004
Si l’on peut affirmer que les modèles régionaux de développement
économique mobilisent d’importantes ressources culturelles, de nombreuses
interrogations subsistent. Si de tels modèles existent comment se constituent-ils ?
Sont-ils délibérément choisis ? Qui les choisit ou les oriente ? Quelle est la part du
culturel dans les orientations économiques d’une région ? Ces questions
n’appartiennent pas exclusivement au champ de la science économique, car il
n’existe pas à l’heure actuelle de modèle économique reconnu permettant d’y
répondre.
Cependant ces questions sont au cœur de la réflexion contemporaine en
science régionale et reflètent les préoccupations actuelles des régions d’Europe en
quête de projets et de nouveaux schémas de prospérité économique et de cohésion
sociale. Une région n’est-ce pas avant tout une réalité culturelle ? Comme le dit
Philippe Aydalot, dans son manuel d’économie régionale et urbaine : « la région,
contrairement à d’autres concepts spatiaux (comme la ville ou la nation), n’a
aucune existence matérielle; elle est une création de l’esprit qu’aucune frontière
naturelle, aucune réalité visible, ne vient dessiner ». Dans un tel contexte, la place
56
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
des représentations et de leur cortège de minorations / majorations, reste
importante.
 Une territorialisation croissante de l’activité économique
Selon les travaux actuels de la science régionale et de la nouvelle économie
géographique, la mondialisation de l’économie a pour conséquence un
renforcement du rôle des déterminants territoriaux sur la localisation et la viabilité
des activités. En clair, les acteurs économiques, en particulier les grandes
entreprises, recherchent les espaces qui satisfont pleinement leurs besoins, à
l’occasion elles vont modeler ces espaces pour qu’ils répondent à leurs attentes,
notamment en terme de productivité, de flexibilité et de compétitivité. On sait que
les entreprises et les activités économiques en général ne sont pas indifférentes à
l’espace géographique : elles recherchent des ressources spécifiques, elles tirent
parti des externalités positives qui caractérisent les territoires, elles bénéficient le
plus souvent de phénomènes d’agglomération (rendements d’échelle croissants)
urbains ou sectoriels.
Pour illustrer mon propos, je vais rapidement commenter les principaux
concepts « majorants » actuellement débattus par la science régionale. Que
recouvre par exemple la notion de compétitivité territoriale ou régionale quand
elle ne désigne pas seulement les avantages compétitifs des firmes qui y sont
installées, relatifs aux coûts de production ou hors coût (différenciation, réactivité,
innovation, etc.) ? Il faut cependant souligner que l’application du concept de
compétitivité aux territoires (nationaux, régionaux ou locaux) ne fait pas
l’unanimité au sein de la discipline. On peut rappeler à ce sujet la violente
réaction de Paul Krugman, spécialiste reconnu en économie internationale et chef
de file de la nouvelle géographie économique, selon lequel la notion de
compétitivité ne devrait en aucun être utilisée pour qualifier un espace
géographique quelconque, en particulier un espace national puisque ce dernier
dispose toujours (contrairement aux entreprises) de mécanismes de stabilisation
associés aux grands équilibres macroéconomiques et au taux de change
(Krugman, 1997). Selon Krugman, l’économie nationale n’a pas à être
« compétitive » puisqu’elle n’est jamais menacée de disparition. L’expression est
pourtant souvent employée en économie régionale où elle désigne des capacités
d’organisation territoriales qui différent selon les auteurs, mais dont le point
commun est d’articuler les modes d’organisation de la production locale et les
contraintes de l’économie mondialisée (Benko, 1992 ; Kherdjemil, 1998 ; Greffe,
2002, Camagni, 2002). Un territoire compétitif désigne par conséquent un espace
dont les acteurs et le système productif sont capables de s’adapter aux contraintes
de l’économie mondiale. Le territoire « compétitif » n’est évidemment pas le seul
concept utilisé pour désigner les capacités d’adaptation socio-économiques des
acteurs socio-économiques dans un espace régional. D’autres notions assez
proches sont utilisées, qui ont chacune leur spécificité. Citons les plus connues :
57
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
 Les régions de « spécialisation flexible ». Elles désignent certaines
formes d’organisation territoriale particulièrement efficaces avec des variantes
nationales : districts industriels à l’italienne, systèmes productifs localisés en
France et clusters industriels aux Etats-Unis. Il s’agit, en résumé, d’un ensemble
de PME / PMI appartenant à une même branche, localisées sur un site
géographique donné et sachant tirer parti de cette proximité spatiale. En générant
des économies d’agglomération (du fait de la concentration d’une main d’œuvre
très spécialisée, de la diffusion d’informations), en engageant un processus
d’apprentissage collectif, en recourant à un savant dosage de concurrence et de
complémentarité, ces PME atteignent un niveau de compétitivité comparable à
celui des grandes FMN et sont capables de s’imposer sur les marchés
internationaux. Il est important de noter que la proximité géographique seule
n’explique pas les performances de ces firmes qui reposent à la fois sur des
paramètres classiques comme le domaine de spécialisation, les infrastructures,
mais également sur des paramètres « culturels » comme les traditions artisanales
locales, le patrimoine culturel, l’identité régionale et le soutien des collectivités.
 Les milieux innovateurs ou mieux les systèmes régionaux
d’innovation (RIS) (Braczyk et Cooke, 1998) mettent l’accent sur le fait que
l’innovation n’est pas un processus linéaire dans l’entreprise, mais un processus
en réseau spatialisé comportant nécessairement plusieurs catégories d’acteurs (une
offre de technologie, des sociétés de services hautement spécialisées, des
structures assurant le transfert de technologie, des firmes disposant de capacité
d’absorption suffisante et des institutions régionales ad hoc) sachant travailler en
réseau. En outre, les réseaux régionaux d’innovation requièrent une « forte
proximité culturelle » entre les acteurs garantissant le « partage de valeurs
communes ».
 Les learning regions (Florida, 1995) désignent des régions
caractérisées par une gouvernance intelligente où il y a non seulement des acteurs
économiques créatifs, du capital risque et des instituts de formation, mais
également des institutions régionales dotées d’une capacité d’apprentissage,
sachant évoluer et adapter les politiques publiques aux besoins évolutifs des
acteurs. Les politiques sont en fait conçues et coproduites en partenariat avec les
acteurs économiques et non déterminées a priori.
 L’espace actif (Ratti, 1997), défini comme un champ de force régional
à trois dimensions : ouverture, durabilité (environnementale et socioculturelle) et
capacité d’apporter des réponses aux défis intérieurs et extérieurs.
 Les territoires d’excellence désignent l’aptitude des collectivités
territoriales à produire de façon optimale les services publics locaux et non pas un
titre d’excellence à conquérir. Cette notion d’excellence appliquée au territoire a
été importée des Etats-Unis, plus précisément des expériences de la municipalité
de Madison (Wisconsin) qui, à la suite des contacts avec son université et le
58
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
professeur Deming, a appliqué aux services publics municipaux la démarche
industrielle de « qualité totale ».
 Les espaces de développement durable. Formellement, le
développement durable désigne « un développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux
leurs ». Plus concrètement, le développement durable implique le respect
simultané ou la recherche d’un compromis entre trois types de contraintes :
écologiques (préserver la base des ressources naturelles), économiques (satisfaire
des besoins individuels et collectifs) et socioculturelles (respecter des principes
d’équité sociale inter- et intra-générationnelle). Concrètement, le développement
durable commande de renforcer la prospérité économique et l’emploi (pour
satisfaire les besoins actuels), tout en prenant en compte l’ensemble des effets
économiques (y compris hors marché) écologiques et sociaux, directs et indirects,
positifs et négatifs, à moyen et long terme. Des villes ainsi que certaines régions
en Europe se réclament de cette démarche.
Ces différentes notions de l’approche territorialiste du développement sont
d’un emploi délicat précisément parce qu’elles génèrent des effets de majoration
ou de survalorisation. Tant que le concept de « territoire d’excellence » reste une
catégorie abstraite, la question ne se pose pas ; mais dès lors qu’on l’emploie pour
décrire une région particulière bien réelle, on s’expose à de tels effets.
 Une augmentation de la responsabilité des acteurs locaux en
matière de développement.
D’autres nouveaux concepts laissent également entendre que le territoire est
profondément modelé par les institutions qui en ont la charge et qu’il existe, pardelà les caractéristiques usuelles d’une économie régionale (part des secteurs,
spécialisation), etc., des orientations qui relèvent d’abord de la capacité des
acteurs régionaux et locaux à définir un projet commun et une stratégie de
développement, à orienter le système productif dans certaines directions.
Pour rendre compte du rôle des acteurs locaux et des institutions locales
dans les processus de développement, plusieurs concepts sont proposés par la
science régionale. Les plus connus sont les concepts d’entrepreneur institutionnel
(il renvoie à des modèles économiques qui explicitent la fonction d’objectif des
collectivités territoriales), de densité institutionnelle (mesure de l’importance et de
l’efficacité des partenariats en réseaux), de capital social (désigne des ressources
collectives comme l’identité commune, les relations de confiance, les
communautés d’intérêt), de gouvernance (la littérature et les définitions sont
abondantes, mais la gouvernance désigne en général des formes institutionnelles
complexes de co-direction des territoires).
Empiriquement également, on constate que les espaces régionaux sont de
plus en plus souvent organisés en territoires, animés par un projet de
développement et une volonté de communication (cf. l’importance actuelle du
marketing territorial des régions, villes et départements vantant leur sens de
59
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
l’ouverture, de l’encouragement des talents, leur vocation de pépinières
d’entreprises et de pouponnière de projets). D’une façon générale, on admet que
« des niveaux supérieurs d’efficacité et de performance économique peuvent
presque toujours être atteints là où certaines formes d’action et d’ordres collectifs
sont mis en jeu en combinaison avec la compétition et les marchés » (Scott, 2001 :
112.
 Minoration, majoration et identité régionale
Venons en au thème d’aujourd’hui. Le sentiment de gagner ou de perdre,
d’être bien placé ou d’être déclassé ne concerne pas que les individus ou les
groupes sociaux, mais également les territoires. Les territoires sont des espaces
organisés autour d’une identité, d’une culture et d’un projet (parfois le projet
consiste simplement à affirmer cette identité et à renforcer la position régionale
notamment dans le domaine économique). Les territoires sont aujourd’hui de plus
en plus largement engagés dans un système de concurrence généralisée qui
débouche sur une forme de ségrégation entre des régions « qui gagnent », qui
accroissent leurs performances, leur attractivité, leur rayonnement international et
des régions en difficulté, en marge ou « qui perdent » comme, en témoigne la
banalisation des palmarès des villes ou des régions les plus attractives, les plus
entreprenantes, les plus européennes, celles où il fait bon vivre, etc.
Il ne s’agit pas que d’un effet de mode récent dans la communication,
renforcé par la mondialisation. Nous pensons que cette façon de situer les
territoires sur une échelle de compétences et de performances est constitutive de
l’affirmation moderne de l’identité régionale ou locale. Le marketing territorial
met en avant les performances et les aspects positifs des régions mais très souvent
dans la littérature sur le fait régional, on constate qu’un territoire (une région)
s’affirme à partir d’une frustration économique ou sociale, à partir d’un sentiment
d’injustice ou d’infériorité économique réelle ou supposée, d’une révolte (Gras,
1982) ou d’une opposition au pouvoir central (Héraud, 1973, Philipps, 1978). Très
souvent les acteurs régionaux s’estiment minorés (minorisés ?), voire oubliés
(Courlet, 2001, Gumuchian, 2003).
Lorsque la région est reconnue et que l’identité régionale est stabilisée, la
dialectique de la majoration / minoration ne cesse pas pour autant. Bien au
contraire, on constate très souvent une revendication destinée à faire reconnaître
soit la gravité de la situation socioéconomique de cette région soit au contraire le
caractère très exceptionnel de ses qualités, de ses atouts, de ses performances.
Parfois ces deux modes d’affirmation et de revendication coexistent. A la fin
des années 80 puis à nouveau au milieu des années 90, ce qui correspond en gros
aux périodes d’affectation des fonds structurels européens, les régions d’Europe
ont à la fois fait apparaître leurs faiblesses auprès de l’administration
communautaire pour entrer dans le zonage éligible aux aides et dans le même
temps elles vantaient leur excellence dans les brochures destinées aux visiteurs ou
60
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
aux investisseurs. L’Alsace, par exemple, a fait réaliser des diagnostics
socioéconomiques souvent alarmistes, mais elle a aussi effectué d’ambitieux
exercices de prospective volontaires et conquérants. Elle a également diffusé
plusieurs dizaines de brochures de promotion. Lorsqu’on rassemble toute cette
documentation, on est frappé de constater qu’en matière de communication
régionale, on se situe souvent dans un discours extrême. Soit la situation décrite
est critique voire dramatique, soit elle est au contraire uniformément idyllique. La
communication territoriale ne semble pouvoir exister que dans cette dialectique
minoration / majoration.
Plus largement, et à la manière des sportifs dont les performances sont
constamment disputées et les titres remis en jeu, ou à la manière des entreprises
dont les succès économiques ne peuvent être que provisoires, les territoires sont
aujourd’hui engagés dans une dynamique gagnant / perdant. La littérature en
science régionale le montre parfaitement (Benko et Lipietz, 1992 ; Côté, Klein et
Proulx, 1995 ; Courlet, 2001 ; Crevoisier, 2001, etc.). Il est donc tout à fait
possible de considérer la littérature en science régionale à partir d’une grille de
lecture mettant en évidence les effets de minoration / majoration. C’est à mon sens
la preuve que les territoires sont définitivement entrés dans la sphère économique.

Le cas de l’Alsace et de l’économie alsacienne
 L’économie alsacienne
Il y a toujours un abus de langage à évoquer l’économie d’une région, car
par nature, l’économie désigne les activités de production et d’échange qui ne se
limitent pas à un territoire donné mais qui le traversent. Il faut éviter de croire
qu’il existe, au-delà des domaines régionaux de spécialisation, une économie
spécifique à cette région, un modèle d’organisation particulier comme le sont par
exemple, à une autre échelle, les districts industriels à l’italienne ou les systèmes
productifs localisés. Les phénomènes économiques ne n’inscrivent que très
rarement dans un périmètre régional administratif.
C’est pourquoi l’économie alsacienne (bien que plusieurs ouvrages portent
ce titre) désigne plutôt les activités économiques en Alsace et non un modèle
alsacien d’économie. Ce qui peut être spécifique à la région, c’est la manière dont
les entreprises, la population locale et les institutions orientent ces activités et
conçoivent un modèle du vivre ensemble.
L’Alsace me paraît être une région exemplaire pour l’étude de la dimension
culturelle du développement, car elle se caractérise à la fois par un certain
volontarisme économique, par la prééminence du développement exogène sur
les autres modèles et par une préférence pour le modèle social qualifié de rhénan.
Ces trois caractéristiques puisent largement dans l’identité culturelle alsacienne.
61
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
 Volontarisme économique
Le volontarisme dont il est question est d’une part celui d’une population
réputée attachée à la terre et au travail (réputée laborieuse, consciencieuse) et au
niveau de prospérité matérielle et de sécurité qu’il confère. Je serais tenté
d’ajouter, au vu des travaux des historiens et des déclarations des hommes
politiques, une aptitude à maintenir des capacités de production et des relations
d’échanges au-delà des conflits locaux ou internationaux (Saisons d’Alsace 1953 ;
Pflimlin et Uhrich, 1963 ; Kammerer, 2001). Ce volontarisme est d’autre part
celui des institutions régionales désireuses de promouvoir le développement
économique et d’obtenir de larges prérogatives dans ce domaine. Les collectivités
alsaciennes ont, de ce point de vue, pris de nombreuses initiatives et accumulé une
certaine expérience (comités d’expansion en 1950, action de productivité en 1954,
brochures de promotion destinées aux investisseurs 1954, Société de
développement régional [SDR], Commission de développement économique
[CODER 1964], Société pour l’investissement dans l’industrie et le commerce
[SICOMI 1971], etc.). L’Alsace (ses représentants) revendique fortement de
pouvoir intervenir plus largement et plus librement dans le domaine économique
(Maugué, 1970, Kahn, 2001). Le Conseil régional et les Conseils Généraux
demandent très régulièrement au pouvoir central de leur laisser davantage de
liberté pour expérimenter de nouvelles formes d’intervention économique. Non
seulement la région possède une forte identité, mais cette identité s’illustre dans
un attachement très fort aux conditions de vie matérielles, à la prospérité
économique (Saisons d’Alsace 1953, Pflimlin et Uhrich, 1963 ).
48
En ce qui concerne l’ouverture sur le monde, c’est un grand classique de la
rhétorique des hommes politiques en Alsace pour réfuter la propension au repli
identitaire. Cette région, maintes fois ballottée entre deux ensembles nationaux,
revendique aujourd’hui une capacité d’ouverture aux influences extérieures (cf.
discours politiques et brochures de promotion). Notons en passant que la
construction européenne a largement favorisé la reconversion de l’Alsace qui est
passée du statut de région périphérique à celui de région centrale. L’économie
alsacienne a pleinement bénéficié de la dynamique européenne (Kahn, 2003).
 Industrialisation et développement exogène
L’Alsace est une région industrielle comportant de nombreux domaines de
spécialisation. Elle a su diversifier ses activités tout en maintenant des activités
traditionnelles. Elle s’est largement appuyée sur son identité culturelle pour
48
« C’est dans l’action économique que se sont manifestées avec le plus d’éclat la présence au
monde de l’Alsace et son énergie créatrice.», Pflimlin, P. et Uhrich, R. (1963). L’Alsace destin et
volonté. Paris, Calmann-Lévy.
62
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
renforcer son image et son attractivité économique . Cette stratégie de
communication externe montre que la région a opté pour un modèle de
développement exogène qui s’inscrit dans la tradition culturelle d’ouverture aux
influences extérieures et de maintien des échanges économiques au-delà des
conflits internationaux. Le modèle qui a prévalu ces cinquante dernières années
est clairement un modèle de développement exogène fondé sur l’appel aux
investissements internationaux (El Ouardighi et Kahn, 2003). Ce modèle n’exclut
pas totalement une politique de filière (largement soutenue par la Région) ni des
projets de développement endogène (développement local, projet Bio-Valley).
L’Alsace a relativement bien réussi dans ce domaine. Pendant plusieurs
dizaines d’années, elle caracolait en tête des palmarès régionaux, en matière de
chômage, de capacité d’exportation et d’ouverture aux IDI (investissements
directs internationaux). Ce modèle a fait ses preuves et a procuré une longue
période de prospérité, mais il arrive actuellement en bout de course. Les avantages
comparatifs de l’Alsace qui ont permis ces implantations, à savoir une maind’œuvre moyennement qualifiée, un ensemble de spécialisations industrielles et
une situation géographique avantageuse dans la construction européenne sont
déclinants (de même la centralité en Europe avec élargissement). Les IDI sont
convoités, plus mobiles et capitalistiques. L’Alsace est incitée à repenser ses
facteurs d’attractivité et à redéfinir sa position dans la division internationale du
travail. La situation est préoccupante sans être dramatique, car toutes les activités
ne sont pas délocalisables et parce que la région reste encore une région
relativement prospère (au vu des comparaisons nationales et internationales :
démographie, richesse, nombreux domaines de spécialisation, etc.).
49
 Le modèle rhénan de développement a-t-il encore un avenir ?
Sans doute existait-il antérieurement à la Seconde Guerre mondiale un
modèle alsacien de développement ou du moins d’organisation sociale de la
production. Dans son célèbre Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, le
Dr Villermé mentionne les conditions relativement plus favorables dans les
manufactures haut-rhinoises. Très fréquemment dans les alsatiques historiques, il
est fait mention de l’avancée sociale de l’industrie alsacienne.
Le modèle alsacien de développement socioéconomique est actuellement en
crise. Cette crise est profonde : elle remet en cause la spécialisation industrielle de
la région et elle soulève plus largement la question de l’incertitude qui pèse
actuellement sur le devenir d’un développement basé sur une activité industrielle
employant une part significative de main-d’œuvre non qualifiée.
50
Le modèle socioéconomique de production et de vivre ensemble auquel se
réfère l’Alsace est dit « rhénan ». Ce modèle popularisé par Michel Albert
49
Première brochure : 1954, Les zones d’activité du Bas-Rhin. Plus récemment : Bienvenue à la
région Alsace, octobre 2001
50
Villermé (1840). Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les
manufactures de coton, de laine et de soie. Paris, Libraires Jules Renouard & Cie.
63
RENE KAHN – MODELES DE DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE ET CULTURES …
(Capitalisme contre capitalisme) est actuellement sur le déclin. Je rappelle qu’il se
caractérise par rapport au capitalisme anglo-saxon (nord-américain) par une
conception originale et humaniste de la place de l’homme dans l’entreprise
(méthodes de gestion, qualité, participation, relations durables basées sur la
confiance et la loyauté) et de la place de l’entreprise (et du marché) dans la
société. Ce modèle est actuellement mis à mal. Les Alsaciens sont ainsi conduits à
engager une réflexion de type politique sur le mode de développement choisi en
relation avec leur culture régionale.

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65
QUESTIONS A
RENE KAHN
Freddy Raphaël
Ce qui me frappe, c’est, par moment, la représentation historique que vous
faites de l’Alsace, y compris vos références bibliographiques que j’ai vues, même
si, quelque part, vous vous en distancez. Vous dites que ce sont les représentations
qui sont promues. Mais ces représentations sont quand même relativement
laudatives, elles sont un peu essentialistes par moment : l’homme alsacien, le
modèle rhénan. Quand on travaille – je pense notamment comme Georges
[Bischoff] et comme moi je peux le faire en travaillant avec Georges –, on est
devant une réalité plus complexe, plus conflictuelle, moins emblématique. Du
coup, je me suis demandé, entre l’image – là on est de nouveau dans un problème
d’image – entre l’image que la région veut promouvoir d’elle-même et qui doit
servir de référence et celle qui se construit en réalité, est-ce que ça se recoupe ?
Pour donner un tout petit exemple, un micro-exemple : quand on voit le rôle qu’a
joué l’Alsace romantique autour de l’opération des Noëls d’Alsace et ce que
représente l’apport culturel, la sensibilité, et quand on voit cette immense
entreprise marchande, racoleuse, investie par des tours opérateurs autour de
l’Alsace de Noël, du marché de Noël, je me suis demandé dans cette promotion :
qu’en est-il de l’image et de la tension qu’il peut y avoir entre l’image et le réel ?
Arlette Bothorel
Je voudrais surtout remercier très sincèrement René pour tout ce qu’il nous
a apporté dans notre collaboration, que ce soit au sein de ce programme ou bien
dans le cadre du programme que nous avons avec Philippe [Blanchet]. Tu as attiré
notre attention sur quelque chose que nous ignorions absolument, ta discipline
nous était totalement inconnue. Tu nous a fait découvrir des choses qui ont servi
de base à des travaux de recherche, je pense en particulier à la promotion de
l’Alsace et au travail de recherche qui a été fait par Anne Huntzinger sur les
stratégies de promotion de l’Alsace, étudiées d’un point de vue linguistique avec,
là on est en plein dans le sujet, avec des stratégies de majoration . C’est
évidemment très intéressant puisqu’elle l’a étudiée dans le temps, depuis les
51
51
HUNTZINGER, A. (2003). Etude diachronique de la construction de l’image de l’Alsace dans
les brochures de promotion économique. Analyse du discours promotionnel, Strasbourg,
Université Marc Bloch, Département de dialectologie, mémoire de maîtrise.
QUESTIONS A RENE KAHN
premières brochures jusqu’à maintenant. C’est aussi intéressant de voir
l’évolution sur l’axe diachronique des aspects de l’Alsace qui sont majorés. Et
puis, bien entendu, je crois que ça contribue aussi à une façon de voir la culture
alsacienne qui ne renvoie guère à une culture dans le sens moderne du terme, mais
à une culture plus traditionnelle. Pour nous dialectologues et sociolinguistes, je
crois que l’approche, que nous avons découverte grâce à toi, nous a permis
d’avoir une autre vision de l’Alsace. Il y a d’une part, de notre point de vue, ce
que nous découvrons dans le discours, cette forme de minoration des locuteurs par
rapport à leur langue et, inversement, ce territoire qui est en train de se
promouvoir, de se majorer. On a là, une fois de plus, cette dialectique de
minoration et de majoration. René, un très grand merci et merci d’être venu.
Jacques Walter
J’aurais une question de béotien pour la raison simple que la science
régionale en tant que telle ne m’est pas familière et que j’ignorais même
l’existence de l’expression « science régionale ». Puis en même temps, en
réfléchissant, je me demande si ça ne pose pas aussi, par rapport à la question de
la minoration et de la majoration, une question qui est de l’ordre de
l’épistémologie au sens où en ayant ce syntagme « science régionale », est-ce
qu’on ne participe pas aussi de la majoration du phénomène sur lequel on est en
train de travailler. C’est-à-dire : quel est le rapport qui peut exister entre une
discipline qui se constitue et un discours de promotion des régions dont on connaît
la généalogie depuis 20 à 30 ans, jusqu’à l’existence même de la région en tant
qu’entité administrative ? Autrement dit, quel est l’outillage, quel est
l’équipement conceptuel dont on peut se doter à l’intérieur d’une discipline
comme celle-ci, pour ne pas participer de l’enchantement du discours tenu par les
diverses régions ? D’autant que c’est la question de l’expertise même qui est
posée puisque, par une science régionale, on construit une compétence et, en
même temps, celle-ci se manifeste et par l’intervention scientifique, d’une part, et
par les fameux palmarès dont vous parliez, d’autre part. Quelle est donc la marge
de manœuvre, puisqu’on travaille en même temps presque que sur des espaces de
marge, permettant de dire, voici l’apport d’une discipline comme celle-ci sur le
plan épistémologique ?
René Kahn
Merci bien de la question d’autant plus qu’elle rejoint ton propos, Freddy. Je
voudrais être très clair à ce sujet. Les chercheurs en science régionale ne sont pas
des militants du régionalisme. Ils ont un objet dont l’intitulé est « science
régionale ». C’est une science qui est relativement jeune, qui vient de l’immédiat
après-guerre et qui a pris naissance aux Etats-Unis. Ensuite s’est créée une
association de science régionale de langue française en France et dans les pays
francophones au début des années soixante. Cette spécialité s’appelle « science
régionale » parce qu’elle regroupe des sociologues, des urbanistes, des
géographes, des économistes qui ont pour objet non pas seulement l’économie
dans son contexte national, mais l’économie ou d’autres problèmes, les problèmes
67
QUESTIONS A RENE KAHN
de transports, de pollution, de gestion des services publiques, à l’échelle
infranationale. Donc c’est une discipline reconnue, mais je ne pense pas qu’on
puisse parler d’un biais sur le plan épistémologique. Si vous voulez, les
spécialistes en science régionale ne sont pas des partisans a priori du fait régional
ou de valorisation, de mise en avant et de tout ce qu’on a critiqué finalement. Et
pour répondre plus précisément à Freddy : pour ma part, je suis très conscient de
l’écart, et je trouve que c’est ce qui fait toute la richesse de la réflexion, de l’écart
entre la réalité vécue et la réalité représentée. Je veux dire que j’adhère à cet
examen de la différence qui peut exister entre la région telle qu’elle se donne à
voir et la région telle qu’elle est vécue de l’intérieur. Je voudrais dire à quel point
je suis ravi de faire partie de ce groupe de réflexion et que vos réflexions sont
pour moi très enrichissantes, c’est-à-dire que même si je ne parle pas ou
pratiquement jamais des langues, je ne me suis jamais senti perdu dans ces débats
et donc c’est un grand bonheur si le Marius de la science régionale peut apporter
quelque chose au César de la sociolinguistique.
Andrée Tabouret-Keller
J’ai des doutes, c’est-à-dire que ces doutes concernent le fait que, cela a bien
été souligné, c’est la mise en discours de quelque chose qui serait un fait régional.
Mais quand on regarde la télévision, les nouvelles par exemple, on a en ce
moment tous les soirs, un petit truc qui dure quelques minutes, qui est une
publicité pour « Reflets de France » et toutes les régions y passent, qui est une
publicité régionaliste, si vous voulez. Or ce que j’aimerais bien, c’est des études
comparatives parce que j’ai l’impression que ce que tu décris pour l’Alsace est
généralisé à toutes les régions. Mais il y a des régions qui n’ont pas la chance
d’avoir une université avec des économistes qui sont orientés vers le fait régional
et elles ont peut-être un discours moins bien formé. Or l’effet de discours, c’est
une chose. Mais alors la prospérité économique que tu as mentionnée, est-ce une
réalité ou est-ce une construction discursive ? Quelle est la part du symbolique
dans tout ça et même de l’imaginaire ? Donc moi, je ne suis pas tout à fait à l’aise.
Claude Truchot
Est-ce que l’on ne peut pas considérer qu’un développement assez fortement
exogène, c’est-à-dire un très fort appel à des capitaux extérieurs, n’est pas
finalement extrêmement déstructurant pour une région ? C’est ce qu’on voit
actuellement, c’est-à-dire que pas mal d’entreprises se sont installées ici parce
qu’il y avait, par exemple, des salaires moins élevés que de l’autre côté de la
frontière. Donc, ce sont en fait des délocalisations. Et on assiste maintenant au
mouvement inverse. D’autre part : est-ce que l’on ne peut pas faire une
corrélation, un parallèle, un contraste, entre ce discours extrêmement positivant,
cette manière de se représenter extrêmement positivante, et ce que l’on peut
remarquer par ailleurs, c’est-à-dire des signes assez forts d’insécurité sur le plan,
notamment, culturel. Et comment expliquer cette apparente, ou peut être pas
apparente, contradiction ?
68
QUESTIONS A RENE KAHN
Geneviève Herberich
Pour suivre un peu l’idée d’Andrée Tabouret-Keller, à savoir l’importance
peut-être d’une comparaison entre régions : j’ai l’exemple de ma fille qui
s’occupe de développement durable et d’environnement dans la région RhôneAlpes et j’ai – enfin, c’est une hypothèse tout à fait personnelle - j’ai parfois
l’impression qu’au niveau des représentations, il y a moins d’écart avec la réalité
là-bas qu’en Alsace où les représentations d’une économie etc., d’un
développement sont peut être plus fortes par rapport à la réalité que là-bas où on
n’a peut être moins la représentation d’une certaine utopie, où elle est peut-être
moins forte, et la réalité beaucoup plus prégnante.
René Kahn
Andrée, en ce qui concerne l’effet de discours par rapport à la réalité
économique : toutes les régions – même celles qui ne communiquent pas – ont
une économie plus ou moins performante et il n’y a pas de lien direct. J’ai dit
d’entrée de jeu, lorsque j’ai présenté mon travail, que les régions de la science
régionale n’étaient pas les régions, les collectivités territoriales, n’étaient pas les
périmètres administratifs. C’est-à-dire que là où les économistes voient des
systèmes productifs, il n’y a pas forcément un système productif qui s’inscrit dans
un espace régional avec des acteurs qui le représentent. Donc l’économiste se
démarque totalement de l’institution régionale. Il ne considère pas que l’espace
pertinent de la réalité économique, ce sont les frontières de l’Alsace. Il peut y
avoir un district industriel dans la charcuterie dans la région de Strasbourg, il
existe, il fonctionne un peu sur le modèle des districts industriels à l’italienne.
D’un côté, j’ai toujours travaillé sur le rôle des collectivités territoriales, je pense
qu’elles jouent un rôle sur l’orientation et le choix du modèle de développement.
C’est ce que j’ai essayé de montrer, mais ça ne coïncide pas parfaitement. En ce
qui concerne le développement exogène déstructurant, il est vrai que c’est plus
facile à dire quand le modèle fonctionne mal. A l’heure actuelle, on arrive à
remettre en cause ces modèles parce qu’il y a insécurité dans la région, je ne sais
pas si ce sont les investissements internationaux qui l’ont provoquée. Ce dont je
suis sûr par contre, c’est qu’ils ont maintenu une forte proportion de la main
d’œuvre alsacienne à des niveaux de basse qualification, ce qui n’aurait pas été le
cas s’il n’y avait pas eu un pourcentage aussi important d’industries de base.
Maintenant, j’ai essayé d’étudier avec Josiane Stoessel, dans la cadre d’un autre
article, la question de l’écart entre le vécu et les caractéristiques objectives d’une
région et puis le modèle que les collectivités donnent à lire, à voir. En effet, en
Alsace, on s’appuie sur un modèle qui est essentiellement de type rural, on ne va
pas revenir sur ce modèle, mais qui est fortement en décalage avec des
caractéristiques objectives.
Freddy Raphaël
Propos destinés à nos visiteurs : faites l’expérience, allez au Musée alsacien
de Strasbourg, et vous regarderez quelle réalité de l’Alsace est présente là-bas. Ni
l’Alsace industrielle, ni les villes, rien n’est là. Le geste noble de l’artisan est
69
QUESTIONS A RENE KAHN
encore là parce qu’on considère qu’il le mérite, mais ça s’arrête là. A Rennes, on
fait mieux quand même.
Jacques Walter
Dans les musées, on met ce qui a disparu !
70
Georges BISCHOFF
Université Marc Boch (Strasbourg 2)
Equipe d’accueil en Sciences historiques
(EA 3400)
[email protected]
UNE MINORITE VIRTUELLE
ETRE WELSCHE EN ALSACE DANS LES COULISSES
DU SIECLE D’OR
(1477-1618)
Avant les traités de Westphalie, l’Alsace est une région allemande. Elle est
même, par excellence, la plus allemande de régions d’Allemagne : elle en est un
des creusets culturels et se targue d’en être le rempart face à la France.
Depuis la Guerre de Cent ans, en effet, sa position géographique l’expose
aux débordements guerriers venus de l’ouest, dans un climat où la proximité se
joue en termes de promiscuité.
De fait, l’Alsace se trouve sur l’Equateur de l’Europe, sur le versant
allemand de la frontière des langues : les passages transrhénans de Bâle, Brisach
et Strasbourg en font un itinéraire obligé vers l’est, tandis que le fleuve lui ouvre
de larges perspectives au nord comme au sud. Sa richesse est un topos argumenté
par une infinité d’exemples : elle est un monde plein, un jardin de villes irrigué
par la circulation des hommes.
En 1544, le géographe Sébastien Münster exalte une prospérité sans
pareille, ajoutant qu’« il n’y a gueres de gentz natifz du pays qui y habitent, mais
la plus grand parties sont estrangiers, à sçavoir Souabes, Bavariens, Savoisiens,
Bourguignons et Lorrains : lesquelz quand ilz ont une fois gousté que c’est du
pays, ilz n’en veulent iamais sortir, et sur touz aultres les Souabes ayment bien a y
faire leur nids. Quiconque y vouldra venir, il sera receu, de quelque part qu’il soit,
et principalement ceulx qui s’appliquent à cultiver la terre » .
52
52
MÜNSTER, Sébastien Cosmographie universelle, trad. française, Bâle, 1552. Ce genre de
citation invoquée plus souvent qu’à son tour n’a qu’une valeur qualitative. En 1529, le polygraphe
Symphorien Champier dit à peu près la même chose à propos de Lyon où il n’y a qu’« estrangiers,
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
On remarquera que la formule n’évoque que les étrangers au sens
géographique du mot. Elle ne prend pas en compte les groupes autochtones que
leur statut juridique, culturel ou religieux identifie comme différents de la
population majoritaire : ainsi, rien sur les juifs – dont Münster est loin de
méconnaître la place puisqu’il est lui-même hébraïsant, et rien sur d’éventuelles
enclaves allogènes – en l’occurrence, le peuplement welsche des arrière vallées
des Vosges ou de la Porte de Belfort.
Cette invocation du fait migratoire peut alimenter une réflexion d’historien
sur d’éventuelles minorités francophones en Alsace, plus précisément en faisant
apparaître trois types de groupes :
- les Alsaciens de langue romane, vivant dans des seigneuries soumises à
des autorités allemandes (vallées de la Bruche, de Sainte-Marie-aux-Mines, la
haute vallée de la Weiss, la périphérie du Sundgau).
Question subsidiaire : sont-ils perçus comme Alsaciens ? Comment fonctionne l’interface
produite par le voisinage (à la fois à l’égard des Lorrains et des Comtois ou des Jurassiens, qui
peuvent, en outre, appartenir à d’autres groupes confessionnels) ?
- les groupes constitués, projetés dans un environnement germanophone,
plus spécialement urbain : il peut s’agir de réfugiés politiques ou religieux. On
parlera de communautés, pouvant être dotées d’institutions représentatives ou
fédératrices. Etrangers expatriés, en transit ou pas (et donc, pour ces derniers,
confrontés au problème de l’intégration).
Question subsidiaire : quelle présence dans la durée ?
- une immigration diffuse, de nature économique, peut-être, qui peut être
mesurée au pluriel comme une addition d’individus isolés, formant, de ce fait, un
conglomérat perçu comme un groupe homogène. Intrus, concurrents ?
Question subsidiaire : existe-t-il un équivalent dans les pays majoritairement welsches ?
Le dossier doit être ouvert plus largement, en considérant les mêmes phénomènes, s’ils
existent, de l’autre côté de la ligne de partage des langues : on pensera aux techniciens allemands –
mineurs et verriers, par exemple, présents en Lorraine ou au-delà –, aux étudiants (nombreux à
Paris ou à Orléans), et, surtout, aux soldats, reîtres et lansquenets des guerres de la Renaissance.
Enfin, l’enquête ne vaut que ce que valent nos sources : listes d’habitants,
archives judiciaires, correspondances politiques, etc. S’il existe une minorité
welsche considérée comme telle a priori – elle n’apparaît guère ès qualités – bien
qu’on puisse se poser la question . Les termes employés, qui se réfèrent
vraisemblablement aux Volques de l’antiquité gallo-romaine, s’appliquent
53
comme bourguygnons, savoysiens, piemontoys, bressiens, allemans et de nation estrange » (cité
par GONTHIER, N. (1993). Délinquance, justice et société dans le Lyonnais médiéval, Paris,
Arguments, p. 12.).
53
L’index des séries anciennes des Archives départementales du Bas-Rhin contient une entrée
« Immigration franc-comtoise » qui se rapporte à Saint-Nabor en 1557. L’inventaire manuscrit
réalisé par Louis Spach avant 1870 signale effectivement, sous la cote G 149/8, un accord relatif à
des tenanciers originaires de Haute-Bourgogne établis du côté d’Ottrott : la lecture de l’original
montre qu’il s’agit d’un contresens sur Hohenburgischen Underthanen, « sujets de Hohenbourg »
(i-e l’abbaye du mont Sainte-Odile), interprété en Hohenburgundischen Underthanen.
72
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
indifféremment à tous les « latins », français, espagnols ou italiens . Au
demeurant, il existe un risque de discrimination pédagogique, l’exception pouvant
être prise pour un (bel) exemple.
54
 UNE PRESENCE MULTIFORME
 Festons
La limite linguistique des Vosges (ou, plus modestement, du nord du Jura)
ne correspond pas à celle des bassins fluviaux : plusieurs vallées du versant
alsacien présentent un faciès roman qui s’explique par une colonisation précoce
suscitée, sans doute en grande partie, par les abbayes de l’ouest (et non par un
mécanisme de refuge lié aux grandes migrations germaniques). La porte de
Bourgogne forme une échancrure correspondant à l’actuel Territoire de Belfort,
acquis par la Maison d’Autriche au XIVe siècle et resté dans la mouvance
politique et institutionnelle de l’Alsace jusqu’en 1871, tandis que l’actuel canton
suisse du Jura, francophone, forme une entité avec son voisin de Basel-Land, lui
aussi soumis au pouvoir de l’évêque de Bâle. Du début du XVe siècle à la
Révolution, ce dernier (qui s’est fixé à Porrentruy), reste exclusivement un prince
allemand, à l’instar d’autres grands seigneurs de la région, – autour de Belfort et
même de Montbéliard –, ou dans les Vosges centrales. En 1644, Montbéliard
figure expressément – avec Belfort –, dans la Topographia Alsatiae de Mathieu
Mérian ; la ville du Lion est incontestablement située « en Assais », donc en
Alsace . Au nord, le Ban de la Roche, est, lui aussi, agrégé à l’Allemagne et
soumis à un maître germanophone, sire de Ratsamhausen puis comte de DeuxPonts-Veldentz .
Le panachage territorial peut être saisi sous l’angle quantitatif : ainsi, les
seigneuries welsches de la Maison d’Autriche fournissent des contingents
militaires estimés à 12 à 15 p. 100 de l’effectif total – une proportion qui semble
toujours valable au début du XIXe siècle ; pour les Ribeaupierre/Rappoltstein,
55
56
57
54
Cf. GRIMM (1922). Deutsches Wörterbuch, t. XIII, Leipzig,, art. Wälsch, col. 1327-1354 cite le
Tristan de Gotfried de Strasbourg comme première occurrence de l’adjectif. Le mot est utilisé à
partir de 1338 dans les sources alsaciennes pour désigner les sujets romans des sires de
Ribeaupierre. On le retrouve dans des termes techniques Welschkorn (ou « blé d’Espagne », « ou
Welschbohne », voire dans des patronymes (Walch, Wahl, Bloch, peut être, par métathèse).
55
AD Territoire de Belfort, 1 H C, dans la formule du serment des merciers (= marchands) de
Belfort.
56
Cf. LEYPOLD, D. (1989). Le Ban de la Roche au temps des seigneurs de Rathsamhausen et de
Veldentz (1489-1630), Strasbourg, Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de
l'Est, qui fait apparaître une frontière linguistique mouvante.
57
Ces indications sont fournies par les matricules de répartition des charges militaires des villes et
des bailliages du Sundgau. KINTZ, J.P. (1994). Paroisses et communes de France. Haut-Rhin.
Territoire de Belfort, Paris, CNRS. En 1801, le Haut-Rhin actuel compte: 272 334 habitants (p.
91), et le Territoire (p. 537) 31 439 âmes.
73
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
maîtres du Val d’Orbey et de Sainte-Marie aux Mines, la proportion est sans doute
plus forte.
Si ces éléments statistiques doivent être manipulés avec précaution, il en est
de même, a fortiori, en ce qui concerne les immigrés effectifs signalés dans les
livres de bourgeoisie ou dans les registres paroissiaux : Un nombre infime ? Des
familles bien identifiées comme lorraines ou savoyardes font partie des notables
des villes de la région . Des recherches généalogiques ou anthroponymiques
peuvent, éventuellement, confirmer des axes d’échanges. Ainsi, dans les vallées
ou sur le piémont vosgien, où l’on retrouve des noms germanisés (Latscha ,
Lorang, Wessang, Robischung, Luthringer, Walch, Kirin, Kolin) ou, carrément,
des traductions intégrales .
58
59
60
61
 Exils
L’implosion religieuse qui s’annonce dès le début des années 1520 dans les
régions limitrophes de l’Allemagne (en Lorraine, à Montbéliard ou sur le plateau
suisse), et qui donne lieu à plusieurs grandes vagues de réfugiés venus d’outre
Vosges affecte durablement l’Alsace. Strasbourg et Bâle, précocement passées à
la Réforme, se trouvent aux avant-postes de celle-ci jusqu’à la Guerre de Trente
ans, voire au-delà.
« C’est là que le Talmud de la nouvelle hérésie (i-e l’Institution chrétienne)
fut battu et forgé », explique Florimont de Raemond dans son Histoire de la
Naissance, Progrez et Décadence de l’Hérésie de ce siècle parue à Rouen en
1605. De fait, devenue le « réceptacle des bannis de France », Strasbourg « qu’ils
58
KINTZ, J.P. (1984). La société strasbourgeoise (1560-1650), Paris [Strasbourg], Éditions
Ophrys / Association des publications près les universités de Strasbourg, p. 113 considère que
« les Vosges formaient une barrière à l’ouest ». Son analyse des admissions à la bourgeoisie entre
1543 et 1568 ne signale que deux Bourguignons ou Francs Comtois sur un demi millier de
nouveaux bourgeois d’origine « étrangère », c'est-à-dire extérieurs à l’Alsace. Les catégories
retenues invitent à une certaine vigilance puisque cet auteur mentionne la Suisse et le
Liechtenstein, qui fournissent 24 personnes, sans qu’on puisse en connaître la provenance exacte
(les Savoyards peuvent avoir été regroupés sous cette étiquette), 182 Wurtembergeois, sans qu’on
puisse dire s’il s’agit des sujets ducaux – Montbéliardais ? – ou des Souabes.
59
RAYNAUD, F. (2001). Savoyische Einwanderungen in Deutschland (15. bis 19. Jahrhundert),
Neustadt an der Aisch, Degener.
60
DIERSTEIN, H. (2004). « Les origines de Mittlach, du Tyrol et d’ailleurs », in : Annuaire de la
Société d’Histoire du Val et de la Ville de Munster, p ; 119-133, ici p. 120, n. 5, citant un contrat
de bail à propos de la ferme de Zufluss (parfois francisée en Soufflouse, dans le vallon du
Rothenbach, entre Munster et La Bresse), tenue en 1611 par les frères Heinrich et Peter Latscha,
originaire du bailliage de Delémont. La forme initiale de ce patronyme est Lachat, que l’on
rencontre souvent dans les régions franco-provençales, cha ou chaux signifiant « pâturage de
montagne ».
61
D’énormes quantités d’informations ont été recueillies sur ce point par les généalogistes du
Centre d’Histoire des Familles établi à Guebwiller (Haut-Rhin), en utilisant aussi bien les registres
paroissiaux que les archives notariales (particulièrement pour la Vallée de la Thur, très perméable
à l’immigration lorraine).
74
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
appelaient la nouvelle Jérusalem…se glorifie d’estre voisine de la France » .
Comme on le sait, la ville a hébergé Calvin en 1538 et s’est dotée d’une paroisse
protestante de langue française. Lors de la première guerre civile française (15621563), on y compte 148 chefs de famille réfugiés, pour un effectif total de 751
personnes dont 265 enfants et 73 domestiques (ainsi que 20 apprentis). Trente
trois familles arrivées à cette date sont originaires de Champagne .Une enquête à
travers les archives ou les bibliothèques permet d’évaluer l’impact de la SaintBarthélemy en Alsace et dans les régions voisines. Le résumé de l’historien
Piguerre en fournit la substance : « Somme que l’estonement fut si général par
toute la France, que la crainte s’en espandit au de là les lisières du Royaume,
notamment à Strasbourg pour le doute qu’eurent les habitans des François qui à
petites bandes se retiroient en Allemagne pour la seureté de leur vie » . La qualité
des fuyards – les fils de Coligny sont signalés à Strasbourg et à Bâle - n’échappe
pas aux commentateurs. A la fin de l’automne 1572, c’est sans doute par centaines
que se pressent les huguenots dans les auberges ou dans les maisons amies. En
1575, dans un climat comparable, les archives signalent le passage de 13 398
Welsches avec des pointes quotidiennes de 150 étrangers dans les hostelleries. La
reprise de la guerre civile produit des vagues plus ou moins grosses. Ainsi, Henri
de Bourbon, prince de Condé demande-t-il à Strasbourg d’accueillir le pasteur
Virel « contrainct de se retirer de France après cet horrible et espouvantable
massacre » et arrivé avec les siens le 24 mai 1574 . Certains de ces réfugiés
poursuivent leur route plus à l’est. D’autres font souche au bord du Rhin, ou y
meurent exilés. Le 10 mars 1582, par exemple, le Blésois Louis Dumoulin de
Rochefort meurt à Bâle à l’âge de soixante sept ans ; peut-être avait-il côtoyé son
coreligionnaire lorrain Frédéric de Jaulney, décédé trois ans plus tard, en
compagnie de sa femme Marguerite de Rivière ? La pierre tombale qualifiant ces
époux d’exilii Christiani en gardait la mémoire bien longtemps après .
Des « églises d’étrangers » fonctionnent (sous des modalités variables) dans
plusieurs localités d’accueil. Elles bénéficient de la sympathie d’autorités ouvertes
aux idées nouvelles. Ainsi, dans la vallée de la Liepvrette, Eguenolphe de
Ribeaupierre, qui tolère une minorité luthérienne de mineurs allemands, organise
une communauté réformée d’origine française, avec un desservant venu du
62
63
64
65
66
62
Cf. ZUBER, R. (1977). « Strasbourg, refuge des Champenois », in : Strasbourg au cœur
religieux, Strasbourg, Istra, Publications de la Société savante d'Alsace et des régions de l'Est, pp.
309-319.
63
Cf. WOLFF, C. (1956). « Une liste de huguenots réfugiés à Strasbourg », in : BSHPF, 1956, pp.
167-171. Cf. ZUBER, op. cit. (pour la plupart, ces réfugiés demeurent à Strasbourg jusqu’en avril
1563) et WOLFF, C. (1977). « Strasbourg cité du refuge », ibid, pp. 320-330.
64
PIGUERRE (1581). L’Histoire de France, Paris, II, livre 31, fol. 88.
65
FUCHS, F.J. et VOGLER, B. (1978). « Strasbourg, réceptacle des bannis », in : Grandes figures
de l’Humanisme alsacien. Courants, milieux, destins, Strasbourg, Istra, Publications de la Société
savante d'Alsace et des régions de l'Est, pp. 307-312.
66
TONJOLA, J. (1665). Basilea sepulta, Bâle, pp. 131 et 135.
75
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
Hainaut, en 1553, puis des ministres calvinistes, établis à l’église d’Echery, dans
un climat de tensions doctrinales assez rude .
La thématique du refuge est reprise dans une littérature de propagande dont
l’un des best sellers est le Réveille Matin des François et de leurs voisins, un
pamphlet daté d’Eleutheroville en novembre 1573 et paru sous le pseudonyme
d’Eusèbe Philadelphe Cosmopolite – un lieu et un nom qui suffisent à donner la
mesure du message de liberté et de fraternité proposé au lecteur . L’appellation
Eleutheroville désigne aussi bien Bâle que Strasbourg. Notre Cosmopolite fustige
ses ennemis en les qualifiants de « Schelmes », de l’allemand Schelmen, ou
scélérats.
67
68
 Saupoudrage
Le troisième type de Welsches rencontré en Alsace est un Welsche
générique, sans appartenance confessionnelle ou politique. C’est un migrant
économique, par qualification professionnelle ou, au contraire, par
désoeuvrement. Il est présent dans les campagnes aussi bien que dans les villes .
Les maçons en sont l’une des composantes les plus visibles. Entre 1515 et
1522, les travaux de construction du château de Sainte-Croix en Plaine sont
confiés, pendant la belle saison, à une équipe de spécialistes venue du Val Sesia,
au sud de Mont Rose, sur le versant lombard du Valais : le maître d’œuvre, qui
réside à Fribourg en Uechtland, anime encore d’autres chantiers, à Soleure ou
dans le Jura alsacien . C’est de ce même espace que viennent les petits ramoneurs,
mentionnés dans les Cris de Paris du XVIe siècle, mais aussi en Allemagne,
comme le rapporte l’édition haguenovienne d’un recueil de proverbes parue en
1529. Pour le lecteur de cet ouvrage, il était clair, en effet, que des membres d’une
« nation welsche » venus de Lombardie (au sens large, c’est à dire des Alpes du
nord) s’adonnaient à cette activité en se déplaçant d’un point à un autre, comme
de véritables Zigeuner .
69
70
71
67
Cf. JORDAN, B. (1991). La noblesse d'Alsace entre la gloire et la vertu : les Sires de
Ribeaupierre 1451-1585, Strasbourg, Société Savante d'Alsace et des Régions de l'Est, pp. 222223 ; DENIS, P. (1984). Les Églises d'étrangers en pays rhénans : 1538-1564, Paris, Les Belles
lettres, Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres de l'Université de Liège
68
Ce texte a été attribué au médecin Nicolas Barnaud. Le lieu d’édition de l’exemplaire de 1574
conservé à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg sous la cote R 102 811 est
Edimbourg, mais il s’agit vraisemblablement d’un camouflage pour Bâle ou Strasbourg.
69
VOGT, J. (1992). « Aspects sociaux de l’immigration des Lorrains dans les territoires de
l’évêché de Strasbourg au troisième quart du XVIe siècle », in : Dialogues transvosgiens, n°8, pp.
55-57. Cet historien des campagnes est particulièrement attentif au sujet pour lequel il propose une
approche très concrète, à partir d’une excellente maîtrise des sources.
70
SPIELMANN, E. (2001). « Die Wassersorgung auf der Landskron », in : Châteaux forts
d’Alsace, 3, pp.65-71, n. 16.
71
La mention de ces émigrés « die die schornsteine fegen und caminen » se trouve dans le recueil
de proverbes publié par AGRICOLA, J. (1529). Drey hundert gemeyner schprichworter,
Haguenau, n° 447.
76
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
A ces individus nomades par destination s’ajoutent d’autres voyageurs,
marchands , bouviers et voituriers, étudiants ou pèlerins sans doute aussi furtifs :
on ne saurait donc les considérer comme une minorité stable. Ils sont cependant
nombreux : sur 2750 personnes présentes dans les auberges strasbourgeoises le 3
juillet 1580, pendant la foire d’été, on compte 846 Welsches . A Thann, d’après
Christine Heider, ces « Welschen Kremer » ont quasiment le monopole du
commerce dans les deux sens .
Le problème est différent quand on s’intéresse au monde des journaliers, des
domestiques et des salariés que les sources évoquent d’une manière incidente
mais avec une certaine densité dans les campagnes comme dans les villes. Ces
knechte occupent une place située à la lisière des activités encadrées par les
corporations : ils servent de manutentionnaires, de moissonneurs ou de
vendangeurs. Ils appartiennent parfois à la valetaille des nobles ou des bourgeois .
Mais ils peuvent aussi exercer des fonctions plus valorisantes : ainsi Veltin
Runtschan (dans lequel on reconnaît Ronchamp), burgvogt du Hugstein en 1546,
tient lieu tout à la fois de concierge et de châtelain pour le compte de l’abbé de
Murbach et de Lure.
72
73
74
75
76
Pour autant qu’on puisse le dire, ces « mercenaires » ne constituent pas des
groupes bien distincts. Ils n’ont pas de quartiers ou de rues, pas d’organisation qui
leur soit propre. A cet égard, ils sont bien différents des communautés de verriers
ou de mineurs allemands établis dans les secteurs romans des Vosges – ou parfois
bien plus loin. Dans le Val de Lièpvre ou dans le Rosemont, par exemple, les
Allemands sont en passe de se substituer à la population native : On créé des
églises destinées à les accueillir et on les administre dans leur langue maternelle .
A Giromagny, il existe un village neuf avec une église dont le curé ne sait pas le
français et, en 1564 une « bruderschaft » destinée aux travailleurs de la mine. En
1586, le district minier emploie entre 600 et 650 ouvriers, mais à peine une
trentaine d’autochtones romans. Dans les établissements verriers, les mêmes
77
72
Par exemple, le marchand bourguignon Jehan Goillot, mort de maladie dans une auberge de
Colmar en 1553 (AM C, JJ AP 21)
73
AM Strasbourg, Conseil des XXI, Index de l’année 1575, fol. 679 : sur 9 orphelins étrangers
recueillis en novembre, trois viennent probablement d’outre Vosges, l’un du Westrich, l’autre de
Bruxelles ( ?), le dernier, prénommé Sontag (= Demange, Dominique), sans parents connus et âgé
de quatre ans, est originaire de Rambeville (Rambervillers).
74
KINTZ, op. cit., p. 282 (mais ces hôtes étrangers sont à peine 10 % des personnes hébergées en
hiver. Une carte relative à la foire de 1585 montre que ces négociants viennent essentiellement du
versant lorrain. Cf aussi pp. 403 et 419. A Thann, au XVIe siècle, il existe 14 auberges. En 1556,
dans l’une d’elles meurt un mercier welsche originaire de Jonvelle en Champagne (HEIDER, C.
(2004). Entre France et Allemagne. Thann, une ville de Haute-Alsace sous la domination des
Habsbourg (1324-1648), Strasbourg, Université Marc Bloch, p. 116).
75
HEIDER, op. cit., pp. 123-127.
76
AD Haut-Rhin, 136 J, p. 50: une enquête signale à Munster un certain Josly Munch « uss
welschem land geborn », âgé de trente ans, au service du châtelain de Schwarzenbourg depuis huit
ans.
77
Cf. LIEBELIN, F. (1987). Mines et mineurs du Rosemont, Giromagny, Centre culturel, pp. 251
et suiv. , p. 268
77
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
phénomènes apparaissent à une échelle plus réduite . Enfin, il n’est pas inutile
d’évoquer les passages de soldats projetés loin de leur pays d’origine : les
lansquenets allemands au service du roi de France peuvent demeurer dans la
même garnison pendant plusieurs mois (s’ils sont effectivement payés pour cela)
et, par conséquent, former une minorité occupante.
78
 CRISPATIONS
Perçus comme une communauté, réelle ou virtuelle (en fonction de sa
densité effective), les Welsches présents en Alsace sont exposés au regard –
souvent hostile – de leurs voisins allemands. Ils ont, globalement, une réputation
détestable (mais on pourrait peut être dire la même chose des Suisses, considérés
comme sodomites ou adonnés à la bestialité ou des Souabes, pouilleux et
chapardeurs). Etrangers à la discipline germanique – autre poncif – , ces latins
sont livrés à la tyrannie du sexe. Le général Schwendi, qui les connaît bien, n’a
aucune sympathie pour « les lubricques et frauduleux François avec lesquels
jamais estat ou prince est abordé à bon port » . La syphilis est leur attribut
naturel : Avoir la vérole se dit « die Frantzosen haben » ou « mit französischer
Müntz umbgehen » . Cette désignation est connue depuis un texte de Murner, en
1519 ; elle s’applique à un quartier de Strasbourg depuis le XVIe siècle.
79
80
 Violence et passions ?
Une première approche de la situation minoritaire ou marginale des
Welsches d’Alsace peut se faire à travers une étude des faits divers. A Thann, une
dispute entre voisins se clôt sur l’insulte « du loser walsch ! » . Existe-t-il une
délinquance spécifique ? Par eux ou contre eux ? On serait tenté de répondre par
l’affirmative du fait même de la visibilité de ces événements. L’assassinat d’un
« welschen taglonner » appelé Hans à Issenheim en 1551, par deux autres valets,
un meunier et son frère , la mention d’un tisserand « einen genant Vienot oder
Veit Mermet » dans les geôles de Mulhouse cinq ans plus tard , deux Vosgiens
prisonniers à Mulhouse en 1513 relâchés sous caution , un infanticide perpétré
par un marchand d’Epinal à l’auberge du bouc de Sélestat en 1520 , une « sale
affaire » - « böse Handlung » – qui vaut au « welschen murer » Simon Schuoler
81
82
83
84
85
78
ROSE-VILLEQUEY, G. (1970). Verre et verriers en Lorraine au début des temps modernes (de
la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle), Nancy, (Thèse Paris), p. 42, propose la thèse de
l’arrivée de familles de verriers de Bohème.
79
Ce thème est presque omniprésent sous la plume des humanistes.
80
Cf. MARTIN, D. (1929). Les colloques françois et allemands, éd. par Jacques HATT,
Strasbourg, Les Belles Lettres, p. 161.
81
HEIDER, C. op. cit., p. 154. L’affaire est d’autant plus savoureuse que l’auteur de l’insulte porte
un patronyme roman (Tafferney), son adversaire, Roman Emb, exerçant le métier de maçon.
82
AM Guebwiller, FF 11
83
AM Mulhouse, XIII J 1.
84
AM Mulhouse, parch. 3091 (Urfehd, scellé par le damoiseau Philippe de Grandvillars).
85
AM Sélestat, FF 28, etc.
78
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
de Baccarat la réprimande du bailli de Dachstein , etc. s’inscrivent dans une
anthologie policière à mi-chemin du pittoresque du sordide. Peut-on en tirer des
conclusions solides ? Les marginaux, vagabonds, repris de justice, lansquenets
désoeuvrés qui s’expriment dans une sorte d’argot appelé « rotwelsch » sont des
déracinés, certes, mais, mais ce sont des indigènes germanophones. A l’échelle du
Rhin supérieur, rien ne permet pas d’affirmer que les Welsches d’origine romane
sont plus actifs que les autres ; on pourrait même proposer l’hypothèse inverse en
ce qui concerne la grande criminalité, les homicides et les incendies . A l’échelle
de l’Alsace, où l’enquête reste à faire avec toutes les précautions nécessaires, on
peut cependant risquer l’hypothèse d’une surévaluation des délits commis par
cette population allogène.
Le registre des mises au ban et des peines infligées pour des délits qui ne
nécessitent pas l’intervention du bourreau (« register verwisener oder in pflicht
genomener personen ») réalisé à Colmar pour les années 1544-1597 permet une
première évaluation de la chose :
86
87
88
89
origine des
délinquants
Colmar
Alsace
Espace roman
Espace
germanique
Total
nombre
%
femmes
659
89
96
95
70,18
9,47
10,22
10,11
152
25
8
18
939
100
207
% des
femmes/total
23,0
28,0
8,3
19,5
Comme on le voit, les étrangers à la ville représentent un peu moins du tiers
des délinquants, et se répartissent en trois ensembles de la même taille. Les
Welsches ont une petite longueur d’avance et sont presque uniquement des
hommes, en principe célibataires – une des affaires se rapporte à la veuve de
Claus Jacob, expulsée pour avoir épousé un Welsche. Au demeurant,
l’identification de ces derniers est difficile, puisque 16 d’entre eux sont
simplement désignés sous le nom de « der welsch ». Le patronyme est
généralement remplacé par une mention éponyme sans doute assez vague, mais on
peut admettre que le voleur Hans von Schampanien est effectivement champenois.
Par ailleurs, des immigrés peuvent être compris dans la population native, sans
qu’on puisse le savoir à coup sûr. Si le domestique prénommé Pirri s’appelle sans
doute Perrin, ce n’est pas une raison suffisante pour l’annexer au groupe ; en
86
AM Strasbourg, Conseil des XXI, 1575, fol. 682.
Ce sabir est une langue réputée étrangère, revendiquant, comme son nom le suggère, des
éléments « latins ».
88
SPICKER-BECK, M. (1995). Räuber, Mordbrenner, umschweifendes Gesinde. Zur Kriminalität
im 16. Jahrhundert, Freiburg/Br., Rombach, p. 68 et pp. 70 et suiv. A Colmar, aucun Welsche ne
figure parmi les criminels condamnés à mort dont on peut établir une liste (incomplète) dans le
dernier tiers du XVe siècle et au XVIe siècle (FF 345), ce qui n’est pas le cas des « Schwoben ».
89
AM Colmar, FF 346. Les tableaux proposés ici pour la première fois ont été faits à partir des
dépouillements de SITTLER, L. (1957). Inventaire des Archives de la Ville de Colmar, Série FF,
Colmar.
87
79
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
revanche, le voleur Martin Graff, originaire de Paris (plutôt Pairis, non loin
d’Orbey, que l’ancienne Lutèce) peut être retenu sans scrupules excessifs, suivant
la règle de germanisation des noms français.
L’analyse des affaires jugées pendant ce demi-siècle colmarien peut être
nettement affinée ; on se contentera de rappeler que la ville n’accueille,
officiellement, aucun immigré welsche au sein de ses corporations . Ces
« étrangers », un peu furtifs, constituent une minorité virtuelle.
90
En valeur absolue
origine des
délinquants
Colmar
Alsace
Espace roman
Espace
germanique
Total
En % du total
En valeur relative
origine des
délinquants
Colmar
Alsace
Espace roman
Espace
germanique
Total
En % du total
affaires de
moeurs
129
15
9
21
vols et violences
autres cas
Total
158
24
38
37
372
50
49
37
659
89
96
95
174
18,53
257
27,36
508
54,10
939
affaires de
moeurs
74,13
8,62
5,17
12,06
vols et violences
autres cas
Total
61,47
9,33
14,78
14,39
73,22
9,84
9,64
7,28
659
89
96
95
174
18,53
257
27,36
508
54,10
939
Les tableaux que nous avons réalisés n’ont qu’une valeur indicative. Leur
principal intérêt est de faire apparaître quelques traits spécifiques, comme la
faiblesse relative des affaires de mœurs et, corrélativement, l’importance du point
« divers », qui renvoie à des comportements de demi-soldes et de passants, jeux
de carte dans les auberges, embauche dans les armées du roi de France, etc.
Plutôt que d’interroger la chronique criminelle et d’être exposé aux
déformations optiques inhérentes à ce type de sources, ne vaut-il pas mieux porter
les yeux sur des moments ou sur des lieux qui se prêtent à d’éventuelles
confrontations entre les groupes ? Les fêtes, par exemple, les foires et les marchés,
les auberges et les places publiques ? En 1518, à Oberhergheim, on mentionne
une bagarre entre « welsch et tutsch » . C’est un indice. La police des kilbes ? Les
compétitions sportives (de tir) ? Les pèlerinages ? En 1533, les mines des environs
91
90
Le Livre de Bourgeoisie de Colmar, éd. par Roland WERTZ, Colmar, 1981, ne donne aucune
indication d’origine, mais on possède des listes des nouveaux membres des Zünfte de la ville entre
1575 et 1599 : sur 922 personnes, 41 % sont des Colmariens de souche, 22 % des immigrés d’entre
Vosges et Rhin, 30 % des Allemands de la rive droite et des autres régions germaniques.
91
AM Colmar, BB 52, p. 111
80
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
de Sainte-Marie sont le théâtre d’échauffourées entre Lorrains et « travailleurs
immigrés » allemands, mais rien ne permet de dire que ces tensions sont
permanentes : elles peuvent être accentuées par des différences de statut,
notamment par les privilèges accordés aux mineurs.
Ces motivations peuvent d’ailleurs se traduire par des actions en justice,
comme c’est le cas au sein de la seigneurie de Montjoie/Froberg, dont les
dépendants sont disséminés de part et d’autre de la frontière linguistique : en
1558-59, les habitants de Bruebach et Heimersdorf intentent un procès contre les
sujets francophones de leur seigneur, au motif que la contribution fiscale des uns
et des autres n’est pas la même .
92
93
 Concurrence
Dans quelle mesure faut-il imputer à des situations culturelles ou sociales ce
qui relève de la concurrence économique ? On en voudra pour preuve le
règlement d’un différend opposant les marchands de Belfort et la corporation
régionale des chaudronniers des pays antérieurs de l’Autriche au début du XVIe
siècle : l’affaire prend des proportions telles qu’il faut attendre un jugement de
l’empereur Maximilien Ier en faveur des premiers, en 1515, pour trouver un
modus vivendi . Chemin faisant, on apprend que les privilèges des Belfortains
sont fondés sur une ancienneté reconnue depuis 1437, et, partant, aussi solides
juridiquement que le monopole des chaudronniers. On admet donc une
coexistence pacifique des deux groupes de marchands forains, aux foires, aux
marchés et lors des kilbes. Il n’est pas impossible cependant que la ligne de
démarcation entre les adversaires soit, avant tout, sociale. La « compagnie des
merciers » belfortains regroupe des notables, qui vendent toutes sortes de produits
en Haute-Alsace, tandis que la Kessler Zunft semble davantage formée de
colporteurs un peu marginaux, proposant leur dinanderie de village en village .
Le sentiment d’une concurrence est cependant bien réel. Ainsi, en 1566, les
marchands (ou les clients ?) welsches qui fréquentent le marché de Thann sont
interdits de séjour parce qu’on leur reproche de faire monter les prix dans une
94
95
92
STOLZ, O. (1939). « Zur Geschichte des Bergbaues im Elsaß im 15. und 16. Jahrhundert », in :
Elsaß-lothringisches Jahrbuch, t. 18, pp. 116-171; DIETRICH, J. (1875-1876) « La chronique des
mines de Sainte-Marie de Jean Haubensack », in : Bulletin de la Société d'Histoire naturelle de
Colmar, pp. 325-345. Cf. BOUVIER, D. (2001). « La guerre des mines d’argent », in : Société
d’Histoire du Val de Lièpvre, 23e cahier, pp. 44-62.
93
AD Haut-Rhin, 1 C 3474 : le plainte est déposée « in namen der frouwenbergischen underthanen
jnn teutschen landen“ et vise „allen frawenbergischenn unnderthannen in welschenn lannden », en
l’occurrence, les sujets « privilégiés » de la seigneurie de Montjoie/Froberg à Vaufrey/Waffre, sur
le Doubs. Ce cas n’est, apparemment, pas le seul, mais il faut en relativiser la portée. En effet, les
rapports entre villageois et seigneurs sont régis par des coutumes très variables, engendrant du
même coup une infinité de procès entre communautés voisines. Le facteur linguistique n’a rien de
discriminant.
94
AD Territoire de Belfort, 1 H 16
95
D’après Monika Spicker-Beck, les chaudronniers sont, avec les lansquenets, le groupe le plus
exposé à la délinquance (13 % des criminels connus, contre 4 % pour les merciers).
81
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
conjoncture difficile : Dans la seconde moitié du XVIe siècle, les domestiques et
les journaliers sont systématiquement accusés d’une surenchère salariale doublée
d’exigences sociales inconnues jusqu’alors . « Les domestiques s’enrichissent et
deviennent des messieurs, tandis que les bourgeois, forcés d’entamer leur capital,
descendent à la condition de valets et de journaliers », déclarent les habitants de la
seigneurie du Haut-Landsbourg dans une pétition à leur seigneur, le baron Lazare
de Schwendi. La cause ? Un reflux démographique ou les séductions du service à
l’étranger ? Pour les autorités locales, l’explication tient à la concurrence d’une
main d’œuvre welsche qui pourrit le marché du travail : « mehrers theils durch die
welschen korcher (charretiers) und rebknecht ».
96
97
 Perversions
L’argument se développe sur le mode de l’invasion : ces Welsches sont
perçus comme des prédateurs, qui séduisent les filles du pays et court-circuitent le
mode de reproduction sociale endogamique proposé par la tradition. Ce sont donc
des intrus. C’est pourquoi, villes et seigneurs établissent des règlement toujours
plus contraignants afin de proscrire des unions jugées scandaleuses, et, qui plus
est, susceptibles de troubler l’ordre social et politique – le risque collatéral de la
chose étant l’obtention du droit de bourgeoisie ou d’un statut de résident. Pour
autant qu’on puisse le suivre, le mouvement touche d’abord les villes de la
Décapole, y compris Mulhouse, désormais alliée des Suisses , puis s’étend aux
villes domaniales . Les mesures réglementaires se distinguent par leur sévérité. A
Sélestat, le conseil précise « nous avons finalement convenu et ordonné que tout
homme, toute jeune fille ou veuve qui se marieraient dorénavant avec une
personne welsche seraient privés par nous de son droit de bourgeoisie, et plus
spécialement encore, que nous mettrons en demeure l’homme et la femme de
quitter la ville » en ajoutant que cette disposition s’applique également aux
Welsches porteurs d’un certificat de naissance et disposant d’un « mannrecht » .
98
99
100
96
HEIDER, op. cit., p. 160.
HANAUER, A. (1878). Etudes économiques sur l’Alsace ancienne et moderne, II, ParisStrasbourg, pp. 511 et suiv. Ces plaintes n’ont rien d’original. En 1552, le règlement de police
adopté par les « états provinciaux d’Alsace » à la suite de la diète d’Augsbourg de l’année
précédente comprend le même réquisitoire contre les « taglöhner, acker und rebleuten knechten
und knaben » accusés de prétentions salariales et de paresse. La nouveauté des années 1570-1580
réside dans l’identification des fauteurs de trouble. En 1551, il n’était pas question des welsches,
mais l’idée d’une surveillance renforcée des voyageurs et des mendiants était bien présente avec
un article consacré aux Zigeuner et Spielleute assimilés et un autre aux chaudronniers.
98
AM Mulhouse III B 1, p.39, sous le titre « Welschen nit annemen A° [1576] uff den 4.
hornungs haben unsere hern ein grosser Radt einhelig erkhant das hinfür mehr kein welscher zu
einem Burger noch hindersassen angenommen, sonder(n) wo ein fraw oder tochter mit deren
einem der ee halben verpflicht soll mit ime zur Statt hinhuss gewisen werden. Doch wo ein statt
welsche murer oder zimmerlein bedörffte, will ein oberkheit jr handlen beschlossen haben ».
99
Pour Thann, cf. HEIDER, op. cit., p. 8.
100
GENY, J. (1902). Schlettstadter Stadtrechte, Heidelberg, Winter, p. 402: « haben wir uns
endlich entschlossen und geordnet, welcher mann, junckfrau oder wittib sich nun hinfüro ohne
unser wissen und erlauben mit den welschen personen verheuraten würde, das wir ihnen das
97
82
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
A Strasbourg, le règlement de séjour des non-bourgeois est particulièrement
vigilant, opérant une discrimination à l’égard des célibataires et, bien entendu,
interdisant la présence d’étrangers mendiants. En 1592, les gardes des portes de
Sélestat reçoivent des consignes plus strictes en matière de surveillance « des gens
welsches » (welsch volk) et des vagabonds (landstricher), qui ne peuvent accéder
en ville que par la Porte Basse et de jour uniquement .
101
102
 Danger
L’évolution qui conduit à surencadrer la société en multipliant les textes
réglementaires et répressifs est bien connue des historiens. Elle se traduit
notamment par la vague de persécutions des sorcières, des femmes, célibataires ou
veuves, exposées par leur mode de vie aux manœuvres du Malin, presque toujours
décrit comme un étranger gyrovague, et, parfois, assimilé à l’un de ces Welsches
si suspects aux yeux des autorités civiles. On peut risquer l’hypothèse suivant
laquelle ce type de fantasmes joue d’autant plus dans les pays de frontières, entre
catholiques et protestants, le long des axes de communication. Thann, Munster,
Bergheim ou Sainte-Marie aux Mines se situent dans ces zones fragiles au point
qu’on a pu suggérer l’hypothèse d’une contagion démoniaque venue du Rhin en
Lorraine en passant par les Vosges . Ainsi Claudette Clauchepied, jugée à
Bruyères en 1601, qui a été pendant cinq ans au service d’un « seigneur » de
Strasbourg, a vécu dans le milieu des bergknechte de Sainte-Marie aux Mines puis
de Giromagny, dans ce monde d’entre deux, tandis que Paul Pierrel, fils d’un
charbonnier des forges de Grandfontaine, dit avoir été soldat, et se présente
davantage comme un vagabond .
La crainte d’une contamination se vérifie d’autant plus dans le domaine de
la foi. Higenot, formé sur le français huguenot, lui-même emprunté à l’allemand,
est considéré comme une insulte à Obernai, ville demeurée fidèle à la religion
romaine . Les calvinistes d’origine française, lorraine ou savoyarde inquiètent
leurs protecteurs allemands à un moment où la Confession d’Augsbourg l’emporte
103
104
105
burgrecht nicht mehre geben, besonder mann und weib uß der statt hinweg weisen wöllen ». La
date du document n’est pas indiquée, mais elle correspond probablement à l’accord de 1580.
101
KINTZ, op. cit.
102
GENY, op. cit., p. 949.
103
DIEDLER, J.C. (1996). Démons et sorcières en Lorraine, Paris, Messène, p. 149, reprenant une
idée de Dom Calmet sur la propagation de l’« épidémie », bien que l’argument proposé (un
suspect de Sainte-Marie aux Mines appelé Jean Caspart susceptible, en raison de son patronyme
(sic), d’être originaire du « nid de sorciers » que serait Carspach, dans le Sundgau) soit spécieux.
Pour en comprendre le contexte véritable, il n’est pas inutile de relire la préface de Lucien Febvre
à BAVOUX, F. (1956). Hantises et diableries dans la terre abbatiale de Luxeuil, Monaco, Rocher
Besançon.
104
DIEDLER, op. cit., p. 46.
105
Agé de huit ans, le petit Augustin Güntzer fait l’objet d’une tentative d’homicide de la part d’un
ennemi de son père, potier d’étain passé à la Réforme. Cf. Augustin Güntzer. Kleines Biechlin von
meinem ganzen Leben. Die Autobiographie eines Elsässer Kannengiessers aus dem 17.
Jahrhundert, éd. par Fabian BRÄNDLE et Dominik SIEBER, Cologne, Weimar, Wien, Böhlau,
2002, pp. 92-93
83
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
presque partout dans les terres protestantes. A Strasbourg même, les autorités
prennent prétexte de la première guerre de Religion (1562-1563) pour mettre un
terme à l’existence de la paroisse française, déjà suspecte aux yeux des luthériens
et de leur chef, Johannes Marbach . En 1577, les réfugiés huguenots se voient
interdire les « assemblées particulières et les sermons » qui se tenaient jusqu’alors
dans une maison bourgeoise de la Frauengasse .
Les circonstances guerrières qui permettent ces réajustements rappellent
qu’en tout état de cause, l’ennemi se trouve à l’ouest, en pays welsche, qu’il
s’agisse des Valois en guerre contre les Habsbourg, des alliés des princes
protestants d’Allemagne, ou des Ligueurs de la Contre-Réforme épaulés par le
duc de Lorraine. Depuis Marignan, les Vosges sont considérées comme le rempart
d’une patrie germanique en chantier permanent. Les relations entre les pays
rhénans et la France s’exposent en terme de Hassliebe : la chevauchée d’Austrasie
de Henri II est vécue comme un traumatisme par les partisans de Charles Quint –
qui compare le roi très chrétien et ses alliés à des Turcs sanguinaires. L’image de
Welsche peut alors s’infléchir dans le registre de la traîtrise. En octobre 1552, lors
de l’établissement d’une ligne de défense, on rappelle que celle-ci se situe « am
meisten an gebürg der fürst von Thann herab bis gehn Ingwyler» . Dans le traité
de 1580, ce danger d’invasion est allégué avec force : non content de suborner les
filles ou les épouses, les immigrés sont, potentiellement, des espions français ou
lorrains .
La vigilance est donc à l’ordre du jour – mais, insistons bien, elle n’est pas
sélective, et ne prend pas de connotation ethnique. Après l’alerte de 1552, les
autorités des grandes villes instaurent un contrôle accru de ce qu’elles considèrent
comme des résidents clandestins « sans papiers » . La haine est-elle ou non
entretenue par les autorités ? C’est difficile à dire. Dans un premier temps, entre
les Guerres de Bourgogne et la défaite de François Ier à Pavie, les humanistes ont
exalté l’Allemagne sous une forme réactive, en dénonçant les agressions venues
de l’ouest et la complicité active d’une partie de leurs compatriotes, qualifiés de
semigalli par Jacob Wimpheling. De là, un discours sur la trahison assimilant à
des « Français » les mercenaires allemands entrés au service du roi de France.
106
107
108
109
110
106
Cf. LIENHARD, M. (1981). « La Réforme à Strasbourg. Les événements et les hommes », in :
Livet, G. et Rapp, F. (dir.). Histoire de Strasbourg des origines à nos jours, tome II, Strasbourg,
Dernières Nouvelles de Strasbourg, pp. 363-540 (p. 519).
107
« Chronique de Sebald Buheler » éd. par Rodolphe REUSS, Revue d’Alsace, 1872, p. 130. En
1572, le prêche rassemblait 181 personnes.
108
Politische Correspondenz der Stadt Strassburg, t. 5, Heidelberg, 1928.
109
Cf. TUETEY, A. (1883). Les Allemands en France et l’invasion du Comté de Montbéliard par
les Lorrains 1587-1588, Paris, H. Champion.
110
AM Strasbourg MR 5, fol 37 : considérant la présence de « vil frembdes volcks, teutsch und
welsch allerlei nationen, die nicht burger seindt », le conseil des XXI interdit tout logement en
ville « keinem frembden weib oder mans personen, der oder die nit burger und zünfftig seien » ou
qui n’ont pas reçu une autorisation en bonne et due forme visée par la chancellerie.
84
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
Nous avons évoqué ailleurs cet aspect d’une question qu’on ne saurait réduire à
des situations trop simplistes .
En 1551, le baron Nicolas de Bollwiller, qui est à la fois un des champions
de la Contre-réforme et de la guerre contre Henri II, engage un spadassin de
Radolfzell pour assassiner le colonel Schertlin de Burtenbach, qui recrute des
lansquenets pour le compte du Roi de France et réside alors dans une auberge de
Bâle. Pour approcher sa future victime, le truand tente de se faire passer pour un
de ces « Français » allemands hostiles à l’empereur. L’affaire échoue, mais
n’éclabousse pas son instigateur dont les convictions sont connues. Nicolas de
Bollwiller ne revendique pas une identité nationale fondée sur une appartenance
ethnique : il est parfaitement bilingue et possède des seigneuries welsches
(Florimont/Blumberg) ou vosgiennes (Masevaux, Val de Villé) : ses motivations
ressortissent au code d’honneur de la chevalerie .
111
112
 RENCONTRE ET ASSIMILATION
La corrélation entre une présence effective de Welsches et une appartenance
politique, confessionnelle ou culturelle est loin d’être évidente. L’étiquette
welsche s’applique, indifféremment, à une infinité de situations. Son seul
dénominateur est la langue.
 Truchements
De là, un problème de communication facile à comprendre et,
paradoxalement, facile à résoudre. Les seigneuries des Vosges ou de la porte de
Bourgogne qui ont des habitants romans et des maîtres allemands sont,
globalement, monolingues : la langue du seigneur est différente, mais
l’administration courante se fait dans la langue vernaculaire, par des agents qui
peuvent être bilingues. Les interférences sont assez peu nombreuses, sinon, sous
la forme de xénismes – emprunts de termes techniques ou institutionnels . Les
pratiques de pouvoir s’accommodent d’un passage facile d’une langue à l’autre
avec de nombreux truchements . On peut même penser qu’il existe des lieux
voués à une certaine mixité linguistique – des auberges, des villes thermales – les
113
114
111
BISCHOFF, G. (2004). « Argent, honneur et trahison. Les lansquenets allemands au service du
roi de France de Charles VIII à Henri II », in : Terre d’Alsace, chemins d’Europe, Mélanges
Bernard Vogler, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, pp. 91-120.
112
SPIECKER-BECK, op. cit., pp. 120-121. Cf. “Argent, honneur et trahison”, op. cit., p. 115 à
propos du cas, très similaire, de Schwendi qui enlève un autre chef de mercenaires français,
Vogelsberger, établi à Wissembourg dans une maison qui arbore la fleur de lis française.
113
L’exemple du Jura bâlois montre la maigreur du phénomène. SCHÜLE, E., SCHEURER, R. et
MARZYS, Z. (2002). Documents linguistiques de la Suisse romande. I. Documents en langue
française antérieurs à la fin du XIVe siècle conservés dans les cantons du Jura et de Berne, Paris,
CNRS Editions.
114
Cf. BISCHOFF, G. (2002). « La langue de Bourgogne. Esquisse d’une histoire du français et de
l’allemand dans les pays de l’entre deux », in : Publication du Centre européen d’études
bourguignonnes, n°42, Bruxelles, pp. 101-118.
85
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
bains de Plombières sont massivement fréquentés par des Allemands –, des
pèlerinages – Sewen, Thann, Sainte-Odile. A Saint-Thiébaut de Thann, les
francophones ont la possibilité de se confesser dans leur langue maternelle : il
existe une prébende de chapelain dont le titulaire, recruté dans le diocèse de Toul,
est appelé « sacellanus Gallorum » .
De fait, l’Alsace dispose d’un potentiel de traduction sans doute inconnu
dans le reste de l’Europe. Une bonne partie de la noblesse locale maîtrise le
français, qui apparaît comme un marqueur culturel fort – c’est particulièrement le
cas dans le Sundgau où il existe une chevalerie fascinée par la Bourgogne des
grands ducs –, et l’on pourrait en dire autant des lettrés, notamment des juristes,
qui sont presque exclusivement formés en France ou en Italie, et des marchands
les plus mobiles. A la fin du XVe siècle, le bourgeois belfortain Guillaume
Belhoste se transforme en Wilhelm Schönwurth toutes les fois, innombrables,
qu’il franchit la frontière linguistique. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler le rôle
de l’école ou des maîtres de langue : « Celui qui ignore le français devra se taire
ou se résigner à passer pour un barbare », écrit le physicien strasbourgeois
Hawenreuther dans la préface de l’édition de la grammaire de Jean de Serres
publiée en 1603 . L’un des exemples les plus éloquents est fourni par Daniel
Martin, un Huguenot de Sedan établi à Strasbourg entre 1616 et sa mort en 1637,
auteur prolifique de manuels de conversation destinés à de jeunes Allemands
désireux de se rendre en France.
115
116
 Effusions et fusions
Reçu bourgeois de sa ville d’adoption en 1622, Martin illustre un
phénomène dont il faudrait encore préciser l’ampleur, celui d’une intégration
définitive au milieu d’accueil. Dans l’un des guides proposés à ses lecteurs figure
un chapitre intitulé « pour courtiser une fille en toute honnesteté et en dessein de
l’espouser, ce que les Allemands appellent matrimonialiter Löffeln ». De fait,
c’est dans des unions de ce type qu’une sédentarisation et des échanges durables
s’avèrent possibles. On observera d’abord ces relations dans les zones
frontalières : dans la paroisse luthérienne de Muhlbach, par exemple, 7 % des
conjoints recensés entre 1575 et la Guerre de Trente ans sont des sujets lorrains,
francophones par surcroît, et, partant, des ennemis du pur évangile convertis à
l’occasion de leur mariage . N’est-ce pas le signe d’une certaine capillarité,
malgré les proscriptions émanant des autorités ? Au demeurant, soulignons-le, le
traité de 1580, évoqué à plusieurs reprises, n’interdit pas les unions avec les
Welsches de la mouvance politique allemande, jusqu’au pays de Montbéliard et
117
115
« Sed etiam. Transition, échange ou confrontation linguistiques à Belfort, dans les seigneuries
de la Porte de Bourgogne et dans les Vosges » (fin du moyen âge, début des temps modernes), in :
Bulletin de la Société belfortaine d’Emulation, t. 88 (1998), pp. 55-62. Cf. aussi HEIDER, op. cit.,
p. 130.
116
Cité par J. Hatt dans Les Colloques françois et allemands, op. cit., p. 2
117
MATTER, J. (1948). « Anthroponymie et immigration. La traduction des noms de famille
français dans la vallée de Munster aux XVIe et XVIIe s. », in : Revue d’Alsace, pp. 24-30.
86
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
dans l’évêché de Bâle. Récemment mis au jour par Christine Heider, l’exemple de
Thann fait apparaître un « arrière-pays familial » établi à partir d’un registre
intitulé « usslendige erben » recensant les héritiers étrangers des défunts thannois
entre 1525 et 1623 : les Welsches sont incontestablement plus nombreux que les
Souabes. Autre exemple : mettant en scène des dizaines de témoins issus de l’une
ou l’autre appartenance, sujets du duc de Lorraine aussi bien que des sires de
Ribeaupierre, les procès de sorcellerie de la Vallée de Sainte-Marie-aux-Mines
seraient susceptibles de nourrir une véritable enquête de micro histoire sur le tissu
social et culturel de ce secteur amphibie : on pourrait notamment y mesurer
l’importance des couples mixtes ou des relations de proximité . On peut même
imaginer des réseaux plus lointains, fondés sur des accointances familiales ou
amicales : en visite à Paris, en 1620, le jeune Augustin Güntzer est reçu chez
l’orfèvre Gabriel Raliart, né en exil à Sainte-Marie-aux-Mines et beau-frère d’un
de ses cousins .
En matière d’immigration, il existe une jurisprudence, fondée sur la
coutume et codifiée au début des temps modernes : ainsi, dans le village de
Blienschwiller, où l’usage veut que tout nouvel habitant soit placé dans la
dépendance d’une des autorités seigneuriales du lieu. Un immigré issu d’un
territoire épiscopal reste dépendant de l’évêque, un arrivant originaire d’outre
Rhin sans avoir été réclamé par un autre seigneur du ban le devient ipso facto, en
quelque sorte par défaut. Un « Welsche » venu de l’autre côté de la crête est
attribué automatiquement aux sires d’Andlau tandis qu’un sujet de l’Autriche se
retrouve dans le lot des Gemeiner d’Ortenburg parce qu’ils relèvent
théoriquement des Habsbourg . Les Souabes, les Franconiens et les gens des
« pays bas » disposent d’un libre choix. Le même système existe dans le secteur
hybride de la vallée de la Fecht.
Les crispations dont nous avons fait état sont annulées par quelques
réussites. Ainsi, l’une des plus fameuses demeure de la Renaissance alsacienne, la
maison Pfister de Colmar, a été construite, dès 1537, par un chapelier nommé
Ludwig Scherer originaire de Bisanz, autrement dit Louis Barbier de Besançon ;
elle a été réaménagée par le marchand savoyard Claude Sison qui l’a acquise en
1596, à un moment où la ville abritait plusieurs négociants de la même origine
groupés dans la puissante compagnie Wybert, Miville et Sarrasin. On argumentera
encore cette thèse à partir d’autres exemples fameux, comme celui du grand
libraire strasbourgeois Bernard Jobin, beau-frère de Johannes Fischart, celui de la
118
119
120
121
118
HEIDER, op. cit., pp. 151-154, carte.
Cf. la thèse de SIMON, M. (2003). Brûler sa voisine. Les affaires de sorcellerie dans le val de
Lièpvre (XVIe –XVIIe siècles), Strasbourg, Université Marc Bloch, qui fournit un certain nombre
d’éléments, mais ne les exploite pas dans cette optique socio-culturelle.
120
Kleines Biechlin, op. cit., p. 194.
121
AD Bas-Rhin, G. 1287. A titre d’échantillon : « Item kommet einer uß Welschlandt gynnsit
uber den hack, den empfohlet der von Andlo amptman ». Ces dépendants ne sont pas des serfs au
sens classique. Ils sont soumis à la juridiction de leurs (nouveaux) seigneurs et relèvent donc d’une
autorité privée. Concrètement, cela signifie qu’ils ont des obligations spécifiques, peuvent
éventuellement contribuer à des frais ou à des opérations de guerre engagés par leur maître. Pour
ce dernier, ils sont assurément des leibeigene, des dépendants de corps.
119
87
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
famille mulhousienne des Thierry, proscrite de Lorraine pour fait de
protestantisme, à l’instar d’un Demange (ou Dominique) Didier, de Saint-Nicolas
de Port, devenu Sontag Dietrich à son arrivée à Strasbourg : il est la souche de la
dynastie industrielle des De Dietrich.
Au terme de cette esquisse, on peut s’interroger sur la singularité de ces
Welsches d’Alsace, étrangers proches ou indigènes différents. S’ils apparaissent
comme une minorité au sens générique du terme, et identifiés comme tels, ils
constituent un groupe plutôt diffus et, à de rares et fugaces exceptions, ne
forment pas de communautés au-delà de la frontière linguistique qui joue ici un
rôle discriminant. On ne saurait parler d’enclaves welsches en Alsace .
Cependant, leur visibilité est forte : ils sont, par excellence, un corps
étranger dans une région germanique exposée à l’arrivée, pacifique ou guerrière,
de leurs semblables. A terme, avec le passage de l’Alsace sous la domination de
Louis XIV, on peut dire qu’ils préparent le terrain, ou, en tout cas, que leur
familiarité contribue à l’évolution politique engagée.
Mais l’enquête n’en est qu’à ses débuts. Elle peut bénéficier de
l’engouement des généalogistes en même temps que des nouvelles perspectives de
l’histoire sociale ou culturelle. Ces défrichements n’ont d’intérêt qu’à partir du
moment où des comparaisons sont possibles, aussi bien dans l’espace – le plateau
lorrain, le Luxembourg, la Suisse occidentale – que dans le temps – après 1648,
ou, en amont, avant 1450, si les sources le permettent.
122
PIECE JUSTIFICATIVE :
LE TRAITE DE GUEMAR (1er MAI 1580)
Archives départementales du Haut-Rhin, E 49
Note : ces dispositions font suite à un règlement adopté par les seigneuries de RiquewihrHorbourg, de Ribeaupierre, de Haut-Landsbourg et de Hattstatt et par les villes impériales de
Colmar, Kaysersberg et Turckheim pour fixer les salaires, les obligations et les droits des
domestiques et des journaliers.
Attendu que l'augmentation des salaires des domestiques et que les
détestables comportements d’indiscipline et d’arrogance qui en découlent sont
imputables en grande partie aux charretiers et aux ouvriers viticoles welsches qui
sont de plus en plus nombreux… et que ceux-ci séduisent de plus en plus les filles
122
L’expression est utilisée sur une carte linguistique omniprésente. Elle est d’autant plus absurde
qu’il n’y a pas « traditionnellement » (mais ce concept ne signifie pas grand chose) d’îlots de
peuplement roman en Alsace germanophone. Une approche stratigraphique permettrait de
distinguer des phases susceptibles d’être datées, des moments de chevauchement linguistique et,
probablement, des peuplements « lenticulaires » d’une ou plusieurs générations, mineurs
allemands de la First (La Croix aux Mines, dans le premier quart du XVIe siècle, Giromagny),
quartiers français après la conquête (les garnisons, les villes neuves, comme Saint-Louis-duRhin/Ville de Paille ou Neuf-Brisach, etc.)
88
GEORGES BISCHOFF – UNE MINORITE VIRTUELLE : ETRE WELSCHE EN ALSACE
de bourgeois ou les veuves de la région, qu'ils les épousent sans le consentement
de leurs parents ou de leurs alliés, ce qui a pour effet qu’un fils de bourgeois
honorable ne trouve plus de fille à marier ;
attendu que ces Welsches prolifèrent à tel point que les bourgeois ou les fils
de bourgeois doivent quitter les villes et les bourgs pour leur céder la place ou
doivent les supporter difficilement à leurs côtés,
il a été décidé qu'à l'avenir aucune autorité n'accordera le droit de
bourgeoisie à un Welsche (compte tenu du danger militaire, des risques d'invasion
des Français ou de passages de troupes). Il sera désormais interdit, sous peine des
sanctions les plus sévères, à une veuve ou à une fille de bourgeois d'épouser
quelque Welsche que ce soit, particulièrement les Français, les Savoyards et les
Lorrains qui viennent s'établir chez nous pour y prendre du service. Les autorités
locales procéderont à l'expulsion de ces impudents bourgeois originaires de
France ou d'ailleurs et ne toléreront plus leur présence.
Quant aux Welsches qui sont nés à Montbéliard, autour de Porrentruy ainsi
que dans le Val d'Orbey et de ce côté-ci de la Crête (hieseit der Fürst gebürtig) et
qui veulent prendre du service dans notre région, ils devront prêter serment et
s'engager personnellement auprès de chaque autorité. Ils devront immédiatement
signaler (conformément à leur serment) tout ce qui serait de nature à porter
préjudice à l'autorité, aux villes et aux bourgs et à l'ensemble du pays et ne
devront fréquenter aucun Welsche inconnu et étranger.
trad. adaptée de l’original allemand.
89
.
QUESTIONS A
GEORGES BISCHOFF
Philippe Blanchet
Si j’ai bien compris, l’une des façons d’identifier ces personnes, peut-être
même l’une des seules façons, c’est de s’appuyer sur des indices linguistiques :
soit le nom qu’elles portent ou qu’elles ont porté, soit la langue qu’elles parlent.
La question est : est-ce qu’il n’est pas pensable que, de ce point de vue-là, les
Welsches soient capables de se fondre dans la population, tout simplement parce
que, très probablement, ils apprenaient à parler le moyen de communication de
l’endroit où ils vivaient et, de fait, on peut aboutir à l’idée qu’éventuellement, cela
a considérablement minorisé l’évaluation de leur présence, parce qu’on ne les
repérait plus dès lors qu’on leur avait mis un nom alsacien ou qu’ils s’étaient
donné un nom alsacien et qu’ils parlaient alsacien. Comment les reconnaît-on ? Ils
ne sont pas peints en vert !
Georges Bischoff
Il y a une furtivité croissante au fur et à mesure que le temps passe, une
intégration.
Philippe Blanchet
Il y a un moment où on ne les a plus repérés du tout alors.
Georges Bischoff
C’est très difficile. Alors, comment faire pour essayer de les repérer ?
Effectivement, l’abandon du patronyme est quelque chose de pratiquement
systématique. Donc, il s’agit de faire une enquête, qui est pratiquement une
enquête généalogique où l’on aboutit à des résultats qui sont tout à fait palpitants.
Quand vous avez des gens qui portent comme patronyme simplement
« Lothringer », qui veut dire « Lorrain », là, l’identification crève les yeux. Pas de
problème. Quand vous avez une famille qui porte le nom assez curieux de Latscha
– Latscha, c’est un nom alpin – on peut les suivre à la trace à condition de tomber
sur le document où ils apparaissent pour la première fois. Puis, après, ils
s’intègrent. Donc, là, je crois que cette intégration se fait parce qu’il n’y a pas,
dans la durée, de réflexe communautaire. Le réflexe communautaire aurait été
possible s’il y avait une identité religieuse forte. Je prends par exemple le cas des
QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF
paroisses calvinistes qui existaient, une paroisse calviniste par exemple qui a été
créée dans la vallée de Sainte-Marie-aux-Mines dans les années 1550. Elle a, en
quelque sorte, fidélisé un groupe autour d’une église et autour d’un certain
nombre d’activités qui étaient tout à fait étrangères à la vallée. Donc là, ça a pu
jouer, ça a pu être un pôle. Mais en règle générale, il n’y a pas ça, les autorités
locales craignent, justement, le développement d’églises locales qui seraient une
concurrence, notamment pour des raisons théologiques.
Andrée Tabouret-Keller
Est-ce qu’il y a encore aujourd’hui des personnes qu’on appelle des
Welsches et est-ce qu’il y a des travaux sur ces groupes-là ?
Arlette Bothorel
Moi, quand je me suis mariée, pour mon père, mon mari était un Welsche.
Andrée Tabouret-Keller
Je suis très passionnée par ce que vous dites, car il semble quand même que
cette mauvaise opinion qu’on a des Welsches ait pu se transmettre jusqu’à
aujourd’hui. J’ai entendu dans ma propre famille, qui était dans le Sundgau ,
c’est-à-dire quand même assez loin, dire deux choses, « d’Welsche sin frach » ,
« ils sont effrontés », ça c’était une chose qu’on disait d’eux, c’était un stigmate et
la deuxième chose, c’était pendant la guerre quand il était interdit de parler
français et qu’on se demandait si les Welsches parlaient le français et qu’on a dit :
« ja, das isch ke richtig Franzesch » .
123
124
125
Georges Bischoff
Ça, c’est la fin du texte que vous avez lu.
Jacques Walter
Est-ce qu’il y a un usage du mot « Welsche » comme étant un vocabulaire
discriminant ou est-ce qu’il s’est appliqué à d’autres groupes ? Sous le contrôle de
Freddy, je me demande si dans le dictionnaire des noms des Israélites de France
de Paul Lévy aux PUF, il n’y a pas une attribution, certainement fautive, du
patronyme Bloch comme dérivant de « welsche ».
Freddy Raphaël
C’est ‘Bloch’ de « Wallach » venant par la Pologne parce qu’en polonais,
« w » est devenu « b » et c’est devenu « Bloch ».
Jacques Walter
Mais précisément, on fait le raccord avec « Welsche » et on voit très bien
que la stigmatisation portée dans la période de référence, pour bien des aspects,
123
Région de l’extrême sud de l’Alsace.
En dialecte : « Les Welsches sont effrontés. ».
125
En dialecte : « Mais ça n’est pas du vrai français. »
124
92
QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF
peut être transférée à d’autres groupes. Donc : est-ce qu’il y a un lien sémantique
et historique possible ?
Freddy Raphaël
J’interviens encore et tu nous réponds. Le qualificatif de Zigeuner , du
nomade, ça m’apparaît très important. Le danger, c’est le nomade, et le dénoncer
comme gitan. Et deuxièmement, la connotation de l’Autre, le danger sexuel
lubrique. On le retrouve jusqu’à aujourd’hui. Travaillant à la fois sur les Juifs à un
moment, mais aussi sur la représentation des Maghrébins à Bischheim, j’ai
retrouvé exactement la même chose, ce danger sexuel que représente l’Autre, ce
côté fantasmé. Dernière remarque, tu as été très très discret, j’aimerais que tu
développes un petit peu la visibilité de l’Autre, dénoncé par les intellectuels
indigènes. Ce sont les intellectuels indigènes qui sont souvent à la pointe de cette
dérive.
126
Geneviève Herberich
Est-ce qu’à travers des registres paroissiaux, on pourrait au moins déceler
les groupes qui se sont mariés ? Mais bon, c’est uniquement des gens qui
s’intègrent.
Georges Bischoff
Ça fait sept questions, mais je vais essayer d’y répondre. Je crois qu’il faut
quand même être prudent. Je n’ai parlé que d’une période que je connais à peu
près bien. Je crois que le mot « Welsche » a continué à désigner l’étranger ou le
voisin francophone, jusqu’à nos jours, c’est évident. Mais il se peut que la
connotation ait pu changer. Que le côté très péjoratif que ça a pu avoir, par
exemple dans le vocabulaire officiel allemand nazi, entwelschen, « défranciser » c’est effectivement, je crois, hinaus mit dem welschen Plunder - ça, c’est très
révélateur. Cette connotation très négative a existé à un certain moment du XXe
siècle. A-t-elle existé avec la même force au XIXe, je n’en suis pas convaincu. Au
XVIIIe, je n’en sais rien, donc il faudrait faire des enquêtes. Mais ces enquêtes ne
sont possibles que si on les fait en parallèle avec les autres connotations qui se
rapportent à d’autres groupes de migrants. Je pense aux Souabes et c’est une
question très importante. Je n’ai pas prononcé le mot de racisme, mais il existe
une haine anti-souabe en Alsace au XVe, XVIe siècles, en particulier un anticléricalisme anti-souabe parce que la Souabe produisait énormément de prêtres.
C’est l’une des caractéristiques des régions surpeuplées qui produit des prêtres et
des lansquenets. Et effectivement une partie du clergé indigène dénonçait les
prêtres souabes, au XVe, XVIe ; ça a été montré par les travaux de Francis Rapp.
De même les Suisses, les Suisses en particulier, c’est un sujet passionnant et, un
jour, si j’en ai le temps, je ferai une étude là-dessus. C’est effectivement
l’archétype du Suisse sodomite qui a été particulièrement fort jusqu’au XVIIIe
127
126
127
En allemand : « tsigane »
le slogan des nazis en Alsace : « Dehors le fatras français ! ».
93
QUESTIONS A GEORGES BISCHOFF
siècle en Alsace. J’ai trouvé un jour les actes d’un procès d’un Welsche qui avait
insulté son voisin en le traitant de « bougre de Suisse ». Mais ça a été bien étudié
par un historien suisse qui s’appelle Claudius Silberlehmann, qui a fait un très bon
travail là-dessus.
Puis le problème de contacts plus pacifiques : comme l’évoquait tout à
l’heure Geneviève Herberich, on peut effectivement le suivre par une enquête
dans les registres paroissiaux, tout en se souvenant que les registres paroissiaux,
nous ne les avons malheureusement qu’à partir de l’extrême fin du XVIe siècle,
par application du Concile de Trente. On n’a donc pas grand chose. Mais on a un
cas d’un registre paroissial d’un village de la vallée de Munster, vallée
luthérienne, qui est une vallée germanophone, où dans une période de référence
qui doit être de 1580 à 1620, 7 % des conjoints sont des Lorrains immigrés. 7 %
des hommes et des gens qui étaient au point de départ catholiques, c’est-à-dire
qu’ils ont dû franchir une triple barrière, les Vosges, la langue et la religion. C’est
déjà pas mal.
Enfin, fustiger son adversaire dans la bouche d’intellectuels qui font
l’opinion. Je pense effectivement que l’époque qui m’intéresse ici, la Renaissance,
c’est une époque où naît une opinion qui est entretenue par un certain nombre de
thuriféraires de tel ou de tel pouvoir. Je pense en particulier aux humanistes. Les
humanistes sont souvent des communicants, ce n’est pas autre chose, ou des
propagandistes, et effectivement, on a quelques cas d’humanistes qui dénoncent la
rapacité des Français. C’est particulièrement le cas de Jacques Wimpheling, que
les nazis considéraient comme l’un des ancêtres spirituels du racisme allemand.
C’est un des fantasmes de Wimpheling que de dénoncer les Français qui
grouillent dans toutes les régions qui lui sont proches. En réalité, bien entendu, on
sait que c’est faux. On pourrait chercher également dans la littérature générale,
mais je n’ai pas fait cette enquête. En revanche, pour avoir un autre point de vue,
dans un sens opposé, des terrains d’entente, on peut citer des exemples
intéressants que je n’ai pas encore évoqués. C’est le cas de pèlerinages qui sont
fréquentés par des gens qui viennent des deux versants du massif vosgien, ou le
cas par exemple d’un manuel de sermons qui date de la fin du XVe siècle qui
prévoit quelques sermons en français à usage des régions francophones. Donc, ça
existe. On a un autre cas, qui est assez pittoresque, c’est celui du pèlerinage de
Saint-Thibaut de Thann. Saint-Thibaut de Thann, c’est la première étape sur la
route qui vient de Lorraine où il y a un confesseur attitré dont la fonction est de
confesser les Welsches. Donc il y a un poste budgétaire d’un prêtre interprète.
94
Didier de ROBILLARD
Université François Rabelais, Tours
Dynamiques et enjeux de la diversité linguistique et culturelle
(JE 2449 DYNADIV)
[email protected]
MEME PAS PEUR DES CREOLES !
LA MISE EN PLACE DU CAPES DE CREOLE (2002-2003)
COMME ACTION DE POLITIQUE LINGUISTIQUE :
LANGUES MINOREES
ET / OU LINGUISTIQUES MINOREES ?

DEFRICHAGE
Dans ce texte, je n’évoque que pour mémoire, et pour ne plus en parler par
la suite, deux aspects de la mise en place de ce CAPES : l’incroyable atmosphère
de violence verbale et de personnalisation des débats dans laquelle il a été mis en
place et les difficultés matérielles et administratives qui ont failli y faire obstacle.
Je renonce à ces aspects d’autant plus volontiers que la place impartie à cette
contribution rend des choix nécessaires, ce qui ne veut pas dire que j’y renonce à
jamais : il y aurait par exemple une beau travail d’analyse de discours à faire sur
le corpus des divers courriels et articles qui ont circulé à cette occasion.
La polémique qui a environné la mise en place de ce CAPES repose
partiellement sur des oppositions de personnes, de groupes de recherche, ce qui
me motive encore plus à ne pas l’évoquer ici, ces aspects ayant un intérêt
secondaire. Mais il n’empêche qu’un certain nombre de débats de fond ont
alimenté cette polémique et, eux, sont fondamentaux. En même temps, il faudra
un jour s’interroger sur la vision de la « science » qui fait que ce type de questions
est systématiquement ignoré, alors que la régularité même avec laquelle la
promotion des langues se voit associée à de telles ambiances affectivointellectuelles montre bien que si ces aspects ne font pas partie de la « science »,
c’est qu’on en a décidé ainsi d’autorité, alors que la récurrence de ces débats
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
plaide en faveur de l’inverse. Il conviendra de s’interroger sur cette vision
aseptisée qui nie la réalité de la pratique quotidienne de la science. Le plus
décevant dans ces polémiques est par ailleurs sans doute le cas de collègues qui
ont donné des avis péremptoires sur ces questions, par exemple sur la composition
du jury, apparemment, au mieux sans s’être renseignés de manière sérieuse, ou au
pire en l’ayant fait de manière partiale, alors qu’il suffit de taper « CAPES de
créole » dans un moteur de recherche pour, au moins, se rendre compte de la
complexité de la situation, et être à même de s’informer avant de parler, ou
décider de se taire, ou encore choisir de tenir des propos nuancés.
Quant aux difficultés matérielles et administratives, elles ne sont ni
nouvelles, ni spécifiques à la mise en place de ce CAPES puisqu’elles sont assez
chroniques. Il faut cependant les évoquer aussi, pour qu’on s’interroge sur la place
faite à la dimension éducative et culturelle. Ce point est d’autant plus difficile à
évoquer de manière détaillée que mon devoir de réserve en tant que fonctionnaire
s’y oppose, si bien que la seule façon pour moi de protester « en creux » contre cet
état de fait a été de ne pas aller jusqu’au bout des quatre ans de présidence du jury
de ce CAPES. Les nominations sont annuelles, mais la coutume est de remplir ces
fonctions pendant quatre ans. La quatrième année, lorsque m’a été proposée à
nouveau cette fonction, j’ai décliné cette offre, en motivant clairement mon refus,
à l’écrit, par l’indigence des moyens mis à la disposition du jury et les rigidités de
fonctionnement du dispositif administratif, qui exigeait par exemple que l’on
photocopiât de manière centralisée les conclusions des débats du jury sur les
modalités de notation avant même la réunion dudit jury (cela signifie en fait en
clair que le fonctionnement implicitement préconisé est une sorte de régime
« présidentiel », où le président décide de l’essentiel et diffuse ensuite simplement
ses volontés, ce qui n’est sans doute jamais souhaitable et aurait évidemment été
impraticable dans les circonstances précises de la mise en place de ce CAPES
particulier. Une autre raison de ce refus a été la contradiction qui veut que le jury
d’un concours et son président, tout en étant investis de responsabilités
importantes (le président, par exemple, décide des sujets dans une grande solitude,
et toute fuite peut donc lui être imputée), fassent par ailleurs l’objet de contrôles a
priori et tatillons sur des procédures de détail : ils sont considérés comme
pleinement responsables sur certains points (et le sont publiquement) et encore en
enfance sur d’autres. C’est ainsi qu’un président de jury de concours doit, pour
toute réunion du jury d’abord, s’adresser à lui-même une convocation, passe
encore, mais doit faire contresigner son auto-convocation par un responsable de
son ministère de tutelle, de peur sans doute qu’il se convoque a mauvais escient
(alors que les convocations des membres du jury ne font l’objet d’aucun contrôle
a priori).
Je voudrais dire un dernier mot, en liminaire, au fait que ce que j’écris ici
n’aurait certes pas été possible sans l’investissement réel des membres du jury,
dans un véritable travail d’équipe, autant pour les membres « créolistes » du jury
que les spécialistes des autres matières, qui y ont largement contribué par leur
96
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
expériences d’autres CAPES : la collégialité qui a régné dans ce jury en a été une
des ressources majeures, et c’est pourquoi les incompatibilités administratives qui
imposeraient volontiers un fonctionnement plus autocratique auraient été
franchement dommageables.
Ce défrichage nous donne à la fois du grain à moudre pour plus tard et nous
laisse l’esprit libre pour la suite.

ARRIERE-PLAN : LE CREOLE EN QUESTION
Sans revenir en détail sur toutes ces questions, il est utile de donner
quelques informations au lecteur ignorant de la chose créole, pour lui éviter de
devoir se référer en cours de lecture à des ouvrages détaillés.
Les créoles français sont des « langues » (on reviendra sur ce point)
apparues dans les colonies françaises esclavagistes, insulaires pour la plupart (sauf
la Guyane) à la faveur d’une genèse qui, si l’on suit R. Chaudenson, se fait en
deux temps. Le premier stade voit se mettre en place une colonisation pour ainsi
dire « artisanale », dans de petites exploitations agricoles vivrières et autarciques.
Y travaillent, en nombre à peu près égal, une famille de colons et ses esclaves,
dans des conditions qui conjuguent à la fois, et de manière très contradictoire, la
distance sociale maximale (les maîtres sont « propriétaires » des esclaves) et la
proximité des modes de vie. Les maîtres vont ainsi emprunter un certain nombre
de pratiques (alimentaires notamment) aux esclaves et travaillent d’ailleurs avec
eux quotidiennement, si bien que R. Chaudenson, pour caractériser ce type de
société d’un mot, appelle cette phase la « robinsonnade ». Ces conditions de vie
font qu’il est difficile d’envisager qu’une autre langue que le français serve de
cible aux apprentissages des esclaves, les langues serviles étant d’ailleurs trop
nombreuses pour servir de véhiculaire (on imagine peu de maîtres apprenant une
langue africaine ou malgache, et, par conséquent, encore moins plusieurs). Les
esclaves produisent donc assez rapidement des « approximations de français »
pour la communication quotidienne.
Lorsque les colonies se réorientent économiquement vers des productions
plus commerciales, pendant la seconde phase dite de « plantation » (café, tabac,
coton, sucre…), elles importent massivement des esclaves, qui, au deuxième stade
de la créolisation, deviennent vite plus nombreux que les blancs. Ceux-ci
deviennent alors bien moins accessibles aux esclaves, se réservant à la gestion de
domaines importants et confiant l’encadrement des nouveaux venus aux esclaves
plus anciens, dès lors considérés comme « créoles ». Les nouveaux venus
apprennent donc à parler au contact des « créoles » et, exposés à des
« approximations » de français, produisent donc des « approximations
d’approximations ». En même temps que la « distance interlinguistique »
s’accroît, ces pratiques linguistiques deviennent démographiquement plus
97
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
importantes, et se voient conférer une fonction identitaire selon L.F. Prudent (voir
annexe 1).
Pour ce qui concerne la France en tant qu’état, on admet de nos jours
l’existence de 4 zones créoles : la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la
Réunion.
 LA MISE EN PLACE DU CAPES DE CREOLE :
ELEMENTS DE PROBLEMATISATION
La question de la genèse créole éclaire celle de savoir s’il faut proposer un
CAPES de créole au singulier ou au pluriel ou, d’ailleurs, plusieurs CAPES de
créoles. On a toutes les raisons de penser que les genèses des différents créoles
sont distinctes, dans des îles particulières (la Guyane française de l’époque de la
créolisation pouvant être assimilée à une situation insulaire), même si on peut
montrer que les colonies plus anciennes ont souvent contribué au démarrage des
plus récentes en fournissant un apport d’esclaves créoles pour encadrer les
nouveaux arrivants dans la nouvelle colonie. Cela n’a pas pu se faire sans
influence linguistique, le créole d’une île servant ainsi de « ferment » de départ à
un autre, le processus se voyant ainsi accéléré et orienté. La genèse des créoles
n’apporte pas d’argument décisif à la question « combien de créoles », pas plus
que l’intercompréhension entre créolophones, puisque les créolophones peuvent
se comprendre si c’est impératif, mais savent aussi ne pas se comprendre (on peut
dire la même chose de la relation avec le français) si cela leur semble préférable.
Par ailleurs, lorsqu’ils se comprennent, et lorsqu’ils sont francophones par
ailleurs, ils se comprennent autant en raison de leurs compétences de
francophones que de créolophones (or les créolophones contemporains sont
largement aussi francophones, à travers la scolarisation).
Voici un exemple permettant de se faire une idée, à l’écrit, ce qui simplifie
considérablement les choses par rapport à l’oral, on s’en doute bien, de la
diversité des créoles concernés :
Haïti
Pyè ap travay nan kay Jak-la Ou ka alé wè li
Martinique
Pyè ka twavay (a) kay Jak : ou pé alé wouè-y
Guadeloupe
Pyè ka travay a kaz a Jak. Ou pé alé vwè-y
Maurice
Pyér pé travay dan lakaz Zak : to (ou) kapav al gét-li
Seychelles
Pyer i travay dan lakaz Zak : ou kapab al vwar (war) li
Français
Pierre travaille dans la maison de Jacques: tu peux aller le voir
(exemples puisés chez M.C. Hazaël-Massieux, 1999)
L’argument décisif me semble se trouver dans la fonctionnalité de cet
« ensemble créole », terme forgé pour éviter de prendre parti prématurément sur
leur autonomie ou non : la raison principale pour laquelle un locuteur parle créole
98
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
n’est pas de communiquer avec d’autres créolophones (le français serait aussi
pratique pour cela), mais, de manière tout aussi importante, de communiquer au
sein de sa société et, lorsqu’il le souhaite, d’affirmer sa différence à la fois face à
la langue-culture française, aux autres éléments de l’ensemble créole, et/ou
marquer des rapports paritaires. Cet argument va dans le sens d’une préservation
des spécificités de chaque créole, ce qui est tempéré par le fait que l’on peut
penser utile, dès lors que l’on intervient en mettant en place un concours, au sein
de l’ensemble français, de favoriser une interconnaissance des langues-cultures
nationale et régionales entre elles, a fortiori lorsqu’elles sont étiquetées de
manière identique, portent le même « nom » et ont en commun de larges pans
d’histoire, de culture et des fonctions sociales semblables.
On se trouve donc dans une situation complexe, où il ne convient ni de
déclarer que l’on a affaire à des langues imperméables les unes aux autres, ni à
une même langue : on a affaire à la gestion de « contrastes » linguistiques plus
qu’à des différences tranchées et marquées, qu’on a appelé, sur le plan
linguistique, « continuum » ou « diasystème » pour en montrer le caractère
complexe et intriqué de rapports analogiques-contrastés.
Cela est résumé par ce texte, envoyé à l’ensemble du jury la première année,
afin d’essayer de problématiser la situation des créoles et du CAPES à mettre en
place (on tiendra compte, à la lecture de ce texte, de la nécessaire réserve d’un
président de jury, qui ne peut pas tenir de propos dissensuels par rapport au décret
qu’il est chargé de concrétiser, notamment pour ce qui est des points 1 ou 5, ce
dernier étant fortement euphémisé) :
« Par rapport à bien d’autres langues régionales, l’ensemble créole a,
me semble-t-il, pour caractéristiques au moins :
1° sa vivacité : il s’agit, parmi les langues régionales, de celles qui
sont le plus parlées dans la vie quotidienne, comme langue première de
surcroît, ce qui fait que le CAPES de créole peut sans doute prendre pour
orientation la nécessité d’encadrer des pratiques déjà effectives, par la
réflexion métalinguistique. Existe également la possibilité que des
communautés hexagonales, ayant probablement des liens moins étroits
avec le créole que les locuteurs des DOM, réclament des cours de créole,
sans doute autour des grandes villes hexagonales.
2° son historicité, qui lui confère des valeurs que les autres langues
régionales ne se voient pas conférer, ou pas de manière aussi forte.
3° une situation de contacts de langues intense, qui a été
abondamment problématisée sous les termes de diglossie, de continuum,
d’interlecte…
4° dans la vie quotidienne, une pratique encore très orale, pour la
majorité des locuteurs.
5° une certaine diversité de formes. »
99
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
Il convient d’éclairer encore un peu la question de la diversité des formes de
créoles en insistant sur le fait que non seulement les créoles peuvent se rassembler
en quatre formes régionales « françaises » au sens stato-national du terme, mais
que cela ne doit pas masquer que des variantes internes peuvent être identifiées à
l’intérieur des formes insulaires, à l’oral. Qui plus est, des orthographes
concurrentes existent pour graphier les formes orales régionales identifiables, ce
qui revêt une importance certaine dès lors qu’il s’agit d’épreuves écrites, où la
conformité à l’orthographe, pour ce qui est du français, est traditionnelle et de
rigueur.
Dès le début de l’opération de mise en place de ce CAPES, ce processus a
été envisagé comme progressif et long et devant résulter de composantes qui ne
sont pas obligatoirement convergentes et contrôlables :
« Impératif supplémentaire, il est sans doute utile de laisser du jeu
aux évolutions futures, notamment celles que la tenue même de ce
concours ne manqueront pas de susciter, dans un sens ou dans l’autre, par
exemple à travers les besoins et attentes des candidats et de leurs élèves. »
« Tout cela signifie sans doute qu’il faut veiller à un type
d’équilibre particulier à l’intérieur du précédent : le CAPES de créole est
un “ CAPES ” + “ de créole ”, et nous pouvons donc être tentés de
l’aligner totalement sur les autres CAPES (de langues régionales, de
langues…), ce qui peut être une façon d’affirmer la stricte parité des
langues et cultures créoles avec toutes les autres (problème de politique
linguistique générale, de statut des langues). Un alignement trop rigoureux
et mécaniste aurait en même temps probablement pour conséquence de ne
pas permettre à ce CAPES de répondre aux besoins particuliers des
enseignants et des élèves concernés par ce CAPES précis (problème de
politique linguistique éducative). »
« On peut penser par exemple à la situation d’intense contact et de
tension, dans les pratiques quotidiennes, entre créole et français, et autres
langues, qui ne caractérise pas nombre d’autres langues régionales. »
J’insiste simplement sur un dernier point contenu en germe ci-dessus : il
s’agit de l’expression de l’idée selon laquelle la mise en place de politiques
linguistiques ne peut se faire de manière crédible et efficace s’il n’y a pas
appropriation des actions et de la politique par les premiers concernés, les
locuteurs-citoyens, le jury étant en quelque sorte mandaté, via les décisions de
l’Etat, pour veiller aussi à cela, ce qui rajoute bien des contraintes et des
incertitudes, car la « demande sociale » peut être à la fois multiple et
contradictoire et s’exprimer de manière évanescente et insaisissable. En effet, à
quoi bon sélectionner des candidats et les former si, par la suite, sur le terrain
scolaire, ce processus n’aboutit pas à une demande éducative ? En même temps,
100
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
se pose la question de la durée de période que l’on considérera comme
« expérimentale » à l’issue de laquelle doit se faire une évaluation : enseigner une
langue minorée constitue la violation d’un tabou si important que l’on ne peut
guère non plus s’attendre à ce que, dès la première année, la demande soit très
forte, même si on peut avoir des arguments pour penser que ce type
d’enseignement a sa place dans le système éducatif.
Face à cette problématisation générale, voyons le dispositif concret à mettre
en place.

STRUCTURE DES EPREUVES
 Cadre général
Il s’agit d’un CAPES bivalent (créole + français / anglais / espagnol /
histoire-géographie
 Epreuves de créole
Les épreuves de créole (une traduction, une dissertation à l’écrit et une
présentation / commentaire à l’oral) sont clairement calquées sur celles des autres
CAPES de langues vivantes et/ou régionales (parfois en cascade : les CAPES de
langues régionales, après avoir été calqués sur ceux de langue vivante, servent de
modèle aux CAPES de langues régionales qui leur succèdent dans le temps),
même si rédiger une dissertation dans une langue essentiellement encore orale est
loin d’aller de soi comme pratique culturelle-linguistique créole.
Il semble donc que c’est la logique du concours qui ait primé au moment de
l’élaboration de la structure des épreuves de ce concours sur celle de la promotion
d’une langue-culture, ce qui se discute évidemment, puisque les aptitudes sur
lesquelles sont sélectionnés les candidats, et même s’ils suivent par la suite une
formation à l’IUFM, ont sans doute quelque chose à voir avec leur performance
en classe par la suite. Se pose aussi la question de savoir si, avec d’autres
épreuves, les lauréats du concours n’auraient pas eu un autre profil. En effet, la
pratique de la dissertation, on peut du moins en faire l’hypothèse, favorise plutôt
des candidats ayant une formation où cet exercice joue un rôle clé, et donc une
bonne pratique de cet exercice spécifique.
Si l’on admet que les politiques linguistiques sont mises en place pour, à
travers la dimension linguistique, modeler les sociétés en fonction d’un projet de
société, cela signifierait donc soit que les raisons pour lesquelles ont été mis en
place des CAPES de langues vivantes, des CAPES d’autres langues régionales
sont identiques à celles pour lesquelles se met en place un CAPES de créole, ou
alors que, malgré des structures identiques, ces CAPES ont des effets différents,
101
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
ce qui n’est après tout pas impossible, les contextes créoles étants différents. Une
autre hypothèse est que la spécificité des langues et cultures minoritaires a bien du
mal à lutter face au prestige des épreuves des CAPES plus orthodoxes. Cela est
d’autant plus vrai que les lauréats des CAPES de langues régionales bivalents sont
habilités à enseigner la seconde valence, ce qui exerce une pression vers le
conformisme académique et attire les CAPES bivalents vers un centre de gravité
qui est celui des CAPES monovalents : les lauréats d’un CAPES bivalent doivent
en principe être comparables à ceux des CAPES monovalents, ce qui est bien
entendu une gageure, sauf à considérer les CAPES bivalents comme un double
CAPES. Il est heureux que des synergies entre les matières règlent ce problème de
manière empirique.
 Coefficients
Les coefficients des épreuves s’établissent comme suit :
Admissibilité (écrits)
Admission (oraux)
Dissertation en créole (coefficient 1)
Traduction [thème / version) (coefficient 1)
Option (seconde valence) (coefficient 1)
Présentation / commentaire de document en
créole + linguistique (coefficient 2)
Epreuve sur dossier (coefficient 2)
Option (seconde valence) (coefficient 2)
Total coefficients admissibilité : 3
Total coefficients admission : 6
A bien y réfléchir d’ailleurs, l’interprétation de ce schéma (désormais
étendu à tous les CAPES de langues régionales à partir de 2005) est délicate, si
l’on se pose la question de l’importance accordée à la dimension à proprement
parler « créole » de ce CAPES, au vu de la proportion des coefficients qui lui est
affectée. Diverses lectures peuvent être faites, à partir du tableau ci-dessous, dont
chaque ligne est codée numériquement pour faciliter les références :
n°
Epreuves
1
écrites
2
3
dissertation
traduction
option
1
1
3
présentation / commentaire
2
option
2
Total écrits
4
5
orales
Coefficient
1
102
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
6
épreuve sur dossier
Total oraux
Total coefficients
2
6
9
En effet, les épreuves 1, 2 et 4 peuvent indiscutablement être considérées
comme « créoles ».
Soit, du point de vue des coefficients : 1+2+4 = 4/9 = 44,44 % des
coefficients.
Mais on peut aussi considérer l’épreuve 6 comme « créole », encore qu’elle
ne le soit pas au même titre que l’oral de créole, puisque la langue de travail en est
le français :
soit, du point de vue des coefficients : 1+2+4+6 = 6 / 9 = 66, 66 %.
On peut enfin donner à l’épreuve sur dossier un statut intermédiaire, en
considérant que la moitié ou le tiers du coefficient affecté concerne réellement le
créole :
soit : 1+2+4+ (50 % de 6) = 5/ 9
= 55,55 %
soit encore : 1+2+4+ (33 % de 6) = 4,66 / 9 = 51,77 %
La part du créole se situe entre 44 % et 66 %, la médiane se trouvant autour
de 50%, ce qui, après tout, convient bien à un CAPES bivalent, surtout si, une fois
en poste, les enseignants interviennent de manière égale dans les deux matières
qu’ils sont habilités à enseigner.
 Organisation pratique des épreuves : la pluralité clandestine
Dans cette organisation, on le constate, il n’y a en principe aucune place à la
pluralité des formes de créole. En fait, la pluralité est présente partout. A l’écrit,
d’abord, puisque les différentes façons de pratiquer le créole dans les quatre zones
concernées ont été déclarées admises, à l’instar de ce qui se pratique dans d’autres
CAPES de langues régionales. Ainsi, à l’écrit, et tant pour les épreuves de
traduction que pour celle de dissertation, les candidats sont invités à mettre en
œuvre leur pratique habituelle du créole, sans être appelés à la nommer, puisqu’il
n’existe officiellement qu’un créole.
Cela implique que, au moment de la répartition des copies, les examinateurs
fassent le tri des copies en fonction de leurs compétences, puis notent, pour les
admissibles, la forme de créole utilisée, afin que, lors des oraux, les candidats
soient mis en présence de documents pertinents.
Point supplémentaire, pour ce qui est de la graphie/orthographe, il est
prioritairement demandé aux candidats de mettre en œuvre une graphie cohérente
103
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
et stable, bénéficiant d’un soutien institutionnel, ou d’une historicité, mais la
variation reste admise.
A l’oral de créole (épreuve de « présentation/commentaire ») les choses se
compliquent, puisque l’ensemble du jury ne peut échanger avec tous les candidats
dans la même variété. Le jury pour cette épreuve est constitué de spécialistes de
langue/linguistique, littérature, civilisation, en couvrant les 4 zones concernées.
Mais, compte tenu de la fonction identitaire des créoles dans chaque zone, cela ne
garantit pas que ces membres du jury soient pluri-créolophones (c’est même
l’inverse qui est la règle, compte tenu des fonctions des créoles). Il a donc fallu
prévoir un dispositif énonciatif qui, tout en contraignant le candidat, comme le
prescrivent les textes, à utiliser le créole (et le français pour les questions de
linguistique), autorisent les membres du jury, selon leurs compétences, et selon la
partie de l’épreuve (la partie « linguistique » se fait en français) à parler le créole
concerné ou le français. Le dispositif de communication bilingue et plurivariétal
asymétrique décrit dans l’annexe 2 a été préconisé et mis en pratique.

ELARGISSEMENT,
CONTEXTUALISATION
INTERPRETATION : CONCLUSION ?
ET
Cet ensemble de problèmes, de solutions « bricolées » peut se lire comme
faisant partie du lot normal d’un jury de CAPES avec, s’il y en a, ses grandeurs et
ses servitudes quotidiennes. Cela est certainement le cas, et il faut bien l’accepter
comme tel si on joue le jeu de l’intervention, et « faire avec » en espérant des
évolutions sur le long terme. Cela ne signifie cependant pas que l’on doive
renoncer à y réfléchir plus longuement, justement pour que ces réflexions puissent
servir d’adjuvant au changement. Cela signifie même qu’il faut y réfléchir pour
que la situation évolue.
 La « langue » (n’)est-elle (qu’)un système de signes qui sert
seulement à communiquer ?
Un premier élément de réflexion rapide concerne l’expérience que j’ai pu
faire en rencontrant des interlocuteurs divers du Ministère de l’éducation
nationale. Du point de vue de la majorité d’entre eux, les CAPES de langues
peuvent et, parfois même, doivent être tous identiques.
Un certain nombre d’arguments sous-jacents à cette position est
certainement acceptable : dans la mesure où il s’agit de mettre en place un
concours, il est important que tous les concours soient identiques, afin que les
candidats rencontrent le même type d’épreuves, et soient à égalité, et qu’ils soient
également compétents devant leurs élèves par la suite, après leurs années de
104
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
formation. Mais on voit bien les limites de cette exigence : le concours de CAPES
de chimie ne peut pas être identique à celui de Lettres classiques. Si cela est
facilement admis, cela est clairement perçu comme de moins en moins admissible,
plus la catégorie s’amenuise en extension : à l’intérieur des « langues » on admet
certaines différences, mais moins à l’intérieur des «langues vivantes », « langues
régionales », etc., et on peut y voir une certaine cohérence tant qu’on reste dans
cette logique.
On entend souvent, face à cette situation, tenir un discours stéréotypé et trop
facile, qui se résumerait par un « tous incompétents » ou « tous rigides » à l’égard
des interlocuteurs divers de l’Education nationale, les renvoyant tous à une
rigidité qui serait générée par l’appartenance aux hautes sphères de cette
institution, alors que les enseignants, eux, seraient clairvoyants, et encore plus les
enseignants-chercheurs du supérieur. Certes, cette administration n’est pas très
souple, certes, l’indigence de ses moyens pousse à une uniformisation qui permet
des économies d’échelle et des économies tout court, et dans tous les domaines.
Par ailleurs, la critique portée par R. Chaudenson contre la conception (à laquelle
je n’ai pas été associé, mais l’aurais-je été, que les délais auraient sans doute
imposé les mêmes solutions) même de ce CAPES, clairement calquée des CAPES
de langues vivantes qui ont servi de modèles à ceux de langues régionales est
certainement justifiée. L’exercice de dissertation, pour une langue surtout utilisée
à l’oral ne va pas de soi, et il y a là un manque de réflexion certain, sans doute en
partie explicable par le climat de précipitation dans lequel a été mis en place ce
CAPES.
Mais tout cela ne doit pas masquer un autre problème, et donc empêcher de
se demander si les linguistes eux-mêmes ne portent pas une partie de la
responsabilité liée à cette exportation de modèles de catégorie en catégorie de
« langue » : en passant des langues « vivantes » aux « régionales », on est aussi
passé, sous prétexte qu’il s’agit de « langues », de grandes langues standard à des
langues ayant des fonctions autres.
Le problème est peut-être donc justement donc celui de la catégorie
générique « langue », sur laquelle la majorité des linguistes considère qu’il n’y a
plus à réfléchir depuis qu’un certain nombre de critères a été proposé avec le
structuralisme, et que les structuralismes postérieurs ont conservée. L’assiette de
cette conception de la « langue » est stabilisée par deux critères : celui de
« système », et celui de « communication ». Le cœur d’une langue serait son
« système », et sa fonction principale serait la « communication ». Si l’on accepte
ces deux critères, les créoles sont des langues comme les autres, et il n’y a alors
pas de raison majeure pour qu’un CAPES de créole puisse se structurer autrement
que les autres CAPES de langues, sinon par ses fonctions sociales, mais qui alors
n’interviennent qu’en second lieu, comme une simple modulation d’une catégorie
dont on a accepté par ailleurs tous les tenants et aboutissants, et notamment
qu’elle soit construite de manière homogène sur des critères purement
105
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
« systémiques ». Une fois que l’on a accepté la définition « systémiste » de la
langue, les critères fondés sur une autre base ont forcément moins de poids…
Il me semble qu’une réflexion est à approfondir sur la notion même de
« langue ». Les linguistes, dans leur majorité, enseignent implicitement et
explicitement qu’une « langue » est un système de signes servant d’abord à la
communication, un système clos sur lui-même, et suffisant en principe à exprimer
l’intégralité d’une culture, à assurer la totalité des besoins communicatifs, ce qui
implique donc, sans qu’on le dise explicitement, que le monolinguisme est érigé
en norme, ainsi que la fonction communicative. Conformément à cela, ensuite, ils
étudient les mécanismes internes des langues en fonction du critère principal de
leur pertinence pour la communication. Ce n’est pas très cohérent de leur part, par
la suite, de vertueusement s’étonner de l’étroitesse d’esprit de leurs interlocuteurs
lorsque ceux-ci, en somme, ne font que tirer les conséquences pratiques d’une
telle vision, alors qu’eux-mêmes, en majorité, en restant hors de toute
problématique d’intervention, se préservent de se trouver devant les incohérences
pratiques suscitées par cette théorie de la langue autosuffisante au singulier. Je ne
m’attarde pas plus sur ce thème, que j’ai déjà développé ailleurs (Robillard, 2001 ;
2003), dont on dégagera mieux les conséquences à la lecture de ce qui suit.
 « Langue régionale » et patrimonialité
On connaît l’histoire des « langues régionales » en France, depuis la loi
Deixonne de 1951, qui correspond à peu près au moment où l’on peut sans trop de
risque considérer que celles-ci sont « hors d’état de nuire » à une république « une
et indivisible » assise sur une langue que l’on veut donc aussi, corrélativement,
« une et indivisible », sans rivale (Boyer et Lamuela, 1996).
Progressivement, le nombre de « langues régionales » augmente et la
logique indiquée ci-dessus veut que, parmi les dernières « langues régionales » à
se voir reconnaître ce statut, se trouve « le créole ». En effet, langue ayant une
forte vitalité, encore largement pratiquée dans les D.O.M., elle correspond mal au
cadre globalement patrimonial dessiné par celui des « langues régionales ».
Surtout dans le cas des langues d’oïl, les « langues régionales » rassemblent des
idiomes peu parlés et ayant une forte fonctionnalité emblématique (et pas
communicative).
« Le créole » constitue probablement une des meilleures occasions qui
soient de poser la question de la catégorie « langues régionales » ou de ses souscatégorisations, car il s’agit sans doute de la langue qui entre le moins bien dans
cette catégorie telle que les sédimentations successives de langues admises dans
cette catégorie l’ont constituée, en raison de sa vitalité et de sa forte valeur
identitaire et la fréquence d’utilisation communicative.
106
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
En effet, elle déborde largement le cadre de la simple communication
puisque, tout en pouvant aussi être langue de communication quotidienne, elle
remplit des fonctions emblématiques importantes, surtout si on accepte de la
considérer dans sa diversité de formes, ces deux dernières caractéristiques étant
bien entendu liées : les créoles, comme toutes les langues, sont divers parce
qu’emblématiques, puisque l’investissement identitaire nécessite des « supports »
constitués par la possibilité d’ériger des phénomènes d’instabilité ou de variation
en différences porteuses de significations sociales. Il y a donc probablement un
lien entre ces deux caractéristiques comme le propose G. Manessy.
Cela signifie que toute tentative d’homogénéisation des différentes variétés
pourrait être contre-productive, puisqu’allant à l’encontre d’une partie des raisons
mêmes pour lesquelles les créoles sont encore fonctionnels au sein de leurs
sociétés respectives.
Cette question est d’autant plus pertinente que le rapport du jury, dès 2002,
fait remarquer que les candidats ont tendance, dans leurs exposés oraux, à parler
des créoles comme s’il s’agissait de langues mortes :
« Dans l’ensemble des prestations, le jury a été frappé par la vision
« passéiste » de la réalité des sociétés créoles telle qu’elle a été mise en avant par
des candidats qui ne semblent envisager leur activité pédagogique que comme une
activité de sauvegarde patrimoniale, ce qui peut être vrai de certains aspects de ces
sociétés mais ne concerne certainement pas l’ensemble de la culture créole. »
Je ne pense pas qu’il serait juste d’imputer cette situation au seul facteur de
l’insertion des créoles dans le cadre des CAPES de « langues régionales ». Mais il
serait souhaitable en fait que cette remarque se vérifie dans la réalité, car le
chantier serait de moins d’ampleur que celui qui s’annonce. En effet, si le facteur
principal expliquant le traitement réservé aux créoles n’est pas lié à une
conception résolument patrimoniale des « langues régionales », cela pointe vers
un champ de raisons plus vaste encore, et peut-être plus profondément ancré, et
donc plus difficile à faire évoluer.

Linguistique et minorisation
On peut penser, par exemple, à la vision assez typiquement « linguistique »
et française des langues, que l’on peut résumer comme suit. En France, on peut
postuler, plus qu’ailleurs, une certaine collusion entre idéologie de la linguistiquescience et l’idéologie linguistique générale, et celle de la normalité du
monolinguisme. En effet, et pour prendre un raccourci, on pourrait dire que la
République s’est fondée sur l’unicité linguistique, remplaçant pour ainsi dire, en
guise de pierre d’angle du régime, la religion monothéiste de l’état monarchique
par la religion du français monolingual absolu (Cerquiglini, 2003), qu’il fallait
doter de caractéristiques de type transcendantal pour le crédibiliser dans des
107
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
fonctions analogues, face à une entité d’essence divine, donc d’une forme
d’immanence. La linguistique-science, quels que soient ses débats par ailleurs vifs
avec la grammaire traditionnelle en raison de la non scientificité reprochée à cette
dernière, a largement contribué à étayer, par des arguments dits « scientifiques »,
la construction de cette idole. La linguistique-science et la grammaire
traditionnelle (la seconde en tout cas s’appuie régulièrement sur la première,
comme on peut le constater en parcourant des grammaires universitaires et de
préparation aux concours) s’accordent en effet sur un point fondamental :
l’immanence de la langue, la tentative d’occultation de la pluralité, des instabilités
et variations et la construction de « langues » stables, prédictibles et censées servir
surtout à la communication. Les descriptions « linguistiques » de langues
minorées n’ont en effet, en général, pas échappé, à l’occasion de traitements
« scientifiques », à la stabilisation, etc., comme on l’a fait pour les langues
standard.
Cette approche, au sein du champ de la linguistique, minorise celles qui ont
été construites à partir des situations prenant en compte la dimension de la
domination sociale et des représentations des langues à l’intérieur d’un espace
social, par exemple les travaux réalisés dans le sillage de linguistes comme
G. Manessy, R. Chaudenson, L.-F. Prudent, J.B. Marcellesi, d’une historienne de
la langue comme comme R. Balibar, d’un historien du français comme D. Lodge,
d’un historien des langues comme D. Baggioni (1997) ou d’un historien de la
linguistique française comme G. Bergounioux.
Une lecture qui essaie d’articuler ces travaux voit bien comment les
linguistiques dominantes sont à la fois proches et dans la continuité de celles qui
ont historiquement construit les langues standard et les nations européennes
(Baggioni, 1986, 1997) et comment elles sont en désaccord, par leurs présupposés
sur l’immanence de la langue, avec la vision socio-glotto-génétique des auteurs
précédents, qui montrent, historiquement, les processus sociaux qui construisent
les langues dans le temps, et éventuellement en construisent le mythe de la
stabilité, de l’homogénéité et l’immanence de celles-ci. En effet, ces derniers, à
partir de travaux de terrain, d’inspiration sociolinguistique et/ou historiques,
montrent bien que :
1° l’existence des langues n’est pas un fait incontestable, mais qu’elle est
liée à des représentations sociales (L.F. Prudent, J.B. Marcellesi, R. Balibar,
D. Lodge, D. Baggioni), qui les amènent à l’existence dans un projet socio-glottopolitique d’ensemble ;
2° le « système » des langues est une abstraction des discours, une
construction de « traits » attribués à « la langue » pour en donner l’illusion de
l’existence autonome (Robillard, 2001). Les représentations « scientifiques »
données de ces langues font partie des représentations tout court et participent des
luttes sociales à l’intérieur d’une arène sociale donnée ;
108
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
3° cette construction dans la fiction de l’immanence entretenue par le point
de vue objectiviste assimilé à un regard scientifique peut participer d’un projet
politique de socio-glotto-genèse qui ne veut pas admettre son nom parce que
l’admettre en diminue l’efficacité ;
4° ces politiques linguistiques sont en effet d’autant plus efficaces qu’elles
arrivent, notamment en s’appuyant sur l’objectivisme de la linguistique
dominante, appuyée sur l’apparente factualité de « corpus », à faire admettre
qu’elles n’existent pas, que les langues existent en soi, et que, par conséquent,
puisque les langues et les situations linguistiques sont des faits, et que les faits ont
la réputation d’être têtus, que le changement (par exemple plus de pluralité en
France) n’est pas envisageable ;
5° si la perspective scientiste signalée ci-dessus n’a pas nécessairement les
mêmes objectifs que les politiques linguistiques auxquelles elle s’associe, elle
contribue néanmoins à leur fournir des arguments et cautions, notamment et
surtout en laissant assimiler « langue » à ce qui en est une sous-catégorie, celle
des langues stables, immanentes, décontextualisées, déshistoricisées que l’on peut
résumer par un adjectif qui en est la traduction en résultat épistémologique :
« immanente » ou politique : « langue dominante », ou « langue / registre
standard ». On comprend alors mieux pourquoi, selon G. Bergounioux, la
linguistique française a autant de débats avec la pluralité, en ayant
systématiquement fui toute « expérience étrangeante », un des derniers épisodes
de ce feuilleton étant celui de la marginalisation de la sociolinguistique (mais
l’article de G. Bergounioux s’arrête avant ce dernier épisode).
On s’aperçoit donc que la minorisation des langues est le résultat d’une
triple réduction, de type télescopique, avec emboîtements mutuels, et des résultats
partiellement convergents : réduction des perspectives de la « science » à des
approches objectivantes, réduction de celles de « la linguistique-science » à des
phénomènes objectivants, formels, et finalement réduction de ce que peut être une
« langue » à un système fermé et autosuffisant, réduction de la pluralité au
singulier, de la dynamique à la stabilité, de l’enracinement social à la
décontextualité. On s’aperçoit aussi, concurremment, pourquoi celui qui
s’intéresse à des hégémonies socio-linguistiques ne peut pas se désintéresser des
hégémonies épistémologiques même si les premières ne peuvent pas strictement
se réduire aux secondes, qui participent à un phénomène socio-politique.
La ré-évaluation des langues minorées passe donc aussi, et peut-être
d’abord, par la ré-évaluation de l’équilibre actuel entre linguistiques dominantes
et linguistiques minorées, celles qui intègrent l’emblématicité, la variation, la
contextualité, l’instabilité, non pas comme des caractéristiques secondaires de
langues de second rang, de brouillons de langues, de langues dégénérées, mais
comme des caractéristiques fondatrices de langues ayant d’autres fonctions, tout
aussi importantes que celles des langues standard : la stabilitédécontextualisation-homogénéité ne peut être opératoire que si elle s’articule à
d’autres fonctionnements, qui se font dans l’instabilité-contextualité-
109
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
hétérogénéité, car une langue véritablement stable-homogène-décontextualisée est
une langue morte ou une langue artificielle au stade pré-« implantation ».
Il est temps que les linguistes, à commencer par ceux qui s’intéressent aux
langues minorées dans une France en proie aux crispations identitaires, dans une
Europe en construction et un monde qui se globalise, se demandent sérieusement
si « la linguistique » et « la science », avec ces bien singuliers singuliers, sont
idéologiquement, politiquement et éthiquement neutres, par exemple face à la
pluralité. Du moins, c’est ce que l’histoire de la linguistique, celle écrite par les
tenants du structuralisme vainqueur depuis un ou deux siècles, et dont nous
sommes les héritiers peut-être insuffisamment critiques, voudrait nous faire
croire :
« L’image nouvelle associée à la sociologie des sciences met en
lumière notre incapacité à juger de la sorte de l’histoire dont nous sommes
les héritiers : c’est dans la mesure où nous sommes les héritiers des
vainqueurs que nous recréons, en ce qui concerne le passé, un récit où des
arguments internes à une communauté scientifique auraient suffi à désigner
ces vainqueurs ; c’est parce que ces arguments nous convainquent en tant
qu’héritiers que nous leur attribuons rétrospectivement le pouvoir d’avoir
fait la différence. » (Stengers, 1993 : 17)
« Les questions de l’histoire « externe » des sciences resurgissent ici,
mais elles sont devenues beaucoup plus redoutables. Il ne s’agit plus d’une
thèse générale sur la solidarité entre les pratiques scientifiques et leur
environnement. Le scientifique n’est plus, au même titre que tout humain, le
produit d’une histoire sociale, technique, économique, politique. Il tire
activement parti des ressources de cet environnement pour faire prévaloir
ses thèses, et il cache ses stratégies sous le masque de l’objectivité. En
d’autres termes, le scientifique, de produit de son époque, est devenu acteur,
et, s’il ne faut pas se fier, comme l’avait affirmé Einstein, à ce qu’il dit qu’il
fait, mais regarder ce qu’il fait, ce n’est pas du tout parce que l’invention
scientifique excéderait les mots, mais parce que les mots ont une fonction
stratégique qu’il faut savoir déchiffrer. Le scientifique, ici, au lieu de se
priver héroïquement de tout recours à l’autorité politique ou au public,
apparaît accompagné d’une cohorte d’alliés, tous ceux dont l’intérêt a pu
créer la différence dans les controverses qui l’opposent à ses rivaux. »
(Stengers, 1993 : 18)
Et si nous nous demandions, face aux langues minorées, ce qu’a fait la
linguistique dominante et nucléaire, celle qui considère que intervention et
description sont incompatibles (ce qui équivaut à un laisser faire dont l’issue ne
suscite aucun suspense), celle qui a certes décrit des langues minorées, mais en ne
pouvant y voir que ce en quoi elles ressemblaient à des langues standard (et la
comparaison, sans discussion des critères de ce qu’est une « langue » les minore
110
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
donc d’autant plus), celle qui, en reconnaissant mécaniquement et
démagogiquement dans chaque « système » une langue présentée comme étant à
égalité absolue avec les autres rend utopique, comme le montrent bien L.J. Calvet
et L. Varela (Calvet et Varela, 2000), toute politique linguistique devant tant de
pluralité apparente ?
Cette linguistique dominante est aussi celle enfin qui, mais on s’en étonnera
peut-être moins maintenant, a tenté, depuis l’avènement des différentes versions
du structuralisme, de reléguer à sa périphérie la linguistique qui essaie de penser
les langues instables-contextualisées-hétérogènes-plurielles dans leurs fonctions,
l’un des noms possibles de la sociolinguistique.
Le CAPES de créole n’aurait pu se construire comme il l’a été sans être
inspiré en profondeur par une pensée sociolinguistique procédant d’une
conception de la science non « classique », non objectivante, qui a pu en
comprendre, justifier, organiser la pluralité. Il n’aurait sans doute pas pu se mettre
en place sans reposer en même temps sur un projet politique pouvant envisager la
diversité en France, sans pourtant mettre en œuvre ni un créole un et indivisible,
ni un créole vidé de toute vitalité, réduit à sa patrimonialité.
La République s’en est probablement trouvée confortée dans son unité et
son indivisibilité, de pouvoir démontrer qu’elle est plus forte que ce qu’on lui
faisait croire puisqu’elle est capable de faire vivre un peu plus de diversité en son
sein, en osant conférer le statut de langue régionale à une langue ayant une réelle
vitalité communicative et identitaire (et, de surcroît, dans des départements
géographiquement excentrés par rapport à l’hexagone, qu’on peut donc
soupçonner d’être parmi les plus susceptibles de réclamer un jour leur autonomie
si se voit reconnue leur spécificité linguistique et culturelle).
Il ne reste plus qu’à confirmer cet essai en intensifiant l’appui de l’état à ce
qui permet de réfléchir à la pluralité et de la faire vivre, notamment en mettant en
débat explicitement, publiquement et démocratiquement, le statut des langues en
France, et en ré-équilibrant celui de la spécialité qui permet de réfléchir à cette
question, la sociolinguistique, au sein de la linguistique.
Même pas peur des créoles !/ ?
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STENGERS, I. (1993). L’invention des sciences modernes, Paris, La
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113
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
Annexe 1
114
DIDIER DE ROBILLARD – MEME PAS PEUR DES CREOLES !
Annexe 2
115
QUESTIONS A
DIDIER DE ROBILLARD
Philippe Blanchet
Ce que tu as dit sur l’absence de programme, c’est vrai pour tous les CAPES
de toutes les langues régionales puisque les seuls programmes existants sont ceux
du lycée de 1988 et, depuis 2003, ceux du primaire, mais il n’y en a toujours pas
pour le collège. Et dans un autre jury de CAPES, que je connais et qui n’a jamais
eu la chance de bénéficier d’une présidence assurée par un sociolinguiste,
créoliste qui plus est, on a fait l’option exactement inverse : on a obligé les gens à
prétendre comprendre des variétés qui ne l’étaient pas et on les a nommés
volontairement dans des régions pour enseigner une variété qui n’est pas la leur et
à laquelle ils ne connaissaient rien. Il s’agit du CAPES d’occitan.
Didier de Robillard
Ce président est le président du CAPES de créole désormais.
Philippe Blanchet
Cela va donc être très intéressant de voir comment il va faire. Est-ce qu’il va
appliquer son dirigisme uniformisant au créole ou pas ? Est-ce qu’il y a des
interventions ?
Sabine Ehrhart
Je voulais évoquer la cinquième langue créole à base française, le thaio de
Nouvelle-Calédonie que j’ai étudié depuis 15 ans, où par exemple la phrase que
vous avez évoquée serait assez proche. Mais probablement que, dans ce groupe de
locuteurs, il n’y aurait pas de revendications pour être inclus dans le CAPES de
créole pour des raisons historiques. Deuxièmement, comme j’observe la
communauté depuis 15 ans, j’ai trouvé qu’il y avait un changement dans la
dynamique de la langue à un moment, qui est dû aussi au rapport que les gens ont
avec l’extérieur. C’est une tribu qui était assez conflictuelle à un moment, elle
était complètement fermée. Le créole s’est affermi et il y a eu une construction de
route, qui a rendu Nouméa plus proche, j’ai senti une décréolisation très forte et
maintenant, comme il y a eu de nouveau des conflits, les portes se sont fermées.
Mais il faut s’interroger sur le fait de savoir si on peut se baser sur un créole. A un
moment, c’était sur le point de devenir un français régional. Cela veut dire qu’il y
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
a un continuum, mais où est-ce qu’on situe alors le CAPES, où est-ce qu’on situe
le travail du jury ?
Et puis une deuxième question concernant la diglossie. On m’a dit qu’en
travaillant sur le créole, on renforce la diglossie. Si vous renforcez le créole, vous
nous éloignez encore plus du monde globalisé. Je pense que c’est un argument
que vous connaissez et vous avez sûrement une réponse aussi, mais c’est quelque
chose que même les locuteurs peuvent vous dire aussi.
Didier de Robillard
Alors : où on arrête le continuum ? Moi, je ne crois pas que la science
linguistique nous dise où arrêter le continuum. Enfin, ça c’est ma position, mais je
sais que ce n’est pas nécessairement la position de tout le monde. Il y en a qui
pensent que, d’une certaine manière, avec des arguments purement linguistiques,
on va arriver à dire où le créole se termine. Je ne pense pas ça. Aussi la question
est plutôt : pourquoi on l’arrêterait là plutôt qu’ailleurs ? Et une autre question qui
vient de là est : pourquoi on l’arrêterait quelque part ? Dans le cadre d’un
concours, on est bien obligé de l’arrêter quelque part. Mais c’est dans le cadre
d’un concours. C’est pour ça que je pense que c’est dangereux d’avoir une
politique linguistique qui se résume à la politique éducative parce qu’on est obligé
de mettre en place, quoi qu’on veuille, des modèles un petit peu rigides, parce
qu’il faut des normes, parce que les candidats ont le droit d’avoir des normes sur
lesquelles ils vont être évalués. Mais, en même temps, du point de vue d’une
politique linguistique plus globale, il n’y a pas nécessairement de raison de mettre
un drapeau quelque part en disant que le créole s’arrête ici et que le français
commence en face parce que dans la réalité de tous les jours, que vous connaissez,
les locuteurs passent leur temps à catégoriser le même objet différemment en
fonction du type de relation sociale qu’ils ont envie d’avoir avec l’autre. Si j’ai
envie d’avoir une relation sociale proche, je vais vous parler créole. Si vous avez
envie de la relation et vous allez l’interpréter comme créole, vous allez me
répondre dans quelque chose qui ressemble à du créole ; si vous n’en avez pas
envie, vous allez l’interpréter comme du français et vous répondrez en français. Et
si vous n’avez pas envie de vous décider, vous allez mélanger les deux. Donc, ça
pose ce problème-là justement d’avoir une politique linguistique qui se matérialise
uniquement dans cette aire éducative où on est obligé de figer les choses.
La deuxième question à propos du renforcement de la diglossie : ce n’est
pas trop un problème parce que pratiquer ou apprendre le créole n’empêche pas de
pratiquer ou d’apprendre d’autres langues, simplement il faut que l’école se donne
les moyens de le faire. Après, c’est une autre question, et il y a un environnement
social etc. qui favorise ça et qui ne dit pas aux gens « si vous êtes créolophones,
vous n’êtes donc pas francophones ». Donc je crois qu’on n’est pas obligé de
choisir.
René Kahn
Ce que j’ai retenu de votre exposé, c’est que la politique linguistique en
faveur du créole pourrait déboucher sur un véritable instrument d’aménagement
117
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
du territoire à condition d’en connaître les répercussions. Ce que je n’ai pas
compris, par contre, c’est pourquoi ces répercussions ne semblent pas du tout
connues, en termes socioéconomiques. Comment se fait-il qu’on s’arrête aux
frontières des aspects linguistiques sans chercher à comprendre la portée plus
générale de cette politique ?
Didier de Robillard
Je ne sais pas si j’ai toutes les réponses. Mais, de toute façon, comme ça ne
concerne pas que les créoles, les autres personnes ici qui connaissent d’autres
langues régionales auront sûrement des idées. Il me semble qu’il y a une des
choses au moins que l’on peut déjà noter, c’est qu’il y a une sorte de sectorisation.
J’ai été très étonné dans mes contacts avec les gens du ministère de voir à quel
point, pour eux, c’était un problème purement administratif. Et donc déjà au
début, quand j’ai dit, si vous voulez, moi, je veux bien essayer d’être président de
ce jury de CAPES de créole, mais il y a une chose qui est impossible, c’est que ce
soit un créole. Ils m’ont répondu : « Il y a une chose qui est impossible, c’est qu’il
y en ait plusieurs ». A partir de là, on a essayé de faire un CAPES plurilingue
maquillé en CAPES monolingue, en CAPES sans variétés. Chez les linguistes
malheureusement, - je crois qu’il y a une responsabilité scientifique des linguisteschez les linguistes il y a quand même une vision de la langue comme étant unique
et correspondant à un modèle et, déjà chez les linguistes, ce n’est pas évident
d’arriver à faire passer l’idée qu’après tout, les choses peuvent être plus souples
que ça. Quant aux répercussions, on ne veut pas les envisager. C’est une réponse
un peu rapide, mais elle pourrait être plus compliquée, entre autres, parce que
dans les D.O.M., on ressent la question créole comme une question politique liée
à l’autonomie. Et donc promouvoir le créole, c’est extrêmement dangereux parce
que ça risque de mener à des revendications autonomistes. Alors qu’au contraire,
je crois que c’est presque l’inverse, c’est-à-dire que plus on promeut l’identité
locale, plus au contraire ça facilite le maillage territorial. C’est-à-dire qu’il y a
d’une part ceux qui craignent, si on reconnaît le créole, que la Réunion ou les
Antilles soient abandonnées un jour et qui tissent des liens beaucoup plus forts
avec elles, et puis il y a ceux qui disent puisqu’on reconnaît mon identité,
pourquoi ne pas reconnaître l’identité des autres. Mais il y a peut-être d’autres
éléments.
Philippe Blanchet
Il y en a peut être encore un autre, c’est que ce sont des mesures qui ont un
impact à peu près exclusivement symbolique. En termes de pratiques linguistiques
et sociales effectives, le taux d’élèves concerné et le pourcentage d’enseignants
que ça représente, c’est inférieur à 0,1 %.
Béatrice Fleury-Vilatte
C’est juste sur la complexité entre un créole et plusieurs créoles. Après sur
le terrain même s’il n’y a pas de programme… Comment ça se passe ? Quel est le
118
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
créole qui est adopté ? L’enseignant choisit-il et le fait-il en fonction du lieu où il
est ?
Didier de Robillard
Voilà, c’est ça. Il y a un choix empirique. De toute façon, s’il en parle un
autre, il se fait jeter à l’océan, donc il n’a pas vraiment le choix que de parler
celui-là. Et puis, de toute façon, le plus souvent, on le met dans un endroit où c’est
le même créole. Cela dit, à l’intérieur de chaque créole qui a été délimité
administrativement comme ça, il y a de la variation, c’est-à-dire qu’à la Réunion,
– je parle de la Réunion parce que je connais mieux la Réunion – je ne suis pas sûr
qu’il n’y ait pas de problème entre différentes variétés de créole qui ont une valeur
sociale inégale. Qu’un enseignant parle le créole des hauts quand il est dans les
villes des bas, ce n’est pas sûr que ça se passe facilement.
Béatrice Fleury-Vilatte
Du point de vue des consignes politiques : le fait de demander à ce qu’un
seul créole soit valorisé, soit reconnu, est-ce que ce n’est pas accepter la
différence tout en faisant en sorte que cette différence ne soit pas trop éclatée ?
Didier de Robillard
On ne peut même pas poser la question comme ça, parce qu’une des
fonctions principales des créoles, c’est de marquer des identités régionales. C’est
un peu comme si on disait que pour régler le problème de l’Europe, on va faire un
CAPES de langues romanes et on va apprendre le latin à tout le monde ou on va
apprendre l’italien à tout le monde, ils n’ont qu’à se débrouiller entre eux après.
Ce n’est pas tout à fait pareil, mais toutes proportions gardées, c’est un peu ça.
C’est-à-dire que la fonction est de marquer des identités et c’est à peu près la
seule fonction indispensable de ces créoles parce que, de plus en plus, dans les
D.O.M., les élèves vont à l’école, ils apprennent le français, ils parlent aussi le
français, donc ils n’ont pas absolument besoin du créole pour communiquer sauf
pour faire baisser les prix au marché éventuellement, mais sinon ça n’a pas
beaucoup d’intérêt. Et donc le principal intérêt, c’est que ça sert à dire qu’on n’est
pas tout à fait comme les autres. Et le tout est de faire que cette affirmation
identitaire ne soit pas agressive et ne soit pas exclusive.
Arlette Bothorel
En t’écoutant, j’ai brusquement pris conscience d’une chose qui concerne la
transgression de la norme. Comme vous le savez, nous n’avons pas de CAPES
d’alsacien. L’alsacien, c’est une épreuve que l’on propose à des étudiants qui ont
passé le CAPES d’allemand Elle ne rapporte absolument aucun point. Les
candidats font une explication de texte en alsacien et un commentaire linguistique
d’un texte en alsacien en français. Dominique et moi faisons partie du jury. Et
effectivement, ils ont, me semble-t-il, conscience d’une transgression d’une
norme. Et en t’écoutant, Didier, je me suis posé la question suivante à propos de
l’un des objectifs poursuivis par l’état : comme on transgresse précisément une
119
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
norme sociale en utilisant ces langues dans un contexte qui n’est pas habituel,
n’essaye-t-on pas de réparer cette transgression en l’associant à des épreuves
précisément qui les valorisent, les légitiment, parce que l’épreuve qu’on fait subir
est absolument aberrante. Je crois que c’est un aspect assez important et puis c’est
une question plus générale qui concerne la définition que tu donnerais d’une
politique linguistique puisque tu as dit, à un moment donné, qu’il ne s’agit pas
d’une politique linguistique puisqu’elle a été conçue comme une mesure
ponctuelle.
Didier de Robillard
Alors transgression oui, mais, sauf que l’état, c’est assez vaste. Il faudrait
voir qui sont les acteurs, comment ça s’est passé, etc. Mais effectivement je pense
que, d’après ce que je sais de la façon dont la décision s’est prise, c’est bien ça.
D’ailleurs, ça a été interprété dans la presse dans les D.O.M. comme une
réparation historique. Le CAPES de créole, c’est une réparation historique, donc
ça va bien dans ce sens-là. D’ailleurs, il y a un document que je ne vous ai pas
montré, c’est quelque chose d’intéressant à propos de la prise de décision. Il y a
une réunion qui se tient au ministère de l’éducation nationale le 3 avril où on
réunit des experts des différents D.O.M. pour réfléchir au CAPES de créole. Il y a
donc des gens extrêmement sérieux, il y a rien à dire, on discute de toutes sortes
de choses, on décrit la situation existante, on définit les programmes, on compose
le jury, etc. et ensuite les gens qui sortent de cette réunion et qui sont mal
renseignés, s’aperçoivent qu’il y a une circulaire – on est le 3 avril – du 15 mars :
le CAPES de créole existe déjà ! C’est donc assez intéressant. Deuxième question,
une politique linguistique à long terme, alors, bon, tu me pièges.
Arlette Bothorel
C’est une vraie question !
Didier de Robillard
Je vais donner deux vraies réponses, c’est-à-dire que, idéalement, une
politique linguistique, ça devrait être préparé à long terme selon un schéma
rationnel où d’abord on étudie la situation, puis on fait une analyse et, à partir de
là, on regarde quels sont les objectifs, on définit une démarche entre les deux et
pendant tout ce temps-là, on évalue en permanence. Donc, ça c’est le schéma
rationnel. C’est par exemple celui que les Québécois ont diffusé en essayant de
dire que c’est le modèle parfait sauf qu’ils n’ont pas fait comme ça. Ils ont relu
l’histoire comme ça, mais ils n’ont pas vraiment fait comme ça. Donc idéalement
une politique linguistique, il me semble que ça devrait être à long terme, ça
devrait se passer comme ça. Dans la pratique, on sait bien que ça ne se passe
jamais comme ça et qu’en général, ça se passe exactement comme ça se passe ici,
c’est-à-dire qu’on met en place des tuyaux, on met en place deux longueurs de
tuyaux, on ouvre le robinet et on dit à des gens, il faut que vous alliez plus vite
que l’eau. Dans la pratique, ça ne se fait jamais comme ça et je crois que ça repose
un peu la question de la responsabilité des chercheurs. Face à ça, il y a une
120
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
solution qui consiste à dire que s’il n’y a pas des conditions parfaites, on ne le fait
pas et donc on ne le fait jamais et on retombe dans une science un petit peu
essentialiste. Soit on dit qu’on prend le risque. Je crois que la notion de risque
scientifique est intéressante et il faudrait travailler là-dessus. Soit on prend le
risque et on assume les risques après, c’est-à-dire que si ça ne marche pas, c’est
extrêmement embêtant et donc j’ai une autre communication sur le thème
« Risques du métier » ! J’ai des documents assez intéressants sur les risques du
métier, c’est à dire ce qui s’est dit dans les presses diverses de la mise en place de
ce CAPES.
Dominique Huck
Il me semblait que le fait qu’il y ait un CAPES de créole était en soi un acte
majorant dans la mesure où ce CAPES est calqué sur les modalités des autres
langues. Dans ce sens-là, le créole est promu, acte majorant.
Philippe Blanchet
Mais tout ce qui majore minore en même temps !
Didier de Robillard
Oui et non parce qu’en même temps, on prend comme modèle des langues
dont, si on reprend les schémas de Philippe, dont la superficie sur les schémas est
beaucoup plus petite que celle des créoles. Donc, tu vois, c’est un peu comme si
on te dit, je vais te donner des super vêtements neufs, et on te donne des
vêtements d’un gamin de 10 ans.
Dominique Huck
Les modalités sont en partie partagées avec les langues « nobles » :
dissertation, ...
Didier de Robillard
C’est vrai que c’est ambigu.
Dominique Huck
Et puis l’autre aspect, c’est celui de l’application où ce n’est pas l’état qui
répond, mais l’administration. Et c’est là-dessus qu’on pourrait discuter pour
savoir s’il s’agit d’une politique ou des mesures d’application.
Didier de Robillard
Mais ça pose quand même un problème, par exemple, de faire rédiger des
dissertations en créole parce que le candidat se sent totalement impuissant et sa
langue complètement dévalorisée parce qu’il est obligé de répondre dans quelque
chose qui est un objet linguistiquement non identifiable.
121
QUESTIONS A DIDIER DE ROBILLARD
Philippe Blanchet
En même temps, tu renforces la diglossie. Donc tu minores autant que tu
prétends majorer.
Didier de Robillard
Mais je crois qu’on est dans le sucré salé.
Yannick Lefranc
J’ai été très sensible à l’aspect courtelinesque de ce CAPES et ce qui est
assez impressionnant, c’est justement que ce n’est pas seulement le cas pour le
créole, mais pour l’ensemble des matières d’enseignement et pas seulement en
linguistique. Tout se passe comme si les moyens administratifs utilisés, qui
prennent un côté un peu aléatoire, un peu bouffon, arrivaient finalement à
empêcher que la fin se réalise. Donc il y a comme une logique qui est répétitive
sur un certain nombre de projets innovants, c’est comme s’il y avait une
mécanique qui avait pour finalité de bon sens pratique d’empêcher la réalisation
de ce qui est avancé. Si j’ai bien compris, les collègues ne seront pas familiarisés
au genre dissertation en créole ni à l’écriture, ni au programme qu’ils ignorent.
Alors ça, c’est tout à fait triste. Pour avoir réfléchi il y a une vingtaine d’année sur
l’enseignement de l’arabe, on s’était dit que l’enseignement de l’arabe était une
chance pour valoriser et valider les acquis, les compétences et assurer une
reconnaissance académique à des élèves et aussi à des enseignants qui ont assez
de forces cognitives etc. pour avoir des points assez facilement et intervenir dans
le système scolaire. Et ce qui est assez paradoxal, c’est qu’on a des créolophones,
donc qui ont plusieurs temps d’avance sur les non-créolophones et qui devraient
être à l’aise dans cette nouvelle matière, mais le problème c’est que les conditions
matérielles, on parle de faciliter, mais je dirais « difficilitent ». Tout est
« difficilité » dans l’affaire. Le slogan pourrait être : « Ne croyez pas que c’est si
facile que ça ! ».
Didier de Robillard
On a bien l’impression que tout est fait pour ça, mais en même temps je ne
crois pas, parce que là aussi, c’est compliqué. Au ministère, j’ai rencontré des
gens extrêmement rigides qui ne voulaient entendre parler de rien du tout et
d’autres qui, au contraire, étaient très cultivés et/ou étaient prêts à entendre les
choses. Donc là aussi, il y a des sortes d’équilibres qui se font.
Jacques Walter
Post-scriptum : ce qu’il faudrait espérer, c’est peut-être que ce côté
chaotique se poursuive parce que ça donne des marges de manœuvre et là, je
rejoindrai l’optimisme de l’intervenant.
122
Cécile JAHAN
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’étude sur le plurilinguisme linguistique
(EA LILPA 1339)
[email protected]
L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE
REFLEXION SUR LA COMPLEXITE DES NOTIONS
A PARTIR D’UNE ÉTUDE DE CAS
Nous posons ici la question de savoir comment cerner, à partir d’une étude
de cas, la notion de minorité, comprise en tant que groupe de personnes.
L’exemple de l’Allemagne nous amène à confronter plusieurs approches, chacune
d’entre elles retenant des critères différents de définition dont il s’agira d’évaluer
le caractère opérationnel et la pertinence.
La première approche de la notion de minorité est celle que proposent les
textes juridiques visant la protection des groupes et de leurs droits. Partant du
constat que les minorités font l’objet depuis ces dernières décennies d’une
protection juridique internationale, européenne et, pour le cas de l’Allemagne,
nationale et régionale, nous commencerons par nous intéresser aux traits de
définition qui ressortent des chartes, conventions, pactes et autres textes portant
sur les minorités . Dans un deuxième temps et au regard des mesures prises à
l’égard desdites minorités et langues minoritaires, nous interrogerons les critères
que l’Etat fédéral allemand et les Länder ont retenus pour définir leurs
« minorités ». On se demandera si ses choix politiques nous en disent davantage
128
129
128
L’entrée par la voie juridique nous semble d’autant plus appropriée que c’est précisément dans
les textes juridiques que sont formulées « les catégories selon lesquelles le monde est partiellement
manipulé, modelé : les lois y sont promulguées, mais également interprétées, contestées,
amendées » (De Robillard, 1989 : 576).
129
Par choix politiques, nous entendons les processus de décision et de positionnement par
lesquels des personnes investies de pouvoir (les responsables politiques) influent sur la répartition
du pouvoir soit entre les Etats soit entre les différents groupes à l'intérieur d'un Etat. Dans notre
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
sur ce que serait une minorité. Enfin, parce que la question minoritaire a suscité et
suscite aujourd’hui encore l’intérêt de plusieurs champs disciplinaires, nous nous
intéresserons plus particulièrement au regard que porte la sociolinguistique, qui –
en lien avec la psychologie sociale notamment – a été amenée à prendre en
compte des facteurs plus subjectifs, que l’on retrouve sous les notions de
« conscience linguistique », de représentations (auto- et hétéro-représentations)
des groupes et de leurs langues, voire d’attitudes. Il s’ensuit que les travaux de
sociolinguistes allemands apporteront des éléments d’appréciation intéressants et
souvent bien documentés sur les minorités. C’est ainsi que l’ouvrage collectif,
Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten , pose précisément le
problème de la définition de ces minorités et celui d’une catégorisation a priori.
En conséquence, l’objectif de notre analyse est de montrer quels traits
distinctifs d’une minorité sont mis en avant à travers les éléments dont nous
disposons (cadre juridique, choix politiques et regard disciplinaire) et de
s’interroger sur la manière dont on peut s’accommoder de ces définitions. Au
regard des résultats que nous fournirons ces approches et éventuellement des
limites qu’elles comportent, nous proposerons finalement d’aborder la notion de
minorité sous un angle dynamique prenant en compte des processus dits de
minoration et de minorisation, autour desquels s’est construite la réflexion du
présent ouvrage.
130
 CE QUE NOUS DISENT LES TEXTES JURIDIQUES ET LES
CHOIX POLITIQUES
Si nous avons choisi de partir du cadre juridique et des choix opérés par
l’Allemagne, c’est parce qu’ils entrent nécessairement en jeu dès lors que l’on
s’intéresse à la définition du concept de minorité. Précisons qu’en Allemagne, la
question minoritaire relève de plusieurs niveaux d’intervention : international,
européen, national et régional. Les dispositions constitutionnelles régissant la
protection des minorités dites nationales implantées en Allemagne sont
consacrées par des traités internationaux ainsi que, régionalement, par des lois,
des ordonnances, des arrêtés, voire des décisions administratives. Les traités
internationaux ont priorité sur les lois fédérales, celles-ci ayant à leur tour
préséance sur les lois des Länder. Bien que les juridictions internationale et
131
étude, les choix politiques ont pour conséquence de structurer et de restructurer « sans cesse la
hiérarchie des valeurs, des intérêts, des conduites » (Ravis-Giordani, 1975 : 178).
130
Voir bibliographie.
131
Les minorités nationales sont, selon la définition allemande, des groupes de ressortissants de
l’Etat fédéral allemand qui sont traditionnellement établis sur le territoire fédéral allemand - en
partie depuis des siècles – et qui vivent dans leur espace d’implantation. Ils se différencient de la
majorité de par leur langue, leur culture et leur histoire propres, en d’autres termes par une identité
propre. (« Nationale Minderheiten sind Gruppen deutscher Staatsangehöriger, die im Gebiet der
Bundesrepublik Deutschland traditionell - teilweise seit Jahrhunderten - heimisch sind und in ihren
angestammten Siedlungsgebieten leben. Sie unterscheiden sich vom Mehrheitsvolk durch eigene
Sprache, Kultur und Geschichte, also eigene Identität. » Source : Ministère fédéral allemand de
l’Intérieur).
124
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
européenne prévalent, les choix politiques sont opérés par l’Etat fédéral, leur mise
en application relevant de la compétence des Länder.
Au niveau international et européen, on constate qu’il existe un certain
nombre de textes portant sur les minorités, comme ceux qui émanent, d’une part,
de l’ONU (Résolution 217 (III) C de l’Assemblée générale portant sur le sort des
minorités, Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Déclaration
des droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques,
religieuses et linguistique, etc.) et, d’autre part, du Conseil de l’Europe
(Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, Charte
européenne des langues minoritaires ou régionales, etc.). Cependant, si les textes
sont nombreux, on note qu’il n'existe aucune définition universellement admise de
la notion de minorité, ce qui explique qu’elle fasse l’objet de différentes
interprétations selon les époques, les espaces et les sociétés. Chaque tentative de
définition a échoué en raison de l’impossibilité de s’entendre sur les expressions à
utiliser et les catégories de groupes à inclure, compte tenu de la diversité des
situations dans lesquelles se trouvent les différentes minorités et de
l’hétérogénéité des caractéristiques qu’elles présentent. En outre, l’impossibilité
de s’accorder sur une définition est liée à l’absence de volonté politique des Etats
de prendre en compte la dimension collective de la question.
Parmi les tentatives de clarification du concept, on peut retenir celle
émanant de la Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et
de la protection des minorités des Nations Unies. Datée de 1950, elle se fondait
sur un mémorandum préparé par le Secrétaire général sur la définition et la
classification des minorités (1949) et mettait l’accent sur :
- le fait différentiel, c’est-à-dire sur les particularités ethniques, religieuses ou
linguistiques stables des groupes qui les différencient sensiblement différents du
reste de la population,
- leur position non dominante en tant que groupes ou sous-groupes nationaux,
- leur droit, mais aussi leur volonté de préserver leur identité culturelle,
- leur devoir envers l’Etat dans lequel ils vivent et dont leurs membres sont
citoyens.
Par la suite, la question fut abordée, toujours dans le cercle des Nations
Unies, dans une étude dirigée par le professeur Capotorti (en tant que rapporteur
spécial). Elle concernait divers aspects juridiques et visait à préciser le concept,
dont il était fait mention dans l’article 27 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques de 1966. Selon la définition qu’il propose en 1978 (à propos de
l’article 27), le terme de minorité désigne un « groupe numériquement inférieur au
reste de la population d'un Etat, dans une position d'infériorité, dont les membres
– qui possèdent la nationalité de l'Etat – présentent des caractéristiques ethniques,
religieuses ou linguistiques qui diffèrent de celles du reste de la population et
montrent, plus implicitement, un esprit de solidarité destiné à préserver leur
culture, traditions, religion, ou langue. »
132
132
CAPOTORTI, J. (1978). Etude des droits des personnes appartenant aux minorités ethniques,
religieuses et linguistiques (Série d'études 5 des Nations Unies)
125
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
D’après cette proposition, deux types de critères, l'un objectif et l'autre
subjectif, permettent d'identifier les minorités. Les éléments objectifs impliquent
que les minorités se trouvent, en raison de traits qui les distinguent objectivement
du reste de la population, dans une position de contraste, voire d’infériorité, par
rapport à un groupe dominant. En tant que ressortissants de cet Etat, ils
s’inscrivent dans une continuité avec le groupe dominant. Les critères objectifs
reflètent ainsi la visibilité et le particularisme du groupe par rapport au reste de la
population. Le second élément d’identification d’un groupe dit minoritaire relève
de la conscience de sa propre identité, en d’autres termes, d’une conscience d’une
identité minoritaire collective qui assure la cohésion interne du groupe et sa
démarcation. Un groupe ne devient une minorité qu'à partir du moment où il a
conscience de l'être, indépendamment de toute « reconnaissance » préalable
éventuelle par l’Etat.
Pour Capotorti, le facteur de la nationalité comme preuve tangible des liens
solides entre le groupe et l’Etat est déterminant. Si l’importance numérique doit
être prise en compte, elle ne constitue pas un élément suffisant. L'histoire a en
effet révélé que des majorités numériques pouvaient constituer sociologiquement
et politiquement des minorités. S'il y a différents types de minorités (ethniques,
religieuses, culturelles, linguistiques), la problématique des minorités peut être
influencée par un certain nombre de variables. Parmi elles, le territoire constitue
l’un des facteurs importants. Certaines minorités sont concentrées dans un
territoire délimité, d'autres se trouvent dispersées. En raison d’absence d’assises
territoriales homogènes auxquelles pourraient s’appliquer des mesures de
protection (comme le prévoit notamment la Charte européenne des langues
minoritaires ou régionales, cf. infra), les minorités dispersées peuvent
difficilement bénéficier des mêmes droits que celles qui sont implantées sur un
territoire. Un autre facteur qui ressort de la définition de Capotorti est le degré
d'attachement. On peut partager avec d'autres certains caractères communs sans en
avoir la perception, sans pour autant assumer des engagements au nom de cette
identité commune. Le régime politique, les médias peuvent ici influencer la
manière dont sont appréhendées les minorités et dont elles se perçoivent ellesmêmes.
Cette définition représente incontestablement un progrès appréciable, en ce
qu’elle permet de mieux cerner les contours de la notion de minorité. Mais la
sous-commission n'en a pas été pour autant satisfaite. En août 1985, elle a
examiné un projet, présenté par Jules Deschênes , qui définit les minorités en ces
termes : « Un groupe de citoyens d'un Etat, en minorité numérique et en position
non dominante dans cet Etat, dotés de caractéristiques ethniques, religieuses ou
linguistiques différentes de celles de la majorité de la population, solidaires les
uns des autres, animés, fût-ce implicitement, d’une volonté collective de survie et
visant à l'égalité en fait et en droit avec la majorité. » Cette définition n’ayant pas
fait l’unanimité, l'examen de la question fut renvoyé à une date ultérieure. Les
133
133
Deschênes, J. (1985). Proposition concernant une définition du terme 'minorité’
(E/CN.4/Sub.2/1985/31, du 14 mai 1985)
126
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
recherches du professeur italien F. Capotorti et du juge canadien J. Deschênes
excluaient de leur champ d'analyse les minorités nationales et leurs attributs
historiques, psychologiques et sociaux.
Entre-temps, la commission des droits de l'Homme avait institué le 8 février
1978 un groupe de travail chargé de préparer une déclaration sur les minorités. Un
projet en ce sens avait été soumis par la Yougoslavie qui avait été renvoyé à ce
groupe de travail. De 1980 à 1984, ce groupe de travail avait étudié le projet
présenté par la Yougoslavie et en avait adopté provisoirement le préambule.
L'obstacle majeur rencontré fut la définition du terme minorité.
Les clarifications qui suivront dans les années quatre-vingts et au début des
années quatre-vingt-dix ne contiennent aucune véritable nouveauté. L’article 2 de
la proposition de la Convention européenne pour la protection de minorités
nationales adoptée en 1991 par la Commission européenne pour la démocratie par
le droit du Conseil de l’Europe réaffirme l’idée selon laquelle les relations entre la
majorité et la minorité sont soulignées par la reconnaissance du désir de la
minorité de « survivre » en tant que groupe conservant une identité spécifique et
différente et œuvrant à la préservation de la frontière entre lui et « l'extérieur »
(in-group/out-group). La définition ajoute que les membres des minorités, en tant
que citoyens de l’Etat, jouissent d’une égalité de droit et de fait.
Concernant la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales, son rapport explicatif déclare « qu’il n’y a pas de consensus sur
l’interprétation du terme de minorités nationales ». Conformément au compromis
dégagé en octobre 1993, lors du sommet des chefs d’Etat ou de gouvernement à
Vienne, la Convention-cadre contourne donc la difficulté en ne donnant aucune
définition de l’objet qu’elle vise et se limitant à un relevé de leurs droits. Il est
vrai qu’une définition aurait pu effrayer certains Etats et ainsi compromettre
l’entrée en vigueur de la Convention-cadre (nécessitant 12 ratifications). Si la
Convention-cadre ne définit pas clairement ce qu’elle entend par minorités
nationales en raison de l’ambiguïté du terme, il apparaît néanmoins qu’elle fait
référence à des critères de distinction invoqués par le Conseil de l’Europe
lorsqu’il traite des questions relatives aux minorités nationales . Ces critères, qui
sont au nombre de quatre (une minorité est un groupe qui se distingue par sa
religion, sa langue, ses traditions et/ou son patrimoine culturel, art. 5), excluent
134
134
On pourra entre autres se référer à la Recommandation 1221 adoptée par l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe en 1993 qui spécifie que « l'expression minorité nationale
désigne un groupe de personnes dans un Etat qui :
a.
résident sur le territoire de cet État et en sont citoyens ;
b.
entretiennent des liens anciens, solides et durables avec cet Etat ;
c.
présentent des caractéristiques ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques
spécifiques ;
d.
sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses que le reste de
la population de cet Etat ou d'une région de cet Etat ;
e.
sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui fait leur identité
commune, notamment leur culture, leurs traditions, leur religion ou leur langue. »
(art. 1.).
127
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
par conséquent les groupes immigrants, les non ressortissants, les réfugiés
politiques, etc. Cependant, lorsque l’on s’intéresse au rapport explicatif de la
Convention-cadre, on peut y lire que « la simple existence de différences
ethniques, culturelles, linguistiques et religieuses ne crée pas nécessairement des
minorités nationales ». On peut alors supposer avec Florence Benoît-Bohmer
que le but est bien d’ « éviter que la Convention-cadre [ne] suscite, dans certains
groupes, présentant de telles caractéristiques mais parfaitement intégrés, des
revendications minoritaires. »
Il a toutefois été précisé qu’à partir du moment où un groupement de
personnes est considéré par un Etat comme constituant une minorité nationale, les
personnes appartenant à cette minorité nationale disposent du droit de choisir
librement d'être traitées ou de ne pas être traitées comme telles, et en conséquence
de bénéficier ou non de la protection découlant de la Convention-cadre. L'article
3(1) insiste d'ailleurs sur le fait qu'aucun désavantage ne doit découler de ce choix
pour ces personnes. Ainsi la Convention-cadre reprend l'approche du Document
de Copenhague en mettant l'accent sur le choix personnel de l'individu . Une telle
solution ne doit pas être interprétée comme autorisant un individu à choisir
arbitrairement son appartenance à une quelconque minorité nationale. Selon le
rapport explicatif, ce choix doit rester indissociablement lié à des critères objectifs
pertinents pour l'identité de la personne. Mais quel sera l'organe chargé
d'apprécier ces « critères objectifs pertinents » puisque la Convention-cadre n'a
pu, en l'absence d'un consensus, les définir elle-même. S'il appartient aux Etats de
les préciser, les risques de décisions arbitraires restent importants et la protection
des personnes peu assurée.
En résumé, on peut dire que l’interprétation du droit international la plus
répandue consiste à appliquer, au-delà d’un certain nombre de facteurs objectifs
(territoire, nombre numérique, nationalité), le principe du sentiment
d’appartenance, selon lequel c’est la volonté de la personne concernée qui
détermine son sentiment d’appartenance à une minorité donnée et, partant,
l’existence de la minorité elle-même. Il est également intéressant de noter que
dans son observation générale n°23, le Comité des droits de l’homme souligne
que « certains Etats parties qui prétendent qu’ils ne pratiquent aucune distinction
de race, de langue ou de religion font valoir à tort, sur cette seule base, qu’ils
n’ont aucune minorité ». Le Comité affirme également que l’existence d’une
minorité « ne doit pas être tributaire d’une décision » d’un Etat donné, mais « doit
être établie à l’aide de critères objectifs ». La non-discrimination et l’égalité dans
l’exercice des droits n’excluent pas l’existence de minorités dans un pays donné.
Néanmoins, la réalité nous démontre le contraire. On voit bien que la difficulté de
définir les minorités est de nature politique : l’existence des minorités découle des
choix de l’Etat, comme nous proposons maintenant de le voir à l’appui de la
situation allemande.
135
136
135
Benoît-Rohmer, F. La Convention-cadre du Conseil de l'Europe pour la protection des
minorités nationales, http://www.ejil.org/journal/Vol6/No4/art3.html#P77_21744
136
Cf. § 32 du Document de Copenhague : « L’appartenance à une minorité nationale est une
question relevant d'un choix personnel, et aucun désavantage ne peut résulter de ce choix. »
128
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
Au moment de la signature de la Convention-cadre, le gouvernement fédéral
allemand a fait la déclaration suivante : « Les minorités nationales dans la
République fédérale d'Allemagne sont les Danois ayant la citoyenneté allemande
et les membres du peuple sorabe ayant la nationalité allemande. La Conventioncadre s'appliquera également aux membres des groupes ethniques établis
traditionnellement en Allemagne que sont les Frisons ayant la nationalité
allemande et les Sinti et Rom ayant la citoyenneté allemande » . La question qui
se pose ici est à nouveau celle des traits communs de définition. En effet, les
groupes que l’Allemagne nomme communément minorités nationales renvoient
en fait à des groupes qui relèvent de situations très hétérogènes. Il suffit pour s’en
convaincre de comparer le nombre de leurs locuteurs , leur histoire, plus
précisément leur date d’implantation sur l’espace national , leurs assises
territoriales, le stade de développement de leur langue, etc. Au-delà de ces critères
qui ne sont manifestement pas ceux que l’Allemagne a choisis de retenir, il
semble que le facteur de la nationalité est essentiel. Ce critère permet d’exclure la
plupart des groupes issus de l’immigration ancienne et récente (Italiens,
Espagnols, Portugais, Yougoslaves, Turcs, etc.) qui ne sont pour l’Etat allemand
que de „simples“ minorités (Minderheiten) non nationales. Mais retenir ce trait de
définition de la minorité (nationale) pose problème. En effet, en ce qui concerne la
minorité tsigane, le critère retenu n’est pas la nationalité, mais la citoyenneté. Or
ce critère de citoyenneté est rempli chez certains membres des communautés
immigrantes ayant demandé la naturalisation. Un autre aspect problématique est
lié à la reconnaissance de la minorité polonaise établie en Allemagne (environ
137
138
139
137
L’intégralité de la déclaration est disponible sur le site du Bureau des Traités du Conseil de
l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp
138
Les Sorabes (ou Sorbes) comptent à ce jour environ 60.000 locuteurs implantés en BasseLusace dans l’Etat libre de Saxe et en Haute-Lusace dans le Land de Brandebourg. Les Danois
(environ 50.000 locuteurs implantés dans la région du Schleswig, en particulier autour de
Flensbourg) constituent le deuxième groupe le plus important chez les minorités nationales. La
communauté frisonne ne compte que 11 à 12.000 locuteurs, soit 9 à 10.000 Frisons du Nord vivant
dans le Schleswig-Holstein et environ 2.000 Frisons du Saterland vivant en Basse-Saxe. On ne
peut qu'estimer le nombre des Sintis et Roms de la nationalité allemande. Selon les données
officielles du Ministère fédéral allemand de l’Intérieur, il y aurait 70.000 Roms et Sintis, dispersés
essentiellement dans plusieurs grandes villes (Stuttgart, Munich, Francfort, Berlin, Hambourg,
etc.). Source : Ministère fédéral de l’Intérieur. Nationale Minderheiten in Deutschland,
http://www.bmi.bund.de.
139
Alors que les Roms et les Sintis sont arrivés en Allemagne il y a 80 à 150 ans des pays
d’Europe centrale et orientale (de Hongrie principalement), on estime l’implantation des premiers
Sorabes aux alentours de 631. Les Frisons constituent également un groupe présent de longue date,
car ils ont été les premiers, vraisemblablement aux VIIe et VIIIe siècles, à s’implanter sur les terres
basses et marécageuses de la Frise du Nord. Entre 1100 et 1400, une partie des Frisons est partie
s’installer plus au sud, dans le Saterland. La présence de la minorité danoise résulte, quant à elle,
du rattachement du Schleswig (Nord et Sud) à la Prusse, après la défaite du Danemark en 1864. A
la suite des deux plébiscites prévus par le traité de Versailles de 1919 qui divise en 1920 le
Schleswig en deux, la partie nord a souhaité revenir au Danemark (actuel Sønderjylland) alors que
la partie sud s’est décidée majoritairement pour l’Allemagne. Source : Ministère fédéral de
l’Intérieur, Nationalen Minderheiten in Deutschland, http://www.bmi.bund.de.
129
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
deux millions de membres, dont la plupart vit dans les grandes villes de la Ruhr)
qui ne figure pas parmi les « minorités nationales ». Or, il s’agit, pour beaucoup
d’entre eux, de personnes de descendance allemande venues s’installer dès le
XIXe siècle en Allemagne pour travailler dans les mines de charbon, ou revenues
dans les années cinquante comme rapatriés (Aussiedler). Il semble en outre y
avoir une contradiction – plus qu’une incohérence – entre l’attitude de
l’Allemagne face à ces « Ruhrpolen » (Polonais de la Ruhr), qu’elle refuse de
reconnaître, et l’action bienveillante qu’elle manifeste à l’égard des Polonais
d'origine allemande qui vivent toujours en Pologne (principalement en Silésie) .
Ces exemples nous montrent que le problème n’est pas seulement d’ordre
sémantique mais également d’ordre politique. L’épithète « national » ne provient
pas de la tendance d'une minorité à vouloir être une nation, mais de la nécessité
d’une prise en charge particulière par l'Etat. Le caractère « national » d’une
minorité revient à signifier explicitement son intégration et son rattachement à
l’Etat dans lequel elle revendique sa spécificité culturelle et réalise son identité
spécifique. Il n’est donc pas ici question de situer la minorité dans sa relation à
une mère-patrie ou une nation-mère extérieure (ce qui est impossible pour la
minorité tsigane et frisonne, par exemple). Néanmoins, comme nous le montre les
exemples tirés de la situation allemande, les traits constitutifs de la minorité
nationale, tels qu’ils ressortent des textes juridiques, à savoir la citoyenneté (en
lien avec la résidence permanente), le caractère historique du lien avec l’Etat, les
spécificités, la représentativité et la volonté identitaire ne sont pas pertinents, en
ce sens où des groupes ne répondant pas à l’ensemble de ces critères sont qualifiés
de minorités nationales et d’autres pas alors qu’ils remplissent la plupart des
conditions requises pour ce statut.
140
La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires est, quant à
elle, un texte visant les langues et non pas les minorités linguistiques. Par
conséquent, les auteurs ont pris soin de ne pas aborder la notion de minorité, ce
qui, rappelons-le, n’est pas propre à la Charte. Le rapport explicatif de la Charte,
en vigueur en Allemagne depuis 1998, spécifie que « les adjectifs ‘minoritaires’ et
‘régionales’ se réfèrent aux situations où soit la langue est parlée par des
personnes qui ne sont pas concentrées sur une partie déterminée d’un Etat, soit
elle est parlée par un groupe de personnes qui, bien que concentré sur une partie
du territoire d’un Etat, est numériquement inférieur à la population dans cette
région qui parle la langue majoritaire de l’Etat. Par conséquent, les deux adjectifs
(régionales et minoritaires) se rapportent à des données de fait et non pas à des
notions de droit, et se réfèrent, en tout cas, à la situation existant dans un Etat
déterminé (par exemple une langue minoritaire dans un Etat peut être majoritaire
140
Selon l’ancien code de la nationalité fondé sur le droit du sang, le gouvernement allemand a
distribué des passeports en Pologne, notamment en Silésie, aux personnes de descendance
allemande. Le gouvernement allemand a demandé qu'elles soient respectées comme une minorité
nationale et prône leur droit à la double nationalité.
130
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
dans un autre Etat » . Le texte ne précise pas quelles langues européennes
correspondent au concept de langues minoritaires et régionales. Les Etats peuvent
donc librement appliquer ces catégorèmes aux langues de leur choix. Dans sa
déclaration transmise au Secrétariat général du Conseil de l’Europe, le
gouvernement
allemand
reconnaissait
six
langues
minoritaires
(Minderheitensprachen) : le danois, le haut sorabe, le bas sorabe, les frisons
septentrional et saterois, la langue rom des Sintis et Roms de nationalité
allemande, et une langue régionale (Regionalsprache) : le bas-allemand . Le
gouvernement allemand a énuméré les langues et les territoires d’application de
chaque Land concerné, moyennant l’accord de chacun d’eux .
Il vaut la peine de s’arrêter sur ce point, car il soulève deux problèmes de
définition. D’une part, on peut se demander pourquoi on a recours à deux
qualificatifs (minoritaire et régional) quand la Charte ne donne qu’une seule
définition et, d’autre part, sur quoi cette distinction est fondée. Si l’on s’en réfère
aux choix de l’Allemagne, le point de vue linguistique ne semble pas expliquer la
différenciation terminologique qui est faite, notamment entre le bas-allemand
reconnu comme langue régionale et le frison ou le danois, déclarés langues
minoritaires. Les situations sont linguistiquement comparables, en ce sens où le
bas-allemand, comme les autres langues reconnues, n’est pas un dialecte de
l’allemand. Proche de l'anglais, du néerlandais et du frison, il s’agit bien d’une
variété distincte du haut-allemand et des variétés de l’allemand .
On peut aussi se demander si la distinction terminologique implique des
différences de traitement à l’égard des langues. En Allemagne, il semble ne pas y
avoir de différences fondamentales. Les mesures mises en place divergent
davantage en fonction du nombre de locuteurs et de leurs assises territoriales.
C’est ainsi que les minorités sorabe et danoise qui comptent un nombre de
locuteurs plus élevé bénéficient d’un soutien plus actif de la part des autorités en
comparaison de ce qui est fait pour les langues frisonnes (peu de locuteurs) et la
langue rom (beaucoup de locuteurs mais dispersés sur l’ensemble du territoire
allemand).
141
142
143
144
Si les choix politiques opérés par l’Allemagne à partir d’un cadre juridique
européen ne nous permettent pas de donner une définition intrinsèque de la
minorité, on se rend compte que ce qui existe au niveau national ne nous aide pas
davantage. Les minorités, qui ne sont pas mentionnées dans la Loi fondamentale,
sont présentes à travers diverses dispositions mises en place à leur égard, mais à
141
L’intégralité du rapport explicatif est disponible sur le site internet du Bureau des Traités du
Conseil de l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp
142
Le bas-allemand (Plattdeutsch) est parlé dans les régions du nord de l'Allemagne ainsi que dans
la partie orientale des Pays-Bas.
143
L’intégralité de la déclaration est disponible sur le site internet du Bureau des Traités du
Conseil de l’Europe sous : http://conventions.coe.int/Treaty/FR/v3DefaultFRE.asp
144
Le bas-allemand regroupe les parlers du Nord-Ouest de l’Allemagne (le schleswisch - parlé
dans le Schleswig, le holsteinisch - parlé dans le Holstein, le bas-saxon septentrional, le
westphalien, l’ostphalien, etc.) et du Nord-Est (le mecklembourgeois, etc.). Il est difficilement
compréhensible pour un locuteur de haut-allemand.
131
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
aucun moment, on y trouve de définition de l’objet qu’elles visent. Parmi les
dispositions, on retiendra celles prises en 1948 par la RDA pour le maintien de
l’identité sorabe et réaffirmées lors du Traité d'unification des deux Allemagne en
1990. Les Déclarations de Bonn et de Copenhague signées en 1955 entre le
Danemark et la République fédérale d'Allemagne concernent la minorité danoise
et la minorité allemande de ces deux pays. Elles garantissent les mêmes droits aux
minorités de part et d’autre de la frontière germano-danoise (dans les domaines
juridique, scolaire, public, culturel, religieux, etc.) . En 1991, l’Allemagne
conclut avec la Pologne le Traité de bon voisinage et de coopération amicale qui
porte sur la protection des droits des membres de la minorité allemande en
Pologne et de la minorité polonaise en Allemagne. A cela s’ajoutent les
dispositions inscrites dans les constitutions des Länder qui comportent une ou
plusieurs minorités nationales . Là encore, on constate qu’il y a absence de
définition.
145
146
La présentation que nous venons de faire à un niveau macro renvoie à une
conception restrictive de la minorité qui se limite au cadre législatif et juridique et
aux choix politiques opérés par l’Allemagne. Le nombre de locuteurs, souvent
invoqué, n’est pas pertinent, car il faut aussi prendre en compte les dimensions
socio-historiques, politiques, psychologiques qui sous-tendent tout processus de
dénomination linguistique et relativisent ainsi l’importance du seul critère
numérique. Pour les autres facteurs, il faut également procéder au cas par cas,
dans la mesure où ce qui vaut pour l’un n’est pas forcément appliqué à l’autre. La
lecture institutionnelle pose donc plus de questions qu’elle ne laisse entrevoir de
réponses. En partant de cette conception, la notion de minorité en est réduite à une
définition implicite découlant des choix de l’Etat, qui n’apportent au concept de
minorité, dépourvu de définition juridique stable, une signification en droit que
par le jeu des qualifications. « Il n’existe pas de minorités sans épithète : les
minorités sont culturelles, historiques, linguistiques, religieuses –quand elles ne
sont pas dites ethniques – improprement nationales. En d’autres termes, il semble
que les minorités ne sont que des constructions symboliques de l’Etat. Ceci
explique qu’elles aient des statuts très divers » (Koubi, 1994).
Il convient donc de marquer les limites de cette approche. Au lieu d’un
éclaircissement, les choix politiques contribuent à rendre la question plus
complexe en ce sens où ils ne sont, de droit, pas toujours en accord avec les
critères issus d’une juridiction internationale non contraignante. Les discrépances
qu’on observe entre ces deux approches nous amènent à nous demander qui,
finalement, définit l'appartenance à une minorité. Est-ce l'instance nationale et/ou
les instances internationales ? Cette question est d'autant plus importante que la
nature et le contenu des informations détaillées requises sur les minorités (nom,
importance numérique, localisation et caractéristiques sociales et économiques)
lui sont liés. En outre, ces informations sur lesquelles les décisions juridiques et
145
146
Source : http://www.bundesregierung.de
Se reporter aux sites internet des Länder indiqués dans la bibliographie.
132
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
politiques se fondent risquent de donner aux minorités un caractère figé et
statique. Ces données, plutôt que définissant la minorité, sont souvent d’abord le
résultat d’une politique (linguistique), d’une lutte de pouvoir entre différents
groupes en contact. De même, le contenu des lois linguistiques portant sur le
statut relatif des langues sur un territoire donné reflète l'aboutissement de la
concurrence que se sont livrée ces groupes (Bourhis, 1994 : 105-106, 217-266).

VERS UNE DESCRIPTION DYNAMIQUE DE LA MINORITE
Les textes juridiques, pas plus que les choix politiques, ne nous permettent
de comprendre ce qui définit une minorité. L’absence de consensus d’une part et
les apparentes contradictions d’autre part nous laissent perplexe et invitent à aller
chercher d’autres possibles approches, notamment du côté des disciplines
scientifiques qui ont travaillé sur cette question. Les psychosociologues
contemporains ont fortement contribué à l’analyse des processus de
différenciation, en particulier sous l’impulsion de Serge Moscovici. Les travaux
de la psychologie sociale nous invitent à envisager les minorités sous un angle
plus dynamique dont on peut supposer qu’il soit pertinent pour définir la notion.
Dans cette approche dynamique, Moscovici propose de raisonner en termes de
« groupes nomiques », c’est-à-dire possédant un code commun, une norme que
l’Etat a reconnue et agréée, et « groupes anomiques » que l’Etat considère comme
transgressant les normes du système social dominant et, par conséquent, refuse
d’agréer. (1982 : 86-87). En appliquant cette dichotomie à la situation allemande,
on peut essayer de comprendre les raisons qui ont motivé les choix de
l’Allemagne. Les minorités nationales, consenties et légitimées, font l’objet d’une
protection juridique alors que les groupes dont les référents identitaires échappent
au contrôle étatique et dont les membres revendiquent, parfois avec une grande
vitalité, un code spécifique, sont ressentis comme une menace. Pourtant, ces
groupes
« déviants »
de
la
norme,
que
l’Allemagne
appelle
« Parallelgesellschaften » (« sociétés parallèles ») le sont parfois de manière
consciente et répondent aux valeurs du groupe dominant par l’affirmation d’une
contre-norme ou d’une autre norme. Elles se posent en tant que minorités actives
refusant la norme dominante, non pas parce qu'elles ne la comprennent pas ou
sont incapables de l'adopter, mais parce qu'elles revendiquent une norme
alternative, qui, de leur point de vue, répond mieux que la norme dominante à
leurs croyances, à leurs besoins, ou à une situation concrète déterminée. C’est
ainsi que les Turcs d’Allemagne, rassemblés et organisés autour de structures
porte-parole de leur cause, défendent la spécificité identitaire et les valeurs
communes de leur communauté . La crainte que ces minorités actives puissent
influencer la majorité numérique explique et implique souvent leur non
reconnaissance au regard de la société et de son gouvernement.
147
147
Quelques exemples : Türk ÜniD (association étudiante de Cologne), ou encore les
communautés turques allemandes (Türkische Gemeinden in Deutschland) sur lesquelles le
gouvernement allemand exerce un droit de regard.
133
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
Une autre approche intéressante est celle des sociolinguistes allemands qui
se sont préoccupés des problèmes de certaines minorités linguistiques des pays
d’Europe méridionale (France, Italie, Espagne). L’intérêt que les Allemands ont
porté aux minorités linguistiques, en particulier aux minorités de langue romane
(occitan, catalan, etc.) est, selon Schlieben-Lange, à mettre en relation avec « une
histoire de projections et de traumatismes, voire même d’expiation » du peuple
allemand (Schlieben-Lange, 1989 : 244-254). « Une nation, qui n’avait pas encore
réussi, se savait très proche des autres nations qui avaient échoué ou n’étaient pas
encore réalisées : l’Occitanie, la Catalogne, l’Italie » (Schlieben-Lange, 1989 :
250). L’histoire de la nation allemande est celle d’une crise qui, à l’heure où les
atrocités commises sous Hitler étaient révélées à l’humanité, a dissuadé les
investigations scientifiques. Les années d’après-guerre ont balayé les derniers
vestiges d’une conscience identitaire, ce qui peut expliquer que les chercheurs
allemands se soient penchés sur d’autres nations, les « ratées » ou « amputées » .
D’autre part, Schlieben-Lange ajoute : « Il est évident que le niveau de nation a
perdu un peu de son importance historique. Dans la mesure où les décisions
politiques et économiques se déplacent vers l’anonymat des organisations
internationales et des firmes multinationales, l’espace régional devient le lieu des
identifications culturelles et politiques » (Schlieben-Lange, 1989 : 250).
S’il est possible de trouver chez les sociolinguistes allemands spécialistes
des minorités de langue romane des définitions de la minorité, nous préférons
nous arrêter sur celle proposée par Hinderling et Eichinger dans un ouvrage de
référence, Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten publié en 1996.
Les auteurs qui s’intéressent à différentes situations de minorités linguistiques
d’Europe centrale retiennent également les situations de certaines minorités
allemandes implantées dans des territoires qui se situent hors des frontières
nationales. Il est important de le souligner, car l’étude de ces groupes était jusque
dans les années quatre-vingt-dix, à l’exception de quelques ouvrages parus à la fin
des années quatre-vingts, début des années quatre-vingt-dix (Born et Dickgießer,
1989, par exemple), peu courante « pour éviter la moindre trace d’irrédentisme »
(Schlieben-Lange, 1989 : 249).
Dans l’introduction au Handbuch der mitteleuropäischen Sprachminderheiten,
nous pouvons lire la définition suivante : « Dans notre contexte, on entend par
minorité linguistique un peuple autochtone, dont la langue primaire correspond
soit a) à une autre langue que les langues officielles du pays concerné, dans lequel
vit la minorité (exemples : les Croates du Burgenland en Autriche, les Allemands
dans le Tyrol du Sud, les Sorbes en Allemagnes), soit b) à l’une des langues
148
149
148
Voir Bochmann (1993), Kattenbusch (1995), Kremnitz (1995), mais aussi d’autres travaux non
référencés dans la bibliographie.
149
« Ce n'est qu'en octobre 1990 avec la disparition de la RDA que l'Allemagne reprend et achève
son unité territoriale et étatique. Parallèlement, l'Allemagne redécouvre une entité nationale qu'elle
croyait perdue depuis 1945 et elle se retrouve dans l'obligation et la difficulté de prouver, à ellemême et à ses voisins, qu'elle est en train de devenir une nation normale », Kolboom (novembre
1994). « Nation et identité nationale » in L'Agora, vol. 2, n°3, article en ligne sous
http://agora.qc.ca.
134
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
officielles du pays concerné, mais dont les locuteurs en comparaison avec ceux de
la langue principale, sont plus ou moins désavantagés ou se sentent désavantagés
(par exemple, l’italien ou encore le français en Suisse). Un cas limite entre a) et b)
peut être l’allemand de Belgique qui a certes un certain statut officiel dans le pays,
mais qui n’est en aucun cas à égalité avec le néerlandais et le français » (1996 :
XIV) . Cette définition reprend pour partie les critères retenus par Capotorti en
1978 : « groupe numériquement inférieur au reste de la population d'un Etat, dans
une position d'infériorité » (…) « qui possèdent la nationalité de l'Etat ». Elle
reste néanmoins problématique, car elle englobe des groupes renvoyant à des
réalités très disparates. En effet, sont considérées comme minoritaires des langues
tel que l’allemand d’Italie, qui, dans son territoire d’implantation, le Tyrol du Sud,
est majoritaire, ou le romanche, dont le nombre de locuteurs ne peut rivaliser avec
celui des germanophones, et cela même dans son propre canton, les Grisons. Plus
problématique est la présence dans l’ouvrage de la situation alsacienne, traitée à
cet égard comme l’espace d’une minorité dont on sait que la question de l’autocatégorisation n’est pas une évidence (Eine Minderheit, die keine sein will) .
Les auteurs, conscients des problèmes définitoires, ne manquent pas de les
souligner. Comme cela était le cas avec les textes officiels, les travaux sur les
minorités nous montrent les difficultés terminologiques et méthodologiques
auxquelles tout sociolinguiste est confronté, tant les exemples fournis par
l’expérience sont hétérogènes. Les paramètres avec lesquels le chercheur opère
sont problématiques et rendent toute comparaison difficile. Les critères subjectifs
(sentiment d’appartenance à un groupe, auto-catégorisation) sont, en ce qui les
concerne, particulièrement difficiles à évaluer, notamment lorsque, dans certains
cas (par exemple, l’Alsace), la conscience d’une identité spécifique n’est pas
suffisante pour qu’un groupe s’auto-catégorise comme minorité. De plus, la
plupart des ouvrages ne rendent pas compte des positionnements et des stratégies
d’entre-deux (productions métissées) qui permettent de dépasser les disparités
entre des polarités linguistiques et culturelles antagonistes.
Au-delà des problèmes que pose la définition proposée par le Handbuch, il
nous semble intéressant de relever un aspect important qui a trait à l’état de
désavantage dans lequel se trouve une minorité, ou du moins au sentiment qu’elle
a d’être en situation de désavantage. De la définition donnée par les auteurs, il en
ressort qu’une minorité est un groupe minoré de facto (statut dans l’Etat-Nation
moins élevé, voire absent) ou ressentie comme tel (sentiment d’infériorité, etc.).
Plusieurs facteurs linguistiques et extra-linguistiques (poids numérique, valeur
150
151
150
« In unserm Zusammenhang ist sprachliche Minderheit zu verstehen als autochthone
Bevölkerung, deren Primärsprache entweder a) eine andere als die offizielle(n) Sprache(n) des
Landes darstellt, in dem die Minderheit lebt (Beispiel : Bürgenländer Kroaten in Österreich,
Deutsche in Südtirol, Sorben in Deutschland) oder b) zwar eine von mehreren offiziellen Sprachen
des betreffenden Landes darstellt, deren Sprecher aber im Vergleich zu jenen der Hauptsprache
mehr oder weniger benachteiligt sind, bzw. sich benachteiligt fühlen (z.B. Italienisch bzw.
Französisch in der Schweiz). Als Grenzfall zwischen a) und b) kann das Deutsche in Belgien
genannt werden, das zwar einen gewissen offiziellen Status im Land besitzt, jedoch mit
Niederländisch und Französisch keineswegs gleichberechtigt ist ».
151
« Une minorité qui ne veut pas en être une ».
135
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
économique, langue de prestige, politique linguistique, etc.) peuvent expliquer
cette minoration. Parallèlement, on constate, à la lecture des différentes situations
qui sont décrites dans l’ouvrage, que certains groupes minorés, les plus chanceux,
sont sujets à majoration par le biais d’une politique linguistique, juridique et/ou
éducative. Dans le cas de l’Allemagne, la majoration relative de certains groupes
s’est traduite par l’inscription de dispositions législatives dans les constitutions
des Länder, et l’élaboration de traités bilatéraux et par la ratification de traités
européens. En d’autres termes, les minorités se trouvent au cœur de processus de
minoration (situation de désavantage par rapport au groupe dominant) et de
majoration (tentatives de leur conférer un plus grand espace social). On peut se
demander si ces processus sont précisément ce qui pourrait définir la minorité.
Ceci nous amène ainsi à réfléchir sur de nouveaux concepts définitoires et sur leur
pertinence pour le cas des minorités en Allemagne.
 MINORATION
/
MAJORATION,
MINORISATION
MAJORISATION, DES CONCEPTS OPÉRATIONNELS ?
/
L’approche que propose la psychologie sociale, reprise en partie dans
certains travaux de sociolinguistique, met l’accent sur la part dynamique liée aux
minorités. Cela constitue un apport important pour la définition de l’objet
minorité ; en même temps, le risque de noyer les concepts analysés dans un
ensemble de déterminations concernant des pratiques d’ordre privé (sexe,
sexualité, etc.) est réel. De plus, la lecture qui est faite des situations minoritaires
est influencée par le contexte épistémologique et scientifique divergent selon le
pays. Le poids des traditions idéologiques et historiques, le point de vue
disciplinaire, mais aussi les représentations du chercheur jouent un rôle
considérable dans la façon dont sont traités les problèmes des minorités : les
discours construisent des catégories qui sont ensuite pensées comme naturelles.
Ces facteurs subjectifs peuvent aussi déterminer le choix des objets de recherche.
Devant les risques que comportent les approches que nous venons de décrire
(enfermer les minorités dans une définition statique et immuable, ne pas rendre
compte de leur mobilité intrinsèque), le groupe de réflexion dont les travaux sont
présentés dans cet ouvrage, a cherché à identifier et à rendre compte des
dynamiques ou des processus dont les minorités sont le produit certes singulier,
mais toujours réversible et fluctuant en fonction des différentes temporalités, des
espaces, des contextes. Le point de départ de cette réflexion plus dynamique
trouve son origine dans le domaine de la sociolinguistique, et plus précisément
dans celui de la glottopolitique. Ecartant les dénominations « langues régionales »
et « langues dominées » ou « minoritaires », J.B. Marcellesi et F.L. Prudent
introduisent la notion de langues « minorées », celles-ci se référant « (…) au
processus de minoration par lequel des systèmes virtuellement égaux au système
officiel se trouvent cantonnés par une politique d'état certes, mais aussi par toutes
sortes de ressorts économiques, sociaux dans lesquels il faut inclure le poids de
l'histoire, dans une situation subalterne, ou bien sont voués à une disparition pure
et simple ». (1980 : 15). Appliquée aux groupes, la minoration devient, selon
136
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
Blanchet, une « péjoration socio-culturelle d’un groupe humain, notamment à
travers sa langue ». La minoration joue sur le statut, en ce sens elle est qualitative.
Le processus de minoration s’accompagne souvent d’un processus de
minorisation qui consiste en « une réduction numérique du nombre de locuteurs
de la langue en question ». La minorisation joue sur les pratiques, en ce sens elle
est quantitative (Blanchet, 2000 : 131). En outre, si des processus de minoration et
de minorisation peuvent être mis à jour, on peut se demander si ceux-ci vont de
paire avec des processus de majoration et de majorisation.
A la question de savoir comment identifier les processus de
minor(is)ation/major(is)ation, on peut supposer, au regard de la situation
allemande, qu’ils se manifestent par le besoin de nommer les groupes et leurs
langues. La dénomination renvoie à une prise de position qui sous-entend un
fondement épistémologique ou idéologique. De ce fait, l’étude des termes utilisés
pour désigner les groupes constitue un moyen pour aborder les processus de
construction identitaire dans une dynamique minor(is)sante et major(is)ante.
« L'existence d'une dénomination crée un effet d'évidence qui peut se révéler
décisif dans la construction d'une catégorie sociale » (Boyer, 1996 : 93).
La minor(is)ation/major(is)ation peut aussi se manifester à travers la
ratification de traités internationaux. Alors que l’Allemagne a mis en place pour
ses minorités nationales un lourd dispositif législatif, à l’inverse, les minorités non
nationales sont minorées par le fait de ne bénéficier d’aucune protection juridique
(Krüger, 2004 : 28). Cette hypothèse reste néanmoins à vérifier. Dans certains cas,
plutôt qu’une majoration, on peut davantage observer ce qui relèverait d’une
« discrimination positive », fondée sur la théorie de l’« inégalité compensatrice ».
Cela semble être le cas pour la minorité danoise du Schleswig-Holstein qui
bénéficie d’un traitement de faveur que n’ont pas les autres groupes, à savoir une
exemption de la clause des 5 % lors des élections parlementaires du Land . Il en
est de même avec les minorités allemandes résidant dans d’autres territoires . A
l’image de ce que l’Allemagne fait pour sa minorité implantée en Pologne, on
constate que d’une manière générale, elle pratique une politique active de soutien
à l’égard de tous les groupes de nationalité allemande dispersés en Europe
centrale et orientale ainsi que dans des pays de la CEI (Communautés des Etats
Indépendants). La plupart des locuteurs de ces groupes n’a plus l’allemand
152
153
152
Le principe de la clause des 5 % a pour effet qu'un parti ne peut être représenté au Bundestag et
aux parlements régionaux (Lantag) que si sa liste recueille au moins 5 % des suffrages exprimés
(seconde voix) ou s'il obtient trois mandats directs (première voix). Cette « clause des 5 % » vise à
limiter le nombre de partis se présentant aux élections et ainsi à éviter la prolifération de petites
formations, qui favoriserait l'instabilité parlementaire dont l'Allemagne se méfie depuis la
République de Weimar. La minorité danoise fait figure d’exception, en ce sens qu’elle peut entrer
au Landtag sans atteindre la barre des 5 % ni obtenir trois mandats directs. Elle est assurée d’avoir
au moins un représentant au Parlement du Schleswig-Holstein.
153
Pour une analyse plus détaillée de la situation des minorités allemandes implantées en Europe
centrale et orientale, on pourra se reporter à une étude de Munz, R. et Ohlinger, R. (1998).
Deutsche Minderheiten in Ostmittel- und Osteuropa, Aussiedler in Deutschland. Eine Analyse
ethnisch privilegierter Migration.
Mis en ligne sous : http://www.demographie.de/demographieaktuell/da9.pdf.
137
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
comme langue « maternelle ». Elle est devenue une langue seconde qui, dans la
perspective allemande, correspond à une deuxième langue maternelle, celle des
origines allemandes, lorsque la première langue maternelle est celle du pays où
l’on est né (hors d’Allemagne). Les actions à l’égard de ces groupes visent, en
quelque sorte, à réactiver des connaissances linguistiques et à revitaliser des
éléments d’une culture oubliée. La politique mise en place relève d’une volonté de
réhabilitation, d’une restitution ou d’une correction de l’Histoire (Jahan, 2003 :
25-27). En d’autres termes, il apparaît clairement que la majoration des minorités
nationales en Allemagne est aussi une majoration de l’allemand, celui des
minorités allemandes implantées dans d’autres territoires. Par conséquent, les
préoccupations de l’Allemagne dans la question minoritaire ne sont pas tant
d’ordre épistémologique ni même éthique, mais bien politique. Plutôt que de
processus de majoration, on a ici à faire à des actions de promotion, et on se situe
davantage dans le champ de la politique de diffusion de l’allemand.
Enfin, on peut se demander si la volonté d’un Etat de rendre « légitime » une
langue en permettant et en soutenant modestement son institutionnalisation (par le
biais d’un soutien financier aux actions culturelles, par exemple) peut être
interprétée comme un acte majorant qui aurait un impact sur la population et sur
sa conscience linguistique. Si, dans certains cas, il peut y avoir un changement
d’attitude des locuteurs, dans d’autres cas, il est plus difficile d’y voir de
quelconques effets. En France, les diverses actions menées à l’intention des
langues dites régionales ont eu parfois un impact sur les pratiques des locuteurs ;
à l’inverse, cela ne parait pas être le cas pour l’Alsace . En Allemagne, y a-t-il eu
une prise de conscience de la situation particulière de la minorité danoise au
moment où son parti, le Südschleswiger Wählerbund (SSW), s’est retrouvé au
centre d’un enjeu politique comme arbitre d’une élection allemande ? S’il
semble que pour certains groupes, il y ait un renouveau, voire un réveil de la
conscience identitaire (qui peut se traduire par l’affirmation d’une spécificité
politique, culturelle et linguistique), comment le mesurer ? En outre, chaque
groupe, et à l’intérieur de chaque groupe, chaque individu ayant sa propre
conscience linguistique, il est impossible de dégager des tendances globales.
154
155
156
154
Selon Blanchet (2002), cela semble avoir été le cas pour le provençal, même si, dit-il, « on en
mesure encore mal les effets en terme de pratiques effectives de la langue ».
155
Dans quelque 300 entretiens semi-dirigés, des sujets dialectophones (actifs et passifs) livrent, à
travers le discours méta- et épilinguistique, divers aspects de leur conscience psychosociolangagière. Parmi les thèmes abordés dans le questionnaire, l’un porte sur les représentations
des pratiques linguistiques et langagières. Pour connaître l’intégralité du questionnaire et la
présentation des grandes tendances, voir Bothorel-Witz, A. et Huck, D. (1995).
156
Le 20 février 2005, les électeurs de souche danoise se sont imposés comme arbitres de
l’élection du Landtag du Schleswig-Holstein. A l’issu du scrutin, les chrétiens-démocrates (CDU),
en tête avec 30 sièges devaient l’emporter sur les socio-démocrates (SPD, avec 29 sièges), au
pouvoir depuis 12 ans et conduits par leur premier ministre Heide Simonis. Les Verts (proches du
SPD) et les libéraux (FDP, proche de la CDU) avaient obtenu tous deux quatre sièges. Avec
seulement 3,6% des suffrages et en vertu de l’exemption de la clause des 5%, le parti danois
(SSW) a obtenu deux sièges. Si son soutien est allé au SPD, un revirement de situation a
néanmoins provoqué la victoire de la CDU.
138
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
Le lecteur aura pu constater qu’il manque à notre étude une prise en compte
de ce que les minorités disent d’elles-mêmes et de leur langue. Le discours portant
sur les groupes et leurs langues s'inscrit dans le vaste ensemble des représentations
sociales et laisse davantage transparaître les rapports de force établis au sein d’une
société et permet ainsi d’appréhender les dynamiques sociolinguistiques (cf.
contribution D. Huck dans cet ouvrage). Il est donc nécessaire de s’intéresser
aussi, au-delà des discours émis par des personnes extérieures aux minorités, à ce
que les membres de minorité disent sur eux-mêmes et les attributs culturels et
identitaires qui les caractérisent, dont la langue fait partie (approche
microsociolinguistique selon Kasbarian, 1997 :185-188 ). Il y a alors minoration
du groupe lorsqu’un des interlocuteurs (émetteur ou le destinataire) le juge
mineur. Un locuteur qui considère que son identité est minorée (par lui-même ou
par le récepteur) laisse apparaître dans son discours des signes liés au processus
de minorisation qui se manifestent autant dans ce qui est dit que dans la manière
de le dire.
157

CONCLUSION
Dans le contexte allemand, où le débat sur les minorités, en particulier celles
issues de l’immigration, suscite souvent les passions, nous avons vu que définir
les minorités à partir des textes juridiques, des choix politiques ou des
propositions issues des disciplines scientifiques n'est jamais simple compte tenu
de la complexité, de l'hétérogénéité et de la subjectivité des critères qu'on y
emploie. En partant de l’analyse d’un corpus juridique portant sur les minorités,
ainsi que de l’interprétation des choix politiques opérés par l’Allemagne, nous
obtenons des traits de définition très variables, peu cohérents, enfermant la
minorité dans un cadre statique et, par conséquent, non opérationnels pour le
sociolinguiste. L’approche du concept de minorité par la voie juridique et
politique risque de lui donner un caractère objectivant et déterministe qui conduit
à décrire une « minorité » comme un état stable, caractérisable par un certain
nombre de données quantitatives et qualitatives. Or, une « minorité » ou un
groupe minoritaire n’est pas un donné objectif et immuable. « Ne pas prendre en
compte les dynamiques de composition, de recomposition, voire de
décomposition de ces groupes en diachronie et [c’est nous qui soulignons] en
synchronie risque de les enfermer dans leurs spécificités, de minimiser leur propre
évolution » .
158
157
Kasbarian (1997) propose un cadre d’analyse constitué par deux approches. L’approche
macrosociolinguistique qui décrit un groupe minoré à partir de critères objectifs extralinguistiques
et sociolinguistiques. Par critères extralinguistiques, il entend les assises territoriales, le rapport
numérique, etc. Les critères sociolinguistiques renvoient par exemple pour les langues de ces
groupes à l’absence de statut officiel, d’usage institutionnalisé (les langues des minorités ne sont
généralement pas des langues d’enseignement, sauf dans le cas de quelques aménagements
particuliers), à une diffusion orale, pratiquée dans sphère familiale, à une rentabilité sociale
restreinte, en distribution complémentaire (pas nécessairement concurrente), etc. L’approche
microsociolinguistique s’intéresse aux productions langagières des membres de la minorité.
158
Propos d’Arlette Bothorel-Witz dans l’introduction générale.
139
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
Les approches disciplinaires (psychologie sociale, sociolinguistique) ont mis
l’accent sur le caractère évolutif de la minorité, celui-ci pouvant être lié aux
processus de minor(is)ation et de major(is)ation qui les affectent. Ces processus
peuvent donner lieu à des résultats qui sont susceptibles d’évoluer : situation
privilégiée (comme cela a été le cas pour la minorité blanche en Afrique du Sud)
ou de désavantage (par exemple, les protestants en France). Parmi les situations de
désavantage, on peut distinguer des processus internes de majoration et de
minoration (cf. les différences de traitement entre la minorité danoise et la
minorité tsigane en Allemagne).
En retenant l’approche dynamique par les processus de minor(is)ation /
major(is)ation, il faudra s’interroger sur les lieux et les modalités de ces
processus, en choisissant un corpus à analyser permettant de faire ressortir les
rapports de domination sociolinguistique, et en particulier la dialectique
minoration / majoration qui transparaît plus particulièrement dans le discours
épilinguistique des locuteurs. L’analyse des discours politiques, mais aussi un
travail de terrain, par le biais d’enquêtes sur les représentations, les
comportements et les attitudes linguistiques des Allemands et des locuteurs de
langues minoritaires s’avèrent ici particulièrement salutaire. En d’autres termes,
pour aborder les phénomènes de minor(is)ation et de major(is)ation, un cadre
d’analyse, constitué d’une double approche - au niveau macro et au niveau micro
– peut être d’un grand secours. La prise en compte de ces deux approches
permettrait d’insister davantage sur la dialectique majoration / minoration qui est
toujours présente même dans les données objectives et surtout dans les données
subjectives (on se dévalorise d’un côté et on se valorise de l’autre). Le caractère
dynamique ressort précisément de ce jeu alterné entre minoration et majoration.

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Etat libre de Saxe (minorité sorabe – haut sorabe)
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http://www.brandenburg.de
144
CECILE JAHAN - L’ALLEMAGNE ET LE FAIT MINORITAIRE. REFLEXION …
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http://www.eblul.org
Politique linguistique de l’Allemagne
http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europe/allemagne_pol-lng.htm
145
QUESTIONS A
CECILE JAHAN
Philippe Blanchet
Tu as fait allusion à cette question extrêmement débattue, voire conflictuelle
d’éventuelles origines allemandes de la Charte européenne des langues
régionales et minoritaires. A ma connaissance – parce que j’ai assisté à des débats
très virulents entre des gens du Conseil de l’Europe et notamment Yvonne
Bollmann et les gens qui travaillent avec elle –, il semblerait que cela relève plutôt
de la rumeur ou de la manipulation idéologique parce que les gens du Conseil de
l’Europe qui étaient là ce jour-là ont élevé les dénégations les plus véhémentes en
disant que ce n’était pas du tout le cas et qu’au contraire, au départ, c’était une
résolution d’une commission dirigée par un Italien. Donc, je pense qu’il faudrait
qu’on continue à se poser cette question-là et en tout cas, il faut être très vigilant
par rapport au fait qu’on peut se faire piéger par des rumeurs qui circulent.
Cécile Jahan
C’est une rumeur que j’ai prise dans un ouvrage de Pierre Hillard qui avait
fait une étude sur les minorités allemandes en Europe centrale et qui est assez
critique, négativement critique, à l’égard de la politique que l’Allemagne a
justement à l’égard de ces minorités allemandes. Il disait dans son ouvrage que
l’Allemagne était en train de façonner la nouvelle Europe à son image et qu’elle
voulait aussi qu’elle soit tournée à son avantage et que c’est pour cela que
l’Allemagne serait à l’origine de cinq documents-clefs dans la construction
européenne dont la convention-cadre et la Charte européenne des langues
régionales et minoritaires. Pour en tirer son propre avantage.
Philippe Blanchet
C’est un ouvrage très controversé.
Andrée Tabouret-Keller
Alors moi, j’ai suivi les travaux de la commission qui a préparé la Charte.
Je crois qu’il faut revenir dessus et faire une étude précise, mais les textes, on en
dispose.
QUESTIONS A CECILE JAHAN
Philippe Blanchet
Ce serait une bonne chose y compris pour qu’on vérifie la rumeur ou pour la
dénoncer définitivement.
Cécile Jahan
Alors pour la bibliographie, il s’agit de l’ouvrage de 2001, Minorités et
régionalismes. Enquête sur le plan allemand qui va bouleverser l’Europe . On
retrouve énormément de commentaires de Pierre Hillard sur internet au sujet de
cet ouvrage-là. Il a dû certainement être très interpellé là-dessus.
159
Andrée Tabouret-Keller
Je voudrais juste faire une remarque pour souligner l’importance de ce genre
d’étude parce que nous sommes vraiment franco-français, la plupart d’entre nous,
dans ce que nous faisons et nous manquons terriblement d’études comparatives et
ça, vraiment, c’est une aubaine d’avoir votre travail sur ce point-là. Il serait
souhaitable d’avoir plus de travaux comparatifs. C’est ça qui peut nous permettre
d’avancer un petit peu.
Jean-Jacques Alcandre
Quand tu fais allusion à la règle des 5 %, c’est à propos du SchleswigHolstein, de quoi s’agit-il ?
Cécile Jahan
C’est à propos de la minorité danoise qui a eu cette disposition et n’a pas
besoin d’atteindre les 5 % d’électorat pour disposer d’un député ; ils ont de toute
façon au moins un représentant politique qui siège au Landtag, qui est le
parlement régional, qui représente de cette façon la minorité. Une fois de plus, la
question est de savoir s’il représente véritablement cette minorité puisqu’on ne
sait pas trop quel est le discours des locuteurs concernés par rapport à ça.
Jean-Jacques Alcandre
C’est à double tranchant, car il y a un effet de paresse qui s’installe parce
que de toute façon il y a une garantie de représentation.
Cécile Jahan
Là où il y a un glissement et des minorités qui bougent, enfin les minorités
actives, ce ne sont pas les minorités nationales finalement, ce sont les autres.
Frédéric Mékaoui
Je vais me protéger en disant que je vais poser une question bête. Est-ce que
dans ces travaux, ces démarches de définition de minorités, est-ce que les gens qui
159
HILLARD, P. (2001). Minorités et régionalismes : l'Europe fédérale des régions. Enquête sur
le plan allemand qui va bouleverser l'Europe. Paris, de Guibert.
147
QUESTIONS A CECILE JAHAN
ont défini ces minorités sont allés voir ces minorités pour leur demander ce
qu’elles pensaient d’elles-mêmes ?
Cécile Jahan
En ce qui me concerne, je ne suis pas allée sur le terrain et c’est d’ailleurs ce
qui manque cruellement à cette étude, mais bon, c’est matériellement aussi
difficile. Mais là, les sources que j’ai utilisées dans un premier temps sont très
juridiques, c’est même une erreur de casting, mais j’ai été piocher dans une autre
discipline, car je ne savais pas vraiment comment commencer cette étude-là et je
pensais que, dans un premier temps, c’était moins dangereux de partir d’un cadre
juridique et de voir ensuite quels étaient les choix politiques inscrits dans les
discours officiels et pour commencer à entrer dans la politique linguistique par ce
biais-là. Maintenant, comme on l’a vu ce matin, il y a un triangle et il y a d’autres
choses à prendre en considération, et ça marche très bien pour les politiques
linguistiques aussi. En Allemagne, les études qui portent sur les minorités sont des
rapports officiels commandés par les Länder ou par l’état allemand, et qui sont
très descriptifs. Il y a pas tellement de problématisation et donc il n’y a pas
tellement d’enquêtes. Les données qui sont indiquées dans ces rapports-là sont
demandées à des organisations qui sont censées représenter ces minorités. Pour le
cas de la minorité sorabe, ça s’appelle la Domoniva et donc le gouvernement
allemand a contacté la Domovina pour lui demander ses données à elle. On a donc
aussi évidemment des guillemets à mettre partout dans ce cas-là.
Andrée Tabouret-Keller
Je crois qu’il faudrait inscrire tout ça dans une dimension historique plus
vaste qui soulignerait qu’en Allemagne, la sensibilité à la question des minorités a
été très vive du fait de la diaspora allemande dès la deuxième moitié du XIXe
siècle et même avant. A partir de 1893, il y a deux journaux pédagogiques à
destination des maîtres d’école allemands de minorités allemandes à l’étranger.
C’est-à-dire que ce qui s’est passé au moment de la rédaction de la charte
européenne a bénéficié, de la part de l’Allemagne, d’une expérience que l’on
pourra juger comme on voudra, mais l’expérience était là, alors que, par exemple,
la France n’avait rien à donner, rien à apporter. C’est-à-dire que quand il y a des
rumeurs etc., c’est vrai que l’Allemagne avait une expérience historique de plus
d’un siècle du phénomène minoritaire de ses propres diasporas. On ne peut pas
sortir ce que tu as dit de cette histoire à plus long terme. De même ce qui se
pratique aujourd’hui, c’est basé sur une expérience très ancienne.
Cécile Jahan
J’aimerais aussi ajouter une chose : c’est vrai qu’au lendemain de la
Seconde guerre mondiale, toute action sur le statut ou sur le corpus de la langue
nationale et officielle était interdite, c’était mal venu et c’était mal vu. Donc
l’Allemagne s’est montrée très discrète là-dessus, en tout cas au sortir de la
guerre, et il fallait qu’elle trouve autre chose, en quelque sorte, et elle a trouvé
cette action sur les minorités. C’est là qu’on a eu les déclarations de Bonn et
148
QUESTIONS A CECILE JAHAN
Copenhague. La RDA a accordé des droits à la minorité sorabe, mais si elle faisait
cela, c’était qu’elle pouvait le faire ou alors elle pouvait attendre que les pays qui
avaient ses propres minorités, donc les minorités allemandes, le fassent. Donc
c’est un moyen détourné de continuer une promotion de l’allemand ou une
majoration de l’allemand parce que c’était tabou de le faire avec la langue
nationale, en tout cas pour un certain temps. Et puis après 90, on a pu, à nouveau,
repartir sur de bonnes bases.
Arlette Bothorel
Il y a peut être un ouvrage que vous devriez consulter. C’est celui de deux
Allemands qui travaillaient à l’institut pour la langue allemande, Born et
Dieckgiesser , et qui ont été chargés par le ministère des affaires étrangères, il y a
maintenant une quinzaine d’années, de faire un premier travail sur les minorités
de langue allemande. Et là, quand on pense que le travail a été demandé par le
ministère des affaires étrangères, on peut effectivement s’interroger sur la visée de
la politique allemande. Concernant l’Alsace, je pèse mes termes, ce qui a été écrit
est idéologiquement marqué. On a été catégorisés immédiatement comme étant
des locuteurs de langue maternelle allemande et qui sont, de surcroît, analphabètes
dans leur propre langue. Bon, c’est ce qui est écrit. Vous avez choisi le cadre
juridique et, vous le savez, moi je m’interroge si on peut lire à partir du cadre
juridique ce que serait une minorité voire une langue minoritaire. Il faudrait peutêtre davantage voir les mesures qui ont été prises, encore que vous ne puissiez
pas, vous, dans le travail qui est le vôtre, mesurer l’impact de ces mesures, vous
ne faites pas un travail empirique. Mais je pense qu’il serait intéressant de rajouter
des travaux de ce type-là, ça permettrait un peu d’éclairer la politique linguistique,
si tant est qu’on est dans ce cadre de politique linguistique.
160
Jean-Jacques Alcandre
A propos de la Turquie : les évènements très récents confirment ce que tu
dis, c’est-à-dire cette mise en avant de cette terreur qui s’installe soudain, suite à
l’assassinat de Theo Van Gogh aux Pays-Bas. Suit une manifestation des Turcs
qui disent qu’ils sont contre la violence et qu’ils veulent s’insérer dans un état
allemand et on voit, à ce moment-là, des politiques qui interviennent et ça faisait
le titre de la Frankfurter Allgemeine le jour dit. Ce qu’on leur disait, c’était :
« Bitte, lernt Deutsch ! », « Par pitié, apprenez l’allemand ! ». On voit la
différence de traitement.
Frédéric Mékaoui
Ils veulent les obliger à parler allemand dans les mosquées.
160
BORN, J. et DICKGIESSER, S. (1989). Deutschsprachige Minderheiten : ein Überblick über
den Stand der Forschung für 27 Länder. Mannheim, Institut für deutsche Sprache, im Auftrag des
Auswärtigen Amtes.
149
QUESTIONS A CECILE JAHAN
Philippe Blanchet
Une formulation qu’a utilisée Cécile et qui me semble aller dans le sens de
ce qu’on a dit ce matin : tu disais qu’ils ont été élevés au rang de minorité, ce qui
veut donc dire qu’il est majorant d’être reconnu comme étant minoré. On est bien
dans la complexité de la chose.
Dimitrios Kargiotis
Par rapport à la politique de la discrimination positive, il y a eu un débat, qui
continue, dans des sociétés comme la société américaine sur cette mesure. Il y a
trois réactions sur la question si on doit continuer sur ce type de programme ou
non. Un type de réponse est qu’il faut que ça s’arrête, parce que la situation a été
réparée et il n’y a plus de discrimination, qu’il n’y a plus de minorité. Une autre
opinion dans le débat dit que la situation n’est pas réparée, des discriminations
continuent tout le temps, qu’il faut donc que ce programme continue. Et, dans ce
sens là, depuis quinze/vingt ans, une troisième voie s’est élaborée dans la
direction qui dit que la question de savoir s’il y a ou non des minorités n’est plus
un enjeu, mais il faut garder la discrimination positive au nom d’une mémoire
historique de ce qui, une fois, a été un processus de minoration pour ne pas
oublier ou parce que ça fait partie de notre histoire. Cette troisième voie me paraît
vraiment intéressante, parce que finalement, elle déplace le débat entre minoration
ou majoration dans ce sens de communauté multiculturelle.
150
Claude TRUCHOT
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE)
(EA 3405)
L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA » :
OBSERVATIONS SUR UN MODE DE MAJORATION
Historiquement, le terme de « lingua franca » désigne la langue utilisée pour
les échanges dans le bassin méditerranéen de l’époque médiévale jusqu’au XIXe
siècle environ. Le terme a été emprunté par la langue anglaise pour nommer le
concept de « langue véhiculaire », quelle que soit cette langue. Et la langue
anglaise est en train de le prêter aux langues européennes pour désigner
précisément les fonctions véhiculaires de la langue anglaise. L’idée se répand en
effet que l’Europe a besoin d’une « lingua franca » et que celle-ci est ou devrait
être l’anglais. Une « lingua franca » se définit par son mode d’enseignement qui
ne doit pas être celui d’une langue étrangère, mais celui d’une langue seconde.
Elle se définit par ses fonctions véhiculaires dans différents domaines d’usage.
Elle acquiert un statut officiel quand elle est reconnue comme telle par des
institutions. Nous allons montrer au moyen de quelques exemples comment ce
statut est en train de se construire, ainsi que les fondements réels ou figurés de
cette construction.
 LE NOUVEAU « POSITIONNEMENT » DE L’ANGLAIS DANS
L’EDUCATION
 Démarches
Au stade actuel de l’implantation de l’anglais dans les systèmes éducatifs
(Truchot, 2002), de fortes pressions s’exercent pour l’enseigner partout en
Europe, non plus comme langue étrangère mais comme langue seconde. Ces
démarches, qui auraient suscité dans le passé de fortes oppositions, sont
maintenant ouvertement défendues et influencent les acteurs politiques. Les
agences de promotion et les réseaux de diffusion de l’anglais n’ont donc pas
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
hésité à en faire leur cheval de bataille en Europe. On peut citer, comme référence
autorisée, David Graddol, sociolinguiste et historien de la langue anglaise, auteur
pour le British Council d'une étude sur l’« avenir de l'anglais », qui a eu un certain
retentissement (Graddol, 1997). Il estime dans une nouvelle étude (2001) sur
l’avenir de « l’anglais comme langue européenne » qu'il faut prendre en compte
ce qu’il appelle le « repositionnement » (repositioning) de l'anglais comme
« lingua franca » en Europe et l'enseigner comme une langue seconde. Il se
montre critique à l'encontre du Cadre européen commun de référence pour les
langues du Conseil de l'Europe qui n’établit pas cette distinction entre l’anglais et
les autres langues :
« Bien que le Cadre ait été élaboré au départ en relation avec l’anglais, il ne
prend pas en compte de manière satisfaisante l’évolution du statut de l’anglais en
Europe. La place qui est manifestement encore attribuée à l’anglais est celle d’une
« langue étrangère » comme les autres. Il est plus qu’évident que le Cadre est
conçu pour nourrir la résistance à la domination de l’anglais comme première et
parfois comme seule langue étrangère enseignée dans beaucoup de programmes
scolaires en Europe. »
161
Le statut de langue seconde dévolu à l’anglais dans un système éducatif, tel
qu’il est préconisé ou mis en place, a plusieurs caractéristiques. La première est
son instauration comme discipline fondamentale : tout citoyen doit recevoir une
formation à cette langue. Son enseignement devient donc obligatoire. Il est
introduit dès l’école primaire et reste obligatoire jusqu’à l’entrée dans
l’enseignement supérieur. La seconde caractéristique majeure est la redéfinition
du contenu de l’enseignement. Cela consiste à faire une large place dans
l’apprentissage aux situations de communication entre non-anglophones et à
choisir comme norme ou référence l’anglais utilisé en de telles circonstances. Cela
implique une recherche sur la description de ces situations et de ces « variétés de
langue ». Cette recherche, dont le nom de domaine est « English as a lingua
franca », se développe de manière très rapide en Europe.
« L’anglais comme lingua franca est en train de devenir un domaine d’une
particulière vitalité dans la recherche en linguistique appliquée, la plus grande
partie du travail étant entreprise dans l’espace d’expansion de l’anglais,
principalement en Europe continentale et en Asie de l’Est. » (Jenkins, 2004 :
63162).
Plusieurs programmes de recherche sont en cours de réalisation. Celui de
l’université de Vienne est souvent pris comme référence (Seidlhofer, 2001).
161
« The framework although first worked out in connection with English, does not satisfactorily
address the changing status of English in Europe. English is still very much positioned as one
‘foreign language’ like others. There is even more than a hint that the framework is intended to
provide a resistance to the dominance of English as the first , and sometimes only foreign language
in many European curriculums » (p.52, traduction CT).
162
« ELF (English as a lingua franca) is developping into a vibrant research area in applied
linguistics, with much of the work being carried out in the Expanding Circle, especially mainland
Europe and East Asia. » Conférence au XXXVIIIe congrès de l’IATFL (International Association
of Teachers of English as a Foreign Language), Liverpool, avril 2004, traduction CT.
152
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
 Mises en oeuvre
Les fonctions véhiculaires étant privilégiées, l’enseignement dans la langue
est préconisé à des fins d’apprentissage de la langue. La « lingua franca » est
ensuite utilisée à des fins de transmission des connaissances. Cette utilisation de
l’anglais comme langue véhiculaire de l’éducation connaît actuellement un
développement très rapide dans l’enseignement supérieur. Nous y reviendrons.
Cette reconsidération du statut de l’anglais dans l’éducation fait rapidement
son chemin en Europe, non seulement dans des pays où l’anglais est bien implanté
comme le Danemark et les Pays-Bas, mais aussi en France, où cette langue est
loin d’avoir le même enracinement. En 1997, Claude Allègre, personnalité
scientifique de renom, alors ministre de l’éducation, déclarait que l’anglais devait
être enseigné comme une langue seconde. Il s’agissait à l’époque d’une
déclaration à l’emporte-pièce et le ministre était apparu assez isolé. Mais ce
nouveau « positionnement » de l’anglais a été considérablement conforté par le
Rapport sur l’avenir de l’école (Ministère de l’éducation nationale, 2004)
commandé par un de ses successeurs au ministère. On trouve, nourrissant ce
rapport, une bonne partie des préceptes sur l’enseignement comme langue
seconde décrits ci-dessus. Selon ce rapport, l’anglais est classé comme un
« savoir-faire » faisant partie du « socle des indispensables » :
« Le premier (indispensable) est l’anglais de communication internationale
qui n’est plus une langue parmi d’autres, ni simplement la langue de nations
particulièrement influentes. Il est devenu la langue des échanges internationaux,
que ce soit sur le plan des contacts scientifiques ou techniques, commerciaux ou
touristiques. Il ne s’agit pas d’imposer l’anglais comme langue étrangère
exclusive, mais de considérer comme une compétence essentielle la maîtrise de
l’anglais nécessaire à la communication internationale : compréhension de
diverses variétés d’anglais parlées par les anglophones et les non-anglophones,
expression intelligible par tous » (p. 54)
 Certitudes
Ces prises de position considèrent comme acquis que l’anglais est
effectivement une « lingua franca » européenne, ou alors qu’il doit le devenir. Ces
certitudes méritent pour le moins d’être évaluées. Le plus souvent une telle
évaluation est considérée comme inutile, voire illégitime, même parmi les
personnes qui font état de leurs préoccupations vis-à-vis de l’expansion de
l’anglais. L’argumentation commence le plus souvent par : « Il ne fait aucun
doute… ». Citons, parmi d’autres, ces quelques exemples pris dans la partie
introductive d’une étude sur l’enseignement de l’anglais comme « lingua franca »
réalisée pour le Conseil de l’Europe (Neuner, 2004) :
« Il ne fait aucun doute qu’il est très utile de disposer d’une « langue pour
tous » pour la communication quotidienne » (p. 1).
« Il ne fait aucun doute que, dans le monde actuel, une connaissance au
moins élémentaire de l’anglais est indispensable… » (p. 2).
153
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
C’est l’argumentation de l’évidence. Elle apparaît très communément sous
la dénomination de « la langue de… » : l’anglais est LA langue des sciences, de
l’économie, de la finance, de la construction européenne. De tels arguments sont
avancés sans que soit examinée la réalité de ces « évidences », leur contenu
idéologique, les processus et démarches politiques et économiques qui les ont
imposés, la légitimité de la présence d’autres langues. On le trouve de manière
explicite dans le Rapport sur l’école qui, après avoir énuméré les domaines de « la
langue de… », conclut ainsi:
« Ne pas être capable de s’exprimer et d’échanger en anglais de
communication internationale constitue désormais un handicap majeur, en
particulier dans le cadre de la construction européenne » (p.54).
D. Graddol s’efforce au moins de convaincre en essayant de fonder ses
arguments. Mais il ne les fonde en tout et pour tout que sur deux études. La seule
qui ait un caractère scientifique est celle de Bent Preisler sur l’anglais au
Danemark (Preisler, 1999). L’autre est une enquête sur la connaissance des
langues en Europe réalisée par Eurobaromètre, l’agence de sondages de la
Commission européenne, à l’occasion de l’Année européenne des langues
(Commission européenne, 2001). Preisler avance un certain nombre de données,
recueillies au moyen d’un échantillon aléatoire, sur les contacts de la population
adulte danoise avec l’anglais : ainsi 80 % des personnes interrogées déclarent
entendre de l’anglais au moins une fois par jour, 45 % regarder des films ou
programmes de télévision en anglais sous-titrés tous les jours, 32 % avoir à traiter
des documents en anglais sur leur lieu de travail de manière quotidienne. On
relèvera aussi, ce que ne fait pas Graddol, que seules 9 % des personnes
interrogées déclarent avoir l’occasion de s’exprimer oralement en anglais. Il est
probable qu’une étude effectuée en Suède ou aux Pays-Bas donnerait des résultats
équivalents. Mais la situation apparaîtrait probablement très différente dans des
pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne. On ne dispose pas de
données comparables pour ces pays, mais il est pour le moins contestable de
généraliser à ces pays ce qui peut être constaté au Danemark.
Les données sur l’anglais dans l’enquête d’Eurobaromètre publiée en 2001
ont été recueillies dans les treize pays non-anglophones de l’Europe à quinze.
Graddol retient de ces données que 80 % des populations des pays nordiques
déclarent pouvoir parler anglais. Les proportions sont nettement moins élevées en
Europe du Sud, mais Graddol souligne les différences entre générations. Ainsi, en
France, environ 10 % des personnes âgées de plus de 54 ans déclarent connaître
l’anglais, contre 55 % des personnes de 15 à 24 ans, ce qui présage d’un bel
avenir pour l’anglais puisque les jeunes générations sont considérées comme les
avant-gardes des changements sociolinguistiques. Graddol en déduit que l’anglais
a déferlé sur l’Europe du nord au sud (« has been sweeping across Europe from
north to south »).
154
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
Le problème, dont il a parfaitement conscience, est celui de la crédibilité
qu’il convient d’accorder aux déclarations des personnes interrogées. En moyenne
41 % des répondants déclarent connaître l’anglais. Comme 19 % des répondants
déclarent connaître le français et qu’il y a là aussi une progression
générationnelle, on devrait donc en conclure que si l’anglais est une déferlante de
forte amplitude, le français en est une de moyenne amplitude. Ce qui laissera les
observateurs du français interrogatifs, voire sceptiques. En fait, ce genre de
sondage dépend des représentations qu’ont les individus et les sociétés de ce
qu’est connaître l’anglais. Pensant affiner les données sur la connaissance de
l’anglais, les auteurs du sondage ont demandé aux répondants de s’auto-évaluer
selon trois niveaux : élémentaire, bon, très bon. Si les résultats au Danemark se
répartissent entre bons (34,9 %) et très bons (36,7 %), les Suédois ont presque
tous refusé de s’estimer très bons (0,1 %) s’estimant simplement bons (88,4 %).
Or, on ne voit pas en quoi ils seraient inférieurs aux autres Scandinaves,
autrement que dans leurs représentations.
 Repères
Une étude récente (Truchot, 2002) entreprend de faire le point sur les études
réalisées et les données disponibles sur l’anglais en Europe et sur ce qu’elles
livrent comme informations. Elle souligne en introduction que, pour étudier ce
phénomène d’expansion à l'échelon de l'Europe, il faut disposer de données
émanant de sources scientifiques, que celles-ci doivent être suffisamment
représentatives de l’espace européen. C’est loin d’être le cas. On trouve des études
répondant à des critères scientifiques sur des domaines comme les langues dans
les sciences, les pratiques linguistiques des cercles d’usagers restreints. Les études
et les observations les plus nombreuses portent sur les institutions de l'Union
européenne. Ces espaces d’usage sont prestigieux, mais ils ne regroupent que
l’Europe occidentale nordique. Cela n’a rien de surprenant dans la mesure où c’est
dans cette région que l’implantation de l’anglais apparaît la plus manifeste. Ce qui
est par contre surprenant est que le nord de l’Europe soit pris comme référence
dans les politiques linguistiques qui ont pour objectif la promotion de l’anglais en
d’autres parties du continent.
L’étude note aussi que la plus grande quantité d’informations est fournie par
des organismes dont la vocation n’est pas l’observation sociolinguistique. On
connaît les statistiques sur l’enseignement des langues fournies par les ministères
de l’éducation. La Commission européenne diffuse les études de ces agences de
statistiques (Eurydice, Eurostat) et celles de son organisme de sondage
Eurobaromètre dont on a vu les limites. En matière d’usage des langues, les
données disponibles sont surtout d’ordre institutionnel ou commercial et relèvent
de ce qu’on peut appeler l’observation des marchés linguistiques. Ainsi on dispose
de statistiques sur les langues, des références qui sont recensées par les banques
d’informations scientifiques et techniques. Il existe des comptages sur les langues
des sites Internet, sur les langues de consommation des produits audiovisuels.
L’évaluation des pratiques linguistiques dans les institutions de l’Union
155
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
européenne se fonde en grande partie sur les statistiques fournies par leurs
services de traduction.
Les données dont on dispose actuellement pour prendre la mesure du
phénomène doivent donc plutôt être considérées comme des repères. Traités de
manière diachronique, ceux-ci permettent d’entrevoir la nature des évolutions.
Mais dans presque tous les domaines des études sont nécessaires : éducation
(enseignement de l’anglais et en anglais), monde du travail, production et
diffusion culturelles, société de l’information, vie quotidienne. Ces repères font
aussi apparaître les fonctions sociales de plus en plus manifestes attribuées à la
langue anglaise. Ils montrent le rôle des représentations. L’anglais est associé à la
modernité et se voit attribuer une dimension internationale et mondiale, quelle que
soit la diffusion internationale d'autres langues ou leur capacité à exprimer ce que
la société a de moderne. Nous allons en voir un exemple avec le rôle attribué à
l’anglais dans l’enseignement supérieur.
 L’ENSEIGNEMENT
FRANCA »
UNIVERSITAIRE
EN
« LINGUA
 Une pratique en expansion
La pratique d’utiliser l’anglais pour la transmission des connaissances dans
l’enseignement universitaire se répand en Europe. Plusieurs études réalisées
récemment permettent de situer l’importance de cette pratique. C’est le cas en
particulier de celle d’Ammon et McConnell (2002) portant sur 21 pays. On ne
s’étonnera pas que le recours à l’anglais soit fortement implanté dans le nord de
l’Europe, Pays-Bas compris. On considère que ce pays est probablement le plus
avancé dans cette voie. L’enseignement en anglais y est intégré à partir de la
seconde année d’étude universitaire, puis de plus en plus largement, et le recours à
cette langue est dominant pour les diplômes de haut niveau. Une enquête réalisée
par l’Union de la langue néerlandaise (Nederlandse Taalunie163) montre que
l’anglais est utilisé comme langue d’enseignement dans la totalité des masters164.
Plus de la moitié d’entre eux sont assurés exclusivement dans cette langue. Les
autres langues étrangères sont peu utilisées. Ajoutons qu’aux Pays-Bas et dans
tous les pays d’Europe du Nord, les programmes destinés aux étudiants qui
participent aux échanges Erasmus ont lieu en anglais.
Cette pratique s’est élargie à l’Europe centrale dans les années 1990. De
nombreuses filières universitaires en langues étrangères y ont été créées. Il en
existe un nombre important en allemand et en français, mais le recours à l’anglais
163
Nederlandse Taalunie : www.taalunie.org.
Dans le cadre de la mise en place d’un espace commun de l’enseignement supérieur, ou
processus de Bologne, le système de diplômes a été normalisé en trois niveaux : licence (3 ans),
master (5 ans), doctorat (8 ans). Les masters sont des formations spécialisées qui s’effectuent en
deux années après la licence. En 2005, cette réforme était mise en place dans une quarantaine de
pays (note p. 11).
164
156
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
est très largement dominant. Selon les témoignages recueillis par Ammon et
McConnell, cette pratique n’est pas attestée en Europe du Sud (Espagne, Grèce,
Italie, Portugal). Par contre, elle se répand en Allemagne et en France. En
Allemagne, le premier diplôme universitaire en anglais a été créé en 1997. En
2001, toutes les universités allemandes avaient introduit des diplômes
« anglophones » dans leur offre de formation.
Edufrance, l’agence officielle chargée de promouvoir l’enseignement
supérieur français à l’étranger, a recensé toutes les formations (non linguistiques)
dispensées en anglais par des établissements d’enseignement supérieur français.
La liste que l’agence a établie, publiée sur son site internet, en compte 419165. Les
écoles supérieures de commerce et de management d’entreprises contribuent pour
plus d’une moitié (220) à cette offre de formation. Les autres filières
« anglophones » sont localisées dans des grandes écoles, des écoles d’ingénieurs
et des universités. Environ 200 des diplômes délivrés sont annoncés comme étant
des masters. On recense aussi 12 licences, 15 DEA et 10 DESS. On peut ajouter la
cinquantaine de MBA (Master of Business Administration) délivrés par les écoles
supérieures de commerce, qui sont des diplômes post-universitaires, et constater
que la formation au management d’entreprises se fait actuellement en France de
manière dominante en anglais.
Une enquête effectuée par le Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen
a apporté des informations sur la situation dans les universités et grandes
écoles166. Elle avait pour objectif d’évaluer l’usage de langues autres que le
français dans les formations habilitées comme masters, DEA et DESS, hors
filières linguistiques. Les réponses ont été complétées par les données fournies sur
les sites internet de ces établissements. Les résultats révèlent que l’usage de
l’anglais comme langue d’enseignement est affiché à ce niveau d’étude par 10
grandes écoles sur le groupe de 32 retenu pour l’enquête, dont plusieurs ne sont
pas recensées par Edufrance. On le relève également dans 18 établissements sur
les 86 universités françaises, dont 9 ne sont pas recensés par Edufrance. Par
contre, il est très difficile d’évaluer ce que cela représente en pourcentage de
l’offre globale de formation, étant donné la complexité et la diversité de celle-ci,
et son « chamboulement » actuel avec la mise en place du nouveau système
européen de diplômes. Le processus semble néanmoins bien entamé dans les
grandes écoles. A titre indicatif, les 5 masters de l’Ecole normale supérieure de
Lyon et 5 des 12 masters de l’Institut d’études politiques de Paris sont présentés
165
Edufrance : www.edufrance.fr. La consultation a été faite en mai 2005. La liste a été établie en
2002.
166
Cette enquête s’intégrait dans une étude sur l’évolution du statut de langues nationales en
Europe, entreprise à l’initiative de la Fédération européenne des instituts linguistiques nationaux
(FEILIN ou EFNIL). La partie française était assurée par la Délégation générale à la langue
française et aux langues de France et confiée au Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen
(GEPE) de l’université Marc Bloch. La FEILIN, ayant dû interrompre cette étude, n’a pas publié
de résultats. L’enquête du GEPE a été effectuée par Cécile Jahan.
157
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
comme ayant lieu en grande partie en anglais. Pour les universités, on peut parler
d’un phénomène émergent, mais moins conséquent.
A ce stade, des études sont nécessaires. On ne connaît pas le nombre
d’étudiants concernés par ces enseignements, et les pourcentages respectifs
d’étudiants français et étrangers. Edufrance précise dans sa présentation si
l’anglais est la seule langue d’enseignement ou s’il est utilisé conjointement avec
le français, mais dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas possible d’évaluer la
part respective de chaque langue sans observation des pratiques. Il faudrait
probablement observer si les pratiques affichées correspondent à une réalité, ou
quelles pratiques ne sont pas affichées.
Les données dont on dispose permettent en l’état d’appréhender plusieurs
caractéristiques de ce recours à l’anglais à l’échelon européen.
 Il est presque toujours mis en relation avec le caractère international
d’une formation. Mais le concept « d’international » est flou et sa signification
varie considérablement. Il peut se référer à la nature des emplois auxquels la
formation donne accès. Il peut se référer au fait que le diplôme délivré est préparé
conjointement dans des établissements de pays différents. Bien souvent une
formation est déclarée « internationale » par le simple fait qu’elle accueille des
étudiants de nationalités différentes. On se rend compte aussi que certaines
formations sont internationales parce que l’enseignement est en langue
étrangère…
 Le recours à l’anglais se rencontre avant tout dans des filières de haut
niveau. Nous l’avons vu dans le cas des Pays-Bas. Ammon et McConnell (2002)
le relève dans la plupart des autres pays. Selon Edufrance, 82 % des diplômes
anglophones figurant sur sa liste se situent après la licence ou un diplôme
équivalent. On assisterait donc à une différenciation entre le haut niveau de
formation, dont l’usage de l’anglais deviendrait une spécificité, et les autres,
dispensées dans la langue nationale. En France se trouverait, parmi ces dernières,
la grande masse des formations universitaires.
 Une autre caractéristique évidente est que le recours à l’anglais est
particulièrement prononcé dans des pays qui ont des langues moins diffusées et
moins enseignées.
 Enfin, et sans que cette liste soit exhaustive, l’anglais s’implante
rapidement dans les pays moins développés et qui connaissent un développement
important mais très inégalitaire.
 Contrechamp
En contrechamp, on peut avancer plusieurs observations. Les premières
portent sur la qualité d’un diplôme universitaire de haut niveau dispensé en
« lingua franca ». Dans la plupart des cas, les enseignants ne sont pas
anglophones, ce diplôme est ouvert à des étudiants qui, dans leur grande majorité,
ne sont pas anglophones non plus. On peut donc s’interroger sur la qualité de la
transmission des connaissances par les enseignants, sur la capacité des étudiants à
158
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
s’exprimer, surtout par écrit, et sur les problèmes que pose l’évaluation des
connaissances dans ces circonstances. Il est très probable que de telles formations
reposent sur une estimation erronée et donc aberrante de ce qu’est connaître une
langue, de ce qu’il est possible de faire avec une « lingua franca » par rapport
avec ce que l’on peut faire avec une langue dans laquelle on a été socialisé et
éduqué. Si l’on considère que le langage s’articule avec la pensée, on peut en
déduire qu’un enseignement de haut niveau est difficilement compatible avec un
idiome approximatif qu’il est excessif de nommer « langue anglaise ». C’est
pourtant bien ce qui se produit. Claude Piron (1994) estime à 10.000, voire 12.000
heures d’exposition active à la langue étrangère le temps nécessaire pour qu’un
universitaire non-natif puisse être en mesure de réellement travailler dans cette
langue. Ce qui implique plusieurs années de formation en milieu naturel. On est
loin des quelques centaines d’heures qui constituent le viatique moyen des
enseignants de ces filières « anglophones ».
Un diplôme dans la langue du pays, précédé pour les étudiants étrangers
d’une formation linguistique adéquate, favorisée par leur immersion dans
l’environnement naturel de cette langue, serait certainement de bien meilleur
niveau. Un apprentissage diversifié et approfondi des langues étrangères
garantirait son ouverture internationale. Le problème est qu’il ne recevrait pas un
label international, que seule paraît garantir la langue anglaise, dans l’esprit d’un
grand nombre de gens : promoteurs de diplômes, étudiants qui souhaitent les
acquérir et acteurs économiques et institutionnels qui les reconnaissent.
On peut aussi faire des observations sur les fondements des démarches qui
posent que la communication en Europe ne peut s’établir qu’au moyen d’une
« lingua franca ». C’est un postulat erroné. En effet, une très large partie de la
communication internationale ne se fait pas de manière transversale ou
transnationale, elle se fait en direction de pays, c’est à dire en direction de
communautés linguistiques nationales. C’est le cas en particulier de la
communication engendrée par la mobilité professionnelle. On vient travailler dans
un pays. Chaque pays possède ses propres usages linguistiques pour les relations
de travail, dont l’une des caractéristiques majeures est l’usage d’une langue
commune. C’est donc aussi la langue principale de communication pour toute
personne qui vient travailler dans un pays, quelles que soient ses fonctions. Les
entreprises étrangères qui s’y implantent essaient bien d’imposer leurs propres
pratiques, parmi lesquelles l’usage de l’anglais comme « lingua franca », mais
elles buttent le plus souvent sur une réalité : c’est dans les langues dans lesquelles
les individus ont été socialisés et éduqués qu’ils sont le mieux à même de faire
preuve de leurs compétences professionnelles.
Il en est de même de la communication engendrée par la mobilité
universitaire. On vient étudier dans un pays. Toute personne qui vient y acquérir
un diplôme s’insère dans les pratiques linguistiques des universités, que celles-ci
utilisent une seule langue, ce qui est le plus fréquent, ou qu’elles en utilisent
159
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
plusieurs, ce qui est le cas dans les situations de contact (universités de Fribourg,
de Barcelone, par exemple). On peut bien sûr considérer l’argument selon lequel il
n’en a pas été toujours de même dans le passé. Il est mis en évidence aux PaysBas, où l’on avance, pour justifier l’usage actuel de l’anglais, que les universités
ont une tradition d’usage d’autres langues que le néerlandais. On peut aussi
retourner l’argument en disant que dans le passé, les langues utilisées,
essentiellement l’allemand et le français, avaient une fonction particulièrement
élitiste qui serait donc maintenant dévolue à l’anglais.
Dans la grande majorité des cas, les langues des pays européens constituent
les langues réelles de la mobilité professionnelle et universitaire en Europe. Cette
conclusion est tirée par les anglophones eux-mêmes. Le journaliste Chris
Yeomans, critiquant les gouvernements britanniques successifs qui, pendant vingt
ans, n’ont pas investi dans l’enseignement supérieur, constatant la situation qu’il
estime désastreuse des étudiants anglais, de plus en plus endettés pour payer des
frais d’études de plus en plus élevés, leur donne le conseil suivant :
« Tirez le meilleur parti du processus de Bologne et du futur enseignement
supérieur européen en apprenant une langue étrangère. Allez étudier ailleurs en
Europe. Une fois votre diplôme en main et installé à l’étranger, les impôts anglais
seront mal en point… » .
Si l’on prend ce conseil à la lettre, ce que les universités européennes ont à
offrir aux étudiants étrangers, ce ne sont pas seulement leurs diplômes, ce sont
aussi leurs langues.
167
 LA « LINGUA FRANCA » DANS LES IDEOLOGIES ET LES
PRATIQUES SOCIALES
Il ne s’agit pas de nier l’utilité des langues véhiculaires. Mais établir la
prééminence d’une « lingua franca » est une tout autre démarche. Nous sommes
en face d’un processus idéologique qui survalorise ce qui est considéré comme
international et la langue qui est censée incarner cette dimension. Le même
processus idéologique dévalorise les langues nationales en les faisant apparaître
comme archaïques et dépassées. L’usage de la langue nationale en tant que langue
commune d’un pays tend à être ignoré ou sous-estimé alors qu’il est effectif,
même en contexte international. Ceux qui prônent l’usage de la langue nationale
sont stigmatisés comme étant étroits d’esprit et chauvins, voire pire.
Dans de nombreuses formations universitaires « anglophones », la « lingua
franca » tend à être préférée alors que la langue habituelle d’enseignement
pourrait être utilisée, au moins pour une partie de la communication, moyennant
des aménagements linguistiques appropriés : par exemple, en prenant des
167
Magazine Cafébabel, diffusion internet : www.cafebabel.net : Dossier : L’université du futur se
décide à Bergen. Chris Yeomans : « English students face financial ruin » (version anglaise), « Les
étudiants anglais au bord de la banqueroute » (version française), 16 mai 2005.
160
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
dispositions pour mettre cette langue à portée des étudiants étrangers. Mais les
universités peuvent craindre qu’en faisant ce choix, sans afficher leur adhésion à
la « lingua franca », elles apparaissent archaïques, recroquevillées sur ellesmêmes, et soient rétrogradées en bas des classements concurrentiels réalisés par
les agences de la globalisation. Pourtant, dans le cadre de la mobilité éminemment
souhaitable des étudiants, des universitaires, des chercheurs, la responsabilité des
universités n’est-elle pas de transmettre aussi la langue, ou les langues, du pays,
en même temps qu’elles transmettent les savoirs dont elles sont productrices ?
Dans ce recours à une « lingua franca », on peut aussi voir transparaître des
motivations sociales. Une forte corrélation peut être établie entre la connaissance
de l’anglais et le statut social des individus, entre l’usage de cette langue et
l’exercice d’un pouvoir. C’est particulièrement le cas dans les entreprises, mais ce
peut être aussi le cas en politique et dans le monde scientifique. Un chef
d’entreprise ou un cadre supérieur, passé par des filières anglophones, aura intérêt
à montrer sa connaissance et sa pratique de l’anglais à ses subordonnés s’il veut
affirmer son autorité en les plaçant en situation d’infériorité. La connaissance de
l’anglais est presque toujours requise dans les offres d’emplois de haut niveau.
Mais les informations que l’on peut obtenir montrent que ce qui est vérifié, ce
n’est pas l’adéquation à un profil linguistique : dans la plupart des cas, ce profil
n’a pas été établi. Ce qui est vérifié par contre, c’est l’éducation du postulant, ses
contacts avec les modèles économiques ou de gestion d’entreprises considérés
comme des références, s’il est mobile, adaptable, pas trop enraciné dans une
culture nationale.
En Europe, cette institutionnalisation d’une « lingua franca » commence à
faire l’objet d’un débat, mais celui-ci est encore peu nourri par la recherche. Il
n’est pas trop étonnant que la recherche la plus active soit consacrée aux moyens
de mettre en œuvre cette institutionnalisation plutôt qu’à l’analyse de ses
fondements et de sa nécessité. Choisir la seconde voie implique des analyses de
situations par domaines et par pays, l’étude des représentations sociolangagières.
En matière de politique linguistique, il convient d’analyser les effets sociaux,
politiques, les conséquences économiques, et parmi celles-ci, les coûts pour les
budgets des collectivités publiques des investissements consacrés à la mise en
place d’une « lingua franca » en regard de ses objectifs réels.

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Language in Europe, Frankfurt am Main, P. Lang.
Commission Européenne (2001). Rapport Eurobaromêtre 54 : Les
Européens et les langues, Luxembourg, Commission des Communautés
européennes, http://europa.eu.int/comm/public_opinion
161
CLAUDE TRUCHOT – L’ANGLAIS COMME « LINGUA FRANCA »
Conseil de l’Europe Cadre européen commun de référence pour les langues,
www.coe.int/lang/fr.
GRADDOL, D. (1997). The Future of English, London, The English
Company
GRADDOL, D. (2001). « The Future of English as a European Language »,
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SEIDLHOFER, B. (2001). « Closing a conceptual gap : the case for the
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TRUCHOT, C. (2002). L’anglais en Europe : repères. Key aspects of the
use of English in Europe, Strasbourg, Conseil de l’Europe
162
QUESTIONS A
CLAUDE TRUCHOT
René Kahn
Je n’ai aucune compétence pour discuter de cette question de l’anglais, mais
elle m’intéresse comme langue économique, langue de la gestion, langue de
l’entreprise, de la finance. C’est vrai qu’il y a un point aveugle : c’est-à-dire à
partir du moment où quelque chose s’est mis en place, il y a un effet cumulatif,
c’est ce que nous, nous appelons un « effet de réseau », c’est-à-dire que plus cette
langue est pratiquée, plus il y a intérêt à la pratiquer pour ceux qui ne la
connaissent pas encore. Je voulais poser deux questions. D’abord : est-ce qu’on a
fait un travail historique pour voir si la langue dominante en matière économique
n’était pas celle du pays économiquement dominant ? On sait qu’au cours de
l’histoire, depuis la révolution industrielle, ce sont les villes italiennes, puis
hanséatiques, puis la Hollande, puis Paris et enfin Londres et ensuite, après la
Première guerre mondiale, les Etats-Unis qui sont devenus, en quelque sorte, le
centre de l’économie du monde. Est-ce qu’au cours de ces différentes périodes,
c’était déjà l’anglais qui était langue de l’économie, parce que peut-être Adam
Smith était Anglais et que c’est lui le père fondateur de l’économie, ou est-ce qu’il
y a eu un déplacement aussi linguistique, parallèle au déplacement des centres de
l’économie ? La deuxième question : est-ce qu’on a fait un travail sur la langue
comme véhicule des valeurs, par exemple des valeurs libérales ? Est-ce que, par
exemple, un Anglais est plus attaché à l’idée de la libre-entreprise, du libre
commerce et, d’une manière générale, aux valeurs libérales ?
Claude Truchot
Sur la première question : l’émergence de l’anglais dans les entreprises, en
tout cas en Europe, est un phénomène qui date grosso modo des années soixantedix, soixante-dix/quatre-vingts, d’abord en Europe du nord. Donc c’est un
phénomène qui est quand même relativement récent. Par contre, dans les
différents domaines d’usage de l’anglais, dans chaque domaine d’usage, on va
voir apparaître l’influence du pays dominant. Il n’y a pas un seul domaine d’usage
où l’on ne puisse pas faire un lien avec les Etats-Unis et accessoirement avec la
Grande-Bretagne. Et dans le domaine des grandes entreprises, il suffit de prendre
la liste des cent plus grandes multinationales pour voir lesquelles sont
américaines. On a compris. Cela étant dit, comme je l’ai dit tout à l’heure,
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
l’affichage est fort, mais la réalité est différente. La réalité de terrain, c’est que les
entreprises travaillent dans la langue que leur personnel connaît le mieux. Et dans
l’état actuel des choses et étant donné l’importance prise par le langage dans le
travail –et là je renvoie à des études comme celles de J. Boutet-, il est clair qu’on
peut utiliser une lingua franca, mais que cela a des limites. Il est beaucoup plus
productif pour l’entreprise d’avoir quelqu’un qui connaît profondément une
langue que quelqu’un qui ne la maîtrise que comme lingua franca. La lingua
franca va rester au niveau des échanges entre un petit nombre de personnes,
même si elle est affichée. Si on prend une entreprise de quelque 2000, 3000
personnes, américaine ou autre, qui s’implante en France, la presque totalité des
personnes va travailler en français, mais il y aura un petit nombre de gens qui, en
plus, travailleront en anglais. Il me semble que c’est ce que l’on peut voir, d’après
toutes les observations que j’ai faites. La relation entre telle ou telle langue et en
particulier l’anglais et ce qu’elle véhicule, ça fait partie d’un implicite très fort,
disons d’une représentation. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu des études là-dessus,
mais ce serait très intéressant d’en faire. Et en particulier, je pense qu’il faudrait
faire actuellement une étude sur les raisons pour lesquelles, à l’intérieur de
l’Union Européenne, on est en train de passer du français à l’anglais, dans le
fonctionnement de l’institution. Car on se rend compte en fait que l’institution
‘Union Européenne’, je pense en particulier à la Commission européenne, a été
très longtemps structurée selon des modèles administratifs français et fonctionnait
très fortement en fonction de ces modèles-là. Et à ce moment-là, la langue
française collait relativement bien à ce fonctionnement. Or, ce qu’on constate
actuellement, c’est que l’on entre de plus en plus dans le modèle de
fonctionnement anglo-saxon, donc libéral, néo-libéral, etc. et on pense que ou on
estime que et on sent que, on décide que, en tout cas, l’anglais s’y prête mieux. Ce
n’est pas le seul facteur qui fait que les institutions européennes sont en train de se
mettre à fonctionner en anglais, mais ça me semble quand même être une raison
majeure.
Philippe Blanchet
Pour partie, la réponse est comprise dans ta question. Parce ce que tu dis :
est-ce que le fait d’utiliser l’anglais véhicule des valeurs libérales ? Or liberal en
anglais, ça veut dire de gauche et libéral en français, ça veut dire de droite, tu vois
bien. Et il y a un aspect complémentaire à ce qu’on disait là, c’est qu’en termes de
minoration/majoration, il ne faut pas qu’on perde ce fil-là non plus, en même
temps que l’anglais se développe en tant que lingua franca, ce qui d’une certaine
façon est une forme de majoration, c’est une minoration pour au moins deux
raisons. D’abord, puisque du coup, il est perçu comme une langue étant
dépourvue de modalités d’accès ou de support sur une culture. Et puis
deuxièmement, et ça, ça devrait parler à un économiste, c’est qu’en termes de
théorie de l’avantage comparatif, il perd sa valeur ajoutée. Puisque tout le monde
a la même compétence, cette compétence-là n’est plus une compétence qui
apporte une valeur ajoutée et aujourd’hui probablement, il vaut mieux savoir en
164
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
plus parler chinois ou parler turc pour trouver du boulot, que de simplement parler
anglais, puisque tout le monde parle anglais aussi.
Irini Tsamadou-Jacoberger
Est-ce qu’il y a déjà eu des études un peu plus linguistiques sur les effets et
les retombées de cette véhicularisation sur la langue même ? Est-ce que, par
exemple, quand on parle de l’anglais comme lingua franca, on parle de la même
chose que de l’anglais où on n’est pas en phase d’hybridation, de métissage etc. ?
Est-ce qu’il y a eu des études qui portent vraiment sur ces contacts entre les
différentes langues parce que bon, il y a eu d’autres langues véhiculaires avant
l’anglais et donc on sait comment l’histoire a marqué ces langues.
Claude Truchot
L’étude de Seidlhofer porte quand même de façon spécifique sur la
description de cet anglais véhiculaire, de cette lingua franca qu’il considère
comme étant de l’anglais européen. Est-ce que ça existe, est-ce que c’est une
nouvelle variété, on verra ou on ne verra pas. La question de l’influence de cette
variété d’anglais sur l’anglais en général, je pense que c’est un problème difficile.
J’ai plutôt tendance à penser que la langue anglaise écrite est tellement équipée,
équipée de tellement d’outils, est tellement standardisée, que la standardisation est
tellement forte, que ça me semble difficile qu’en tout cas, cette langue-là, soit
influencée par des langues périphériques, mais je ne sais pas. Je sais en tout cas
qu’il n’y a pas beaucoup d’études là-dessus. Il y a beaucoup de gens qui disent
que l’anglais est utilisé par tout le monde, donc que c’est une langue qui va
éclater. Cela peut être vrai sur le plan de l’oral, mais ce n’est certainement pas
vrai sur le plan de l’écrit. C’est-à-dire que, sur le plan de l’écrit, l’anglais est une
langue extrêmement centralisée et les deux variétés essentielles, c’est-à-dire
l’anglais américain et l’anglais britannique sont en réalité très proches l’une de
l’autre. Et l’ensemble des instruments, des dictionnaires, des grammaires etc. n’est
pas très fondamentalement différent non plus. Et tout ça, à mon avis, conforte
plutôt l’anglais comme langue hyper centrale, comme dirait Calvet, qu’autre
chose. Mais je suis très prudent dans ce que j’avance.
Dimitrios Kargiotis
Je voulais seulement mentionner qu’Adam Smith et puis la tradition
utilitariste et même avant Hobbes et tout ce type de tradition de pensée ont eu une
influence énorme dans la philosophie du XVIIIe et XIXe siècles et aux échanges
des idées au point qu’on pourrait soutenir qu’ils ont radicalement changé tout le
discours sur l’esthétique, par exemple. La notion de la valeur n’était pas dans
l’esthétique classique, traditionnelle, idéaliste. La beauté était conçue comme un
jugement par rapport à l’universalité d’une expérience. A travers cette influence
de Smith, la valeur est devenue une qualité de l’œuvre en soi, soit valeur en
échange, soit valeur en usage, une conception qui continue jusqu’aujourd’hui.
165
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
René Kahn
C’est vraiment une piste à explorer, cette l’histoire de la pensée
économique. Il y a aussi eu des auteurs français dont les physiocrates sont très
connus. A un moment donné, le français était aussi une langue économique et
reconnue comme telle y compris par les Anglais. Donc, il s’est passé quelque
chose avec Adam Smith, mais surtout il s’est passé quelque chose en
reconnaissant Adam Smith comme le fondateur de la pensée économique et en
éloignant d’autres rivaux potentiels qui auraient pu tout autant revendiquer ce
titre.
Yannick Lefranc
J’ai vraiment été passionné par votre démonstration qui montre qu’à travers
une argumentation de type pratique, de type technique, de bon sens pratique, on
parle, en fait, d’idéologie. L’idéologie est un projet politique à plus grande
échelle. C’est la même chose, avec des actes de langage de menace carrément,
dans le rapport Thélot : l’anglais ou mourir, et on pourrait rajouter
l’informatique.
168
Claude Truchot
Les deux sont associés.
Yannick Lefranc
Il y a un terrorisme courant, un terrorisme calme qui sévit et qui rencontre
apparemment peu de contre-discours et vous avez également lié tout cela à la
sélection d’un type d’habitus de cadres et ça, c’est tout à fait marquant. Et tout se
passe comme si l’anglais avait pour fonction de sélectionner des éléments d’élite,
d’une part. Et dans une version de complexité binaire, ce qui m’intéresse, tout se
passe comme si on avait d’une part le tri, on aurait la crème de la crème. La crème
de la crème, ce serait les gens qui ont fait des études et qui auraient l’habitus
capitalistophile à l’anglo-saxonne et, d’autre part, il y aurait pour tout un tas de
gens qui pourraient faire partie des masses plus ou moins désorganisées, plus ou
moins segmentées, une insécurisation linguistique, je dirais dynamique, puisque
ces gens là ne seraient pas maîtres, possesseurs de la langue du prestige et du
pouvoir.
Claude Truchot
Je ne peux qu’être d’accord avec vous. Mais c’est vrai que c’est un aspect
qui doit être souligné, car ce que propose Thélot et les autres, c’est l’anglais pour
tous, mais ils ne mentionnent pas l’anglais de certains. Je veux dire, c’est ça le
fond du problème, il y a l’anglais de certains et l’anglais pour tous et ce sont deux
classes sociales, je m’excuse du terme.
168
Pour la réussite de tous les élèves. Rapport de la commission du débat national sur l’avenir de
l’école présidée par Claude Thélot, Paris 2004, La Documentation française et en ligne :
http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/044000483/0000.pdf (juillet 2005)
166
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
Frédéric Mékaoui
Je prends une date au hasard : est-ce que depuis les années soixante-dix par
exemple, l’importance de la réussite professionnelle et économique n’a pas
changé de sens ou de valeur ? Qui confère à l’anglais ce pouvoir et surtout la peur
de ne pas réussir. Est-ce que, dans le corps social, il ne s’est pas produit quelque
chose qui a modifié le statut et l’importance de réussir professionnellement ?
Claude Truchot
Je ne sais pas si je pourrai apporter une réponse, mais peut-être les
références ne sont-elles plus les mêmes dans la mesure où il fut une époque où,
peut-être existe-t-elle encore, je ne sais pas, mais en tout cas, c’était
particulièrement le cas, il y a quelques dizaines d’années, où on se référait à des
cadres peut-être plus locaux, éventuellement d’ailleurs plus nationaux, tandis que
la réussite pour un certain nombre de gens se situe dans des cadres qui ne sont
sans doute plus nationaux. Certains ont utilisé le terme d’élite mondialisée et on
leur a tiré dessus, donc je m’abstiendrai de l’utiliser.
Didier de Robillard
Je crois qu’on est tous d’accord. Mais il y a quelque chose qui me frappe, si
ça marche aussi bien que ça, l’anglais en France, malgré tout, ça veut dire quelque
chose et d’une certaine façon, on est puni par là où on a péché. C’est-à-dire, on a
tellement normalisé, uniformisé, homogénéisé en France que maintenant que la
norme change, on passe à l’autre norme simplement, c’est presque des propos de
Québécois que je tiens d’une certaine façon, mais on a une telle habitude de la
norme et une telle révérence pour la norme, que maintenant que la norme bascule,
on y va, puisqu’on a l’habitude de respecter les normes et qu’il y a très peu de
gens qui s’opposent en disant autre chose, qu’on pourrait faire autrement et, d’une
certaine façon, je me demande si ce n’est pas la logique de la francisation en
France, de la francophonisation de la France qui conduit à l’anglophonie.
Maintenant que le français devient une langue régionale au niveau mondial, on
passe au standard comme on l’a fait avant.
Dominique Huck
Le français est une matrice.
Didier de Robillard
Le rapport au français est une matrice qui fait qu’on le transfère sur un autre
objet.
Claude Truchot
Si on se situe uniquement dans un cadre français, on pourrait sans doute dire
ça. Mais le problème est qu’on retrouve le même phénomène partout. Tu trouves
le même phénomène, beaucoup plus amplifié, en Allemagne, où je crois que la
question de la norme ne se pose pas dans les mêmes termes, ou en Italie, par
exemple, où la question de la norme est encore beaucoup plus aléatoire. Je crois
167
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
quand même que c’est un autre phénomène. Je ne dis pas que cela ne joue pas un
rôle dans l’acceptation, par exemple. C’est vrai qu’on accepte peut être trop vite,
c’est vrai aussi qu’il y a une difficulté à se situer dans un contexte où tout est
mouvant, on a du mal à se situer avec sa propre langue, je veux dire, en tout cas,
la langue du pays dans lequel on est. Pour beaucoup de Français, le français c’est
la langue qui est à l’intérieur de l’Hexagone. Or le français n’est pas que la langue
de l’Hexagone, mais c’est très difficile de situer ce qu’est le français en général
pour un Français à l’échelon international. Un Danois, malheureusement si je puis
dire, comprendra que le danois ne lui sert qu’au Danemark sauf
qu’éventuellement il peut aller au Schleswig-Holstein ou ailleurs, mais c’est
quand même très limité. La question est claire et donc la réponse est claire, il faut
qu’on apprenne l’anglais et d’autres langues, ils ne savent pas que l’anglais, ça
c’est aussi une erreur. Pour un Français, c’est beaucoup plus difficile de se situer
avec la langue française On plutôt une tendance à voir petit avec le français par
rapport à ce que c’est. Même si le français n’est pas si grand que ça, je veux dire,
ce n’est pas le danois.
Philippe Blanchet
Pour aller dans le sens de provocation de Didier, c’est qu’effectivement,
dans les représentations sociales, l’anglais fait l’objet d’une majoration forte. Par
ailleurs, dans les pratiques sociales autour de nous, mais là je parle de façon tout à
fait empirique parce que je n’ai pas fait d’enquête, la pratique de l’anglais est
extrêmement réduite. Je vis entouré de gens qui ne parlent pas anglais, qui ne le
comprennent pas, ce qui ne les empêche pas d’avoir une vie qui leur paraît
socialement réussie et d’être épanouie d’ailleurs. Y compris chez des jeunes.
L’immense majorité de nos étudiants à Rennes, je suppose que c’est pareil à
Strasbourg, même si l’Alsace à une tradition du plurilinguisme un peu plus
développée, a des compétences en anglais qui sont extrêmement limitées,
rudimentaires, parcellaires. Ils ne comprennent pas ce qu’on leur dit en anglais, ils
n’arrivent pas à s’exprimer, ça ne les empêche pas d’avoir l’ambition de faire des
études. Il y a aussi à prendre l’axe des pratiques pour relativiser fortement ce que
les représentations nous disent par ailleurs. On peut très bien vivre sans parler
anglais et vivre très bien.
Claude Truchot
Un exemple complémentaire. Moi, je connais des gens, mais pas en France,
qui ne consultent l’internet qu’en anglais alors qu’ils parlent des langues qui sont
particulièrement bien fournies sur le plan d’internet. Ils peuvent avoir tout ce
qu’ils veulent dans leur langue. C’est d’ailleurs à peu près le cas en France aussi,
l’internet est peut être moins développé en français qu’en allemand puisqu’il
s’agit de l’Allemagne ou plutôt de l’Autriche, mais c’est une question de
majoration, de valorisation, etc. On estime qu’il n’y a que cette langue-là qui
permette l’accès à l’internet, ce qui est totalement faux.
168
QUESTIONS A CLAUDE TRUCHOT
Arlette Bothorel
Je fais partie de ceux pour qui l’anglais n’est pas la langue véhiculaire. Je
crois que Didier a raison quand il dit que le poids de la norme peut jouer pour
notre attitude face à l’anglais. Et moi, je ne le comparerais pas à l’Allemagne
parce qu’elle a une autre histoire et que ce qui pousse sans doute les Allemands,
voire les Autrichiens, à aller vers l’anglais, c’est davantage des valeurs
symboliques de modernité, ce qui chez nous ne se pose pas de la même façon. Je
veux dire qu’on n’a pas le même problème avec notre langue et notre histoire.
Donc même si, effectivement, c’est encore plus développé que chez nous, je crois
que, là aussi, on a intérêt à le situer dans le cadre national.
169
Dominique HUCK
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Etudes germaniques, mémoires et frontières
(EA 1341)
[email protected]
MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
EPILINGUISTIQUE INSTITUTIONNEL SUR LES LANGUES
EN ALSACE.
ETUDE DIACHRONIQUE EXPLORATOIRE
 INTRODUCTION ET OBSERVATIONS GENERALES
 Le terrain alsacien et l’évaluation des langues dans le discours
épilinguistique
Dans l’espace alsacien, les langues sont soumises à des évaluations de très
nombreux points de vue et sous différentes formes qualitatives. Ainsi, par
exemple, l’évaluation peut être de nature idéologique : le choix de l’une des
variétés en présence peut être compris, dans une situation donnée, par un coénonciateur, comme une manifestation de loyauté identitaire et groupale ou
politique (ex. : l’usage du français tend à ne pas laisser de doute sur le sentiment
d’appartenance géopolitique). L’aune économique n’est pas à négliger : selon le
moment du développement historique et selon la situation, le choix de l’une ou de
plusieurs des variétés en présence permet sans doute de trouver un emploi ou de
mener une négociation, mais elle relève aussi de la manifestation de la hiérarchie
des valeurs des langues sur le marché des langues, ces valeurs étant elles-mêmes
soumises à des évaluations révisables. Par ailleurs, l’évaluation sociale des
langues reste une constante : en effet, le choix linguistique qu’opère un
énonciateur et la manière de réaliser son choix peuvent être corrélés à sa situation
sur l’échelle sociale et à son appartenance groupale ; en ce sens, il classe
socialement l’énonciateur par l’évaluation qu’en font les co-énonciateurs.
L’évaluation peut aussi être entreprise par rapport à d’autres critères. La
valeur ou la légitimité d’une langue peuvent dépendre de la standardisation
qu’elle a connue ou, au contraire, de la non codification qui est la sienne. Les
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
évaluations peuvent être différentes selon le point de vue adopté : romantique,
nationaliste, mondialiste, … En outre, le statut prêté à des langues (langue
nationale, langue officielle, langue littéraire, langue de culture, langue populaire,
…) peut également, selon l’angle retenu, faire émerger des évaluations de
différentes natures.
Enfin, des critères plus émotionnels, comme l’évaluation esthétique,
peuvent également influencer de manière non négligeable les jugements formulés
à l’égard des langues (cf. les assertions sur l’« accent » alsacien en français).
Si l’on admet, par convention, que trois variétés linguistiques
(communément appelées « dialecte », « français » et « allemand ») sont présentes
dans l’espace alsacien, il importe d’examiner si les mêmes langues ont connu,
dans le discours épilinguistique sur les langues, les mêmes évaluations,
minorantes ou majorantes, durant les 60 dernières années (1945-2004), ou s’il y a
eu des modifications dans les évaluations . Le questionnement reste assez
ouvert : Les types d’évaluations restent-ils pérennes ? En quoi ? Les traits
d’évaluation restent-ils les mêmes ? Le rapport minorant/majorant se maintient-il
sur une durée longue ? … C’est par l’examen diachronique des faits qu’une
première approche semble possible.
169
 Le discours institutionnel : cadre ; constitution du corpus ; position
du chercheur
Les délibérations du Conseil Général du Bas-Rhin de 1945 à 2001
fournissent le cadre institutionnel pour le corpus retenu et examiné (procèsverbaux officiels des délibérations) . Le Conseil Général présente un caractère
institutionnel indéniable (il est une assemblée politique élue au suffrage
universel), mais on peut faire l’hypothèse que ses membres ne sont pas
spécialistes de toutes les questions dont ils ont à débattre et qu’ils fonctionnent,
s’agissant des questions de langues, comme experts non académiques, en tant
qu’usagers des langues dont ils ont à traiter ou dont ils parlent. Il s’en suit que leur
expertise n’est pas institutionnelle, mais qu’elle se rapproche de celle de leurs
électeurs dans le sens que tout locuteur, quel qu’il soit, peut formuler des
jugements évaluatifs sur l’ensemble des lectes qui l’entourent, que sa position soit
celle, endogène, de l’usager ou exogène de celui qui entend ou voit le lecte sans le
comprendre. Cependant, le fait que les Conseillers s’expriment ès qualité, d’une
part, que leurs interventions ne sont publiées qu’avec leur accord tacite, d’autre
part, confère au corpus retenu à la fois son aspect institutionnel et sa part plus
individuelle .
170
171
169
Le même type d’examen aurait été possible pour le terme et la notion de « bilinguisme ».
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations, 1945-2001 (150 volumes)
171
Comme le texte est probablement repris et lissé avant d’être fixé par écrit, tous les signaux
linguistiques (notamment de l’oralité) n’apparaissent pas nécessairement dans le texte publié.
170
171
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
Ce n’est que parce que le chercheur a une connaissance préalable du
contenu de l’ensemble des délibérations depuis 1945 qu’il peut retenir le corpus,
dans sa totalité, comme valide ou pertinent pour les phénomènes qu’il cherche à
observer.
En effet, la composition politique du Conseil Général du Bas-Rhin a amené
ses membres à traiter régulièrement de la question des langues, par divers biais :
les relations de l’administration avec le public, l’enseignement, la culture, … ; les
délibérations du Conseil Général du département alsacien voisin ne présentent de
loin pas la même fréquence d’assertions à propos des langues, jusqu’à la fin des
années soixante-dix.
En faisant une première lecture sélective du corpus, il s’agit de retenir les
séquences qui comportent un discours épilinguistique sur les langues. A partir de
ce second corpus fortement restreint, chaque séquence doit être passée au crible
des traits de « minoration » et de « majoration ». Primairement, ces phénomènes
sont compris comme des évaluations, dépréciatives ou mélioratives, dont les
langues sont l’objet.
Par l’analyse du discours, le chercheur peut mettre à jour toute une série
d’indices linguistiques explicites participant à la minoration ou à la majoration :
lexèmes subjectifs, positionnement de l’énonciateur (appréciatifs, modalisateurs,
…), comme il peut isoler des traces de minoration/majoration des langues dans le
(co)texte qu’il lui faut inclure dans son matériau d’analyse. Cependant, il reste
aussi l’instance interprétative, instance qui fonctionne avec sa propre subjectivité
et ses représentations de ce qu’est un trait de minoration ou un trait de majoration.
Enfin, son corpus final est nécessairement apprêté, c’est-à-dire qu’il en
extrait des segments qu’il soumet à l’étude.

MINORATION
ET MAJORATION DANS
EPILINGUISTIQUE DES CONSEILLERS GENERAUX
LE
DISCOURS
 Le français
Le français n’est pas soumis à une évaluation majorante ou minorante. Il
semble se situer, en quelque sorte, au-dessus de la mêlée. Son statut de langue
nationale – c’est la dénomination fréquemment utilisée – ainsi que la priorité qui
lui est accordée en ce qui concerne la diffusion et l’apprentissage, sont
régulièrement rappelés jusqu’à la fin des années cinquante. Son caractère d’abord
symboliquement intangible, voire sacré, dans les années où la Libération exerce
encore une influence décisive sur les échelles de valeur, puis son usage empirique
plus fréquent et plus large au sein du corps social le mettent hors de portée d’une
quelconque évaluation ou d’une variation évaluative. Sauf à considérer qu’il
172
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
s’agisse du degré maximal de la majoration, dans le contexte examiné, le français
présente un caractère ontologique : il est .
172
 Le dialecte
Le début des années soixante semble constituer une forme de charnière :
avant cette époque, les traits minorants attribués au dialecte sont quantitativement
majoritaires, après cette date les traits majorants deviennent majoritaires.
 1945 – 1960
Les traits minorants peuvent relever
o d’une minoration que l’énonciateur formule comme étant, à ses
yeux, une donnée de fait, qu’il peut au demeurant déplorer,
o d’une minoration qu’il prend fortement à son compte, même s’il
estime qu’elle fait partie d’une opinion partagée.
La minoration du dialecte va souvent de paire avec une forme de
majoration, explicite ou voilée de l’allemand.
1. Minoration « de fait »
173
- traits caractéristiques intrinsèques : variété linguistique incomplète
(1) étant donné, en outre, la nature du dialecte alsacien, langue essentiellement
parlée, insuffisamment unifiée, impropre à l’expression des idées abstraites, de
rayonnement nécessairement limité, et qui, par conséquent, ne saurait assumer le
rôle de langue écrite dans les situations et dans les conditions ci-dessus définies (avril
1947)
174
1949)
175
(2) un dialecte qui, malheureusement peut-être, n’est pas une langue écrite (mai
(3) un dialecte qui, d’ailleurs, n’est pas une langue uniforme. (…) Il est très
difficile pour les gens de Wissembourg de comprendre (…) le dialecte qui se parle dans
la région de Huningue et de Saint-Louis et inversement, ce n’est vraiment pas une
langue. (juin 1955)176
172
Cette forme de sacralisation et d’intangibilité du français mériterait un approfondissement : il
serait utile de vérifier que le même sort lui est réservé par les membres du conseil général lorsque
celui-ci siège en commissions réunies (c’est-à-dire à huis clos) et de la confronter au traitement qui
a été réservé au français entre 1919 et 1939.
173
Tous les passages cités sont extraits des procès-verbaux des délibérations du Conseil Général
du Bas-Rhin. Ils sont reproduits en italique. Les passages en gras sont de notre fait.
174
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, s.l.n.d.,
p.328.
175
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, s.l.n.d.,
p.128.
176
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955,
vol. 30, s.l.n.d., p.148.
173
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
Il est remarquable que les trois traits correspondent à des traits définitoires
retenus traditionnellement pour caractériser les dialectes :
o ils constituent une variété linguistique orale
o ils connaissent une variation dans l’espace
o ils possèdent, dans l’espace, un rayon communicationnel limité.
Par le choix opéré pour les qualifications entreprises (insuffisamment,
nécessairement), les énonciateurs font mine de ne pas s’impliquer dans la
minoration et se font les porte-parole d’un savoir commun, objectivant et justifiant
les traits de minoration qu’ils attribuent au dialecte. La position d’un énonciateur
sur le trait minorant (malheureusement) cherche elle-même une forme d’adhésion
des co-énonciateurs par la prise de distance qu’il opère par rapport à sa propre
position en utilisant peut-être.
(4) Le provençal est une langue, si vous voulez, mais le dialecte alsacien n’en est
pas une (mai 1954)177
(5) Il est très difficile pour les gens de Wissembourg de comprendre (…) le
dialecte qui se parle dans la région de Huningue et de Saint-Louis et inversement, ce
n’est vraiment pas une langue. (juin 1955)178
Le dialecte est minoré per se, dans la mesure où il ne peut pas prétendre au
statut de langue. (Les limites lexicales du dialecte montrent, en creux, qu’il n’est
pas une langue.)
La non standardisation/unification qui empêche une intercompréhension des
locuteurs aux « extrémités » de l’espace dialectal alsacien, montre que le dialecte
ne possède pas la caractéristique de non variation qui est celle prêtée à une
« vraie » langue.
- empan linguistique intrinsèque du dialecte limité
(6) le dialecte alsacien est un dialecte excessivement pauvre au point de vue
vocabulaire (mai 1954)
(7) ou bien on trouve des mots qui sont germanisés ou bien des mots
francisés et on y ajoute même maintenant certains mots américains (mai 1954)
(8) une tendance à truffer le dialecte d’expressions françaises pour en faire un
drôle de charabia (juin 1952)
(9) difficultés que nous avons rencontrées pour donner par exemple le compte
179
180
181
rendu de séance à l’Assemblée Nationale ou pour traduire convenablement en dialecte
177
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol.
27, s.l.n.d., p.137.
178
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955,
op. cit.
179
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, op. cit.
180
ibidem
181
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952,
vol. 21, s.l.n.d., p.207.
174
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
les informations venant directement de la Présidence du Conseil ou du Gouvernement
(juin 1952)
(10) émissions qui exigent une terminologie dont l’équivalent ne peut guère être
trouvé dans un dialecte (novembre 1954)
182
183
Le véhicule linguistique que représente le dialecte ne peut pas être utilisé –
linguistiquement – dans toutes les situations de communication à cause de ses
capacités linguistiques limitées, notamment dans l’inventaire de ses lexèmes. Son
emploi est ainsi, de fait, borné par les situations qui ne s’accommodent pas toutes
du dialecte. En forçant ses propres limites linguistiques, le dialecte perd,
linguistiquement, sa texture et n’est plus identifié comme « dialecte », mais en
devient un « charabia ».
Aussi, implicitement, non seulement l’alternance de codes, mais aussi les
emprunts sont interprétés comme des signes de cette impuissance linguistique du
dialecte à être le vecteur de toutes les situations de la vie. Son incapacité
intrinsèque à forger des lexèmes qui lui sont propres le disqualifie pour prétendre
être une « langue » .
184
Par défaut, les fonctions que le dialecte ne peut assurer, l’allemand
pourra/devra les assumer. Ce sera, en miroir, une majoration de fait de l’allemand.
Cette majoration consentie n’apparaît que par le co-texte .
185
dialecte
allemand
langue essentiellement parlée / dialecte La scripturalité est attribuée à
qui, malheureusement peut-être, n’est l’allemand : il est
pas une langue écrite
- la langue de la correspondance
familiale (avril 1947)
- la langue écrite des affaires (avril
1947)
- la langue écrite la plus proche du
dialecte (servir encore – pour penser,
lire et écrire – d’une langue vivante
qui se rapproche le plus de son
186
187
188
182
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952,
op. cit. p.209.
183
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de
novembre/décembre 1954, s.l.n.d., p.150.
184
cf. aussi la remarque faite par un conseiller, en juin 1952 : « Que reste-t-il d’alsacien dans la
phrase : Der Conseil vun de Ministres hät sich versammelt unter der Präsidenz vom JüstizMinischter. ? » (in : Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session
extraordinaire de juin 1952, op.cit., p.210.)
185
C’est d’ailleurs la logique proposée par un conseiller, en mai 1949 : « vu la carence du dialecte
à ce sujet, [la] population (…) a la légitime revendication de se servir encore – pour penser, lire et
écrire – d’une langue vivante qui se rapproche le plus de son dialecte », c’est-à-dire de l’allemand.
(Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op. cit.,
p.128.)
186
En italique : les citations extraites du corpus.
175
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
dialecte, mai 1949).
L’allemand fait office de langue
commune
garantissant
l’intercompréhension, dans la mesure
où il représente pour la majorité des
Alsaciens une langue seconde de
culture (avril 1947).
Seul l’allemand, comme langue
littéraire connue [par tous] (juin
1952), comme langue commune sans
variation, a un rayonnement endogène
(intra-alsacien ou intra régional) et
exogène suffisant pour couvrir tout
l’espace alsacien (et éventuellement
mosellan) ainsi que l’espace frontalier
voisin.
L’emploi de la langue allemande
littéraire, académique (juin 1952) qui
a à sa disposition une terminologie dont
l’équivalent ne peut guère être trouvé
en dialecte (novembre 1954) ôte les
limites lexicales qu’a le dialecte.
L’allemand a le statut de langue.
189
dialecte
alsacien,
langue
(…)
insuffisamment unifiée / n’est pas une
langue uniforme [= garantissant
l’intercompréhension]
190
de rayonnement nécessairement limité
191
empan linguistique
dialecte limité
intrinsèque
du
192
Le dialecte est minoré per se, dans la
mesure où il ne peut pas prétendre au
statut de langue.
2. Minoration volontaire par l’énonciateur
(11) impropre à l’expression des idées abstraites (avril 1947)
(12) le dialecte lui-même ne peut que difficilement, peut-être, exprimer un certain
nombre d’idées (mai 1949)
(13) ce n’est pas du tout un dialecte susceptible de donner des indications d’ordre
politique ou économique, c’est-à-dire en se plaçant à un certain niveau déterminé (mai
1954)
193
194
195
187
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, op. cit.
ibidem
189
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op. cit.
190
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, p.328.
191
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952,
op. cit., p.209.
192
ibidem
193
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1947, op. cit.
194
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op.
cit., p.179.
195
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol.
27, op. cit.
188
176
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
(14) vous seriez édifiés par la pauvreté de notre littérature en dialecte (mai
1949)
196
(15) Le dialecte alsacien a une littérature qui se réduit à un strict minimum et
on ne peut pas l’élargir davantage. Ce n’est pas possible. (mai 1954)197
La minoration porte sur la capacité que les énonciateurs lui attribuent. Le
dialecte n’est pas en mesure de rendre compte de l’abstraction, en ne permettant
pas de formuler des idées. Il s’agit, dans un premier temps, d’une variante de la
minoration/majoration attribuées au couple dialecte vs langue.
La seconde perspective ressortit probablement aux champs d’usage où le
dialecte est pratiqué : variété linguistique du quotidien, il est en mesure de rendre
compte de l’empirie et de ses désignations ainsi que du mode de vie ancré dans la
tradition.
Par ce biais, implicitement, les énonciateurs ne projettent pas le dialecte
dans l’avenir dans la mesure où une partie de la modernité n’est pas susceptible
d’entrer dans la capacité linguistique du dialecte.
L’un des secteurs des idées pourrait être représenté par la littérature. Mais il
est difficile de déterminer ce qu’entendent les énonciateurs par « littérature ».
Si elle représente pour eux l’une des caractéristiques d’une « langue de
culture », d’une « langue littéraire », d’une « langue écrite », elle réfère
probablement aux productions littéraires « classiques » de ces langues et vise
l’aspect quantitatif des productions littéraires en dialecte. En cotexte, il est plus
que probable que l’empan qualitatif soit également visé dans la mesure où les
énonciateurs n’imaginent pas une autre forme de littérature dialectale que celle
qu’ils connaissent et qui renvoie plutôt à l’humour et au rire.
(16) Il est indigne d’un poste de l’envergure de Radio-Strasbourg, poste émetteur
de la capitale de l’Europe, que d’émettre dans un dialecte que ne comprennent pas les
Français de l’intérieur même s’ils savent l’allemand. (…) Je crois que dans l’intérêt de la
dignité des émissions de Radio-Strasbourg, il faut progressivement aboutir à la
suppression de toutes les émissions en dialecte et il faut que les émissions se fassent
soit en langue française, soit, si elle se font en langue allemande, en langue allemande
classique (mai 1954)198
(17) On a restreint le nombre de ces émissions parce que le dialecte alsacien
n’est pas une langue spécialement académique (juin 1952)199
196
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1949, op.cit.,
p.179.
197
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol.
27, op. cit.
198
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol.
27, op. cit.
199
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1952,
vol. 21, s.l.n.d., p.209.
177
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
(18) émissions en dialecte qui sont de nature à porter préjudice (…) au
rayonnement de Radio-Strasbourg (juin 1955)200
Le statut même du dialecte (le dialecte alsacien n’est pas une langue
nuit à l’image de l’institution ou de l’instance qui s’en
sert : le trait minorant affecté au dialecte qui est utilisé dans une situation où il ne
devrait pas l’être, est ainsi transféré sur le contenu des énoncés et sur l’instance
énonciatrice. Par une forme de contamination, c’est l’ensemble qui risque d’être
minoré. Implicitement, les énonciateurs renvoient une forme de minoration à
l’ensemble des usagers du dialecte lorsqu’ils s’en servent dans une situation où
l’usage d’une autre variété linguistique serait jugé socialement plus conforme aux
distributions linguistiques.
spécialement académique)
3. Majoration volontaire par l’énonciateur
(19) cette langue, ancêtre de nos idiomes alsaciens, après avoir été une langue
littéraire ayant des écrivains célèbres originaires de nos régions (avril 1951)201
L’ancienneté en soi fournit une forme de preuve de légitimité aux yeux de
l’énonciateur, doublée par la fonction attribuée, par ses co-énonciateurs, à la
langue qu’ils appellent littéraire (et qui, de facto, n’existait pas encore), dotée de
scripteurs célèbres, troisième signe de légitimité.
Partant, les « idiomes alsaciens » doivent pouvoir faire valoir,
implicitement, une capacité à produire de la littérature, contrairement aux
assertions qui lui dénient cette capacité .
202
(20) On a tellement maltraité notre dialecte dans cette enceinte que je me sens
quand même obligé de prendre un peu sa défense. C’est ce dialecte qui constitue pour
beaucoup de gens populaires aussi bien parmi les paysans que parmi les ouvriers, la
langue officielle, et je m’élève contre la prétention de ceux qui disent que pour les
choses culturelles l’alsacien est une langue impossible.
Je veux remarquer que, quand même, le dialecte alsacien a ses poètes et qu’ils
ont réussi avec le vocabulaire simple que vous appelez pauvre, à exprimer quand
même de grandes et de nobles pensées. (mai 1954)203
La tentative de majoration qui est opérée se situe dans une perspective
défensive d’un membre du groupe des locuteurs du dialecte qui, par loyauté (je me
200
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de juin 1955,
op. cit.
201
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1951, vol.
18, s.l.n.d., p.235.
202
La manière de majorer repose sur un procédé partiellement argumentatif : [parce qu’elle a été]
une langue littéraire ; [parce que] des écrivains célèbres originaires de nos régions [l’ont
employée]]).
203
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1954, vol.
27, p.138.
178
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
sens quand même obligé)
envers son groupe ou la langue, va essayer d’isoler des
traits de majoration qui s’opposeraient aux minorations dont a fait l’objet le
dialecte.
Le premier trait que retient l’énonciateur relève du paradoxe : « la langue
officielle de gens populaires ». La corrélation au groupe social qu’il retient ne
pourra certainement pas être validée comme majorante pour les co-énonciateurs
qui minorent le dialecte et qui font valoir tout un ensemble de traits minorants.
C’est par la notion de « langue officielle » qu’il tente de majorer le statut du
dialecte, du moins pour ce groupe social.
La seconde partie de la majoration porte sur la qualité intrinsèque du
dialecte et l’évaluation qui est opérée. C’est un désaccord qui porte sur
l’appréciation de sa texture linguistique (vocabulaire pauvre vs simple) et ses
possibilités dans l’expression de l’abstraction. L’énonciateur signale sa position
défensive par l’itération concessive quand même.
Conclusion partielle :
Durant la période 1945-1960, le discours épilinguistique sur le dialecte,
lorsqu’il existe, présente essentiellement des traits qui le minorent, les traits
majorants restant isolés. Le dialecte fait l’objet d’une minoration par différents
angles : linguistique, communicationnel, culturel, social, … La minoration a,
comme corollaire, une majoration de fait de la langue standard (« écrite »,
« littéraire », « de culture ») jugée la plus proche : l’allemand, qui présente tous
les traits positifs dont les énonciateurs déplorent l’absence pour le dialecte. En
première analyse, c’est parce que l’allemand standard présente une alternative
(majorante) aux yeux des énonciateurs qu’ils peuvent faire porter au dialecte des
traits de minoration. Dans ce sens, minoration de a et majoration implicite de b
semblent avoir partie liée.
 1960 – 2000
Après 1960, le rapport quantitatif entre le nombre d’éléments
épilinguistiques minorants et majorants s’inverse par rapport à la période 19451960. Les éléments minorant le dialecte se font rares, les traits majorants sont
nombreux et multiples.
- spécificité du dialecte par rapport à la plupart des autres langues
régionales en France :
(21) … tandis que la plupart des langues régionales sont vraiment locales,
l’alsacien à travers l’allemand, se transformera dans une langue internationale, d’où un
grand avantage pour le pays tout entier » (mai 1964)204
204
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de mai 1964,
vol. 57, s.l.n.d., p.138.
179
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
(22) Il est permis d’ajouter que si l’on parle d’un dialecte alsacien et des autres
dialectes régionaux, il y a une nuance quand même ; la France connaît toute une série
de ces dialectes dont on préconise le maintien voire la culture, mais ce sont des
dialectes purement régionaux. Il n’en est pas de même en ce qui concerne le dialecte
alsacien qui (quoi qu’on en dise) est fortement lié à la langue allemande… Le
problème se pose donc sous un autre aspect que pour les autres dialectes régionaux
que je respecte aussi bien que le nôtre. Mais le nôtre se rattache à une langue qui est
pratiquée en Europe, non seulement en Allemagne, mais aussi en Suisse et en
Autriche. » (janvier 1966)205
L’angle d’analyse du lien entre le dialecte alsacien et l’allemand standard
est, en quelque sorte, renversé. C’est la solidarité linguistique que présente le
dialecte avec l’allemand en tant que langue internationale qui métamorphose une
variété linguistique vue sous l’angle franco-français comme une langue régionale,
en bien autre chose qu’une langue régionale, une fois replacée dans le cadre
européen. La proximité linguistique majore ainsi le statut même du dialecte qui se
distingue, positivement, de toutes les autres langues régionales. Dans le même
temps, l’énonciateur réduit la distance linguistique au point de proposer,
implicitement, un rapport d’inclusion entre les deux variétés. Ce dernier point sera
très largement repris, sous différentes formes et à différentes occasions, pour
souligner le rôle facilitant du dialecte dans le processus de l’apprentissage de
l’allemand.
- ancienneté du dialecte
(23) Le dialecte alsacien (…) est (…) une langue aussi vieille ou ancienne que
notre culture européenne. (janvier 1967)
(24) Ce qu’il faut souligner, c’est que l’alsacien n’est rien d’autre que de
206
l’allemand primitif, ce n’est rien d’autre que de l’allemand du XIIIe – XIVe siècle qui a
évolué différemment (mai 1994)207
Le trait majorant déjà utilisé dans la période précédente est réorienté vers
une dimension plus mythique dans la mesure où la présence du dialecte se
confondrait avec la présence humaine en Europe, gagnant ainsi une légitimité à la
fois par son antériorité implicite sur toutes les autres formes linguistiques et sa
corrélation à la dimension culturelle sur son axe diachronique. Cette thématique
connaît différents avatars tout au long de la période considérée.
De façon isolée, apparaît encore, dans le discours, un trait minorant utilisant
la même dynamique ou une logique proche de celles qui avaient cours dans la
période précédente. L’évaluation suivant laquelle « l’allemand (...) dont le dialecte
alsacien est une déformation d’expression » (janvier 1966) conteste implicitement
208
205
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1965, vol. 62,
s.l.n.d., p.159.
206
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1966, vol. 65,
s.l.n.d., p.170.
207
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – réunion du 2 mai 1994, vol. 135,
s.l.n.d., p.89.
208
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 2e session ordinaire de 1965, vol. 62,
s.l.n.d., p.160.
180
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
la chronologie des anciennetés et pose la langue standard comme première et
seule légitime, le dialecte n’étant qu’un dérivé déformé.
- défense patrimoniale ; devoir de conservation
(25) Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas à ce dialecte un droit de cité et
pourquoi ne prendrait-on pas certains soins pour le maintenir, pour le sauvegarder ?
(mai 1966)
(26) Le dialecte, nous le parlons, nous voulons le conserver pour des raisons
209
historiques, pour faciliter la liaison entre les générations et pour pouvoir continuer les
bonnes traditions par lesquelles une région reste fidèle à elle-même. (novembre
1971)
210
(27) la pratique du dialecte, héritage ancestral qu’il n’est pas question de laisser
s’appauvrir. (avril 1975)
(28) ce trésor alsacien qu’est notre dialecte (avril 1975)
(29) notre patrimoine le plus populaire de l’Alsace, qui est la langue maternelle,
qui est l’alsacien (décembre 1978)
(30) ce qui nous est très cher, notre patrimoine linguistique dialectal (décembre
1978)
(31) Beaucoup d’Alsaciens ont mauvaise conscience pour avoir laissé dissiper le
trésor linguistique hérité de leurs aïeux (juin 1995)
211
212
213
214
215
C’est l’existence même du dialecte qui est glosée tout au long de la période
considérée : sans doute encore largement utilisé dans les interactions au quotidien,
la défense de son existence passe par un maintien et une sauvegarde. C’est lui
conférer une valeur intrinsèque dans la mesure où ne sont dignes de sauvegarde
que les objets de prix, d’un point de vue symbolique, émotionnel ou marchand. La
métaphore du trésor, combinée à la qualification d’héritage, confère au dialecte la
double dimension de l’ancienneté (de la tradition, de la transmission socialement
reproductive) du patrimoine transmis par les aïeux et, rien qu’à ce titre déjà digne
d’être défendu, et de la valeur de l’objet transmis. Ce type de trait majorant n’est
appelé à apparaître que si les énonciateurs font l’hypothèse que l’objet est mis en
danger, mais sans doute aussi que la majoration discursive pourra aider à sa
préservation. La majoration tend ainsi à prendre des allures perlocutoires.
209
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – session extraordinaire de mai 1966,
vol. 63, s.l.n.d., p.88.
210
Conseil Général du Bas-Rhin. Délibérations – session extraordinaire du 8 novembre 1971,
vol.80, s.l.n.d., p.39.
211
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 1ère session ordinaire de 1975, vol.
90, s.l.n.d., p.138.
212
ibidem, p.151
213
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – 1e session ordinaire de 1978, vol.
101, s.l.n.d., p.124.
214
ibidem, p.126
215
La procédure utilisée est intéressante : l’énonciateur utilise un factitif (« avoir laissé dissiper »)
comme pour distancer encore davantage la responsabilité des Alsaciens qui, par ce moyen
linguistique, ne sont pas désignés comme agents du procès « dissiper ».
181
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
- dialecte, signal identitaire majoré, en lien avec la
défense/conservation et la transmission
(32) … permettra à notre jeunesse alsacienne de bien maîtriser la langue
alsacienne, qui est une langue parlée, nécessite une très bonne information afin de faire
comprendre à l’ensemble des familles habitant notre région combien il est important
que cette langue soit de nouveau intégrée et soutenue (juillet 1982)216
(33) Ich understetz naddirli vollstandi d’r Vorschlaa von unserem Kolleg (…), so
schnall wie mejli alles zue undernahme, fer unseri Sprooch uff d’r elsasser Ewene zue
verteidige. (janvier 1990)217
(34) Uf franzesch oder uf elsassisch, do se mer alli einich, dass mer eb’s macha
muen fer unseri muettersproch … (janvier 1990)218
(35) Considérant que la pratique de l’alsacien, tant sous sa forme orale qu’écrite
est un élément fondamental de l’identité culturelle des Bas-Rhinois (mai 1999)219
(36) Qui d’entre nous serait contre l’alsacien ? Qui d‘entre nous serait contre
notre identité culturelle et contre notre culture alsacienne ? (mai 1999)220
(37) Wenn mer im Elsass ne meh Elsässisch redde, no sinn mer a nemeh
Elsasser (décembre 2001)221
L’utilisation, emblématique, du dialecte dans un espace dont la langue
d’usage employée officiellement est, pour la période considérée, le français, pour
parler du dialecte et de sa défense, constitue un signal identitaire en soi ainsi
qu’une majoration de facto par l’usage qui en est fait au sein de l’institution. La
part épilinguistique se manifeste par la mention « unseri » qui signalise la langue
qui est « nôtre » parce qu’une communauté humaine (un « nous ») la possède en
partage et qui identifie en même temps ce « nous » en le singularisant.
222
216
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – réunion du 5 juillet 1982, vol. 112,
s.l.n.d., p.17.
217
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – séance du 30 janvier 1990, vol 127,
s.l.n.d., p.50.
218
ibidem
219
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - réunion du 21 juin 1999, vol 145,
s.l.n.d., p.83.
220
ibidem
221
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - réunion du 10 décembre 2001, vol
150, s.l.n.d., p.94.
222
Une intervention en dialecte par un conseiller d’opposition (socialiste) en janvier 1980 (Conseil
Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations – session extraordinaire de janvier 1980, 3e séance
du vendredi 11 janvier 1980, pp.116-117) sera commentée par les quotidiens régionaux : Le
Nouvel Alsacien du 12 janvier 1980 titre en première page : « Ils ont parlé en alsacien et du peuple
alsacien ! » et commente l’intervention ainsi : « … et pour la première fois toute une intervention
se faisait en dialecte, non pour défier qui que ce soit, mais pour montrer combien cette question de
la vie ou de la mort d’une culture tient au cœur des habitants de cette région. » Les Dernières
Nouvelles d’Alsace du 12 janvier 1980, p. RéII : « Et Jean Oehler a surpris tout le monde, y
compris François Lépine, secrétaire général de la préfecture, qui remplaçait pour la journée M.
Chartron, en faisant son intervention en dialecte. Dans cet hôtel du préfet qui représente le pouvoir
central, l’initiative du conseiller socialiste a eu une évidente portée symbolique. » L’Alsace du 12
janvier 1980 : « L’intervention de M. Oehler a produit un beau petit effet : ‘Ich red elsassisch !’
182
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
Les autres assertions corrèlent explicitement langue et identité.
L’affirmation d’une identité doit être comprise comme intrinsèquement positive.
(La corrélation peut aussi être opérée par la parallélité en texte : (36) Qui d’entre
nous serait contre l’alsacien ? Qui d‘entre nous serait contre notre identité culturelle
et contre notre culture alsacienne ? (mai 1999))
Et c’est parce que le dialecte fait partie de l’identité et qu’il la signe qu’il est
majoré.
- majoration du statut du dialecte
(38) je désire qu’on donne sa place au dialecte, à certaine expression dialectale,
au sein de l’école maternelle (avril 1975)
La majoration peut se trouver en discours, sous la forme particulière d’un
souhait ou d’une volonté explicites. Dans le même temps, dans l’exemple retenu,
le souhaite exprimé implique que le dialecte obtienne un statut dans un espace où
il n’en a pas.
223
- dialecte, signal émotionnel majoré
(39) des enfants … auxquels on veut faire méconnaître la langue dans laquelle
leur mère adresse ses tendresses (mai 1965)
(40) ce produit noble qu’est le dialecte (décembre 1978)
(41) le dialecte est plutôt un véhicule d’ordre sentimental (décembre 1978)
224
225
226
Mais le signal émotionnel peut devenir un élément minorant dans la mesure
où il cantonne le dialecte dans la sphère privée ou, du moins, dans un rayon
d’action limité (cf. les traits minorants de la période précédente) et, par ricochet,
le rend inapte à une utilisation plus large, notamment dans le champ économique.
(42) Si ce produit noble qu’est le dialecte dans nos écoles n’a plus de
débouchés, la raison est qu’on ne peut nulle part l’employer… (décembre 1978)
(43) le dialecte est plutôt un véhicule d’ordre sentimental alors que le vrai
bilinguisme est pour nous une arme économique (décembre 1978)
227
228
dit-il, en faisant en effet toute son intervention en alsacien. (…) Ce fut alors une surenchère
dialectale et M. Traband s’adressa une nouvelle fois à ses collègues : ‘Mini liewi alti Kumpels…’.
Les murs ont des oreilles et ceux de la préfecture n’ont pas dû en croire les leurs. » L’intervention
du conseiller général n’a pas été reproduite en dialecte dans le compte rendu de délibération, mais
a fait l’objet d’une traduction.
223
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 1ère session ordinaire de 1975, vol.90,
s.l.n.d., p.151.
224 224
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - session extraordinaire de mai
1965, s.l.n.d., vol 60, pp.137.
225
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, vol.101,
s.l.n.d., pp.126.
226
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit.,
p.127.
227
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit.,
p.126.
228
Conseil Général du Bas-Rhin. Rapports et délibérations - 2e session ordinaire de 1978, op. cit.,
p.127.
183
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS

CONCLUSIONS
1. La majoration et la minoration semblent être intimement liées, même si
l’étalon par rapport auquel la majoration ou la minoration sont entreprises dans le
discours change.
2.1. Durant la période 1945-1960, la minoration du dialecte s’opère par
rapport à l’allemand, qui est, encore, perçu comme une alternative linguistique et
en est implicitement majoré ; par ailleurs, cette majoration de l’allemand peut être
corrélée avec les pratiques et usages de l’allemand tels qu’ils apparaissent dans la
description sociolinguistique.
2.2. Durant la période 1960-2000, la majoration du dialecte s’opère par
rapport à la minoration de l’époque précédente, qui continue sans doute à
perdurer dans le discours épilinguistique du corps sociétal. Cette minoration
semble être tenue pour partiellement responsable de la désaffection que connaît le
dialecte, la majoration épilinguistique tend à conjurer cette désaffection.
3. L’examen diachronique montre la variabilité de la minoration /
majoration dans le discours épilinguistique : le même objet peut ainsi être affecté
successivement de traits de minoration et de majoration. L’interprétation de la
modification, progressive, n’est guère possible hors contexte. En effet, le discours
s’adresse toujours à des co-énonciateurs qui partagent la même connaissance du
monde qu’il n’est donc pas nécessairement besoin d’éliciter explicitement et/ou
complètement.
4. Cela implique, sur le plan de la méthode, que majoration et minoration
doivent être nécessairement contextualisées dans l’histoire linguistique, mais aussi
politique et idéologique des sociétés, par quoi elles prennent sens.
5. L’examen diachronique souligne tout particulièrement le fait que,
corrélativement, le discours épilinguistique minorant et majorant construit la
majoration ou la minoration, en ce sens que les énonciateurs participent à cette
construction et agissent, par là même, sur la représentation de la langue. En
reprenant à leur compte des évaluations, ils valident la factualité de la
minoration/majoration et la diffusent. La position institutionnelle des énonciateurs
renforce, au moins potentiellement, l’effet produit.
La dynamique des statuts et pratiques des langues ne sont en rien disjointes
ou à disjoindre du discours sur elles. Ce sont les énonciateurs, dans leur
singularité et leurs traits communs, y compris les conseillers généraux, avec bien
d’autres instances, qui co-construisent les images, l’imaginaire linguistique, mais
184
DOMINIQUE HUCK - MINORATION ET MAJORATION DANS LE DISCOURS
qui, dans le même temps, agissent sur les langues, sur leurs statuts, sur leurs
pratiques.
Le discours épilinguistique sur les langues, majorant et minorant, n’est pas,
dans ce sens, un simple phénomène accompagnant un développement historique,
mais en représente bien un élément constitutif. La parole et le façonnement des
représentations au sujet des langues participent à la création de la réalité et des
dynamiques historiques.
229
229
Avec la restriction – partielle – qu’il arrive probablement un moment où l’action par la parole
se heurte à la non-compétence linguistique des locuteurs.
185
QUESTIONS A
DOMINIQUE HUCK
Arlette Bothorel
Je crois que ce qui est très intéressant dans ta démarche, concernant les
objets de minoration, c’est que tu as essayé de réfléchir sur les éléments
constitutifs de ces objets qui sont tantôt majorés tantôt minorés Et donc apparaît là
une dynamique d’un autre type, à savoir : quels sont les aspects, sans doute
variables selon les contextes, qui, pour une « langue » donnée, sont minorés ou
inversement majorés dans le discours ? Je crois que tu montres aussi l’importance
d’un élément qu’on avait retenu pour l’orientation de notre projet, c’est-à-dire la
construction de ces processus dans le discours, le discours devenant lui même un
élément de la réalité. Je crois que la démonstration est tout à fait convaincante. Là
où je voudrais te poser une question, c’est qu’inévitablement puisque tu travailles
de manière très fine sur les éléments constitutifs des objets minorés ou majorés, se
pose, et on l’avait vu avec Annick [Kozelko] , puisque cela partait un peu selon
le même principe, le problème de la classification. Et donc quand tu retiens la
minoration de fait et la minoration volontaire par l’énonciateur pour la période qui
va de 1945 à 1960, je me demandais au fond comment on pouvait différencier la
minoration de fait et la minoration volontaire. Est-ce qu’on ne pourrait pas
imaginer peut-être une classification d’un autre type, mais je sais qu’au fond, on
peut souvent classer à différents endroits, par le biais de critères dits subjectifs
voire objectifs, enfin je ne sais pas quelles sont les difficultés que tu as
rencontrées.
230
Dominique Huck
Je ne me suis pas trop intéressé à ce type de classement. J’ai simplement
opéré de grandes distinctions et c’est vrai que c’est un peu difficile dans la mesure
où c’est toujours le cotexte qui va décider si on le classe plutôt dans tel tiroir ou
dans tel autre. Je n’ai pas de bonne réponse à te donner, car je n’ai pas tellement
raisonné sur les critères de classement. En effet, dans un premier temps, je n’étais
pas sûr qu’ils étaient utiles. Dans un deuxième temps, je ne suis pas sûr que j’ai eu
230
KOZELKO, A. (2004). Etude des processus de minoration et de majoration linguistiques dans
une entreprise française à rayonnement international implantée en Alsace, mémoire de D.E.A.,
Université Marc Bloch Strasbourg, Département de dialectologie, 2 vol.
QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK
raison de penser ça parce que justement, soumettre à un classement, ça signifie
aussi que l’on réfère au contenu même de l’argumentation.
Arlette Bothorel
Ça permettrait peut être de montrer s’il y a un noyau plus dur qui est plus
régulièrement majoré ou minoré. Est-ce que ces minorations sont partagées ?
Dominique Huck
Ça reste ouvert, je suis d’accord. Ce n’était pas mon objet principal.
Philippe Blanchet
Deux petits éléments pour alimenter la réflexion et puis une question un peu
plus générale. Le premier petit élément est sur le passage que tu cites où un
conseiller régional dit que, pour les ouvriers et les paysans, la langue officielle,
c’est le dialecte alsacien. Cela me paraît être un très bon exemple de ce qu’on
pourrait appeler la glottopolitique des acteurs, c’est-à-dire cela poursuit une
discussion qu’on a avec Didier depuis quelques semaines maintenant, c’est-à-dire
l’idée qu’il n’y a pas que les institutions qui mettent en place des politiques
linguistiques et que le simple fait que dans leur pratique quotidienne, les ouvriers
et les paysans ne communiquent qu’en alsacien, c’est une pratique glottopolitique
parce que c’est une façon de transposer dans leur sphère sociale une règle
implicite qui est une règle glottopolitique. Donc je pense que c’est un élément
intéressant.
Deuxième point, et tu en as reparlé dans ta conclusion, c’est cette
constatation que la contraction des pratiques provoque, en réponse, un
développement des représentations positivantes. Et ça, c’est un phénomène que tu
constates ici et qu’on trouve pour toutes les langues régionales de France, qu’elles
soient régionales ou qu’elles soient de la migration d’ailleurs, systématiquement,
au moins pour deux raisons. Je crois, d’une part, c’est parce que la prise de
conscience de la perte des pratiques aboutit à une prise de conscience de la
nécessité de redévelopper les représentations positives avec l’idée de réactiver
éventuellement les pratiques. Mais je crois que c’est aussi une attitude
glottopolitique qui consiste à considérer qu’on peut commencer à en dire du bien
le jour où on sera sûr que les gens ne le parleront plus, puisque, du coup, ils seront
devenus francophones. La politique linguistique de l’état français, c’est
typiquement ça. On a attendu que la courbe des pratiques des langues régionales
soit tellement exponentielle vers le bas pour être à peu près sûr qu’elle ne
remontera pas pour mettre en œuvre une politique linguistique
d’institutionnalisation et de représentations positivantes, dont les CAPES par
exemple, dont parlait hier Didier, ou, pour la première fois, le volet linguistique
du recensement de 1999. Moi, j’ai suivi l’affaire de près. Si, pour la première fois
en France, on a autorisé des questions sur les pratiques linguistiques dans un
recensement, c’est parce qu’on avait fait une enquête préalable à l’INED qui
montrait que ça y est, on en était sûr, le français était effectivement dominant et ce
n’est devenu possible que pour ça.
187
QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK
Dominique Huck
Pour cette dernière question, il est vrai que l’Alsace a toujours connu non
pas une situation privilégiée, mais spécifique, car les mesures de connaissance de
langue ont été faites de 1946 jusqu’à 1962. Lorsqu’on a été sûr que tout le monde
saurait le français, on a arrêté. C’était bien le but de ces enquêtes, mais je crois
que l’état joue son rôle en faisant cela.
Philippe Blanchet
La dernière question, et pour ne pas abuser du temps, sera sur l’utilisation de
la terminologie « épilinguistique ». Mon voisin de droite qui n’est pas
sociolinguiste, bien qu’il nous fréquente depuis longtemps, m’a interrogé làdessus. Tu utilises « épilinguistique » comme la plupart de nos collègues
d’ailleurs. Je le dis parce que ça peut peut-être aider des gens qui ne connaissent
pas ce terme-là : il s’agit des discours tenus sur la langue par les locuteurs
ordinaires et non pas de discours distanciés tenus par des savants que, du coup, on
appellerait « métalinguistiques » Et tu sais bien que je pense que c’est une
distinction qui est à la fois un mauvais outil méthodologique et qui est dangereux
sur le plan déontologique et éthique parce que je crois qu’il y a un continuum
entre les deux et que les locuteurs ordinaires ont des discours métalinguistiques
raisonnés et distanciés comme nous qui sommes aussi des locuteurs ordinaires par
ailleurs. Moi, je proposerais qu’on réserve plutôt « épilinguistique » aux discours
ou aux attitudes qui mettent en œuvre, sans les dire explicitement, les
représentations. A chaque fois que ma femme emploie un mot local, puisqu’elle
est bretonne, elle me dit : « passe-moi le ramasse-bourrié », je lui dis : « voilà le
ramasse-bourrié comme tu dis. Alors ça, c’est du discours épilinguistique. Et du
discours métalinguistique qui consisterait à dire : « Tiens, tu utilises ce mot-là ?
Moi, je n’utilise pas le même, pourquoi tu utilises celui-là ? » Qu’est-ce que tu en
penses ?
Dominique Huck
Je me suis dit que tu le dirais !
Arlette Bothorel
Dans l’exemple que tu donnais quand tu fais un commentaire sur ce que dit
ta femme, ce qui m’ennuie un peu, c’est ce qu’on dit d’habitude qu’on est là dans
le langage. On utilise le langage pour parler sur le langage et on a souvent pour
habitude justement d’utiliser la notion de « méta- ». C’est ce qui me perturbe un
tout petit peu. En revanche, je trouve que la distinction que tu introduis est
extrêmement intéressante, mais je ne sais pas.
Dominique Huck
Au fond, l’étiquette n’était pas centrale pour moi.
188
QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK
Didier de Robillard
Je crois qu’on est en train de travailler sournoisement depuis hier sur la
question du pouvoir du chercheur sur le terrain, mais que nous ne voulons pas
rentrer là-dedans. C’est-à-dire qu’on pose les banderilles, ce serait peut être une
question de synthèse.
Frédéric Hartweg
Je résiste à l’envie de réagir sur ce que vient de dire Philippe Blanchet sur la
pré-enquête de l’INED, mais j’ai deux questions précises ponctuelles à
Dominique. La première : est-ce que tu as pu voir des distinctions significatives
entre le conseil général du Bas-Rhin et le conseil général du Haut-Rhin ?
Deuxième question : étant donné ce que tu as dit sur la césure de 1960, je prends
la première période directement après 1945. Moi, j’ai encore connu des
conseillers généraux dans les années cinquante – ce qui montre mon grand âge –
qui avaient une pratique extrêmement hésitante du français. L’élection constitue
certes une forme de sélection, mais pas uniquement sur les capacités linguistiques
Est-ce que dans la période 1945/60 et surtout dans l’immédiat après-guerre, tu
notes d’une façon ou d’une autre des prises de paroles en dialecte dans les deux
conseils généraux ?
Dominique Huck
Je commence par la deuxième question. En fait, les textes sont réécrits,
lissés. Et, de fait, ce qui est assez intéressant, c’est de voir intervenir un conseiller
général en français dont ensuite, on apprend quelques années plus tard, lorsqu’il
est décédé, qu’il ne le savait pas, qu’il était opposé à ce que le dialecte puisse être
utilisé et était opposé à l’allemand, était très farouchement favorable au français,
mais qu’il était de ceux qui ne savaient pas le français. Donc il intervenait en
dialecte et on transcrivait en français, ça, le lecteur d’aujourd’hui ne le sait
pas/plus, donc on ne voit pas cette position et ça change, d’une certaine façon, la
donne. Il serait également intéressant de savoir comment ces discours en dialecte
étaient transposés et quelles consignes étaient données. C’est un point.
L’autre point est de savoir comment les deux conseils généraux
fonctionnent. Ils fonctionnent très différemment sans doute à cause de leur
couleur politique. Et le poids des partis et de leurs choix joue un rôle important.
C’est sans doute pour cette raison qu’il n’y a presque rien sur les langues dans les
délibérations du conseil général du Haut-Rhin avant 1970, c’est une période
quand même relativement longue. A ce moment-là, on entre dans la phase que tu
viens de dire, où, au fond, les pratiques commencent à être redirigées, où on peut
commencer à reparler autrement. J’aurais sans doute pu donner des exemples où
on montre qu’il n’est pas question de parler des langues en séance, où on dit qu’on
ne veut pas en parler ou encore où on dit qu’on ne veut surtout pas parler de
l’allemand.
189
QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK
Frédéric Hartweg
Un mot dans la lignée de Freddy Raphaël, je me souviens d’un discours
devant un monument aux morts, un 11 novembre des années 1940. Un patriote de
la 25e heure peut-être se lance dans un grand discours, mais dès la troisième
phrase son français s’épuise et il termine en poussant un vigoureux et patriotique
« vive de la Gaulle ».
Freddy Raphaël
La remarque importante, c’est que c’est une des rares fois que j’ai le
privilège d’avoir devant moi une étude qui se veut distanciée, maîtrisée, nuancée
et qui n’est pas un enjeu ni de pouvoir ni de passion. Je crois que là, et je dis cela
pour les gens qui ne sont peut-être pas habitués à l’Alsace, il y a quelque chose
qui est plus que méritoire. Il y a là une progression dont je voudrais le remercier.
A propos des méthodes, je voulais juste te demander, bien sûr, ces élus, tu les
situes, il y a un enjeu, tu l’as dit, politique, économique et social et d’autre part, tu
fais les distinctions Haut-Rhin, Bas-Rhin. Sur le plan de la méthode, le découpage
en items, je n’ai pas bien compris comment tu as procédé. Est-ce que tu as pris en
compte tout ce qui concerne la langue dans ce discours ? Et il y a un seul élément
avec lequel je ne serais pas d’accord, c’est l’évaluation du français lorsque tu
emploies, et à mon avis, à tort, le caractère quasi ontologique du français, car ça
n’a rien à voir avec la philosophie. Je crois qu’il ne faut pas rentrer dans ce
domaine-là. En plus, ce n’est pas exact, parce que le français ne se contente pas
d’être, il est un enjeu, il est quelque chose qui a été imposé : ces affichettes « c’est
chic de parler français » après-guerre qu’on nous a imposées, le fait qu’on se
faisait rabrouer dans la cour de récré lorsqu’on parlait l’alsacien et pas le français.
C’est une langue qui est une langue imposée et très durement et il ne se contente
donc pas d’être une réalité surplombante et je la retrouve dans les métaphores des
textes que tu as cités. Tu as tout le concept de la Ursprache de cette langue
originelle qui, quelque part, fondrait et un peu ce que tu as laissé tombé, la
métaphore de la langue maternelle, la Muttersprache, c’est le « Mutter » qui est
important, avec tout l’affect qu’il y a dans la relation à la mère.
Dominique Huck
Je parle juste du français. Je ne peux pas solliciter le texte parce qu’on ne dit
rien sur le français. Il n’y a pas de discours sur le français et c’est bien dans ce
sens-là qu’il faut comprendre qu’il a une valeur ontologique. Il n’y a pas de
discours, je connais d’autres textes où il y a un discours sur le français, mais pas
dans le cadre que je me suis fixé. Et c’est vrai que j’ai extrait tout ce qui est dit sur
les langues. Là, j’ai effectivement joué franc jeu, j’ai tout isolé. On aurait encore
pu voir toutes les désignations, les glottonymes, c’est encore une autre affaire.
Tout à fait d’accord avec toi, pour les glottonymes, on peut discuter. Mais pour le
reste, il n’y a pas de discours sur le français. J’avais demandé si je pouvais avoir
accès aux délibérations à huis clos pour voir s’il y avait un discours sur le
français, mais on ne m’a pas autorisé à aller en prendre connaissance.
190
QUESTIONS A DOMINIQUE HUCK
Jean-Jacques Alcandre
Dominique a dit qu’il voulait prendre en compte le contexte. Ce qui
m’étonne, c’est qu’en 1947, on arrive à trouver des choses comme « l’allemand
comme seconde langue d’écriture », il s’est quand même passé un certain nombre
de choses auparavant. Ca mériterait quand même qu’on brise une lance sur la
question. C’est assez ahurissant.
Dominique Huck
Sur l’ensemble de toutes les déclarations qu’il y a sur les langues, il n’y a
qu’une seule fois où l’on parle justement de la langue des nazis.
René Kahn
J’étais étonné de la conclusion extrêmement pessimiste. En fait, je doute
simplement qu’après une période de minoration de l’alsacien, suivie d’une
période de majoration, on retombe dans une espèce de disparition. Je pense que
c’est difficile de faire la prospective, mais je crois que cette majoration peut avoir
d’autre prolongements : cela pourrait être une langue pour l’élite politique.
Dominique Huck
Je ne sais pas, je ne pense pas. Ce n’était pas une conclusion pessimiste,
c’était juste une conclusion … conclusive.
Didier de Robillard
Tu as parlé de la standardisation en rapport avec les langues minorées. Je
pense que c’est une question importante, je crois que ce que l’on veut dire par là,
juste des instruments ou plus que ça. Moi, j’ai été très intéressé par ta façon de
montrer comment tu construis le corpus, comment tu interviens à chaque moment
là-dessus et puis tu te poses la question jusqu’où aller trop loin dans la
contextualisation. Et ce qui est clair dans la discussion que nous avons eue hier
sur les rapports sociolinguistique/analyse du discours, c’est que tu fais parler le
silence. Tu dis qu’on n’en parle pas, ça a du sens, alors qu’un analyste du discours
classique, quand il n’y a pas de bruit, il n’a plus rien à dire.
191
Frédéric MEKAOUI
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE)
(EA 3405)
[email protected]
« FAUT-IL PARLER ALSACIEN POUR ETRE ALSACIEN ? »
« STRATEGIES IDENTITAIRES » :
UN CADRE D’ETUDE DES PROCESSUS DE MINORATION
« Ajoutons par ailleurs que les vérités
sont « biodégradables ». Toute vérité
dépend de ses conditions de formation ou
d’existence. »
(Morin, Motta et Ciurana, 2003 : 33)

STRATEGIES IDENTITAIRES, DISCOURS ET MINORATION
C’est en nous intéressant à la notion d’identité dans le contexte alsacien –
telle que cette notion est mise en discours dans un cadre spécifique – que nous
avons été amenés à construire un outillage : c’est de cette construction et d’une
partie des résultats dégagés dont il est question ici. Le cadre spécifique indiqué est
celui des « enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace » , spécifiant à la
fois un ancrage dans l’espace géographique et disciplinaire.
231
Cette réflexion s’articulera autour de trois phases :
- La première concerne la notion d’identité elle-même : nous essayerons de
la décrire afin d’en sonder le potentiel d’outil d’analyse pour le corpus indiqué
231
« Les enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace » constituent un cadre de travail et son
outillage (à la fois intégré épistémologiquement et spécifiquement adapté à la situation) développé
par Arlette Bothorel-Witz et Dominique Huck.
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
(les enquêtes sur la conscience linguistique). Afin d’axer la réflexion sur notre
problématique, nous proposerons un essai de spécification des relations entre
identité et codes linguistiques . Dans un troisième temps, il sera nécessaire de
resserrer notre réflexion sur le contexte alsacien : nous proposerons une
interprétation de la « problématique alsacienne » qui sera en même temps une
interprétation de la « configuration linguistique » de cette situation.
- Ces différentes étapes nous conduiront à une impasse « fructueuse ». En
effet, différentes limites induites par les outils initiaux retenus nous conduiront à
un repositionnement de la problématique, de ses outils et de son approche
méthodologique : de la notion d’identité nous nous acheminerons vers le concept
de « stratégies identitaires », d’une approche trop statique de la problématique en
Alsace, nous nous acheminerons vers une approche plus dynamique.
- Ces repositionnements nous permettent d’affiner une grille de lecture pour
notre corpus. Nous serons notamment conduits à placer certains processus de
minoration au centre de notre réflexion. La description et l’étude de ces processus
conduisent à certains résultats : on observe notamment que les conduites
groupales, individuelles et personnelles sont rarement simples et à sens unique.
Aussi ces processus de minoration semblent-ils être accompagnés de processus de
(re)valorisation. Il apparaît alors important d’envisager les locutrices/locuteurs
comme des acteurs agissants, de même que d’envisager les situations comme des
contextes dynamiques et changeants.
232
 IDENTITE ET CODES LINGUISTIQUES : APPROCHE
GENERALE ET SPECIFIQUE AU CONTEXTE ALSACIEN
Cette réflexion a pour point de départ de multiples discussions dans le corps
social en Alsace à propos du rôle des codes linguistiques dialectaux (aussi appelés
« alsacien » ou « l’alsacien » ) comme élément « consubstantiel » d’une
configuration identitaire donnée . Cette problématique est thématisée et
actualisée de manière récurrente – même si elle est modulée différemment suivant
les personnes – dans les discours que constituent les enquêtes sur la « conscience
linguistique » des locutrices et locuteurs dialectophones alsaciens.
Pour intéressante qu’est l’étude de la notion d’identité dans ces discours,
elle est d’entrée de jeu couplée à certaines difficultés :
233
234
235
232
Conscient de ne pas pouvoir échapper aux tensions internes aux dénominations « langue/
dialecte », nous utiliserons le terme de « code linguistique » afin de ne pas centrer la réflexion sur
cette problématique non moins fondamentale.
233
Concernant la problématique et les enjeux de la dénomination des codes linguistiques en
Alsace, nous nous référons à Bothorel-Witz, 1997, Huck, 1998 et Tabouret-Keller, 1999.
234
Nous mentionnerons, à titre d’exemple, le sondage DNA-ISERCO publié le 25 octobre 1996
dans les Dernières Nouvelles d’Alsace, sondage portant le titre « Quelle identité pour l’Alsace ? ».
235
Concernant la problématique du concept de « conscience linguistique » appliqué au champ
alsacien, nous renvoyons aux différents travaux publiés par A. Bothorel-Witz et D. Huck à partir
de 1995 (cf. bibliographie).
193
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
- la première difficulté est d’appréhender la notion d’identité avec un certain
recul ;
- à cette difficulté d’une relative idéologisation du terme « identité »,
s’ajoute les multiples usages qui sont faits de ce terme ;
- autre problème : la notion d’identité est utilisée par de nombreuses
disciplines des sciences humaines et en fonction de nombreuses finalités
différentes avec une multitude d’approches et de définitions variantes.
Face à ces difficultés, nous chercherons, dans un premier temps, à proposer
une description de la notion d’identité. Cette description partielle sera
nécessairement pluridisciplinaire.
 Essai de description de la notion d’identité : approche générale
Lorsqu’on cherche à appréhender la notion d’identité en sciences humaines,
on est très vite confronté à une pluralité d’approches et d’usages. Celle-ci résulte
notamment de l’utilisation de cette notion dans différentes disciplines des sciences
humaines. Face à cette pluralité de perspectives et cette diversité des usages qui
sont faits de la notion d’identité, nous proposerons de retenir l’approche
pluridisciplinaire proposée par Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez
(Lipiansky, E. M., I. Taboada-Leonetti, I. et Vasquez, A., 4e éd. 2002.) qui
conduit à retenir des traits descriptifs récurrents :
- La notion d’identité est une notion éminemment dynamique. On peut
dire qu’il existe actuellement une forme de consensus en sciences humaines en ce
qui concerne l’un des aspects de la notion d’identité : elle n’est plus envisagée
comme un donné « consubstantiel », mais comme le résultat d’un processus.
Lipiansky, Taboada-Leonetti et Vasquez écrivent à ce propos :
« Le premier point de consensus réside dans la perspective dynamique
suivant laquelle est abordée l’identité. La conception d’une identité qui serait
élaborée au cours des premières années de la vie pour parvenir à un point de
fixation où elle serait achevée et stable – toute variation étant considérée alors
comme une pathologie – est définitivement abandonnée. L’identité est, au
contraire, considérée comme le produit d’un processus qui intègre les différentes
expériences de l’individu tout au long de sa vie. » (Lipiansky, E. M., I. TaboadaLeonetti, I. et Vasquez, A., 2002 : 22).
- La notion d’identité est une notion composite (polymorphe). L’identité
humaine se compose, se décompose et se recompose autour de différents « pôles »
dont l’importance varie en fonction des âges et des situations. Ces pôles de
« composition dynamique » sont de nature sociale, psychologique, sexuée et
sexuelle, historique, religieuse, nationale et régionale, géographique, politique,
linguistique et langagière, etc. De plus, ces différents pôles peuvent être structurés
de manière variable suivant les personnes. Cette complexité – que l’on peut
194
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
également qualifier de richesse – participe certainement au fait que l’on rencontre
la notion d’identité dans plusieurs domaines de réflexion.
- La notion d’identité implique différentes interactions. Ses
caractéristiques (dynamique et polymorphe) conduisent à envisager la notion
d’identité comme le résultat de différentes interactions :
- interaction entre le je et l’autre,
- interaction entre le je et le nous,
- interaction entre le je/nous et le non-je/non-nous.
De manière schématique, il est possible d’envisager deux pôles d’interaction
dialectiques :
- un pôle d’interaction dialectique de type individu/groupe,
- un pôle d’interaction dialectique de type appartenance/non- appartenance.
Burger écrit à propos de l’identité :
« L’idée récurrente consiste à penser l’identité comme le produit intériorisé
des interactions vécues par le sujet : la somme des « soi » successivement
(in)validés constitue une sorte de profil identitaire des sujets. D’où l’idée que
l’identité comme profil n’est jamais achevée mais construite dans la dialectique
d’une reconnaissance intersubjective. Le profil se comprend à la fois comme
motif inaugural et comme produit de l’interaction verbale. C’est dans cet entredeux que constitue la négociation discursive de l’identité que s’opère le passage
de l‘une à l’autre. » (Burger, 1994 : 249).
Comme nous l’avons indiqué, cette approche de la notion d’identité ne peut
être que schématique. Nous souhaitons néanmoins préciser ici différents aspects
compte tenu de leurs répercutions théoriques et méthodologiques :
- La notion d’identité a partie liée avec différents types d’interaction et
notamment une interaction de type individu/groupe. Or, la notion d’individu est
elle-même une notion éminemment groupale . Il est nécessaire, à notre avis, de
distinguer en plus la notion de personne à laquelle il convient d’attribuer un statut
théorique, méthodologique et déontologique différent.
- Sans nullement chercher une quelconque forme de modélisation à ce
propos, nous sommes néanmoins conduit à nous interroger sur les articulations
possibles entre ces trois instances que l’on pourrait également qualifier de
niveaux d’organisation distincts, mais non séparés. Ce point nous conduit à
opter pour un schéma interprétatif donné, pour une grille de lecture parmi
d’autres. Nous optons pour une grille de lecture de type psychosociologique
suivant en cela Camilleri et al., 2002. Dans cette perspective dynamique, nous
postulons avec les auteurs mentionnés que la personne sera conduite de manière
plus ou moins permanente et de manière plus ou moins consciente et ressentie à
procéder à un réglage entre un pôle de la conformisation et un pôle de
l’individuation. Cette vision sinon idéalisante, pour le moins schématique,
236
236
Concernant cette problématique, nous renvoyons à Dubar, 1998, Deschamps et al., 1999, etc.
195
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
conduit à dire que la personne cherche ainsi à faire partie d’un (ou de plusieurs)
ensemble(s) social (sociaux) sans y perdre sa personnalité, la notion d’individu
pouvant notamment occuper la fonction de pivot entre ces différents niveaux
d’organisation.
- La notion d’identité se trouve être composée de différents éléments en
mouvance. Cependant, notre identité peut également (ou dans la plupart des cas)
être liée à un sentiment de stabilité. Plus exactement, notre identité peut également
être associée à un sentiment de continuité. D’une certaine manière, on pourra dire
que l’une des fonctions des différentes interactions mentionnées sera justement de
contribuer à la production d’un « sentiment » de continuité par l’intégration des
changements quotidiens dans le sens d’une continuité ou, comme l’écrit
Camilleri :
« Encore faut-il préciser que nous ne restons pas le même en excluant le
changement, mais en négociant, au prix de diverses procédures, l’articulation de
l’autre avec ce qui l’a précédé, de telle façon que le nouveau soit perçu comme
ayant une relation acceptée avec ce qui existait avant lui. De ce fait, si l’identité
est primordialement vécue comme une constance, ce n’est pas, comme nous
l’avons dit ailleurs, « une constance mécanique, une répétition indéfinie du même,
mais dialectique par intégration de l’autre dans le même, du changement dans la
continuité (Camilleri, 1980, p. 331) » . » (Camilleri, 4e éd. 2002 : 85-86).
Les différents éléments dégagés conduisent à décrire la notion d’identité
comme étant le résultat (partiellement stabilisé) d’une dynamique dialectique
liée à différents pôles structurés/structurants et différentes interactions
structurées/structurantes.
Tableau récapitulatif : essai de description de l’identité
ASPECTS
aspect : dynamique
aspect : polymorphe
aspect : interactions dialectiques
aspect : sentiment de stabilité
COMMENTAIRES
passage d’une conception statique,
substantialiste,
à
une
vision
dynamique, constructiviste
La notion d’identité comprend une
infinité de composantes (sociale,
psychologique, historique, politique,
etc.).
interactions dialectiques de type
« je/nous ».
interactions dialectiques de type
« appartenance/non- appartenance »
processus d’intégration du changement
dans la continuité
196
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
 Essai de description de la notion d’identité centré sur les codes
linguistiques
Afin de préciser les liens entre codes linguistiques et identité, nous
prendrons appui sur différents auteurs . Nous proposerons d’articuler cet essai de
spécification des liens entre codes linguistiques et identité autour de cinq points de
réflexion. Ces interrogations nous conduiront à discuter certaines limites de notre
outillage.
- Dans un premier temps, il est possible d’envisager les codes linguistiques
comme signal permettant d’identifier une personne d’un certain point de vue
(comme membre d’une communauté de langue donnée, comme membre d’une
nation donnée, comme membre d’une catégorie sociale donnée, comme personne
aux appartenances multiples, etc.).
Précisons d’entrée de jeu que cette « signalétique » est à double face : elle
peut fonctionner du « dedans ». Dans ce cas, elle serait mise en œuvre (plus ou
moins consciemment) par le sujet afin d’être identifié. Elle peut également
fonctionner du « dehors ». Dans ce cas, les co-énonciateurs interprètent les
« signaux » fournis en vue d’une identification.
Ces deux faces d’une même pièce (identité/identification) peuvent être à
l’origine de certains écarts d’interprétation. Il est important de (re)dire le
danger que comporte la définition de « l’extérieur » des identités. Ainsi
l’utilisation de termes comme « communauté linguistique » , « identité
linguistique », « minorité linguistique » paraissent problématiques dans la mesure
où l’on définit a priori des limites que l’on risque de généraliser et d’appliquer à
des individus qui ne s’estiment pas faire partie des limites fixées.
- Les codes linguistiques permettent l’interaction verbale, laquelle
représente un outil important de définition de l’entourage que l’individu va
délimiter comme étant son réseau « je/nous ». Simultanément, ces interactions
verbales avec l’environnement permettent la définition de ce qui est « je/nous »
par la définition et la délimitation de ce qui ne l’est pas. Les codes linguistiques
permettent au sujet de définir ses réseaux d’appartenance et de non appartenance,
tant par les codes linguistiques eux-mêmes que par les interactions verbales que
ces codes linguistiques vont permettre d’actualiser.
- Si les codes linguistiques fonctionnent comme média de socialisation et de
construction des identités, il apparaît qu’ils peuvent porter en eux-mêmes une
partie des « visions du monde » et du « monde » lui-même. En ce sens, les codes
linguistiques médiatisent des « représentations sociales » . Les codes
linguistiques permettent de transmettre des « représentations sociales » tout
237
238
239
237
Nous nous appuyons sur les interrogations de Tabouret-Keller, 1997, de Py et Lüdi, 2003 (3e
édition), de Lipiansky, 1994 et de Harre, 1989.
238
Nous renvoyons plus particulièrement à Lüdi et Py, 2003 (3e édition).
239
Concernant la notion de représentation sociale, nous nous référons à Jodelet, 1989, à BothorelWitz, 1996 ainsi qu’à Sallaberry, 1996.
197
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
comme les « représentations sociales » façonnent en partie l’existence des codes
linguistiques .
- Les codes linguistiques – en tant que média d’interaction – vont également
permettre au sujet de construire une dimension plus individuelle et personnelle de
son identité. Notons avec Lipiansky (2002, 1996) que la « parole » est
tendanciellement perçue comme prolongement et extériorisation de la personne.
- Rappelons enfin avec Tabouret-Keller (1997) que cette étroite liaison entre
codes linguistiques et identité procède également des lieux physiologiques de
production de la parole (associée aux organes respiratoires et digestifs).
240
Poursuivons la construction de notre outillage d’analyse en resserrant la
perspective sur la configuration alsacienne envisagée sous l’angle d’une
configuration donnée de codes linguistiques.
 Approche de la notion d’identité centrée sur la configuration
alsacienne
Tout comme les autres régions de France, la configuration alsacienne fait
l’objet d’une infinité « d’appropriations subjectives » : on pourrait dire qu’il existe
autant de propositions d’interprétations de cette configuration que d’auteurs. Face
à cette pluralité et en nous reposant sur la description proposée de la notion
d’identité ainsi que sur les liens entre codes linguistiques et identité, nous
postulons que la description linguistique
nous permet d’accéder
partiellement à une description de configuration identitaire (non sans avoir
redit que celle-ci sera limitée à un type de corpus bien défini et n’ayant de portée
interprétative que dans ce cadre).
Cette démarche interprétative repose sur les réflexions de différents
auteurs . Ces différentes réflexions s’intéressent notamment à la subjectivité
linguistique des locutrices et locuteurs. Il s’agit, entre autre, de comprendre au
travers de l’étude de la subjectivité linguistique les relations entre les différents
codes linguistiques historiquement ancrés dans ce contexte. Ces codes sont « le
français », « l’alsacien » et « l’allemand » (ces dénominations de codes
linguistiques étant elle-même objet de représentations). L’étude des relations entre
ces codes linguistiques dans la subjectivité des locutrices et des locuteurs met en
évidence une forme d’asymétrie des « répertoires symboliques » associés aux
différents codes linguistiques en contact : « le français », code-norme hyper
valorisé, sert d’étalon définitoire face auquel « le dialecte » est dévalorisé. Dans
cette logique définitoire, les dialectes subissent une définition soustractive : ils
241
242
240
Concernant cette double dimension structurée/structurante nous revoyons à Harre, 1989.
Mentionnons également les travaux de Bothorel-Witz et Huck concernant l’impact de faits sociaux
sur l’organisation morphosyntaxique des dialectes alsaciens. Dans une autre perspective, il est
intéressant de mentionner les réflexions de Crépon, 1996.
241
Toujours dans le sens de codes linguistiques.
242
Cette description de la situation alsacienne centrée sur les codes linguistiques repose sur les
réflexions de Bothorel-Witz, Huck, Tabouret-Keller, Hartweg, Philipps, etc.
198
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
sont tendanciellement « vécus » comme non modernes, non prestigieux, non
fonctionnels professionnellement, etc. Cette vision des dialectes contribue à la
mise en activation et au renforcement d’un processus de réduction des fonctions
communicatives des dialectes. Cette réduction des fonctions communicatives
renforce la définition soustractive des dialectes précédemment évoquée.
Cette description de configuration de codes linguistiques conduit, dans un
premier temps, à retenir une interprétation de la « problématique alsacienne »
ayant eu un large écho en Alsace : celle d’une crise d’identité. Eugène Philipps
écrivait à ce propos :
« Avec le temps, il y a eu une distorsion entre la nécessité des Alsaciens de
participer à leur nouvelle communauté nationale et leur volonté de rester euxmêmes. C’est bien là qu’il faut chercher les causes profondes de la crise d’identité
que traversent les Alsaciens. » (Philipps, 1978 : 15).
Cette première phase de construction d’un outil d’interprétation de la notion
d’identité dans le cadre restreint des enquêtes sur la conscience linguistique en
Alsace nous conduit à une impasse intéressante, puisque cette impasse nous
oblige à modifier notre angle d’approche interprétatif et, ce faisant, notre méthode
et notre outillage de travail.
 REPOSITIONNEMENT DE LA REFLEXION
DE L’APPROCHE EN TERMES DE CRISE D’IDENTITE A CELLE
DE « DISPARITES », DE LA NOTION D’IDENTITE A LA NOTION DE
« STRATEGIES IDENTITAIRES »
 De l’approche en terme de crise d’identité à une approche en termes
de disparités
Envisager la configuration alsacienne sous l’angle exclusif d’une crise
d’identité pose différentes difficultés, notamment par rapport à la description
proposée de la notion d’identité.
- D’une part, décrire la configuration alsacienne comme une situation de
crise implique de généraliser cette approche à tout un ensemble de personnes pour
lequel cette approche ne vaut pas nécessairement. L’étude de notre corpus nous
conduit à penser que certains locuteurs (au moment de l’enquête) tendaient à
s’inscrire dans une configuration identitaire de crise, dans la mesure notamment
où ils exprimaient un conflit issu de leur difficulté à inscrire les différents
« référents » par rapport auxquels ils avaient (ont) à se positionner dans le sens
d’une continuité. Mais une telle approche ne peut nullement être généralisée.
Au contraire, certains locuteurs dans notre corpus marquent leur volonté de
s’extraire d’un conflit en mettant en œuvre différents moyens, différentes
stratégies.
- D’autre part, dire qu’il y a crise d’identité, c’est se placer en porte à faux
par rapport à la perspective dynamique proposée pour la notion d’identité. En
199
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
d’autres termes, si un sujet peut se trouver en difficulté ou en conflit, cela ne
signifie pas qu’il demeure dans cette situation.
On ne peut donc pas exclure une approche en terme de crise d’identité. En
même temps, il nous faut prendre en considération l’existence potentielle de
« moyens » permettant au sujet de construire (plus ou moins consciemment) une
configuration où ces conflits potentiels seront adoucis voire inexistants.
Nous avons besoin de recourir à une grille de lecture nous permettant
d’envisager la notion d’identité dans la configuration alsacienne comme un
processus interactif dialectique de construction et de reconstruction (dialectique
entre le soi et le non-soi, entre similarisation et individuation). Une telle approche
nous est fournie, par exemple, chez Camilleri et al. (4e éd. 2002). On y envisage
les configurations identitaires en terme de gestion personnelle et collective des
disparités, des tensions (notamment lorsque les acteurs ont à se positionner face à
une pluralité de « registres »).
Dans cette nouvelle perspective, on pourra décrire la configuration
alsacienne comme suit : de manière schématique, les différents codes
linguistiques et les systèmes de représentation que ces codes linguistiques soustendent s’insèrent dans une modalité relationnelle marquée par une forte
compétition entre un « intergroupe » et un « intragroupe ». D’autre part, cette
compétition (concurrence) est marquée par une asymétrie entre « l’intergroupe »
et « l’intragroupe » (à l’avantage de « l’intergroupe »). Cette situation de
concurrence peut (mais pas nécessairement) générer des tensions et des conflits.
Les locutrices/locuteurs devant se positionner par rapport à ces « référents »
intergroupe et intragroupe devront (mais pas nécessairement) procéder à des
réglages, à des négociations entre différents pôles et notamment ceux de la
« francité / francitude », de « l’alsacianité / alsacianitude » et de la « germanité /
germanitude ».
 De la notion d’identité au concept de « stratégies identitaires »
Cette modification de perspective nous conduit également à abandonner la
description de la notion d’identité comme outil d’analyse thématique du
phénomène d’identité dans le cadre des enquêtes sur la conscience linguistique en
Alsace. De l’étude de la notion d’identité dans le discours suivant les différents
traits de description proposés, on s’achemine vers l’étude thématique et formelle
des positionnements et des marges de manœuvre dans les discours que constituent
les enquêtes sur la conscience linguistique en Alsace.
Partant de là, nous sommes conduits à nous intéresser à l’étude thématique
et formelle des « stratégies identitaires » : celles-ci sont définies comme des
« manœuvres », des processus plus ou moins conscients, développés à un niveau
d’organisation groupal, individuel et/ou personnel afin de réduire et/ou d’éviter
243
243
Toujours en référence à Camilleri et al. (2004, 4e édition).
200
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
les tensions (les conflits) issues de la concurrence entre pôles de positionnement
asymétriques.
Ce déplacement paradigmatique de la réflexion conduit à retenir des
modèles herméneutiques permettant d’appréhender et de décrire certains
processus qu’une première lecture thématique du corpus a permis de localiser sans
nécessairement pouvoir les interpréter.
D’autre part, ces modèles herméneutiques ont été synthétisés sous forme
d’indices, le but étant d’essayer de tenir compte de la complexité et de
l’épaisseur des discours.
Le tableau ci-dessous présente une synthèse du maillage herméneutique
utilisé afin d’appréhender les stratégies identitaires dans le discours épi- et
métalinguistique des enquêtes sur la conscience linguistique.
Ce cadre herméneutique conduit à s’intéresser et à mettre en avant des
processus de minorisation/majorisation.
Cotes
Cotes à indice 1
Cote 100
Cote 101
Cote 102
Cote 103
244
Eléments descriptifs et exemples issus du corpus
Indices thématiques liés à l’intergroupe
Poids de la norme. Sensibilité variable à une norme envisagée
essentiellement comme norme coercitive et comme modèle à imiter (à
atteindre).
Exemple244 issu du corpus :
Enquêteur : hein / vous avez dit que vous essayez de parler ce français
Enquêté : oui
Enquêteur : si vous deviez vous-même vous évaluer ? 
Enquêté : exactement comme à l’école / je crois / comme je l’ai appris à
l’école / comme on apprend à l’école comme on devrait parler / de toute
façon pas …
Promotion sociale. Représentation articulant une forme de français comme
instrument de promotion sociale.
Exemple issu du corpus :
(Discussion concernant la valeur classante de formes linguistiques)
Enquêté : je crois que ça dépend des gens / des milieux / dans les milieux /
qu’on fréquente / si on fréquente un milieu plus élevé / et qu’on a un accent
/ par exemple / si on remarque qu’on vient d’Alsace / qu’on vient d’Alsace
/ on / alors on est peut être pas tellement bien vu / (…)
Idential d’appartenance intergroupe. Ces identials permettent de
positionner le sujet comme membre de l’intergroupe.
Exemple issu du corpus :
Enquêteur : et puisqu’on parle de politique / est ce que vous vous
intéressez à la politique ? 
Enquêté : (soupire) / comme tout Français / un petit peu (rires)
Réponse aux attentes réelles ou supposées de conformisation intergroupe
Les exemples proposés sont des traductions de séquences dialectales.
201
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
Cotes à indice 2
Cote 201
Cote 202
Indices thématiques liés à l’intragroupe
Idential lié à la définition d’un réseau de positionnement microintragroupe
Enquêteur : vous êtes spéciaux ici ? 
Enquêté : (rires) on dit qu’on est un peu spéciaux / et je crois que c’est
quand même un peu vrai
Enquêteur : pourquoi ? 
Enquêté : ah / déjà à cause de la langue / puisque ce que je parle
actuellement / ça ressemble plus à ce qu’on parle à Munchhausen245 / et
c’est ce que j’utilise le plus souvent / mais si maintenant / je parle avec les
copains de Mothern / alors je parle de nouveau autrement / et c’est
vraiment / et je crois que c’est vraiment unique notre euh / notre langue
(…)
Idential lié à la définition d’un réseau de positionnement meso-intragroupe.
Ce type d’idential apparaît notamment lorsque les locutrices/locuteurs
utilisent le glottonyme « alsacien ».
Cotes à indice 3
Cote 300
Cote 301
Cote 302
Cote 303
Dynamiques psychosociologiques
Répartition dichotomique des systèmes de représentation liés aux codes
linguistiques en présence.
Asymétrie exprimée entre les pôles de positionnement : interaction entre
groupes (intra- et inter-groupe) de type asymétrique génératrice de
tensions.
Stratégies identitaires à proprement parler :
- de cohérence simple. Dans ce cas, les locutrices/locuteurs tendent
à supprimer ce qu’ils envisagent être à l’origine de la tension.
- de cohérence complexe. Dans ce cas, les locutrices/locuteurs
construisent un ensemble englobant, moins porteur de conflit.
Marque la présence d’un trait et/ou d’un aspect que le sujet considère
comme négatif, péjoratif.

STRATEGIES
MAJORATION
IDENTITAIRES
ET
MINORATION
/
Notre essai d’interprétation de corpus nous a confronté à une forme de
complexité. Celle-ci nous a conduit à développer cet outil d’analyse, lequel nous a
permis d’approcher notre corpus de manière plus « méthodique ». Nous avons
également essayé par là de tenir plus largement compte de la complexité et de
l’épaisseur des discours en contexte.
C’est dans ce cadre que nous avons été amené à prendre en compte des
processus de minorisation et à observer l’importance que ces processus ont pour
l’existence des codes linguistiques dialectaux minorisés (et des univers que ces
derniers sous-tendent).
D’autre part, l’étude du corpus sous cet angle conduit également à tenir
compte d’autres forces (dynamiques) qui permettent aux acteurs de mettre en
place différentes manœuvres, différentes stratégies de réduction ou d’évitement
245
A titre indicatif, la commune de Munchhausen se trouve à 2,5 km de la commune Mothern
(département du Bas-Rhin).
202
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
des tensions, notamment par l’existence et la mise en place de stratégies de
(re)valorisation.
 Dynamiques de minorisation
Ce cadre nous conduit à prendre en compte des processus de minorisation.
A la suite de Kastersztein , on peut décrire ces processus de la manière suivante,
en précisant auparavant qu’il ne s’agit là que d’un modèle herméneutique parmi
d’autres : dans les interactions (concurrentielles ?) entre groupes marquées par
une asymétrique (productrice de disparités), l’intergroupe (majoritaire d’un point
de vue quantitatif, qualitatif ou les deux) dispose d’un certain potentiel de
définition et d’assignation des « images de soi » des membres de l’intragroupe. Ce
potentiel (exogène) de définition de certains identials – lorsqu’il véhicule des
identials marqués péjorativement – tend à renforcer des relations de type
catégorisantes entre les membres de l’intragroupe (et ce au détriment de relations
plus individualisantes).
Cette dynamique peut (mais pas nécessairement) conduire à une inversion
des logiques de définition des identités : les identials, plus exactement, certains
traits de définitions vécus négativement, ne sont plus perçus (vécus ?) comme
provenant du « dehors », mais comme étant constitutifs de l’identité endogène
intragroupe : il se développe une forme d’identité négative.
I. Taboada-Léonetti écrit à ce propos :
« Toute identité ethnique minoritaire, qu’elle soit fondée sur un critère de
territoire, de langue, de religion, de race ou de lignage, ou comme il apparaît dans
un grand nombre d’exemples apportés par la pratique sociale du champ de
l’immigration en France, sur un critère de la « sale gueule », c’est-à-dire de
l’appartenance telle qu’elle est perçue ou fantasmée par l’autre, est en grande
partie assignée par le groupe majoritaire dont le regard est, d’une certaine
manière, constituant du groupe minoritaire. » (p. 59).
246
247
Ces dynamiques minorisantes liées à une interaction groupale asymétrique
engendrent (mais pas nécessairement) une forme d’identité négative (aliénée)
qui résulte de l’intériorisation plus ou moins prononcée de l’image assignée
péjorative et dont voici un exemple issu de notre corpus de travail :
Enquêteur : et / comment est-ce que vous définiriez / si vous deviez
l’expliquer / par exemple à un Parisien / ou à quelqu’un d’autre / ce qu’est un
Alsacien <?>
Enquêté : […] / c’est assez difficile à dire ce que euh / c’est un Alsacien
euh / d’expliquer euh / à un Parisien / lorsqu’on n’a pas / lorsqu’on ne le ressent
pas / lorsqu’on ne ressent pas qu’on peut être différent / ou euh /// on peut euh / on
a – a – a un truc – un /// qu’on soit alsacien ou euh // breton ou n’importe //
246
247
Kastersztein, 2002, 4e éd. : 27-41.
Taboada-Léonetti, 2002, 4e éd. : 43-84.
203
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
lorsqu’on vient d’une autre région // euh // on doit être accepté pour ce qu’on est /
et euh / il ne faut pas condamner les gens parce qu’ils ne sont pas comme-ci ou
comme ça / comme les bons Français / ou / euh / il est quand même Français /
même si parfois / on dit de nous / on est des boches // et les Allemands disent de
nous / on est des Français // alors euh / si quelqu’un me demande ma nationalité
/ je dis tout simplement / que je suis un Alsacien / que je suis / euh
248
249
Cette « traduction » ne peut malheureusement pas rendre compte des
nombreux marqueurs formels que l’on peut qualifier, à la suite de A. BothorelWitz et D. Huck, d’indices d’insécurité linguistique. Il apparaît ici également
combien ces marqueurs d’insécurité linguistique peuvent être associés à une
forme d’« insécurité identitaire ».
L’observation de ces processus de minorisation et des stratégies identitaires
dans le discours conduit ainsi à envisager la situation linguistique alsacienne
comme une situation de « plurilinguisme dichotomique » : les processus de
minorisation décrits résultant de ce contact concurrentiel entre codes linguistiques
contribuent à structurer une configuration où presque tous les « registres »
associés aux différents codes linguistiques s’opposent. Cette situation tend à
renforcer le processus de « défonctionnalisation » des codes linguistiques
dialectaux décrits auparavant.
Ainsi, ces dynamiques de minorisation peuvent pousser les acteurs
concernés à résoudre le conflit au profit du groupe dominant en pratiquant une
forme de conformisation : ce type de stratégies est dit « valorisé » dans la mesure
où la concurrence profite au groupe majoritaire.
Pourtant, si telles étaient les seules forces en présence, les seules
dynamiques agissantes, on devrait observer une résolution du conflit au profit de
l’intergroupe.
 Dynamiques de (re)valorisation
Ainsi que le précise la plupart des auteurs retenus, les conduites collectives,
individuelles et personnelles sont rarement simples. Notre corpus fournit
nombre d’exemples marquant des tendances diversement polarisées sur l’axe de
négociation décrit plus haut (négociation des positions du sujet entre
conformisation (vers l’intergroupe) et singularisation (vers l’intragroupe ou en
décrochage groupal).
Alors qu’un témoin donné règlera la contradiction en accentuant son
appartenance intragroupe, un autre en accentuant son appartenance intergroupe,
un troisième témoin marquera plutôt son droit à la pluralité qui recouvre, selon
248
Le locuteur utilise le terme « Schwowe », qui peut avoir une valeur dépréciative, mais pas
nécessairement.
249
Le locuteur utilise l’ethnotype Saufranzose.
204
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
lui, le droit à l’utilisation d’une pluralité de codes linguistiques et à l’appartenance
pluriculturelle.
Il est également possible de mentionner un domaine de pratique langagière
de nature à induire des éléments de valorisation : le domaine professionnel
régional et transfrontalier .
250
 Domaine professionnel régional
L’étude de la subjectivité linguistique des locutrices/locuteurs
dialectophones montrent combien les codes linguistiques dialectaux sont
envisagés comme peu valorisés et peu valorisant dans la sphère professionnelle.
Cependant, les codes linguistiques dialectaux ne sont pas totalement absents de la
sphère professionnelle. Voici quelques manifestations de cette présence de nature
à induire des formes de (re)valorisation, en tous cas, qui constituent des contextes
de mise en œuvre et d’existence de ces codes linguistiques :
- une discussion avec un responsable de production d’une PMI du bassin
strasbourgeois met en avant que l’utilisation des codes linguistiques dialectaux
peut s’avérer être avantageuse dans le process, notamment en vue du management
des opératrices/opérateurs ;
- une discussion avec un directeur commercial d’une entreprise
internationale distributrice dans le secteur de la fixation a montré l’importance de
la maîtrise des codes linguistiques dialectaux (parce que facilitant la création d’un
rapport de confiance). Ainsi la nature des produits vendus en rapport avec le type
de clientèle peut influencer le seuil de valorisation des codes linguistiques
dialectaux.
De manière générale, il est permis de penser que ces mécanismes de
valorisation des codes linguistiques dialectaux sont liés aux processus de
minorisation qui les affectent (par exemple, du fait de la raréfaction agissant sur
les codes linguistiques dialectaux).
 Domaine professionnel transfrontalier
Il convient également d’évoquer le secteur professionnel transfrontalier qui
représente en Alsace une part non négligeable de la population active.
Dans ce contexte de travail outre-Rhin, les codes linguistiques dialectaux
peuvent recouvrir différentes fonctions :
- les codes linguistiques dialectaux peuvent opérer comme langue de
communication entre les salariés allemands et les salariés alsaciens : différents
entretiens semi-directifs (dans des entreprises internationales) conduisent à penser
250
Les données utilisées pour cette partie résultent de différentes études menées dans le cadre d’un
projet INTERREG II : « Cohésion et bilingualité des compétences linguistiques et communicatives
dans l’espace du Rhin supérieur ». Ce projet, initié en 1998, a notamment permis une étude des
demandes et pratiques langagières endolingues et exolingues dans les PME/PMI du Rhin
supérieur.
205
FREDERIC MEKAOUI – STRATEGIES IDENTITAIRES ET MINORATION/MAJORATION
que les codes linguistiques dialectaux, dans ce contexte, peuvent fonctionner
comme langue de communication non seulement en production, mais également à
d’autres niveaux des entreprises interviewées (notamment en ressources
humaines) ;
- les codes linguistiques dialectaux peuvent également fonctionner comme
langue de travail entre salariés venant d’Alsace. Les interviews et enquêtes
tendent également à indiquer une utilisation des codes linguistiques dialectaux
dans les différents niveaux d’organisation des entreprises interrogées.
 POUR CONCLURE
En conclusion à cette réflexion qui se construit, il nous paraît important de
redire la complexité des processus et de la problématique évoquée, qui n’est pas
de cohérence simple.
Les locutrices/locuteurs considéré(e)s comme des acteurs sociaux peuvent
être impliqués dans des processus aux forces antagonistes. Aussi, il nous semble
primordial de distinguer sans les dissocier les trois niveaux d’organisation
évoqués que sont le niveau groupal, individuel et personnel : ce faisant, il nous
semble possible de tenir compte à la fois de dynamiques à un niveau macro -social
(institutionnel), ainsi que les manières plus personnelles de gérer (ou non) les
tensions évoquées (conduisant à prendre en compte également des seuils de
sensibilité variables).
La problématique de l’identité, peut-être au même titre que celle de la
« minorité/majorité », nécessite de travailler avec beaucoup de prudence, posant le
postulat que chaque identité, fût-elle « minoritaire » se décide et se dit d’abord du
« dedans ».

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210
QUESTIONS A
FREDERIC MEKAOUI
Philippe Blanchet
Je voudrais te féliciter plus que vivement pour deux choses. Tu as une
maîtrise de ce que tu dis, de ce que tu écris, de ce que tu énonces qui est
époustouflante. Je trouve que tu mets parfaitement en œuvre le principe de la
pensée complexe, c’est extrêmement nuancé, il y a toujours le dedans et le dehors
en même temps. Ta modélisation de l’identité, je la vois tout de suite sur mon
schéma, ça fonctionne très bien. Ta remarque sur le fait que les gens qui ont écrit
sur le concept d’identité ont toujours écrit à plusieurs : sur le plan
épistémologique, c’est vraiment quelque chose qui me frappe. Vraiment, je crois
que ça veut dire qu’il y a un besoin de construire la notion dans l’interaction.
Alors, ça me frappe d’autant plus que j’en connais deux autres qui ont écrit làdessus. C’est Francard et Blanchet, et ils n’ont pas pu s’empêcher d’écrire
ensemble . Quand on nous a proposé de faire des articles du Dictionnaire de
l’altérité sur la définition de l’identité et sur les sentiments d’appartenance, au
début, on a dit à Michel qu’il en ferait un et que Philippe en ferait l’autre. Mais on
s’est dit tous les deux, on ne peut pas, il faut qu’on les fasse à deux. Donc,
vraiment, je crois qu’il y a quelque part un besoin de cohérence entre la démarche
méthodologique de réflexion et l’objet sur lequel elle pense. Merci de nous avoir
fait remarquer cela.
251
Frédéric Mékaoui
D’où le déficit dans ce texte où j’ai travaillé seul !
Freddy Raphaël
Je n’ai pas très bien compris l’articulation entre tout ce travail conceptuel,
qui me paraît extrêmement fin, et le travail de terrain et quel va être le passage
assuré.
251
Cf. BLANCHET, P. et FRANCARD, M. (2003). « Identités culturelles », in : Ferréol, G. et
Jucquois, G., Dictionnaire de l’altérité et des relations interculturelles, Paris, A. Colin, pp. 155161
QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI
Frédéric Mékaoui
C’est un travail dialectique, c’est un va-et-vient incessant entre le texte, le
corpus et …
Freddy Raphaël
Hier, tu m’as dit toute la difficulté que tu avais à constituer un corpus et à
recueillir des données sur lesquelles tu peux travailler.
Frédéric Mékaoui
C’est un corpus du DEA et de la maîtrise qui était déjà présent, pour une
étude sur l’insécurité linguistique. Ce dont il était question, c’était la
problématique de construire un corpus dans les entreprises, de pouvoir entrer dans
ces entreprises tout en y liant d’autres impératifs. C’est vrai que c’était autre
chose. Par contre, si j’ai bien compris votre première approche, la question était
de savoir comment concrétiser ou comment ça s’articule. Il y avait donc d’abord
le texte que j’ai attaqué naïvement. Et ce texte a posé un certain nombre de
problèmes puisque je n’arrivais plus à les résoudre de manière naïve. Il me fallait
donc des outils. J’ai commencé à rechercher des outils, à essayer de les appliquer,
mais ça ne marchait pas. J’ai donc cherché d’autres outils. Par touches, par
tâtonnements, j’ai essayé de montrer comment j’ai essayé de construire un outil,
mais que j’ai aussi essayé de l’appliquer au texte.
Freddy Raphaël
Des modèles interprétatifs que tu as essayé d’appliquer.
Andrée Tabouret-Keller
J’ai trouvé l’idée intéressante que dans cette hétérogénéité des identités, où
les identités sont fluctuantes, mobiles, il y aurait un noyau qui serait à la fois plus
permanent, je n’aime pas le mot « dur ». Je suis frappée en ce moment, parce que
l’actualité nous la présente tous les jours, par la violence des engagements
identitaires sur toutes sortes de fronts et par le fait que cette violence fait remonter
à la surface des comportements que l’on pourrait qualifier d’archaïques. Si on
faisait l’hypothèse d’une espèce de construction qui aurait un noyau plus
permanent, plus solide et peut être plus inconscient, la notion d’identité serait à
relier à celle de réflexe archaïque par rapport à l’Autre inconnu, par rapport à
l’Autre de la peur, par rapport à tout ce discours qu’on entend.
Frédéric Mékaoui
Après avoir lu Morin, il est clair que l’identité a aussi une dimension
biologique très forte, une dimension de fonctionnement biologique qui peut aussi
déterminer les relations. Notre fonctionnement physiologique, mécanique,
conditionne aussi un certain nombre de choses. Là, il faudrait aller voir ce qui se
passe du côté de l’éthologie.
212
QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI
Andrée Tabouret-Keller
Il faudrait ajouter à cela les réflexions qui ont été faites en particulier sous la
plume de Freud sur le prix à payer pour la civilisation. C’est-à-dire que notre
civilisation, le fait que nous soyons susceptibles de ne pas nous rentrer dedans,
pour dire ça comme ça, se paye d’un prix élevé. Et l’un des aspects de cette dette
symbolique, ce sont certainement ces compromis constants que nous faisons avec
les différents pôles d’identification et c’est ça qui nous permet peut-être ou ça fait
partie de ce qui nous permet de payer ce prix et de ne pas répondre de manière
immédiate au plan de la violence. On voit très bien dans les évènements
contemporains comment certaines situations d’affrontements corporels, de face à
face, vont au-delà de ce seuil que la civilisation, de manière générale, permet de
contrôler ou d’endiguer.
Yannick Lefranc
Cette problématique aide à réfléchir à la possibilité pour un individu de se
déprendre des assignations, des assujettissements courants à tels ou tels groupe,
troupe ou troupeau. Vous insistez très bien sur ce que vous appelez les « stratégies
identitaires », en vous fondant sur les possibilités pratico-symboliques de tout un
chacun, pour échapper aux étiquettes qui sont distribuées de tous les côtés et pour
échapper au jeu de catégorisation valorisante ou dévalorisante. Il y a de la place
pour une sorte de métis individuel et pour quelque chose comme la conquête
d’une autonomie.
Philippe Blanchet
Pour ce qui est de l’aspect biologique de la construction identitaire dont
parle Morin dans le cinquième volume de La Méthode : ce à quoi il fait allusion,
c’est que, dans la construction de l’identité individuelle, il y a des traits
biologiques qui sont pris en compte, y compris parce qu’il y a l’apparence
physique de la personne qui construit son identité individuelle, mais aussi parce
que dans l’identité institutionnelle, il y la filiation qui fonctionne, et elle, elle est
de type biologique. Et deuxièmement, en s’appuyant sur les travaux de Changeux
aussi bien pour l’acquisition des langues que pour l’acquisition des cultures, il
montre qu’il y a une interface entre le bioprogramme neuronal et les pratiques
linguistiques et culturelles parce que justement il y a une partie des neurones qu’il
appelle les neurones « miroir » qui sont des neurones non programmés, qui se
structurent à partir des stimuli culturels et linguistiques que reçoit l’individu, et
donc il y a une inscription biologique de la construction linguistique et identitaire
culturelle de l’individu. C’est de ça qu’il s’agit et non de dire que c’est en fonction
de sa couleur qu’on construit son identité.
Frédéric Mékaoui
J’avais essayé de concentrer la réflexion sur une dimension, mais il y en a
plein d’autres qui m’échappent.
213
QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI
Didier de Robillard
Il y a une chose qui me frappe entre ce qu’a dit Philippe et ce que vous
venez de dire, enfin, la façon dont ça a été dit. D’un côté, on a eu un schéma et de
l’autre côté, on a eu quelque chose de très complexe et l’écriture est un instrument
de travail pour vous. Comment l’écriture permet-elle de réfléchir ? Quand on
compare les deux approches, celle de Philippe et la vôtre, quelle est la légitimité
de cette simplification ? [à Philippe] Qu’est-ce qui te donne le droit de simplifier
en termes de coût/bénéfices, tu payes très cher une simplification, qu’est-ce que tu
espères gagner ? Tu as dit que tu t’étais inspiré de Chaudenson et c’est la même
question qui a été posée à Chaudenson. C’est un modèle, on réduit 50 pays
francophones à deux axes, pourquoi le fais-tu et il répond que c’est pour
convaincre les politiques. Quand on compare ce que vous avez dit, par rapport à
mon expérience des hommes créoles, etc. je me demande si, finalement, on ne
peut pas essayer de voir les choses comme ça. Il me semble qu’il y a peut être des
identités actives et passives c’est-à-dire quand on est dominant, on peut
revendiquer des traits qu’on retire aux autres. On peut voir ça comme une espèce
d’échange. On revendique des traits et les plus faibles sont obligés de les perdre.
Ça m’a frappé en vous écoutant. Alors que si on est minoritaire, on se définit par
ce qui nous reste de ce que les autres nous ont laissé et, dans ce cas, on est sans
cesse sur la périphérie. Je pensais à ça en lien avec les histoires de noyau et de
périphérie, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui peuvent se permettre de se définir
par le noyau parce qu’ils sont forts. Les gens qui sont faibles sont obligés de
courir sur la périphérie en permanence à chercher ce qui leur reste. Enfin, l’idée
défensive, je me demande s’il n’y a pas quelque chose autour de ça, je voulais
savoir si vous trouvez quelque chose qui va dans ce sens-là.
Frédéric Mékaoui
Je ne sais pas si je vais directement répondre à votre question. Il y a une
modification en Alsace. Je ne sais pas si c’est du détail, donc il faudrait
certainement étendre la problématique, la réflexion, l’étude. Je connais beaucoup
de couples de la trentaine qui, à cet âge, ont accédé à la propriété foncière, qui
envoient leurs enfants de 4-5 ans dans des cours de dialecte alsacien parce qu’il y
a des villages où, apparemment, c’est une mode. A Ottrott, c’est très mode. Est-ce
qu’ils font ça parce qu’ils ont la sensation qu’ils sont en périphérie et qu’ils
peuvent le faire, est-ce qu’ils font ça parce qu’ils pensent qu’on est en train de leur
voler quelque chose et qu’il veulent le récupérer, est-ce qu’ils font ça parce que
c’est un levier d’accès à un certain domaine économique parce qu’en même temps
ces enfants apprennent l’allemand ?
Freddy Raphaël
Est-ce qu’ils le font parce que ça permet de se retrouver dans l’entre-soi et
d’écarter les petits immigrés qui n’envahiront pas les cours ? C’est un des facteurs
aussi.
214
QUESTIONS A FREDERIC MEKAOUI
Frédéric Mékaoui
Il me semble que cela devient plus présent.
Frédéric Hartweg
Dans votre première phrase, vous avez mis en rapport l’âge, l’acquisition de
propriété foncière et immobilière et cette pratique d’envoyer les enfants apprendre
l’alsacien. Est-ce que vous faites un rapport entre cet ancrage foncier qui est aussi
un ancrage social et la volonté de découvrir, de créer un ancrage d’un autre type
dans l’espace qui serait l’espace linguistico-culturel ?
Frédéric Mékaoui
Non, ce n’est pas une simple corrélation. Maintenant, il va falloir que je
l’explicite sur le vif, cela va être un peu plus difficile. Il y a quand même une très
forte promotion sociale qui est liée à l’accès à un certain type de réseau ou à un
certain type de profession. Et ce sont des gens qui ont une bonne promotion
sociale, qui ont une attache locale en même temps, qui envoient donc leurs enfants
apprendre le dialecte. C’est vrai que l’on retrouve quelque chose, pour pouvoir
parler avec grand-papa et grand-maman, pour maintenir un lien
intergénérationnel.
Andrée Tabouret-Keller
Dans la vallée d’Aoste, il y a eu une grande enquête de faite, il y a quatre
ans, par la fondation Chanoux et qui montre – à un moment où l’enseignement
paritaire bilingue est devenu un problème alors qu’il était très largement
consensuel pendant au moins 20 ans – que la part de la population qui est le plus
fortement liée à l’enseignement du français et qui souhaite le plus fortement qu’il
se poursuive, ce sont les immigrés, c’est-à-dire les Italiens du sud. Ce sont ces
gens-là qui constituent actuellement 60 % de la population de la ville d’Aoste – il
n’y a plus que 40 % d’Aostins de souche, si je puis dire – qui sont le plus attachés
à ce que l’enseignement du français perdure.
215
Laurent MULLER
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Laboratoire Cultures et Société en Europe
Unité de Recherche Associée au CNRS - UMR 7043
[email protected]
Irini TSAMADOU-JACOBERGER
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’études orientales, slaves et néo-helléniques (GEO)
(EA 1340
Groupe d’étude sur le plurilinguisme européen (GEPE)
(EA 3405)
[email protected]
REGARDS CROISES SUR DES RECITS DE VIE DE HARKIS
VIVANT EN ALSACE
Depuis 1999, deux assistantes sociales, Marie-Hélène Forestier et MarieOdile Lang recueillent avec patience les récits de vie de plusieurs anciens
harkis habitant à Strasbourg. Cette initiative personnelle résulte d’une première
action sociale menée en 1992 par une équipe de travailleurs sociaux engagée dans
la réhabilitation du foyer Prechter. Le souvenir de cette intervention efficace,
associé à un profond sentiment d’isolement, a permis à ces deux femmes d’obtenir
le témoignage des membres d’une minorité sociale singulière. Marginalisés en
Algérie, en raison de leur engagement au côté de l’armée française durant la
guerre, ils le demeurent en France en continuant à résider depuis 1973 dans ce lieu
de relégation sociale, situé pourtant assez près du centre ville. Ce corpus original
252
252
Mmes M.-H. Forestier et M.-O. Lang sont assistantes sociales auprès du Ministère des finances
et de l’Office des Anciens Combattants (O.N.A.C.) à Strasbourg. En 1992, elles ont contribué à la
rédaction du Diagnostique social du Foyer Franco-Musulman Prechter 5, rue Prechter 67000
Strasbourg – Krutenau. Elaboré par le groupe Inter-partenarial du Foyer Franco-Musulman
Prechter. 15 décembre 2002. (42 p.) Dix ans plus tard, cet article a pour origine les entretiens
recueillis depuis 1999 à partir de leur patient travail de collecte d’information. Nous leur sommes
très redevables d’avoir bien voulu les mettre à notre disposition.
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
constitué de huit entretiens possède un intérêt historique indéniable pour qui
s’intéresse à la transmission mémorielle en général comme à l’histoire des
événements d’Algérie en particulier. Mais il recèle également un contenu propice
à une analyse pluridisciplinaire au sujet de la parole d’individus qui continuent à
se sentir partagés entre deux pays. Dans un premier temps, cette étude aborde
d’un point de vue sociologique la diversité de leurs représentations sociales avant
de soumettre l’un de ces témoignages à une analyse du discours d’un point de vue
linguistique. Enfin et en guise de conclusion, ces deux approches disciplinaires
proposent, sous la forme d’une ouverture théorique, un regard croisé concernant
les notions de minoration/majoration ainsi que de minorité.

L’APPROCHE SOCIOLOGIQUE
Une première analyse thématique du contenu de leurs témoignages permet
de mettre en exergue, entretien par entretien, l’irréductibilité de l’expérience
personnelle, le côté subjectif (unique) et simultanément, ses aspects
catégorisables, typiques d’une population, d’un contexte ou d’une époque (Varro,
2003). En second lieu, il s’agit d’évaluer dans ces récits les processus de
minoration et de majoration auxquels sont soumis des objets ou thèmes relatifs
aux différentes étapes de leur parcours migratoire. Nous formulons en effet
comme hypothèse de départ que ces anciens supplétifs posséderaient, en raison de
leur expérience plurielle de la domination, un discours profondément marqué par
le sceau de l’auto-dépréciation et de dévalorisation de soi. Susceptibles de
continuer à dénigrer autant l’Algérie que la France, il est également possible
qu’ils tiennent un discours marqué par un ressentiment à l’encontre d’eux-même.
La vérification de cette supposition implique cependant au préalable et à la
manière d’une pyramide inversée, de s’arrêter successivement sur une première
définition de la population des Français musulmans rapatriés, de présenter ensuite
de manière plus spécifique les conditions d’existence matérielles des membres de
ce tout petit groupe de Strasbourgeois, avant de proposer une analyse plus
approfondie de leurs récits biographiques.
 Harkis et Français musulmans rapatriés
D’un point de vue sémantique, le mot harka, d’origine arabe, signifie
« mouvement, déplacement ». Il désigne également, dans la tradition et l’histoire
maghrébines, une milice levée par une autorité politique ou religieuse à finalité
fiscale ou punitive. De 1954 à 1962, l’armée, perpétuant la pratique coloniale
française, recrute des auxiliaires en grand nombre et constitue des harkas ainsi
que d’autres troupes supplétives afin de compléter le dispositif de maintien de
l’ordre. Ces hommes, les harkis ont choisi la France par idéal, par intérêt financier
ou pour se protéger des exactions de certains des combattants du Front de
Libération Nationale (F.L.N.) (Hamoumou, 1993). Parmi ces supplétifs, les uns
217
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
occupent des fonctions essentiellement défensives alors que la plupart des autres
participent directement aux opérations de contre-guerilla. Ces derniers ont comme
principale mission de neutraliser les soldats de l’Armée de Libération Nationale
(A.L.N.). Ces combattants, rompus aux difficultés géographiques, climatiques et
connaissant parfaitement le pays, sont organisés comme leurs adversaires en
unités restreintes et très mobiles. A partir de 1958, les harkis sont considérés
comme le fer de lance des commandos de chasse. Dans une moindre mesure, en
France et à Paris en particulier, certains d’entre eux contribuent au démantèlement
de réseaux de collecte de fonds implantés par le F.L.N. au sein des milieux
immigrés de la capitale. Le rôle déterminant de ces quelques 70.000 harkis aux
côtés de l’armée française les stigmatisera, eux et leurs familles, de manière
irrémédiable, aux yeux des partisans de l’autodétermination.
Durant ce conflit, les membres du F.L.N. désignent comme adversaires
l’ensemble des ressortissants d’origine européenne ou nord-africaine, favorables
au maintien de l’Algérie française. Les rebelles rançonnent et condamnent par
conséquent aussi bien les élus musulmans (caïds, aghas et bachagas, …), des
religieux, des agents administratifs ainsi que les harkis… Tous sont considérés par
le F.L.N. comme coupables de profiter de la présence française et de laisser le
peuple algérien à sa servitude. Au moment où se conclut l’indépendance en mars
1962, l’armée française, chargée en priorité du transport des Français d’origine
européenne, n’assure en revanche que le rapatriement de quelques dizaines de
milliers de ces civils et militaires musulmans pro-français, ayant trouvé in
extremis refuge dans les casernes, avant le départ définitif de l’armée. Ceux
n’étant pas parvenus à gagner la métropole ont été pris dans les règlements de
compte et les massacres de l’après-guerre (Méliani, 1993). L’exode des Pieds
Noirs comme celui des Français Musulmans Rapatriés (F.M.R.) devait constituer
le dernier drame de ce conflit.
En France, les harkis et leurs familles sont d’abord regroupés avec les autres
F.M.R. dans des camps militaires ou dans des lieux de transit sous contrôle de
l’armée : à Bias, Rivesaltes ou à Saint-Maurice-l’Ardoise… Arabophones ou
berbérophones, d’origine rurale ou citadine, ils n’ont comme seul dénominateur
commun que la déclaration recognitive de nationalité française qu’ils ont été
obligés de signer dès leur arrivée en métropole. Un bon nombre d’engagés
volontaires, d’appelés musulmans du contingent ou d’anciens supplétifs se
réengagent dans l’armée. La plupart des autres s’installent autour des principaux
bassins d’emploi de l’époque dans le Nord, l’Est et en région parisienne. D’autres
encore, parmi les plus démunis, sont soit employés par l’Office National des
Forêts (O.N.F.) et installés dans des hameaux forestiers ou demeurent inactifs
durant plusieurs dizaines d’années dans ces camps (Roux, 1991). Dès lors, les
F.M.R., encore appelés par l’administration les Rapatriés d’Origine NordAfricaine (R.O.N.A.), bénéficient, en plus des mesures de droit commun, d’aides
sociales leur étant spécifiques au nom du sang versé pour la France. En 1975 et
1991, des enfants de harkis manifestent violemment leur mécontentement et
218
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
dénoncent le sort qui a été réservé à leurs parents. Ils demandent d’une part la
fermeture définitive des camps et d’autre part des soutiens financiers plus
substantiels. Plus tard, ce sont les présidents d’associations qui prennent le relais
de la contestation dans le but d’obtenir à la fois davantage de mesures spécifiques
et le droit à la reconnaissance de la nation au nom de cette nationalité française si
chèrement acquise.
Aujourd’hui encore, d’une rive à l’autre de la Méditerranée, une suspicion
persiste à l’encontre des harkis. En Algérie, ils sont toujours considérés comme
des traîtres et par extension, ce terme est devenu une insulte synonyme de paria ou
de nervi. En France, durant les huit années de guerre, une partie de l’opinion
métropolitaine les identifie à des collaborateurs. La presse a ensuite contribué par
commodité à rendre le mot harki éponyme de la population hétérogène que
représente l’ensemble des Français musulmans rapatriés. Mais, à l’heure actuelle,
à Strasbourg comme ailleurs, le terme reste dépréciatif aux yeux de certains
comme en témoigne Catherine Trautmann dans son livre intitulé Sans détour. A
l’occasion de la mise en place d’actions positives d’insertion dans le domaine
notamment de la médiation et de la sécurité, l’ancienne maire de la ville a constaté
qu’il s’est trouvé (dit-elle) plus d’un beur pour me faire part de sa crainte et de
son refus de se faire, disaient-ils, harkiser (2002 : 57). Ainsi, et après plusieurs
générations, on peut se dire fils de harki, mais on peut encore être désigné ou
s’auto-désigner comme harki. Autant de cas de figures que de stratégies
individuelles visant respectivement à mettre en avant un aspect caché de son
identité, à stigmatiser, ou à restaurer à l’inverse sa dignité. Ces dernières formes
d’affirmation identitaire témoignent en tout cas de la volonté actuelle d’un grand
nombre de membres de cette population à continuer à se présenter collectivement
comme les victimes de leur indéfectible engagement.
• Entre minoration et majoration statistiques
Du point de vue de sa quantification, cette minorité demeure une énigme
statistique. Leur nombre est en fait assez systématiquement majoré dans les
ouvrages écrits par des nostalgiques de l’Algérie française, leur estimation est à
l’inverse minoré du côté algérien, allant ainsi dans le sens du mythe fondateur
d’une révolution ayant débuté par le soulèvement de tout un peuple contre le
colonialisme. Ce qui est en tout cas certain, c’est que les services de la préfecture
de Strasbourg estiment à présent le nombre de ces R.O.N.A., toutes générations
confondues, à quelques deux mille personnes résidant dans le Bas-Rhin. Après
plus de quarante années passées en Alsace, ils ont, pour la plupart d’entre eux,
connu en moyenne les succès comme les échecs de l’intégration sociale à la
française des autres populations d’origine maghrébine installées en France. Si
certains de leurs enfants et petits-enfants continuent à connaître de grandes
difficultés matérielles, d’autres à l’inverse ont su se tracer des trajectoires sociales
des plus enviables. A l’inverse, le profil social de la dizaine de harkis du foyer
Prechter est, lui, des plus atypiques. Agés de plus d’une soixantaine d’années,
célibataires et en déshérence pour la plupart, ils ont vieilli entre eux depuis le
219
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
début des années soixante-dix, confinés dans des bâtiments qui se sont rapidement
dégradés avant de devenir insalubres. Minoritaires au sein d’une minorité, ils
vivent dans le quartier de la Krutenau à Strasbourg, reclus dans un espace
circonscrit par un triptyque constitué par le bar du foyer, la mosquée de la Tour
des Pêcheurs ainsi que le bureau de l’Office National des Anciens Combattants
(O.N.A.C.) à la Cité administrative.
 La réhabilitation du foyer Prechter
Le foyer des harkis à la Krutenau est un ancien hôtel de passes resté en
activité jusqu’au début des années 1970 (North, 1997). Il occupe, dans la rue
Prechter, un complexe de quatre petits immeubles mitoyens. En 1972, la Ville de
Strasbourg s’en porte acquéreur et le transforme en centre d’accueil pour francomusulmans. Vingt ans plus tard en 1991, plusieurs articles publiés dans la presse
locale témoignent de l’état de délabrement et d’insalubrité du bâtiment. Mais ils
font également écho à un travail de fond entrepris depuis quelques mois par un
groupe de travailleurs sociaux engagé dans un vaste projet de réhabilitation du
foyer. Cette équipe est dans un premier temps à l’origine d’un diagnostique relatif
à un état des lieux sanitaire et social concernant les locataires. Parmi les quarantequatre personnes sollicitées à l’époque, trente-huit ont répondu favorablement à
une demande d’entretien personnalisé. Le dépouillement des résultats a ensuite
permis à ces professionnels d'élaborer toute une série de propositions d'actions
ayant conduit les pouvoirs publics à remédier efficacement à une situation jusquelà déplorable. Concrètement, les premiers travaux débutent dès l’année suivante
modifiant en profondeur les conditions d’existence de tous ces anciens harkis.
• De déplorables conditions d’hébergement
Parmi les résidents interviewés plus de la moitié déclare d’emblée n’avoir
connu, depuis leur arrivée en France et avant de pouvoir s’installer au Prechter,
que des logements précaires : chambres meublées, hôtels, logements dans des
maisons vétustes en voie de démolition ou de réhabilitation... Concernant
l’immeuble et les parties communes, les locataires évoquent surtout des
problèmes d'hygiène et de sécurité en termes de manque de propreté, présence de
cafards et de souris, réseau électrique défectueux, vétusté des locaux. Ces plaintes
ont notamment été mentionnées au sujet des cuisines collectives utilisées par une
partie des locataires alors que les autres préparent leur repas principal dans leur
chambre ou mangent au restaurant. D'autres carences importantes ont été
soulevées par les personnes rencontrées qui se plaignent de l’inadmissible gestion
du foyer. Bon nombre d’entre eux déplorent l'absence de boîte aux lettres,
l’impossible fermeture à clef de la porte d'entrée, le bruit, le non-respect du
règlement intérieur. Ce cadre de vie semble créer un vif sentiment d'insécurité et
pour une grande partie des personnes interviewées à l’époque, il apparaît comme
une menace pour leur santé. Au sujet de leurs appartements, ces anciens supplétifs
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LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
en dressent volontiers un inventaire détaillé sous la forme d’un réquisitoire. Ils
évoquent les problèmes de lits cassés, matelas détériorés, couvertures élimées,
draps non changés. L'existence de chambres doubles est également dénoncée.
• Anomie et autres problèmes médico-sociaux
Au début des années quatre-vingt-dix, ces anciens harkis constituent un
groupe d’hommes seuls dont plus des deux tiers est âgé de plus d’une
cinquantaine d’années. Célibataires pour la plupart, ils ont, dans l’ensemble, vécu
une rupture familiale définitive au moment de leur départ d’Algérie. En fait, très
peu de ces R.O.N.A. ont pu retourner un jour en Algérie. Cet éloignement à la fois
physique et psychologique a conduit certains de ces hommes à des formes de
perte de références et à la tenue de discours parfois quelque peu déréalisé. Peu
scolarisés dans leur ensemble, quelques-uns sont même totalement analphabètes.
Compte tenu de leur faible niveau scolaire, les résidents du Prechter ont occupé
des emplois peu qualifiés et se sont avérés très vulnérables face au chômage. Ils
sont ainsi majoritairement bénéficiaires de prestations sociales et notamment du
Revenu Minimum d’Insertion (R.M.I.). Vu leur âge et l'absence de qualification
professionnelle, leur chance d'insertion par l’emploi est presque nulle. Mais de
toutes ces difficultés, c’est la santé et le sentiment d’isolement qui s’avèrent leurs
principaux sujets de préoccupations. Plus de la moitié de ces hommes signale
qu'ils sont suivis régulièrement par un médecin alors que trente pour cent de ces
locataires sont affligés de problèmes de santé invalidants. En fait, seul le bar du
foyer constitue un lieu de rencontres et d'échanges mais également de
manifestations ponctuelles de violence et de comportements éthyliques.
 Les derniers locataires du foyer
Dix ans plus tard, la grande précarité touchant les résidents du foyer au
début des années quatre-vingt-dix n’est plus de mise. La petite dizaine de
locataires rencontrés ont tous accueillis leurs deux interviewers dans des
logements bien briqués. La chambre bien rangée, le lit au carré et l’odeur des
produits d’entretien encore dans l’air donne à chaque visite un côté protocolaire
dans une ambiance toute militaire. Les attendant parfois au garde-à-vous, ils sont
en fait tous été très touchés par la sollicitude que ces deux femmes leur
témoignent en venant simplement les revoir. Ainsi, et même s’ils n’ont pas tous
compris le sens exact d’un tel travail de mémoire, ils ont presque tous accepté de
répondre aux questions relatives à leur passé. Cette proposition d’intrusion dans la
vie privée étant évidemment présentée comme n’ayant rien à voir avec une
démarche de type administrative, mais bien comme un travail de recherche
universitaire, est ponctué après chaque série d’entretiens par la remise d’un
dossier récapitulatif du témoignage apporté. Il concerne à chaque fois quatre
thèmes concernant : une présentation de la situation actuelle, un retour sur leurs
premières années de vie passée en Algérie, la guerre et leur incorporation dans
une harka, ainsi que les conditions de leur arrivée en France.
221
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
• Galerie de portraits et modalités de collecte d’information
Des huit personnes interviewées, Monsieur M. est le seul à avoir été capable
de reconstituer un récit de vie dans son intégralité et avec cohérence. Pour tous les
autres, le travail de collecte de bribes de mémoire a été beaucoup plus long et
difficile. Il s’est organisé à l’occasion de nombreuses visites consacrées à noter
avec minutie l’ensemble des réponses aux questions posées. A titre d’exemple, les
enquêtrices ont interviewé à cinq reprises Monsieur B. qu’une trachéotomie laisse
presque aphone. Si l’enregistrement s’est avéré impossible, la prise de notes a,
elle aussi, été entravée par la nécessitée de devoir deviner une partie des mots
prononcés. Effectuée avec patience, chaque nouvelle retranscription sert ensuite
de base à la rencontre suivante. L’interviewé complète alors son récit par des
impressions, commentaires et rajouts suscités à la lecture du texte précédant.
L’entretien avec Monsieur C. a, lui aussi, été entravé en raison d’une paralysie
faciale très handicapante. De plus, une certaine confusion au niveau des dates
règne dans sa mémoire. Il nous affirme, par exemple, ne plus du tout se souvenir
de ses domiciliations successives depuis 1962. Il est vrai que certains d’entre eux,
comme C., ont vécu dans la rue à Strasbourg durant plusieurs années avant de
pouvoir s’installer au foyer Prechter.
Messieurs A, F, L. et O. ont été des plus coopératifs sur le principe, sans
avoir été nécessairement toujours capables de restituer avec précision l’intégralité
de leur parcours de vie. Enfin, la tentative d’entretien avec Monsieur D. a été la
plus difficile. Il n’a visiblement pas compris le motif de la première visite des
deux assistantes sociales. Lors de la rencontre, son transistor hurle dans la pièce. Il
ne saisit pas ce qu’on lui demande et met le son encore plus fort à leur arrivée. Il
croit que les deux femmes veulent écouter la télévision et leur propose de
l’allumer. C’est un véritable dialogue de sourds. A l’inverse des autres personnes
rencontrées, la pièce est en désordre. Les chaises et la table sont submergées de
vêtements, papiers et boîtes de médicaments. Quand elles lui demandent si elles le
dérangent, il répond par l’affirmative avec un grand sourire. Après avoir éteint la
radio et à plusieurs reprises, il paraît répondre l’inverse de ce qu’il semble penser.
Les deux femmes prennent cependant quelques notes au sujet de sa carrière
militaire, avant de voir l’interview tourner court tant la situation semble
surréaliste.
 L’analyse de contenu de type thématique
En dépit des difficultés rencontrées, sept de ces huit témoignages permettent
d’effectuer un véritable travail assez classique d’analyse de contenu. Ici, selon
Laurence Bardin (1980 : 94-95), la principale difficulté d’une analyse d’entretiens
d’enquête est due en théorie au paradoxe suivant. Comment préserver l’équation
particulière d’un témoignage singulier tout en faisant la synthèse d’un point de
vue thématique de la totalité des données verbales provenant de l’échantillon des
personnes interrogées ? Pour notre part, ce paradoxe est grandement atténué par
222
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
la brièveté du matériel rassemblé. Il nous impose en fait, mis à part pour l’une de
ces interviews, une analyse par le biais d’une grille catégorielle, privilégiant la
répétition fréquentielle des thèmes concernant les cinq axes suivants : l’Algérie,
l’Armée, la France, les femmes et l’image de soi. Subdivisés en sous thèmes,
l’étude de ces fragments d’entretiens permet enfin de mettre en exergue différents
formes et processus de minoration comme de majoration à l’œuvre dans ce groupe
des plus minoritaires au sein de l’ensemble des Français Musulmans rapatriés en
Alsace.
• L’Algérie
La prime enfance est généralement présentée de manière assez positive.
Pour l’un de nos interlocuteurs par exemple : « Mon enfance a été très agréable.
Ma mère était gentille, mais je n’ai jamais été à l’école. Mon père disait : ‘Il faut
qu’il garde les moutons’ ». La plupart des autres ont évoqué la précarité de leurs
conditions d’existence, sans s’en plaindre pour autant : « Quand j’arrive au
village, je mettais mes souliers. Mais dès que je suis sur le chemin du retour, je les
mets dans le panier pour économiser les souliers ». Les tentatives de valorisation
de soi sont, dans l’ensemble, au regard de leurs compétences scolaires, des plus
restreintes. Seul l’un d’eux parle de sa faculté à mémoriser étant plus jeune : « Je
connaissais soixante versets du Coran par cœur. J’étais plus fort que mon père
dans ce domaine ». D’autres encore évoquent sans ciller leur analphabétisme ainsi
que leurs pertes plus récentes en matière de connaissance de la langue française :
« Quand je me suis engagé, j’ai signé avec le doigt ». Les considérations
politiques concernant le conflit sont généralement occultées. Aucun ne cherche à
justifier, expliquer un choix ou une nécessité. L’un d’eux évoque pourtant la
misère, comme justification possible à son incorporation : « L’Algérie, c’était une
révolution, pas une guerre. Les gens étaient exploités par les colons » (…) « On
coupait le raisin, les oranges, les légumes, les abricots. Le grand frère, il portait la
hotte pendant les vendanges. On travaillait du lever jusqu’au coucher du soleil. Je
changeais de ferme pour un centime de plus ». Le passage de ces souvenirs
enfantins et familiaux à ceux de leur entrée dans la vie d’adulte concerne en
premier lieu leur engagement militaire.
• L’armée
Les fragments de témoignages relatifs à une valorisation de soi sont presque
exclusivement associés à leurs années passées à l’armée. Ils l’expriment par
exemple par le biais de l’armement leur ayant été confié, comme une première
marque de confiance : « Chaque harki avait un fusil Moss 49, une mitraillette et
six grenades. (…) J’avais un copain qui tirait avec une mitraillette et moi avec la
pièce mitrailleuse ». Dans la même veine, il est souvent question de faits d’armes.
La valorisation de soi semble ici gouvernée par l’énonciation de son courage :
« J’ai tout d’abord participé à la mise hors de combat de trois rebelles et à la saisie
de trois armes. Ensuite, j’ai mis personnellement deux rebelles hors de combat et
j’en ai capturé un troisième ». Un autre de ces anciens harkis parle de sa bravoure
après avoir été blessé au combat : «Tout le monde est mort. J’ai pu les prévenir
223
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
avec le signal. Il y avait un hélicoptère et ils ont pu nous récupérer. J’étais blessé.
Je n’ai rien dit à personne et je suis reparti refaire une embuscade ». Passée
l’évocation du souvenir d’un accrochage avec les rebelles, l’un de ces anciens
soldats évoque les félicitations qui lui ont été adressées par un gradé : « Le
colonel Vanneau m’a serré dans ses bras. (...) J’ai eu la croix de la valeur militaire
après cette embuscade à l’initiative du capitaine Zolia ». La capacité mémorielle
consistant à restituer pour une fois les noms des différents protagonistes de cet
épisode souligne un peu plus l’importance de cet acte de reconnaissance. L’armée
représente incontestablement le souvenir le plus valorisant de leur existence. En
effet, en dépit de l’âpreté des combats, ils évoquent volontiers la camaraderie et la
solidarité qui a prévalu entre ces hommes et leurs chefs : « On ne dormait qu’avec
un œil. Mais on était toujours chaleureux. Tout se passait bien entre nous ». Pour
un autre encore : « Elle travaille bien l’armée française » (…) « J’étais gros. Ils
soignaient bien et nourrissaient bien. A l’armée, c’est normal ». Ces exemples
sont en fait à considérer comme d’autant plus positifs et valorisants, au regard de
leurs appréciations concernant leurs conditions d’existence à leur arrivée en
métropole après 1962.
• La France
Les fragments de discours concernant la France se caractérisent dans
l’ensemble par l’énonciation d’une succession de difficultés. L’un d’eux évoque,
par exemple, la précarité de sa situation financière, puis décrit en quelques mots le
camp de transit par lequel il passe dans le sud de la France avant de s’installer en
Alsace : « Quand je suis arrivé à Marseille, j’avais quatre francs en poche. Ma
première destination était Saint-Maurice l’Ardoise dans le Gard ». Plusieurs autres
introduisent le récit de leur vie en métropole par leur arrivée sur le marché du
travail. Ils évoquent alors une vie professionnelle mouvementée toujours sans
qualification, mais dans un pays où il n’y a pas de problème d’emploi : « J’ai tout
de suite travaillé dans une usine, puis à la S.N.C.F. Après, les forges, je suis
devenu ensuite infirmier, etc. ». (…) « Il y en a qui ne me déclarait même pas. Le
mois prochain, je te déclare, qu’il disait, je t’ai déclaré et c’était pas vrai ».
D’autres encore, victimes de guerre ou complètement déboussolés par leur exil
forcé, ont eu beaucoup de mal à se reconstruire psychologiquement. Certains
parlent alors de leur rapport à l’alcool ainsi que de leur vie dans la rue durant des
années : « Je buvais la journée et je dormais n’importe où. (…) Mon copain me
giflait pour me dessaouler ». Aujourd’hui comme hier : « Si je suis malade, je
marche. Si je ne marche pas, je crève, c’est tout ! ». A l’heure actuelle, ces
anciens harkis du foyer Prechter se définissent principalement par leur sentiment
de solitude. Pour l’un d’eux : « Le soir, je danse tout seul au son de la musique
arabe, semi-arabe et barbare ». Cette dernière appréciation, éminemment négative,
renvoie en dernière instance à un sentiment d’isolement, mais aussi à l’absence
des femmes dans leur existence.
224
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
• Les femmes
Leur propos à l’égard des femmes, qu’il s’agisse de leur mère, sœur, épouse,
cousine ou fille représente en définitive l’une des parties les plus importantes de
leur discours. La mère comme l’épouse y tiennent une place privilégiée dans leur
sentiment actuel d’abandon. Pour l’un d’eux : « Ma mère m’a laissé (à l’âge) de
15 jours et mon père m’a laissé (à l’âge) d’un an ». L’un de ces anciens harkis
parle, lui, d’emblée du meurtre de sa compagne en Algérie : « Ma femme et ma
belle-mère ont été égorgées dans une carrière parce que j’étais harki ». Un autre
évoque sa rupture comme étant à l’évidence l’un des éléments déterminant de son
existence : « Je me suis marié en 1962. Ma femme n’a pas voulu venir. Je ne
connais pas ma fille née en 1963. Je l’ai vue en photo dans les bras de ma sœur».
Pour un autre encore, veuf à présent : « Mon amie est décédée le 9 mars 1975.
C’était une femme très généreuse ». Enfin, du point de vue de leurs
représentations sociales concernant la gent féminine, elles sont dans l’ensemble
des plus dépréciatives. Pour eux, la femme, l’épouse, est généralement associée de
manière triviale à une fonctionnalité, à un utilitarisme : « Il me faudrait une vielle
casserole pour faire le ménage ». Ou encore : «Une femme, c’est comme une
chemise ; on peut en changer tous les jours, semaines ou mois ».
• L’image de soi
En résumé à cette première partie, l’un de ces anciens harkis nous dit : « Je
suis tout seul, tranquille. Je suis très, très content. Je paye le loyer plus les
charges, tranquille ». Si cet homme a un toit et la possibilité de payer son loyer, il
évoque également, en premier lieu, sa solitude. Un autre de ces anciens harkis
résume son existence en une phrase l’ambivalente : « J’ai vécu deux vies : une vie
malheureuse avec ma famille, une vie heureuse à l’armée. J’ai une troisième vie
ici. C’est moyen. » Une toute dernière citation résume, je pense, assez bien la
situation actuelle de ces individus qui, ayant été fortement déterminés par l’armée,
ont également dû à cause d’elle tout abandonner et devenir à présent des hommes
seuls dont les tâches se résument à des activités domestiques : « J’aime quand
mon appartement est propre et bien rangé. C’est un rangement comme à l’armée,
comme chez les vieilles ».

L’APPROCHE LINGUISTIQUE
La deuxième partie de cette étude porte sur un seul récit de vie, celui de M.
M. qui est né en 1940, fut harki de 1957 à 1962 et est arrivé en France en 1962.
Nous avons choisi d’analyser ce récit, car c’est probablement le seul qui a été
reconstitué dans son intégralité et qui, de ce fait, présente une certaine cohérence
permettant une analyse discursive plus fine. Aborder les processus de minoration
– évaluation négative – et de majoration – évaluation positive – à partir de
l’analyse d’un discours individuel, dans le cas présent un récit de vie, suppose
qu’on accepte tout d’abord que les processus en question sont susceptibles
d’impliquer un sujet locuteur qui s’inscrit dans le discours en y laissant les traces
de sa subjectivité. C’est uniquement dans ce sens que l’étude linguistique du récit
225
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
de vie choisi pourrait compléter l’analyse de contenu qui précède, apporter une
contribution à l’étude sociologique sur les harkis habitant en Alsace et permettrait
de revisiter la définition de la notion même de minorité envisagée de manière
dynamique, comme une construction discursive à travers les traces de subjectivité
du locuteur.
Cette approche vise à repérer et à analyser les procédés linguistiques par
lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit implicitement ou
explicitement dans le message, se situe par rapport à lui et aboutit à la
construction des processus de minoration et de majoration.
Dans cette perspective, il serait possible de revenir sur l’hypothèse de départ
concernant le fait que la minorité des harkis habitant en Alsace ne se définit pas,
comme nous le pensions, uniquement par rapport au processus de minoration,
mais également par rapport à celui de majoration. Cette approche permettrait aussi
d’envisager les deux processus comme constituant un continuum et non pas deux
paramètres exclusifs.
Tenant compte d’outils d’analyse relevant de la linguistique de l’énonciation
au sens large et de l’analyse du discours, représentées essentiellement par E.
Benveniste, A. Culioli, C. Kerbrat-Orecchioni et D. Maingueneau, nous
envisageons ce récit de vie comme un lieu d’inscription de la subjectivité du sujet
parlant et proposons de prendre en considération pour son analyse des catégories
de variables relevant de la modalité, de la personne, de la cohérence textuelle.
Plus précisément, la modalité rend compte de l’attitude, de la position des sujets
parlants vis à vis des énoncés qu’ils produisent et s'exprime formellement par des
marqueurs linguistiques divers. Prenant en considération les travaux d’A. Culioli
(1983-4, 1990, 1999), nous distinguons quatre ordres de modalités dont certains
peuvent coexister dans un même énoncé. Il s’agit de la modalité de l’assertion
avec ou sans marques explicites ; de la modalité relevant de la visée, de la
probabilité, de l’éventualité, du possible ; de la modalité appréciative ; de la
modalité du sujet de l’énoncé.
Le premier type de modalité apparaît lorsque l’énonciateur présente le
contenu de son énoncé comme vrai ou faux. Cette modalité peut être exprimée
sans marques explicites par un énoncé positif, négatif, interrogatif, injonctif ou
hypothétique et relever dans ce cas d'une certaine neutralité de l’énonciateur. Il
s’agit d’exemples comme : « Je suis né français ; mon grand-père est décédé début
1957 ». En revanche, lorsque l’assertion est explicitée voire renforcée par des
marques formelles, par exemple par des verbes : je crois, j’estime, des éléments
adverbiaux de toutes sortes: à la rigueur, en général, à vrai dire, de toute
évidence ou des tournures impersonnelles : il est évident, l’engagement de
l’énonciateur est plus marqué. Il est à noter que dans le texte étudié, la modalité
qui apparaît le plus fréquemment est l’assertion sans marques explicites. Cela
pourrait être expliqué en partie par les traits propres au récit de vie. Il semblerait,
en effet, que dans ce type de discours le sujet raconte son histoire personnelle et
ne sente pas forcément le besoin de marquer fortement son engagement à l’égard
de ce qu’il énonce.
226
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
Le deuxième ordre de modalité relève de la visée – projection dans l’avenir
–, de la probabilité, de l’éventualité, du possible et exprime, de la part de
l’énonciateur, une absence de certitude quant à la validation du contenu de son
énoncé. Formellement, cette modalité s’exprime par des verbes ou locutions
comme souhaiter, craindre, vouloir, il se peut, peut-être. Force est de souligner
que ce type de modalité n’apparaît pas dans le texte étudié. En effet, il est clair
que le sujet, lors d’un récit de vie, n’évalue pas des faits à venir, projetés dans le
futur, mais se réfère plutôt à des événements passés. Avec cette modalité, on
s’inscrit souvent dans un dialogue implicite avec l’interlocuteur qui, dans le cas
du récit de vie, reste plutôt en retrait.
La modalité appréciative , troisième ordre de modalité, est liée aux
jugements – favorable/défavorable, de normalité/anormalité – portés par le sujet
parlant et est exprimée par des adverbes comme heureusement, des interjections
hélas, tant mieux ; avec des noms impliquant une évaluation comme dans « Je suis
rentré bourricot à l’école à 7 ans » ou avec des adjectifs subjectifs liés à
l’appréciation par exemple « C’est une région très belle. » C’est essentiellement
ce type de modalité qui apparaît dans le texte étudié. La modalité du quatrième
ordre ou modalité du sujet de l’énoncé relève de la volonté, l’obligation, la
nécessité, la capacité, la permission. On la retrouve dans des exemples comme « Il
me faudrait une vieille casserole (une veuve) pour le ménage » ou «Pour une
femme, tu ne vas pas te tuer».
253
La deuxième variable linguistique retenue pour l’étude de ce texte est la
personne qui permet d’ancrer un énoncé dans sa situation d’énonciation. Nous
nous intéressons particulièrement au jeu pronominal, aux procédés impliquant la
notion de sujet multiple et relevant de la polyphonie, comme lors de l’emploi du
discours direct, indirect ou rapporté et du discours indirect libre.
254
En troisième lieu nous avons retenu des variables qui relèvent de la
cohérence discursive, à savoir de la progression thématique et de l’argumentation
qui est indissociable de la situation d’énonciation.
Les variables susmentionnées nous permettront d’examiner la manière dont
le sujet parlant se situe, à travers le discours qu’il tient, par rapport à son
appartenance nationale, son environnement, son passé, son présent. A cet égard,
nous constatons que la volonté du sujet de s’inscrire dans la majorité se traduit
souvent par son inscription dans un groupe majoritaire comme le groupe des
Français ou le groupe des Kabyles.
Ainsi, dans « Je suis né français et je suis resté français », la répétition de
français, associée à la valeur d’addition, valeur de base de la conjonction et,
produit un effet d’intensité, d’où l’interprétation possible que le sujet parlant veut
ici à la fois souligner, voire même renforcer son identité française dont il est fier,
253
254
Voir à ce sujet Kerbrat-Orecchioni (1980).
Voir à ce sujet Maingueneau (1991).
227
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
et justifier la légitimité de son engagement aux côtés de la France. De même,
lorsque le sujet évalue positivement la ville de Strasbourg (modalité
d’appréciation) par le biais du superlatif relatif la meilleure dans « Strasbourg est
la meilleure ville de France. Les curés sont payés », il opère indirectement une
auto-évaluation positive dans la mesure où lui-même habite Strasbourg. Par
ailleurs, l’anaphore associative les curés qui suit, tout en permettant au sujet
parlant de faire progresser le texte, constitue un moyen pour lui d’introduire une
évaluation implicite positive à son propre égard. En effet, le jugement de valeur
introduit par la meilleure ville de France – qui semble être motivé non pas par des
propriétés intrinsèques de la ville, par exemple sa beauté naturelle, sa situation,
etc., mais par l’avantage du salaire des curés – suppose que le sujet parlant partage
avec l’interlocuteur des connaissances encyclopédiques communes concernant la
ville de Strasbourg. Ces connaissances partagées lui permettent d’une certaine
manière de se rapprocher, voire de s’identifier avec le groupe majoritaire des
Français auquel appartient son interlocuteur. Aussi, par l’identification des
Kabyles avec les Français dans « J’ai une cousine blonde, les Kabyles sont des
deuxièmes Français », identification fondée sur un trait physique, à savoir la
blondeur, le sujet opère un rapprochement direct entre les deux groupes et un
rapprochement indirect, par l’intermédiaire de sa cousine, entre lui-même et les
Français. La précision, voire l’explication introduite par les Kabyles sont des
deuxièmes Français marque une évaluation implicite, à savoir une majoration
implicite du sujet et une stratégie identitaire qui vise à marquer une proximité, à
créer une passerelle avec le groupe dominant et à estomper ainsi la différence.
Lorsqu’il est question de l’Algérie, pays d’origine, par exemple dans « C’est
une région très belle et très riche avec des cultures de figues et d’olives. » ou « La
Kabylie a été occupée par les Romains. Il y a beaucoup de ruines romaines. Il y a
des dialectes différents. A Cherchell, il y a des semi-Kabyles et c’est le grand
centre d’instruction pour les officiers. », le sujet marque sa subjectivité dans le
discours surtout par l’emploi d’adjectifs évaluatifs positifs relevant de la modalité
d’appréciation. En valorisant son pays d’origine, il se trouve ainsi lui-même
valorisé. Plus précisément, l’évaluation positive de Cherchell est liée à son
importance en tant que haut lieu, grand centre d’instruction pour les officiers.
255
Aussi dans « Mon grand-père était garde-champêtre et ex-adjudant chef de
l’armée française dans le département de Médéa à Taza à 18 km de le Tourneux »,
l’association indirecte du sujet parlant, par le biais de son grand-père, avec
l’armée française le valorise implicitement. Il serait néanmoins intéressant de
souligner que dans « Ma grand-mère est décédée début 1957 et mon grand-père
est mort le même mois. Je me suis engagé. », l’armée est mentionnée en rapport
direct avec le sujet et plus particulièrement avec son engagement. La progression
thématique est assurée par l’introduction d’un nouveau thème. Le nouveau thème
« je, moi », tout en étant différent des deux thèmes introduits précédemment, à
savoir « grand-mère et grand-père », n’en est pas complètement dissocié. La
255
Ce type d’anaphore est défini comme une anaphore lexicale infidèle fondée sur une relation de
tout à partie.
228
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
rupture ainsi introduite n’est pas totale, d’où la mise en relation implicite de cause
à effet entre les deux propositions et la troisième ainsi que l’interprétation possible
‘l’engagement du sujet dans l’armée fut directement lié, voire provoqué par la
mort de ses grands-parents’.
Dans cet exemple, l’armée apparaîtrait plutôt comme une issue de secours,
dans la mesure où l’intégration du sujet dans l’armée ne relève pas d’un choix,
mais plutôt de contraintes familiales. En revanche, le discours portant sur le sujet
parlant lui-même relève plutôt du processus de minoration. Ainsi, avec la négation
ne… plus dans « Je ne sais plus lire et écrire », le sujet ne réfute pas purement et
simplement, mais il souligne la perte de sa capacité de lire et d'écrire. Par ce biais,
il porte un jugement de valeur sur sa situation actuelle fortement dépréciée et
minorée. De même, dans « Le dieu ne m'a pas voulu et le diable non plus… », les
procédés linguistiques employés, à savoir la négation et l'association des deux
notions opposées, celles de dieu et de son contraire, aboutissent à une valeur
fortement dévalorisante de rejet. L’emploi d’adjectifs ou de substantifs subjectifs
à valeur négative, par exemple dans « Je suis rentré bourricot à l’école à 7 ans et
suis sorti mule. » ou « Je suis le roi des cloches et je le serai toujours. », produit
également une appréciation négative de soi. De même dans « Mon grand-oncle
avait eu un enfant qui est mort : donc, il m’a élevé. », la mise en relation entre un
enfant mort et le sujet parlant, par le biais de donc, produit un effet abaissant et
dévalorisant, une sorte de minoration individuelle.
Il semblerait en revanche que la valorisation positive du sujet soit
essentiellement liée à son origine, sa famille et son passé. Ainsi dans « J’étais
scolarisé et bien élevé à Taza (600 à 700 habitants) » et « C’était une famille
riche. Il y a une ferme sur mon nom. », le sujet parlant se valorise à travers la
richesse de sa famille et la possession de biens dans son pays d’origine.
Néanmoins, l’énoncé « Je mange grâce à la banque alimentaire (il n’y a pas que
des pauvres…) », illustre bien la dynamique, à savoir la coexistence dans un
même énoncé de procédés relevant à la fois des processus de minoration et de
majoration. En effet, le sujet parlant se voyant implicitement déprécié par le biais
de son association avec la banque alimentaire, perçue généralement comme
impliquant par excellence la notion de pauvreté, essaie d’annuler par la suite
l’évaluation implicite négative. En d’autres termes, le sujet se rendant compte
d’une éventuelle évaluation négative à son égard et ne souhaitant pas se trouver
dévalorisé introduit une précision. Cette précision récuse l’idée reçue de la banque
alimentaire associée uniquement aux pauvres. Le sujet introduit par ce biais une
majoration indirecte de soi par l’association de la banque alimentaire avec des
personnes pas nécessairement pauvres. Cette association lui permet de s’inscrire
dans une logique de majoration de par son appartenance à un groupe
quantitativement non minoritaire. Aussi cet exemple illustre-t-il bien les liens
entre la situation d’interaction impliquant une relation asymétrique entre le sujet
parlant et l’interlocuteur implicite et les stratégies de minoration et de majoration
dans la construction de l’image de soi.
Les exemples dans lesquels le sujet se situe par rapport à la femme, la
femme de l’enfance, la femme de l’âge adulte, la femme du présent voire, de
229
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
l’avenir, semblent impliquer également des processus de minoration ou de
majoration de soi. Dans « Ma grand-mère parlait arabe et français et savait lire et
écrire les deux langues. Elle était une assistante de la Croix Rouge. », le sujet, en
mettant en exergue (valeur cumulative de et) les connaissances linguistiques
hautement valorisantes et l’engagement également valorisant de sa grand-mère
dans la Croix-Rouge, aboutit de nouveau à une valorisation de soi-même par
personne interposée. Dans « Je l’ai vue [= ma fille] en photo dans les bras de ma
sœur. Je me suis jeté dans le canal et un copain m’a sorti et m’a dessaoulé. Pour
une femme, tu ne vas pas te tuer. Mon copain m’a giflé pour me dessaouler. Une
femme, m’a-t-il dit, c’est comme une chemise ; on peut en changer tous les jours,
semaines ou mois… », le sujet évoquant son ex-femme évite de prendre vraiment
position. L’emploi du discours direct, sans phrase introductive ou avec phrase
introductive relevant de la modalité du sujet de l’énoncé et reflétant la multiplicité
du sujet, permet à ce dernier de reproduire purement et simplement des propos
dont il ne se porte pas garant, soit parce qu'il n'est pas d'accord soit parce qu'il ne
veut pas avouer à son interlocuteur qu'il souscrit, de peur d’être mal évalué par ce
dernier. Enfin dans « Il me faudrait une vieille casserole [= une veuve] pour le
ménage », en dévalorisant très fortement l’éventuelle femme qui pourrait
l’assister, il se déprécie d’où une interprétation possible ‘une vieille casserole, car
je ne mérite pas mieux’.
256
L’approche linguistique de ce récit de vie a permis de déceler les procédés
linguistiques par lesquels le sujet s’inscrit dans la majorité ou la minorité et a
montré que ces deux processus s’entremêlent et ne se distinguent pas clairement.
Ainsi, bien que le sujet ait plutôt tendance à majorer son passé, son origine, son
appartenance à l’armée française et minorer sa situation actuelle, il s’avère, grâce
à une approche linguistique plus minutieuse, que les mêmes axes thématiques, à
savoir le pays d’origine, la femme, le présent et le passé, peuvent, selon le
contexte linguistique et l’interaction, susciter de la part du sujet un discours
relevant tantôt du processus de majoration tantôt de celui de minoration.

CONCLUSION GENERALE
En guise de conclusion, il paraît important de souligner l’intérêt de cette
double approche. En effet, la combinaison de deux approches, sociologique et
linguistique, nous a permis de revisiter la notion de minorité. Il ressort de
l’analyse envisagée sous l’angle des processus de minoration et de majoration que
la notion de minorité, appliquée aux harkis vivant en Alsace, n’est pas statique et
immuable. De plus, les aspects relevant du qualitatif, comme l’image de soi,
l’engagement militaire, l’appartenance nationale, le statut social, semblent
l’emporter sur les aspects d’ordre quantitatif dans la définition de ce groupe.
D’un point de vue interdisciplinaire, notre approche a démontré, nous
semble-t-il, l’opérationnalité d’outils d’analyse relevant de disciplines différentes.
256
Il s’agit bien du français et de l’arabe – toutes deux langues majorées.
230
LAURENT MULLER ET IRINI TSAMADOU-JACOBERGER - REGARDS CROISES
Il apparaît que l’analyse du discours est en mesure de rendre compte de la
dynamique et du jeu dialectique entre la minoration et la majoration et peut de ce
fait se mettre au service de la sociologie et de la sociolinguistique. Dans ce sens,
elle permet aux sociologues de rentrer dans une étude plus précise et plus fine du
matériel recueilli et leur révèle les enjeux sociaux majeurs à travers l’étude de
discours individuels.
Les sociolinguistes, quant à eux, prennent conscience, grâce à l’étude
sociologique, de l’empreinte sociale dans l’expression individuelle. L’analyse du
discours leur fournit par ailleurs des éléments d’appréciation sur la multiplicité du
sujet et leur permet d’identifier un certain nombre de stratégies qui sont plus aptes
à expliquer les processus de minoration et de majoration.
 BIBLIOGRAPHIE
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TRAUTMANN, C. (2002). Sans détour, Paris, Seuil.
VARRO, G. (2003). Sociologie de la mixité. De la mixité amoureuse aux
mixités sociales et culturelles, Paris, Belin.
231
QUESTIONS A
IRINI TSAMADOU-JACOBERGER
ET A
LAURENT MULLER
Jacques Walter
Vous montrez bien comment se joue la dynamique de la minoration et de la
majoration. Quelles sont les sources que vous avez utilisées puisque deux
assistantes sociales ont recueilli un certain nombre de données, ce qui pose la
question des méthodes ou de l’usage lorsqu’on fait de la collecte d’information. Et
ce n’est pas anodin dans le cadre d’un travail comme le vôtre, qui ne correspond
pas nécessairement à celui qui est utilisé dans les recherches. C’est un rapport en
même temps avec l’histoire orale, je pense que là il y a des choses tout à fait
intéressantes que vous nous permettez de mettre en chantier.
Il y a une deuxième observation liminaire que je voudrais faire. On peut
certes articuler toutes les méthodes, mais en même temps, il y a un effort
d’articulation entre sociologie et sciences du langage. Cependant il me semble que
le point nodal de votre intervention, c’est aussi l’articulation entre l’analyse de
contenu qui n’est pas spécifiquement sociologique et ce qu’on appelle l’analyse
de discours, le rapport entre le sociolinguistique et l’analyse de discours. Là, il y a
des éclaircissements qu’il faudrait obtenir. Enfin, c’est toute la question de la
construction du récit et en même temps de son devenir. En quoi, avec des travaux
comme le vôtre, on se situe entre quelque chose qui est de l’ordre du témoignage,
donc d’un mouvement social qui est celui de la testimonalisation et qui participe à
la majoration d’un certain nombre de groupes et un devenir qui est plus de l’ordre
de la patrimonialisation et dont on ne sait pas exactement comment elle se
déroulera.
Freddy Raphaël
Les connotations par rapport au foyer Prechter, bien connues par les
Strasbourgeois de ma génération, ne sont peut être pas directement accessibles à
d’autres personnes : la rue Prechter était très longtemps le lieu mal famé, le lieu de
relégation et de mépris. Je crois que c’est important de savoir que c’est là-bas que
se situe ce foyer.
Deuxième remarque, c’est à propos du rapport à la France que vous évoquez
dans l’analyse de contenu. Ils évoquent les camps de transit dans lesquels ils ont
QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER
été parqués. Ils ont servi d’abord à parquer les républicains espagnols et puis les
juifs et les antifascistes allemands après et c’est là qu’on les a mis. Il y a donc une
épaisseur historique qui est importante.
Quant à la méthodologie et au problème important que Jacques a évoqué, je
crois que c’est important d’essayer d’articuler des méthodologies et des approches
différentes : il me semble qu’à un certain moment, il faudrait aller plus loin et une
approche psychologique voire psychanalytique serait nécessaire pour aller plus
loin dans l’analyse du discours que vous avez recueilli. Je vous donne un exemple
de difficulté d’interprétation. « Mon grand-oncle avait eu un enfant qui est mort,
donc il m’a élevé », interprété comme une dévalorisation individuelle si j’ai bien
compris. Quand je l’ai lu, je n’ai pas eu le sentiment qu’il y a cette dimension de
dévalorisation, mais ça n’enlève en rien la richesse d’essayer d’engager des
disciplines différentes.
Arlette Bothorel
Il y a des degrés dans la dévalorisation. Et dans l’exemple que tu citais, il
s’agit d’une dévalorisation non dite, implicite, au premier degré, parce que ça veut
dire que son engagement, il ne le sait pas lui-même, ce n’est pas un acte positif.
C’est ce qu’entendait Irini. Ce n’est pas délibéré, ce sont les circonstances qui
l’ont amené à faire cela. Et il y aurait là tout un raisonnement à faire sur les
degrés.
Irini Jacoberger
On a montré qu’il s’agit quand même d’un continuum et donc à un moment
donné, on est aussi dans le domaine de l’interprétation. C’est vrai qu’ici le donc,
ce n’est quand même pas un marqueur anodin, à mon avis.
Laurent Muller
Parce que effectivement, c’est tout à fait fondamental de préciser comment
ce matériel a été constitué. J’en suis d’autant plus conscient que j’ai, moi-même,
dans le cadre de ma thèse il y a quelques années, essayé de côtoyer ces personnes
et de collecter moi-même l’information. Or, si ce matériel parfois très restreint et
souvent très riche a été constitué, c’est parce qu’il y a eu de la part des deux
assistantes sociales, dans le cadre d’une équipe constituée ultérieurement, une
confiance et une proximité, un rapport humain très fort qui leur a permis, dix ans
après, de rentrer dans ces mécanismes de dévoilement. J’avais intitulé une partie
de mon travail Le silence des Harkis. Si ces deux femmes ont réussi à faire parler
ces vieux messieurs, c’est qu’il y a une confiance manifeste. Cela dit, il faut bien
distinguer les choses : il y a leur travail et leurs démarches professionnelles, d’une
part, et la manière dont elles se sont présentées, à savoir une démarche
personnelle de recherche et dans une dimension patrimoniale de laisser une trace,
un souvenir de ces personnes vieillissantes, d’autre part. Donc il s’agit bien de
dire que vis à vis d’eux, il y a eu souvent beaucoup d’émotions de voir des gens
s’intéresser à leur parcours de vie.
233
QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER
Béatrice Fleury-Villate
Vous avez parlé de « récit de vie ». Mais qu’est ce que vous entendez par
récit de vie ? Je me pose cette question par rapport à la façon dont vous analysez
les entretiens. Vous le faites à partir d’un certain nombre de marqueurs qui sont
des thèmes et qui sont relatifs aussi à leurs parcours. Il y a l’armée, l’Algérie, etc.
Mais dans la phase d’entretiens, est-ce que vous aviez déjà l’idée que ce sont ces
thèmes-là que vous alliez solliciter ou alors est-ce que ces thèmes sont apparus au
fil des entretiens ?
Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang
En fait, les entretiens étaient libres. Nous sommes venues à chaque fois
revoir ces personnes que nous connaissons, en ce qui me concerne depuis 1991 et
que ma collègue Marie-Odile connaît depuis 1976. Et donc ces personnes ont vu
tout le travail que nous avons fait au quotidien pour les aider parce que beaucoup
ont survécu au départ grâce aux aides de la ville et ensuite grâce au R.M.I. En fait,
c’est surtout la phase de réhabilitation du foyer Prechter qui a commencé en
septembre 1992 jusqu’à l’inauguration du foyer en juillet 1996. Un groupe de
travailleurs sociaux – une dizaine – a fait une forme d’audit, a sollicité les
partenaires sociaux et leur a demandé de travailler sur le bâti pour permettre à ce
foyer qui était complètement pourri de retrouver une structure convenable avec
autre chose que des bâtiments qui tombaient en ruine et des gens qui vivaient là
dans un dénuement et une dénutrition la plus totale. Donc, en fait, ce passage a
servi de support à ces entretiens. D’ailleurs, on continue les entretiens avec
d’autres personnes et dernièrement, quelqu’un nous a dit que, sans nous, il le sait,
il serait mort. Avec 1800 francs par mois en 1992/93, déduction faite du forfait
logement - c’était du temps du R.M.I. à l’époque - ils n’avaient pas de quoi
manger et certains arrivaient, dont ce monsieur, complètement dénutris et
s’évanouissaient dans les couloirs. Et Marie-Odile et moi-même, on les emmenait.
Jacques Walter
C’est l’Office des anciens combattants, c’est en même temps un rapport
particulier dans l’aide sociale.
Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang
A l’Office, c’est peut être le seul endroit où ils ont une forme de
reconnaissance, le seul endroit où les gens les respectent. Quand on lui a remis
son récit de vie, on lui a donné le contenu de tous nos entretiens, on lui avait mis
dans une jolie pochette, il s’est mis à pleurer et il nous a dit : « Sans vous, je serais
mort. » C’et vrai qu’en fait, les conditions de vie étaient tellement épouvantables,
ils ne mangeaient pas, ils avaient des maladies diverses et variées, c’était
véritablement le cas. C’est vrai qu’à chaque fois, ils nous accueillent avec une
confiance qu’on ne trouverait pas autrement. Et c’est vrai aussi qu’ils se
raccrochent à Marie-Odile, mais en plus, on prend leurs entretiens tels qu’ils nous
sont donnés, on ne les conduit pas.
234
QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER
Béatrice Fleury-Vilatte
Donc les termes viennent spontanément.
Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang
Ils viennent spontanément, on note tout, on garde les phrases. Et il faut déjà
qu’on comprenne, parce que les mots sont parfois inaudibles et parfois ils ont un
accent effrayant. On a l’habitude, mais quand même, et on suit, c’est eux qui nous
montrent la route.
Béatrice Fleury-Vilatte
Ces personnes se connaissent.
Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang
Oui.
Béatrice Fleury-Vilatte
Donc il y a aussi des échanges qui se font sur ces parcours de vie entre eux.
Marie-Hélène Forestier et Marie-Odile Lang
Très peu. Ils n’en parlent pas. Ils sont très réservés à ce niveau-là, même
parfois avec nous. Je les connais depuis très longtemps et il y a une confiance qui
s’est installée. Donc pour nous, c’est plus facile. Mais je crois qu’entre eux, il n’y
a pas beaucoup d’échanges.
Didier de Robillard
« harkis », c’est quoi par rapport à « harka » ?
Laurent Muller
C’est un mot arabe qui veut dire « mouvement et déplacement » et on a
réutilisé ce terme original pour qualifier des troupes militaires. C’est un singulier
ou un pluriel.
Didier de Robillard
Si c’était un pluriel, ce serait assez merveilleux dans le sens où l’individu se
définit par rapport à un groupe, un peu comme quand quelqu’un dit « je suis
CRS ».
Jacques Walter
C’est l’inverse, « harki », c’est l’individu et « harka », c’est le groupe.
Irini Jacoberger
C’est le collectif, « harka », c’est la milice.
235
QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER
Didier de Robillard
Par rapport à la question « analyse de contenu » / « analyse linguistique » :
je trouve que les résultats sont à peu près les mêmes entre l’analyse de contenu et
l’analyse plus fine. Mais ce que vous faites, c’est surtout expliciter les résultats,
comment on est arrivé aux résultats de l’analyse de contenu. Il me semble que
c’est plus un travail d’explicitation du travail précédent et il ne me semble pas que
les résultats soient tellement différents, ils sont un peu plus fins.
Irini Jacoberger
Je pense que l’analyse linguistique permet vraiment de se rendre compte de
ce passage d’un processus de minoration à un processus de majoration qui est
implicite. Or, à partir de l’analyse de contenu, on ne peut pas vraiment s’en rendre
compte. On peut arriver à des conclusions générales, systématiques, objectives sur
l‘attitude : il majore l’armée, il majore la France, il minore son état actuel. Mais
c’est aussi intéressant de voir ce basculement, ce mouvement entre les deux. Dans
un même exemple, il majore à la fois son lieu d’habitation, Strasbourg, mais en
même temps, il veut quelque part, pas trop le majorer. Et ça, c’est quand même
des processus linguistiques qu’on observe en isolant des énoncés ; mais bien sûr,
c’est moi qui ai isolé quelques procédés linguistiques. On doit aussi tenir compte
du fait qu’il s’agit d’un récit de vie, donc d’un texte qui est reconstitué. Nous
n’avons pas pu travailler sur les autres textes parce que ce sont vraiment des
bribes et on n’a pas pu avoir une véritable cohérence. Et comme on voulait
vraiment associer cette analyse linguistique à l’approche sociologique, on a décidé
de prendre cet entretien.
Didier de Robillard
Il me semble qu’on est trop dans une bipolarisation majoration/minoration.
Je pense que l’exemple 16 montre qu’on est dans de la déminorisation, on n’est
pas dans la majorisation. On déminorise et, en sens inverse, il y a de la
démajorisation, on n’est pas nécessairement dans la minorisation.
Yannick Lefranc
Toute petite remarque : pour avoir travaillé sur des corpus en analyse du
discours, je suis assez sensible au thème de la rencontre et à l’importance donnée
à l’aspect axiologique de tout discours, pour dépasser la réduction descriptiviste.
Il y a toujours une dimension valorisante ou rabaissante dans tout ce qu’on dit, y
compris par les êtres de discours dont vous parliez. Une remarque par rapport à
l’acte de se raconter : il y a quelque chose comme une auto-construction de soi
tout à fait intéressante et dramatique, contrôlée par l’interaction, alors il y a des
choses qu’on va dire et ne pas dire, mais tout se passe comme si, il y a l’idée de se
faire un film, je raconte et je me la raconte. On a l’impression de quelqu’un qui se
construit en retrouvant des souvenirs, mais en esquissant des moments ou cela
aurait pu tourner autrement. Il y a des moments dans le récit où la personne part
sur des « ah, si j’avais su ! », il y a des effets de ce genre-là. Je dis ça parce que
j’avais été frappé par des récits d’accidents, des gens qui racontaient des accidents
236
QUESTIONS A IRINI TSAMADOU-JACOBERGER ET A LAURENT MULLER
et je me demandais pourquoi ils racontaient toujours l’accident. Mais d’une
certaine manière, ils racontent les accidents comme si, d’une façon magique, ils se
demandaient eux-mêmes, en racontant l’accident pour la énième fois : « Et si
l’histoire ne se finissait pas de la façon dont elle s’est finie et dont j’ai le souvenir
qu’elle s’est terminée ? ». Cette dimension peut exister.
Philippe Blanchet
Deux choses très brèves. Ce que vous avez montré, c’est comment répondre
à la critique de nos collègues qui n’ont pas une approche compréhensive,
interprétative et qui nous disent que ce que nous faisons, ce n’est jamais que de
l’interprétation au mauvais sens du terme. Vous y répondez parce que vous
travaillez dans un certain sens. Vous commencez par poser le contexte
sociologique, ensuite par analyser le contenu et ensuite par dire pourquoi vous
interprétez le contenu comme ça dans ce contexte et, dans ce sens, cela me paraît
fonctionner. A l’envers, ce serait une dérive linguistique qui me paraîtrait
dangereuse et donc je crois que c’est une bonne démarche.
La deuxième chose, c’est à propos de l’histoire, de la notion de récit de vie,
notion à laquelle j’aimerais qu’on envisage d’ajouter la notion d’histoire de vie,
c’est-à-dire le passage du récit à une méthode qui est utilisée en science de
l’éducation, de reconstruction émancipatoire de l’identité personnelle par le récit
de vie transformé en histoire et donc je pense qu’il y a une finalité d’intervention
sociale importante pour des gens qui font des récits de vie si on peut essayer de les
transformer en histoires de vie.
Jacques Walter
Oui, c’est d’ailleurs quelque chose que l’on retrouve dans les collectes d’un
certain nombre de témoignages relatifs à la Shoah. On a du recueil brut, ce qui
correspond à la première phase de ce que tu décris et on a des productions qui sont
tirées de ces témoignages sous forme de films ou sous forme de cd-roms, sous
forme de sites dans lesquels les histoires sont reconstruites sur la base d’une
histoire et moins du récit brut du témoin survivant.
237
Andrée TABOURET-KELLER
Université Louis Pasteur, Strasbourg 1
Université Marc Bloch, Strasbourg 2
Groupe d’Etudes sur le Plurilinguisme Européen
(EA 3405)
[email protected]
CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE

257
Préambule
Il ne peut s’agir ni de résumer les contributions foisonnantes de ces journées
d’étude dont la richesse réside précisément dans la grande diversité des points de
vue et des expériences, ni de tenter d’en faire une synthèse qui ne saurait que
trahir la visée d’ouverture et de questionnement de notre rencontre.
Mon propos est de m’en tenir à trois grandes interrogations qui me semblent
traverser nos travaux : celles relatives aux emplois des trois préfixes inter-, pluri-,
trans- disciplinaires, à l’élaboration de modèle(s) et à la référence du rapport entre
l’individu et le groupe. Elles se trouvent constamment intriquées aux notions
mêmes dont nous avons voulu mettre à l’épreuve le bien-fondé – minorations,
minorisations, minorités – de même qu’au cadre très large que nous avons retenu
pour cet examen, celui des « dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles ».
Nos travaux se situent d’emblée dans le cadre d’un champ qui, par principe,
se veut interdisciplinaire, celui de la sociolinguistique, à l’interface de la
linguistique en tant que science des systèmes linguistiques et de la sociologie en
tant que large domaine de connaissance des faits de société. La sociolinguistique a
trouvé aujourd’hui un créneau à elle dans les universités et les organismes de
promotion et de gestion de la recherche mais, je ne ferai l’injure à personne ici de
rappeler que ce statut de discipline soulève nombre de questions, voire de
controverses, certains la définissant comme une partie de la linguistique (Rey,
257
Ce texte n’a pas été présenté lors des journées d’étude. Il prolonge la réflexion qu’Andrée
Tabouret-Keller a proposée lors du débat conclusif (cf. infra).
ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE
2000 : 2354), d’autres proposant de fondre cette dernière dans un modèle
multidimensionnel de la variation, conçue comme révélatrice du fait
sociolinguistique en tant que tel (Le Page et Tabouret-Keller, 1985 : 181 et suiv.).
Quant à la bibliographie la concernant, elle s’étoffe de jour en jour, par de
nouveaux volumes (par exemple, Gardner-Chloros, 2005), et, déjà, par des essais
concernant son histoire (pour la France, voir Marcellesi et Tabouret-Keller, dans
l’ouvrage de Paulston et Tucker, 1997).
 Les ambiguïtés de l’emploi des préfixes inter-, pluri- et transdisciplinaires
Le préfixe interIl s’agit d’un élément du latin inter- « entre, parmi », hautement productif
dans les langues romanes des points de vue lexical et sémantique, exprimant plus
particulièrement :
- l’espacement, l’intervalle (ex. : interligne)
- la répartition, la distribution dans un ou plusieurs ensembles
- un rapport, une relation réciproque nécessaire ou simplement de
comparaison
Il peut être utile de distinguer interaction et interdépendance, le premier
terme mettant l’accent sur l’action réciproque, c’est-à-dire l’action et la réaction –
dans ce cas, les deux entités sont discernables –, le second sur la dépendance
réciproque, c’est-à-dire sur les modalités de nouage et d’intrication – les deux
entités ne sont plus forcément discernables ni comme cause, ni dans leurs effets.
Une telle distinction est rarement observée, une expression comme
socioculturelle, dans le titre de nos journées, permet d’éviter celle
d’interculturel(le) qui peut aussi bien impliquer que l’on vise les échanges, au pire
que l’on situe entre deux cultures – parfois comme entre deux chaises – , ou que
l’on mette l’accent sur les formations nouvelles que peuvent susciter le contact
(Weinreich, 1968, Tabouret-Keller, 1991).
Le préfixe pluriEgalement du latin plures, « plusieurs ». Nous l’employons constamment
dans l’expression pluridisciplinaire, datant de 1966 ; elle dénote l’appel à
plusieurs disciplines dans un enseignement, un programme de recherche ou une
formation institutionnelle. L’anglais propose multi-, qui est devenu plus ou moins
interchangeable en français avec pluri-.
Le préfixe trans-
239
ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE
Encore du latin trans, « par-delà ». Comme préposition et préverbe, d’abord
lié à l’espace (transalpin, travailleur transfrontalier), marquant le passage.
Transdisciplinaire apparaît en 1970 dans les sciences humains, transdisciplinarité
en 1974, encore lié à la notion de frontières qu’il faut traverser de l’une à l’autre
discipline (Rey, 2000 : 2565). Il est aujourd’hui employé dans nos domaines pour
indiquer l’appartenance d’une méthode (statistique), l’application d’un concept
(science, sciences), à plusieurs domaines d’investigation.

Les difficultés d’emploi de l’expression « modèle »
Apparaît au XVIe siècle comme emprunt de l’italien modello, du latin
classique modulus, « mesure ». Vaste aire d’emplois, des « Petites filles modèles »
de la Comtesse aux modèles de la mode, appelées cover-girl aujourd’hui, un
certain nombre de synonymes peuvent en indiquer l’extension de ses emplois :
archétype, canon, étalon, exemple, formule, référence, règle, accompli, parfait,
bon, édifiant, exemplaire, sujet, académie (modèle du peintre), mannequin,
échantillon, spécimen, mode, type, standard, type, maquette, gabarit, moule,
patron, schéma, structure, simulation, matrice, pattern.
Un modèle, au sens strict, réfère à un schéma théorique, le plus simple
possible, visant à rendre compte des relations existant entre les différents éléments
d’un ensemble réel complexe, au sein d’un processus ; ce type de modèle peut
prendre des formes mathématisées (Tabouret-Keller, 2003, dans lequel j’examine
différents modèles appliqués aux langues, l’échelle, l’arbre généalogique,
structuralistes, sociologiques, écologiques). Dans le discours sur les langues, le
modèle de l’arbre généalogique des langues reste sans doute le plus productif
aujourd’hui, c’est l’exemple même d’un modèle fondé sur une double métaphore,
ethnologique de la famille et botanique de l’arbre (Tabouret-Keller, 1988). Les
expressions associées à ce modèle (racine, branche, parenté, langue-fille, languemère, etc.) appartiennent au puissant courant épistémologique naturaliste du XIXe
siècle pour lequel la langue est un objet naturel. Nous continuons à employer ces
métaphores sans plus y prêter attention dans le cadre épistémologique de bien
d’autres courants : évolutionniste, formaliste, structuraliste, fonctionnaliste, etc. ;
les travaux relatifs à l’origine des langues, même tout à fait contemporains, en
fourmillent (par exemple, Ruhlen, 1994, ou encore Tort, 1980).
Je dirais que ces journées d’études sont largement tributaires de modèles
pour lesquels la langue est un objet social, on pourrait citer deux de nos ancêtres
pour qui la réalité sociale du langage était indiscutable, H. Schuchardt (18421927) et F. de Saussure (1857-1913), encore enracinés dans le XIXe siècle mais
258
258
Dans Hugo Schuchardt-Brevier, entre autres : « Die Ursache der Sprachmischung ist immer
sozialer, nicht physiologischer Art » (Spitzer, 1928 : 150), dans les Ecrits de linguistique générale,
désormais rendus accessibles, une citation entre autres : « Elément tacite, créant tout le reste ; que
la langue court entre les hommes, qu’elle est sociale » (« sociale » est souligné par Saussure)
(2002 : 94).
240
ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE
déjà distanciés d’une théorie des langues considérées comme objets d’une
véritable science naturelle, comme l’avait préconisé A. Schleicher (1821-1868).
Aujourd’hui, avec L. Milroy et d’autres, nous parlons de réseaux sociaux (1987),
ou, plus près de nous, de modèles diaphasiques, diatopiques ou diastratiques (pour
une application à la situation alsacienne, Bothorel, 1995).
Nous connaissons l’emploi d’expressions telles que modèle économique
libéral, soviétique, ou autre. Certains modèles sont simplement des représentations
figuratives comme les modèles optiques dont on peut trouver des exemples chez
Jacques Lacan, par exemple le modèle optique des idéaux de la personne
représenté par trois figures (Lacan, 1966 : 673, 674, 680), ou bien, dans les
sciences du langage, le modèle optique des verres convexes ou concaves qui
permettent de focaliser ou de bien diffuser la lumière. Les expressions anglaises
focussed et diffuse en sont issues (Le Page, 1978), pour indiquer que le
comportement des locuteurs se focalise sur une identité langagière, ou bien qu’un
tel comportement devient diffus. L’expression Fokussierung est actuellement tout
à fait courante en allemand pour parler d’un emploi langagier dominant, le
français focalisation est moins courant.
Dans les sciences du langage aujourd’hui, le terme modèle connote
généralement la représentation simplifiée d’un processus, d’un système, d’une
structure. Nous travaillons, par exemple, avec un modèle phonologique (Martinet,
[1955], 2005), générativiste (Chomsky, 1957) qui sont des constructions
théoriques qui doivent permettre d’expliquer la disposition des structures ou le
fonctionnement des systèmes. La disposition graphique de résultats statistiques,
telle une courbe de distribution de la fréquence de l’emploi de différents idiomes
référée à l’âge du locuteur, ou bien à sa profession, ou encore à sa résidence, n’est
généralement pas qualifiée de modèle. Mais les possibilités sont quasiment
illimitées, leur spectre allant de n’importe quelle image – c’est une question de
lecture – à la formule logique ou mathématique.

Le rapport entre l’individu et le groupe dans la formation de
minorités
Ma thèse est la suivante : les minorités n’existent pas en dehors des
possibilités de leur catégorisation. Ces possibilités sont diverses, le plus souvent
convergentes, la possibilité institutionnelle étant la plus déterminante. Ainsi , à
partir du moment où, en France, il a pu être question de langues locales, celles-ci,
au nombre de quatre sous le régime de Vichy, ont atteint des chiffres records, 75 à
la fin du siècle (Tabouret-Keller, 2004, Cerquiglini, 1999). Ce phénomène va de
pair avec la promulgation de la Charte Européenne des langues régionales ou
minoritaires (Clairis, Costaouec, Coyos, 1999, texte complet de la Charte, pp 255272). C’est bien ce qu’indiquent les processus de minorisations sur lesquels on
s’est penché ici, où l’on voit un groupe devenir une minorité, tant pour ceux qui le
considère du dehors que pour la vision qu’il a de lui-même. Catégorie
institutionnelle, la minorité devient dès lors une catégorie cognitive, qui a pour
conséquence qu’elle puisse se penser dans les termes de la minoration. Ces termes
241
ANDREE TABOURET-KELLER CONTRIBUTION A LA DISCUSSION GENERALE
deviennent des attracteurs et porteurs d’identités, par exemple, par l’identification
au nom d’une langue, aux droits que l’on revendique pour la reconnaissance des
attributs de ces identités, qu’ils soient symboliques ou imaginaires. De tels motifs
d’identification sont multipliables, au gré d’enjeux politiques divers, de
l’obtention de crédits qui confortent la matérialisation de la minorité (par des
mesures éducatives, en particulier), voire qui confortent la position d’un parti
politique. Une identité est un bien que l’on peut faire valoir, tant par ce qu’elle
semble garantir que par ce qui lui manque.
L’individu, en tant qu’entité sociale, dispose de pôles d’identification
multiples ; à un pôle d’identification ou à un autre, il est reconnu, ou bien se
reconnaît comme membre d’une majorité ou d’une minorité. Une certaine
indistinction affecte cet individu, déjà cernable, sinon déjà cerné par ces pôles
d’identification. Cela serait l’individu du discours courant, qualifié de
« Français » ou d’« Alsacien », celui des statistiques aussi. La question que je me
pose est de savoir quelles sont les modalités de l’intrication entre l’identification
au sens social ou sociologique, et les identifications singulières qui étayent les
certitudes tant que les errances du sujet parlant. Relire le travail de Freud à ce
propos ne serait sans doute pas superflu ! (Freud, 1921)

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243
DEBAT CONCLUSIF
Arlette Bothorel
Nous vous proposons de faire un tour de table pour que vous puissiez peutêtre dire ce qu’il faudrait retenir de ces journées d’études. Philippe et Didier ont
proposé aussi de donner la parole à ceux qui ne sont pas intervenus, c’est-à-dire
aux étudiants, mais aussi aux collègues qui ont assisté à ces journées, sans être
intervenants et sans avoir participé au programme, pour qu’on ait aussi un autre
regard et ensuite on pourra faire un tour de table pour que chacun retienne ce qui
lui parait essentiel. Ce qu’on vous propose de faire à la suite de ça, c’est
d’essayer, dans les jours qui viennent, de faire une synthèse de tout ce qui aura été
dit et, peut être, d’élaborer une sorte de cadre à l’intérieur duquel pourraient
s’inscrire les différentes interventions pour marquer un lien entre elles. Cela
pourrait aussi fournir le cadre d’une préface à ce volume. Se pose aussi la
question de la publication. Philippe, je te laisserai parler, c’est toi qui fais la
proposition et cela nous permettra aussi de mieux définir un éventuel projet
éditorial.
Malcom Stuart
Je discute à l’instant avec René Kahn. Je me minore tout de suite. J’ai un
sentiment de marginalité peut être pas totale, mais quand même considérable par
rapport à l’université française qui, tout de même, a bien voulu m’accueillir et
m’héberger pendant plus de trente ans. Donc je voudrais exprimer d’abord mes
remerciements les plus émus à Arlette de l’accueil qui m’a été fait aujourd’hui
parce que, tout en continuant à être membre du GEPE , je suis à la retraite depuis
le 30 septembre. Je suis ravi de ce colloque. Je n’ai pas de raison d’être fatigué à
la différence des collègues qui ont d’autres tâches qui les attendent. Tout ça a été
revigorant, stimulant. Je disais à l’instant à René qu’il y a un vent
d’interdisciplinarité. C’est quelque chose qui pour moi a toujours été très
important, c’est la difficulté de ne pas être spécialiste dans une institution qui
demande qu’on se spécialise. On a forcément une spécialité, mais on a envie de
rattacher le travail en profondeur qu’on fait à une vision d’ensemble. Je ne dis pas
que ça fait défaut, mais c’est difficile à trouver, c’est un peu la question des
synthèses. Par les éclairages, les regards venus de toutes parts sur la question de
259
259
GEPE = Groupe d’Etude sur le Plurilinguisme Européen (EA 3405)
DEBAT CONCLUSIF
minorité/minorisation/minoration, des termes d’ailleurs, en néophyte que je suis,
que je découvrais, je me posais la question sur les définitions, et c’était d’ailleurs
rassurant de découvrir qu’il n’y avait pas de définition, que tout restait encore
ouvert. Et je trouve que cette journée et demie de travail a réellement, pour moi en
tout cas, fait énormément progresser ce travail, pour affiner et éclairer la question
et pour aller vers des définitions possibles. J’étais ravi de toutes les interventions
sans exception, je trouve que toutes ont apporté quelque chose.
XXX
De la même manière, c’est la vision interdisciplinaire qui m’intéressait et en
fait, j’ai l’impression qu’on a vu que les identités n’étaient jamais monolithiques,
et que, de la même manière, la vision sur ces identités n’était pas monolithique
dans ce colloque. Finalement les gens qui sont ici sont d’accord pour ne pas
définir l’identité comme une chose univoque parce qu’ils sont prêts à entendre
aussi toutes les autres disciplines parler de l’identité.
Martha Voyiatzi
J’ai le sentiment d’avoir assisté à quelque chose de très cohérent et de très
dynamique. C’est un fil conducteur qui amène beaucoup d’informations dans une
fluidité qui m’a impressionnée. La question est très complexe, mais j’ai beaucoup
apprécié la complémentarité des différents points de vue. Effectivement, c’était
une expérience qui m’a amenée à réfléchir beaucoup et c’était très stimulant.
YYY
En ce qui me concerne, j’ai trouvé très importante l’ouverture faite sur les
définitions des notions, la non définition faite des notions, pour commencer, et par
la suite l’interdisciplinarité et les différents apports pour enfin définir quand
même d’une certaine manière, implicitement, par l’emploi que chaque intervenant
a fait des notions, « minorité/minorisation ».
Yves Bleichner
Je n’ai pu assister qu’aux exposés de ce matin : donc, problème des
définitions, je me réjouis de lire la publication, ça me donnera les compléments
que je n’ai pas et, par rapport aux exposés de ce matin, j’ai trouvé ça très
intéressant. De façon sous-jacente, ont été soulevés des problèmes de
méthodologie pour la question des données etc., difficultés que je rencontre aussi
dans le travail que je fais. Et là, je me dis que c’est une difficulté liée au domaine
de recherche qui nous concerne. C’est enrichissant et, d’un certain côté,
réconfortant, on se rend compte que les autres rencontrent le même type de
difficultés que ceux qu’on a sur le terrain.
Annick Kozelko
Je trouve que l’ensemble de la salle était porté par les interventions, il y
avait vraiment un fil conducteur. J’ai trouvé que l’équilibre entre la théorie et les
études de cas vraiment plus pratiques était vraiment bien trouvé, bien choisi et
245
DEBAT CONCLUSIF
tout venait se compléter. Ce qui m’a marquée, c’est ce dialogue, ce dialogue très
ouvert entre les disciplines parce que c’est vrai qu’on a l’habitude encore d’un
cursus très fermé et là, c’est vraiment le travail interdisciplinaire qui a pu
s’exprimer. J’étais un peu plus touchée par le thème de ce colloque puisque
j’avais travaillé sur ce sujet en DEA. L’accent a vraiment été mis sur l’aspect
dynamique, on laisse l’aspect figé de côté et on intègre la pensée complexe et
toute cette dynamique qui est au cœur de la préoccupation. Et concernant les
préoccupations qui ont guidé mon travail de DEA, j’étais soulagée de me rendre
compte que je n’étais pas la seule à avoir quelques problèmes de définition
puisque moi-même, j’ai été confrontée au problème de la définition de
minorité/minoration etc. Pareil pour les problèmes de classification : j’ai été
rassurée de voir que je n’étais pas toute seule dans mon coin et je trouve que pour
clôturer mon travail de DEA, c’était une sorte d’ouverture, un DEA qui ne se
ferme pas mais qui s’ouvre.
Yannick Lefranc
Ce qui m’a intéressé, c’est la question des effets de vérité des
préoccupations personnelles, idéologiques, fantasmatiques, identitaires qui
traversaient les différents exposés et ça amène peut-être à dépasser une opposition
mortifère entre ce qui serait donné comme stigmatisé et ce qui le serait pas. Je
pensais que les gens qui voyaient la politique partout faisaient partie de la
minorité. Mais il y a des lieux communs que l’on peut repérer dans les discours.
Moi, je le fais en didactique du FLE, ça fait partie de la doxa dominante dans ce
champ comme dans d’autres. Il me semble que l’enjeu est de tenir à distance les
discours idéologiques réducteurs, mais de les faire travailler en même temps parce
qu’ils sont producteurs d’effets de vérité, et ça serait intéressant de creuser cette
question. Il y a déjà beaucoup d’éléments qui ont été apportés dans cette voie.
Comment intégrer méthodologiquement cette énergie humaine, très marquée
idéologiquement, comment la surmonter, surmonter les effets d’aveuglement
qu’elle peut porter avec elle, que ce soit des effets de réduction de type
régionaliste/communautariste ou centraliste/néo-jacobin. Mais en même temps
comment faire travailler tout ça dans le processus même de la recherche ?
Accueillir et ne pas exclure, donc c’est encore quelque chose qui serait dans la
mouvance de la pensée complexe, « passer par » pour dépasser. Je crois qu’il y a
quelque chose qui paraît vraiment important à la fois dans les effets de
questionnement et en même temps les effets de l’ouverture sur les aspects non vus
ou évités de l’observable.
Didier de Robillard
Il y a quand même une orientation très qualitativiste ici. Et en même temps,
il me semble qu’on traîne encore des choses qui viennent de l’épistémologie
hypothético-déductive et j’ai essayé de faire la liste de ce que je vois, sans savoir
si j’ai raison ou non. D’une part l’opposition qualitatif/quantitatif : à un moment,
je me suis demandé si le quantitatif existait dans la mesure où, quand on compte,
on compte des objets qu’on a mis dans des catégories, les catégories étant
246
DEBAT CONCLUSIF
fabriquées qualitativement par nous. Par exemple, quand on compte des locuteurs,
on décide que quelqu’un parle l’alsacien ou non. Il y a là un seuil et ce seuil est
qualitatif. Et par conséquent, je me demande si le quantitatif n’est pas une souscatégorie du qualitatif. Je me demande aussi si la préoccupation d’avoir des
définitions a priori – on est très inquiet quand on n’a pas de définition – si elle ne
vient pas d’habitude du côté hypothético-déductif où on part d’une définition
qu’on va tester. Alors que si on est interactionniste jusqu’au bout, on saura ce
qu’on a mangé et pourquoi on aura mangé. Je plaide un peu pour ce que j’ai
exposé : il me semble que j’ai su ce que c’était un CAPES de créole une fois
qu’on l’avait fait. Et avant, on ne pouvait pas savoir.
Autre chose : on a très peu parlé d’intervention sur le corpus, comme si les
problèmes de minorités linguistiques étaient surtout des problèmes de statut. Je
m’en réjouis plutôt, mais je ne suis pas sûr que ce soit vrai jusqu’au bout et, entre
autres, la question de savoir s’il faut standardiser les langues régionales et les
langues minoritaires, standardiser ou faire d’autres choses, faire un dictionnaire, ...
Est-ce que ces dictionnaires doivent avoir la même organisation que les
dictionnaires de langue standard vu que la fonction n’est pas la même ? En gros, il
s’agit de la question : est-ce que les langues minoritaires sont des petites langues
standard, est-ce que ce sont des modèles réduits, non quantitatifs seulement, ou
est-ce qu’il y a des différences qualitatives aussi ?
Un dernier élément : est-ce qu’il ne faut pas, à terme, un hyperonyme pour
« majorité », « minorité » parce que, manifestement, ce sont deux aspects de la
même chose. Est-ce qu’il ne faut pas un terme qui résume les deux pour rappeler
que, quand on minore, c’est aussi parce que on a aussi envie de majorer à côté et
réciproquement. Mais je n’ai pas de terme à proposer. J’ai juste un symbole plus
ou moins, ensemble, « ± », pour les phénomènes de majo-minoration. Ça permet
d’avoir des préoccupations interventionnistes dans le sens où c’est aussi rappeler
que les problèmes de minorités concernent la majorité et réciproquement.
Arlette Bothorel
A propos des questions touchant le corpus : c’était un choix délibéré de ne
pas mettre tellement l’accent sur les langues tout simplement parce qu’on venait
d’horizons disciplinaires très différents. Et comme on était déjà pas mal
représentés en tant que sociolinguistes, on ne souhaitait pas que les problèmes
portant uniquement sur les langues prennent le dessus. Mais ça fait bien entendu
partie de nos préoccupations.
Jacques Walter
Le premier élément qui me frappe, c’est l’insistance que nous mettons à dire
que nous sommes dans une dimension pluridisciplinaire ou que l’on vient
d’horizons disciplinaires variés. Je trouve ça très intéressant, mais je me demande
si, à force de dire ça, on ne masque pas une autre question qui serait de se
demander, à l’intérieur des disciplines dans lesquelles nous travaillons, quels sont
les référents théoriques sur lesquels nous nous appuyons. Parce que sinon, on a
tendance à prendre la partie pour le tout : c’est-à-dire qu’il y a un ou deux
247
DEBAT CONCLUSIF
sociologues qui sont là, ils vont s’inscrire dans telle ou telle mouvance (ils sont
bourdieusiens, interactionnistes symbolistes, adeptes de l’individualisme
méthodologique, …). Et on va dire que l’approche sociologique du phénomène
dont il est question, c’est ça. Non, c’est une des possibilités à l’intérieur d’un
champ disciplinaire. De mon point de vue, par rapport à la question qui est posée,
ce qui m’intéresse, c’est de savoir pourquoi à l’intérieur d’une discipline, on fait
de tels choix théoriques pour rendre compte de l’objet et comment ce choix peut
être articulé à d’autres proposés dans ce cadre complètement construit qu’est le
séminaire tel qu’il s’est déroulé durant les n années de sa vie. Je plaide pour une
remise en cause du discours sur l’interdisciplinarité au profit d’un discours sur les
cadrages théoriques et la pertinence de ces choix ou le discours que l’on peut
avoir sur eux.
La deuxième question qui m’a frappé durant ces deux jours tourne autour
des méthodes, les méthodes de collecte de données ou d’observables, donc de
transformation en observés à un moment, et de présentation des résultats. On peut
manier l’analyse de discours, on peut manier l’enquête selon des procédures tout à
fait différentes, menées par des professionnels, menées par des professionnels non
de la recherche, mais de l’action sociale, etc. On peut aussi s’interroger sur le
poids des modélisations, où on s’appuie sur des schémas, c’est-à-dire qu’il faut se
demander comment on les meuble, comment on les peuple. Comment ce type de
dispositif d’équipement intellectuel fonctionne-t-il : est-ce comme un outil de
médiation qui permettra de comprendre le passage de ce que nous recueillons sur
le terrain à ce que nous mettons dans l’espace public, sous forme de résultats
scientifiques ? Prenez les collectivités territoriales. Il y a à la fois une
modélisation provenant de la réflexion du chercheur et elle est nourrie aussi par
les efforts de modélisation des acteurs, donc il y a un continuum. Et c’est vrai
entre la production savante et la production qui le serait d’une autre façon,
qualifiée de profane par nous alors qu’elle ne l’est pas. En tout cas, par rapport à
la question de la minoration et de la majoration, cela a nécessairement de l’effet.
Sur la question de l’inductif et de l’hypothético-déductif : si on est
interactionniste jusqu’au bout, comment procède-t-on ? En même temps, est-ce
qu’on peut avoir des positions radicales en disant : est-ce qu’on peut aller jusquelà, est-ce qu’il faut être systématiquement inductif ou hypothético-déductif ? Pour
travailler sur des minorités qui ont fait l’objet de génocides, et si je radicalise le
propos, je vais arriver à quelle proposition ? Que je ne peux comprendre ce qui se
passe dans ce cadre-là que lorsque je l’ai expérimenté ? Dans le cadre d’un
génocide, merci, chez moi, on a donné et on n’est pas revenu. Quelles sont les
prudences que nous devons avoir, c’est-à-dire quel est le retour réflexif que nous
pouvons faire sur nous-mêmes pour comprendre l’impact de nos positions si on
prend ces deux extrêmes que sont l’hypothético-déductif et l’inductif ?
La troisième observation porte sur ce qu’on va appeler la posture du
chercheur et ça repose la question de l’engagement, et il me semble que dans nos
travaux, elle s’est posée doublement. D’une part, avec un sens proche du sens
commun qui consiste à dire que notre travail n’est pas indifférent socialement et
qu’il peut produire des effets et servir à la décision politique ou à d’autres
248
DEBAT CONCLUSIF
décisions. C’est la question de l’engagement du chercheur dans la cité au sens
large, question sur laquelle il y aurait beaucoup de choses à dire à partir de Weber.
Et puis il y a une deuxième perspective, qui est peut-être davantage commune à
l’ensemble du groupe, qui est l’engagement du chercheur dans l’action. Là, ce ne
serait pas tant l’engagement au sens commun que l’engagement au sens d’Elias :
comment se joue, dans la posture de recherche, le rapport entre engagement et
distanciation par rapport à l’objet en fonction du type d’objet sur lequel on
travaille ? Et les objets sur lesquels nous travaillons ne sont pas exactement les
mêmes, même s’il y a de forts points communs. Donc le réglage de la distance ne
se fait de la même façon.
Quatrième observation, sur les définitions : on ne va pas proposer des
définitions, on ne peut que stabiliser un état de la réflexion sur le sujet que nous
nous proposons de traiter avec les tensions dynamiques dont on a parlé. Là aussi,
il me semble qu’on est obligé d’être prudents parce que les définitions auxquelles
nous parvenons, surtout en fin de parcours, et même si elles ont été posées par
Arlette au tout début pour partie, elles sont le produit de la trajectoire d’un groupe,
ce qui veut dire que dans la restitution des travaux, je pense à la publication, il me
semblerait diablement intéressant qu’il y ait la restitution de l’ensemble de la
démarche ayant permis d’arriver à ce que nous allons produire. C’est-à-dire qu’il
y ait une sorte d’échographie de l’action ou de prise en compte de la science en
train de se faire dans le sens quasi latourien, c’est-à-dire de comprendre à la fois
comment il y a un investissement dans des objets provenant de chercheurs qui
sont plus ou moins isolés, mais en même temps, ce qui fait que ça marche ici,
c’est qu’il y a eu un allongement du réseau et que l’allongement ne se fait pas de
façon aléatoire. Et c’est peut être la restitution de la constitution de ce réseau de
travail qui permet d’éclairer la manière dont effectivement nous arrivons à
stabiliser, sur ces bases, les définitions que nous proposons et qu’elles n’auraient
pas d’autre valeur que celle qui consiste à dire, dans ce temps et dans ce lieu
donnés, voilà ce à quoi nous parvenons. Ce qui est une manière aussi d’objectiver
des pratiques scientifiques et de relativiser la portée d’un propos qui sert à éclairer
une part quelque peu cachée de la réalité sur laquelle nous travaillons. Dans ce
que nous disons des définitions, il y a en même temps quelque chose qui est de
l’ordre de la lexicographie, [à Philippe] comme tu le faisais au début en
consultant un certain nombre de dictionnaires ou faisant des sondages sur Google.
Pourquoi ces choix et pas d’autres, ces choix doivent aussi se justifier, notamment
quand on constate qu’en sociologie, ce terme n’est pas présent. Si on prend
Boudon et Bourricaud, on peut comprendre pourquoi : ça suppose une
contextualisation du dictionnaire et, en même temps, c’est quelque chose qui est
articulé à la praxis d’un groupe. J’estime qu’on devrait avoir ce cadrage-là pour
que nos travaux aient une portée dans le champ scientifique.
René Tabouret
Vous cherchiez un hyperonyme et bien, je vous en propose un :
« valorisation différentielle », mais du coup, je mets en question la dichotomie
majoration/minoration.
249
DEBAT CONCLUSIF
Philippe Blanchet
C’est justement ce qu’il faut faire.
René Tabouret
Dans un séminaire auquel j’ai assisté, il y avait un mélange entre
classification et catégorisation. Classifier, c’est mettre dans des boîtes avec des
étiquettes ; employer une catégorie intellectuelle pour construire une catégorie
d’objets, c’est autre chose que de classifier. Et je me demande comment vous
travaillez sans mélanger les deux.
Philippe Blanchet
A mon sens, la catégorisation est un processus préalable, c’est la
construction de l’outil et la classification, c’est l’utilisation de l’outil. On fait des
catégories et après, on classe les choses dans les catégories. L’un ne va pas sans
l’autre, car quand on classe, on recatégorise.
René Tabouret
Cela pose la question de dépasser le langage commun. Quand vous faites ça,
vous êtes épistémologiquement solides. Quand vous transmettez quelque chose à
l’extérieur, ça devient moins clair.
Jacques Walter
Ce qui est intéressant dans votre question sur la classification et la
catégorisation, c’est la catégorisation mais de façon scalaire. Ce qui est intéressant
pour nous, ce sont les échelles et pas le fait que ça fonctionne de façon binaire.
C’est donc plutôt cette notion-là qui devrait être au centre, plutôt que les deux
polarités de catégories de jugement qui en même temps classent. Ce serait plutôt
sur la notion d’échelle qu’on pourrait travailler.
Béatrice Fleury-Vilatte
Il y a peut être des pistes sur lesquelles on pourrait réfléchir et qui
permettraient de cadrer la publication un peu différemment tout en s’inspirant de
ce qui a été fait. On voit dans certaines interventions qu’il y a une réflexion
épistémologique qui a été menée, mais peut être ne l’a-t-elle pas été de manière
suffisamment systématique. Elle aurait permis de mieux situer les apports de
chacun qui n’apparaissent en aucun cas conflictuels ou contradictoires, mais au
contraire, très complémentaires. Cela est dû au fait que nous avions un objet
commun. Et parce qu’il est à la frontière d’un certain nombre de domaines, cela
amène à l’aborder par une interaction de différents éléments. Il me semble donc
qu’il serait intéressant que chacun situe sa démarche de ce point de vue-là. Et puis
il y a un vocabulaire qui a été utilisé, de façon récurrente parfois : ici, on parle de
dynamique, mais on a parlé aussi de dialectique et pour chacun, cette réflexion
dialectique était présente parce qu’on voit non seulement une évolution des
transformations, mais aussi des passages de l’un à l’autre avec des rapports de
250
DEBAT CONCLUSIF
force qui s’installent. Et, dans ce cas-là, on est dans un mouvement mais qui
relève de la dialectique. Mais là encore, c’est peut-être une piste à creuser.
Un autre point sur lequel nous avons dit les uns et les autres un certain
nombre de choses, c’est le rapport entre la démarche empirique et la démarche
théorique et j’étais étonnée parfois d’entendre dire « je n’ai pas une démarche
empirique ». J’étais assez surprise, car le travail dont il était question relevait, par
certains aspects, de la démarche empirique. On voit donc qu’il n’y a pas de
clivage entre ce qui relève de l’un et de l’autre bien que certains pensent ne faire
qu’un travail théorique et non empirique. Or les deux sont en complète
interaction, en jonction. Après, si on reprend l’intitulé du colloque, il y a peut-être
un élément de réflexion sur le titre qu’on pourrait donner à l’ouvrage, parce que le
terme de minorité réfère au champ que nous allons investir. Et les uns et les
autres, on a beaucoup moins interrogé ce champ et de toute façon, on a des
difficultés à le définir et peut être ne faut-il pas le définir parce que ce sur quoi
nous avons travaillé les uns et les autres, ce sont plutôt les processus par lesquels
on peut appréhender cette réalité, donc les processus de minorisation / minoration
/ majoration / majorisation, avec les variables que l’on a entendues. Et même dans
ce cadre-là, dans certaines interventions, on travaillait beaucoup plus sur les
résultats d’un processus, donc ça permet d’appréhender une réalité. On a travaillé
beaucoup moins sur les phénomènes relatifs à ces processus qui auraient permis
de mettre en évidence de façon beaucoup plus affinée et dans une perspective
compréhensible, les tensions, les enjeux, les difficultés et cela nous aurait permis
de répondre à la question du pourquoi. Parce que très souvent, quand on faisait
des descriptions, les questions étaient : mais pourquoi en est-on là ? Ce
« pourquoi » était peut être parfois un peu absent des interventions.
Enfin : le problème de la construction. Le terme a pu être abordé, mais pas
investi. Et dans cette construction, on peut l’appeler construction sociale, il y a de
nombreuses nuances selon la façon dont nous l’abordions, donc cela pouvait
relever d’un groupe, d’une institution, d’un collectif, d’un individu. Et sur cette
question de la construction, il faudrait aussi approfondir la réflexion.
Laurent Muller
Je m’inscris dans ce que Jacques Walter a dit : ça me paraît important de se
rappeler que ce que l’on a vu, quels qu’en soient sa densité et son intérêt, ce n’est
que le sommet de l’iceberg. Si on revient à la genèse de notre travail commun,
tout cela remonte à très longtemps : j’avais été très impressionné par le nombre de
personnes présentes lors de la première séance, certains visages sont encore là,
mais beaucoup ne nous ont pas suivis. Ma remarque se fait autour de trois temps.
La première : l’expérimentation de ce groupe, c’est un mécanisme de synergie. On
est tout d’un coup confronté à des gens qui ne sont pas de sa discipline. Donc on
est aussi dans une logique de majoration, de mise en avant de sa propre discipline,
de la présenter à des personnes qui sont soit au courant soit plus en distance. Cela
me paraît très constructif que de devoir se présenter, de mettre en avant sa
discipline pour pouvoir jouer à plein la carte de la pluridisciplinarité. Savoir qu’en
sociologie, les notions de minoration et de majoration ne vont pas de soi, mis à
251
DEBAT CONCLUSIF
part Bourricaud et Boudon, il n’y a pas grand chose. En fait, je ne me sentais pas
très à l’aise au départ, mise à part la notion de minorité qui s’impose
complètement dans notre discipline. Cela renvoie à un deuxième temps qui est
cette fois-ci le résultat, et c’est bien le corps même de cet iceberg, qui est celui des
séances de travail auxquelles j’ai eu la chance d’être associé où il a été question,
par les interventions de collègues comme René Kahn, de rentrer dans la logique
de quelqu’un d’autre. D’éprouver ensuite sa propre connaissance de sa discipline
au regard des autres et si interdisciplinarité peut se faire, c’est sans doute par ce
jeu qui consiste d’abord à écouter ce que peut apporter l’autre et, en fonction de ce
qu’il énonce, essayer de proposer quelque chose qui peut se superposer ou s’y
associer. Troisième et dernière partie : dans le sommet de cet iceberg, c’est le
sentiment d’étrangeté dans lequel j’ai été souvent, surtout au début des différentes
interventions, que ce soit par des schémas énigmatiques au départ, extrêmement
éclairants par la suite, soit par des entrées en matière résolument très lourdes, mais
qui étaient tout à fait nécessaires pour ensuite apprécier et évaluer. Le simple
bilan, c’est qu’il y a un mécanisme de séduction qui s’opère à chaque fois. On se
fait avoir quel que soit l’angle d’approche. Et si pluridisciplinarité,
interdisciplinarité il y a pu avoir, c’est parce que nous avons tous commencé par
nous présenter nous-mêmes. Nous avons tous décliné nos thèmes.
Claude Truchot
Nous avons tous le sentiment que nos journées ont été un succès.
Maintenant, il faut se poser la question de savoir pourquoi. Il est très difficile de
répondre avec si peu de recul. Il est possible que cela ait aussi bien fonctionné
parce que chacun d’entre nous a dû, d’une certaine manière, dépasser le cadre
habituel dans lequel on fonctionne, le domaine dans lequel on a l’habitude de faire
de la recherche. On a dû tout à la fois se situer dans le domaine dans lequel on est,
c’était notre identité de chercheur, mais en même temps, il fallait se placer dans
un autre cadre. Alors comment est-ce que nous avons réussi à le faire, c’est assez
difficile à dire. Une chose que j’ai remarquée et dont on n’a pas encore
suffisamment parlé : moi, j’ai ressenti chez la plupart des intervenants apparaître
assez fortement une histoire personnelle, la manière dont chacun avait vécu un
certain nombre de choses pendant un certain temps. Ça m’a beaucoup frappé et ça
m’a beaucoup fasciné. Et si je reprends chaque intervenant, je me dis, là, il
reprend tel ou tel aspect de sa vie. En même temps, je trouve que c’est très
fructueux, mais non pas en le faisant simplement pour raconter quelque chose,
mais pour expliquer quelque chose. D’autre part, chacun est intervenu en se
situant dans un présent, situant ce qu’il est dans le présent en se confrontant aux
autres. Ça me paraît fructueux, car ça aurait pu être négatif. Chacun aurait pu dire,
voilà comme je suis, se cantonner, se barricader, se défendre. Mais ce n’est pas ce
qui s’est passé, on a plutôt eu un sentiment d’ouverture. Alors c’est peut être pour
ça que ça a fonctionné. On a senti que les champs dans lesquels on a l’habitude de
travailler se sont quelque peu transformés. Ça a été mon expérience personnelle,
je suis un petit peu différent dans ma manière de voir les choses, par rapport à hier
matin, je trouve que c’est extrêmement positif. Je souhaiterais, pour la suite, qu’il
252
DEBAT CONCLUSIF
y ait une vraie bonne publication, mais aussi que cette dynamique qui s’est opérée
puisse se continuer. Alors je n’ai pas d’idées sur la façon de continuer, mais ce
serait important. Il ne faut plus fonctionner de façon cloisonnée même si, quand
on est évalué, on l’est de manière cloisonnée.
René Kahn
Trois remarques. Sur l’interdisciplinarité : j’ai aussi le sentiment que cela a
relativement bien fonctionné. Mais pour que ce ne soit pas un argument de
rhétorique, de politesse en fin de séminaire, j’ai encore besoin de comprendre
dans quelles conditions ça fonctionne, c’est-à-dire quand ces concepts de
minoration et de majoration sont utiles. Le programme m’a amené à travailler sur
des concepts qui, comme l’a montré Philippe, n’ont pas cours dans ma discipline.
J’ai été amené à travailler avec des concepts qui ne signifient rien, à moins qu’ils
signifient tout. Avec du recul, j’ai le sentiment que la minoration et la majoration
ne sont pas que du classement, c’est bien autre chose. Mais le fait de situer les
acteurs sur une échelle, c’est ce que font les économistes au quotidien. On ne fait
que ça, on ne fait que cela, minorer et majorer des régions pour décider quelle
politique on va mener avec telle ou telle région européenne. Pour moi aussi, la
phase de publication est très importante, car à partir du moment où nos pairs
recevront cette ouvrage collectif, ils diront que c’est intéressant, ce sera
encourageant pour nous pour aller de l’avant. Il ne faudra pas attendre la
publication pour aller de l’avant, mais c’est une étape importante.
Deuxième remarque : il n’est pas nécessaire de constituer une minorité pour
être engagé dans une dynamique minoration/majoration. C’est-à-dire que j’ai
éprouvé beaucoup de plaisir à écouter les interventions sur les minorités, mais il
me semble que ce sont des choses qui s’articulent bien sûr, mais on peut très bien
utiliser la dialectique minoration/majoration indépendamment des minorités. C’est
ce qui en fait la richesse. Enfin, comme d’autres, j’ai été frappé par l’importance
de la dynamique et la temporalité dans les différents exposés, et il y a là quelque
chose à creuser, il y a des choses qui ont été mentionnées mais pas approfondies.
Cécile Jahan
Je ne suis dans ce programme que depuis un an et n’ai vu que la fin de la
réflexion. On a parlé de plein de choses. On a insisté sur le fait qu’on pouvait
avancer un nouveau terme, une nouvelle notion, un nouveau concept et puis tout
de suite son non-concept, sa non-notion, son contraire en fait. Et de raisonner
comme ça, c’est aussi rassurant parce qu’on peut partir dans des contradictions
qui ne sont pas si contradictoires que ça. Sur le thème de minoration/minorisation
et puis maintenant de minoritarisation : ce qui serait peut-être intéressant, et cela
pourrait être en lien avec la question de savoir comment continuer cette
dynamique et ce travail, c’est d’interroger ces concepts qui désignent des
processus dans d’autres langues. Par exemple en allemand, si on cherche un
équivalent, cela n’existe pas. Les concepts de minoration sont peut-être des
conceptions franco-françaises. Ce qui pourrait être intéressant, ce serait de voir si
ces concepts qui désignent des processus existent également dans d’autres langues
253
DEBAT CONCLUSIF
et, si c’est le cas, de voir ce à quoi ils renvoient, et de voir quels sont les travaux
qui se trouvent autour et comment sont analysés ces processus. Effectivement,
nous venons d’horizons différents, mais nous travaillons dans une université
française avec une conception qui est largement marquée par l’université
française. Ce serait peut être intéressant de voir ce qui se passe dans les autres
centres de réflexion. Enfin : on a parlé de pluridisciplinarité, d’interdisciplinarité
et on a eu un regard pluridisciplinaire sur un même objet. Mais il y a aussi une
troisième notion dont on parle et je ne sais pas trop ce qu’elle recouvre, c’est celle
de transdisciplinarité. Au niveau de l’approche, est-ce que ça changerait quelque
chose et quoi ?
Arlette Bothorel
La transdisciplinarité, si j’ai bien compris ce que ça veut dire, ça voudrait
dire, par exemple, que le modèle proposé par Philippe puisse traverser toutes les
disciplines ou un certain nombre. Pour ce qui est de la terminologie, quand on a
expliqué à nos collègues de Mannheim ce que nous faisions, ils n’avaient pas de
termes équivalents pour « minoration », « majoration » et pas de terme équivalent
pour « représentations ». Ce qui tend à dire que c’est déterminé par l’histoire des
épistémologies dans les différents pays. Si les Allemands se sont intéressés à cela
de façon tardive, ils ont commencé avec la notion d’« attitude » tout simplement
sous l’influence des Canadiens et dans la lignée des anglo-saxons. En anglais, le
terme ne doit pas poser trop de problèmes.
Claude Truchot
En anglais, on retrouve plutôt le terme de minorisation. Il y a un dictionnaire
de sociolinguistique qui est paru récemment et il y a très peu de choses sur le
concept de minorité. Le seul article qui y figure est très militant et il n’y a rien sur
« minorisation ». C’est le dictionnaire de Rajend Mesthrie, Concise Encyclopedia
of Sociolinguistics . Le concept de minorisation n’est pas du tout défini ni même
utilisé.
260
Irini Jacoberger
Je voudrais insister sur la proposition de Béatrice qui dit qu’il faudrait plus
mettre l’accent sur les processus de minoration et de majoration et pas trop sur la
notion de minorité, parce que je crois que c’est ce qui fut l’originalité de notre
rencontre, les processus de minoration et les différentes approches de ces
processus.
Le deuxième point concerne la bonne définition de la notion de
l’interdisciplinarité, c’est-à-dire comment cette notion d’interdisciplinarité a été
vécue dans le cadre de ce colloque, et non pas une définition en général. En
prenant des exemples concrets dans différentes communications, voir vraiment
comment nous, on conçoit cette notion d’interdisciplinarité et également bien
260
MESTHRIE, R. (ed.) (2001). Concise encyclopedia of sociolinguistics. Amsterdam, New York,
Elsevier
254
DEBAT CONCLUSIF
définir les outils d’analyse qu’on retient à chaque fois et qui relèvent de
différentes disciplines. Par exemple, quand on a fait cette étude à propos des récits
de Harkis en se basant sur l’analyse du discours et de la linguistique de
l’énonciation, je crois qu’on a retenu des outils de travail et d’analyse assez
différents et ce choix a été orienté par le sujet, par notre objet de recherche. Il faut
bien montrer qu’on se repositionne un tout petit peu quand on utilise cette
approche dans le cadre d’une approche interdisciplinaire. On n’aborde pas de la
même manière la linguistique, l’analyse de discours.
Ensuite, j’ai une proposition : il y a eu deux ou trois intervenants qui sont
revenus sur le modèle proposé par Philippe et qui ont dit qu’ils se retrouvaient
pleinement dans ce modèle. Je trouve que ça pourrait être une bonne chose
d’essayer de valider un peu ce modèle déjà dans le cadre de la publication qui fera
suite à nos journées. Frédéric avait dit qu’il pourrait essayer de le valider, le
mettre un peu en œuvre pour voir si ça marche. En tout cas, il s’agit d’une sorte de
validation. Cela peut être un premier stade, une première étape de validation.
Enfin, de nouvelles problématiques et de nouveaux axes ont émergé, la
relation processus de minoration/majoration avec des notions comme
« épilinguistique », « métalinguistique », ce continuum, la relation de ces
processus avec des problèmes de standardisation et aussi de canonisation au
niveau de la littérature. Je crois aussi qu’il y a de nouvelles perspectives qui ont
été ouvertes.
Frédéric Mékaoui
Par rapport au problème de l’interdisciplinarité, il y a l’interdisciplinarité
dans les livres et celle dans un groupe de recherche. Le problème avec
l’interdisciplinarité dans les livres, c’est qu’on lit et une fois de plus, on est seul.
Alors on prend des informations, on essaye de les comprendre, de se les
approprier, de les mettre en œuvre, mais, malheureusement, comme on est
toujours seul, on ne sait pas si on s’est totalement trompé ou non. L’avantage de
l’interdisciplinarité avec des personnes, j’ai trouvé ça beaucoup plus facile,
beaucoup plus concret. La deuxième chose : j’ai découvert plein de situations
nouvelles. J’ai appris que la majoration pouvait être de la non minoration. Je crois
qu’il y a consensus pour dire que c’est dynamique.
Jean-Jacques Alcandre
J’apporte un regard extérieur. A partir de l’intitulé minoration, majoration,
minorisation, majorisation, minorité, je suis ravi qu’on ne soit pas tombé dans la
larmoyance. Dans ce cas, on a une accumulation de cas d’une lourdeur infinie et
qui fait qu’au bout du compte, on ressort accablé mais pas stimulé, car il n’y a pas
eu d’investissement sur le plan des définitions, par exemple. Je dis ça parce que ça
fleurit en ce moment. Il y a un effet de mode autour des questions identitaires.
Deuxième réflexion : je me penche actuellement sur les questions qui
tournent autour de l’identité et j’ai été pleinement satisfait de l’intervention de
Frédéric. Il a réussi à donner du poids et du mouvement à cette notion et, de cette
façon, je pense qu’on arrive à réinvestir les choses de façon plus fondée,
255
DEBAT CONCLUSIF
notamment quand il parle de cette question d’interprétation comme crise, il faut la
voir sous différents aspects.
Troisième remarque, toujours en lien avec ces questions d’identité, de
construction. J’aimerais qu’on y travaille ici, dans le groupe strasbourgeois, en
essayant de voir comment tout ça se construit parce qu’il y a un certain nombre de
programmations identitaires qui sont le fait des états, d’un certain nombre de
structures ou de superstructures qui déterminent un certain nombre de critères qui
essayent de les imposer. Et à partir de ça, il y a un certain nombre de
positionnements qui s’établissent et je crois qu’on gagnera à essayer d’aller y voir
d’un peu plus près.
Frédéric Mékaoui
Est-ce que c’est un hasard si ce colloque a été organisé par des chercheurs
qui sont quand même un peu issus d’une discipline minorée ?
Arlette Bothorel
Vous vous trompez complètement, c’est jamais irréversible, les minorés !
Dimitrios Kargiotis
Une opinion personnelle et quelque chose qui n’a pas été mentionné. Quand
je suis parti de Grèce après ma maîtrise, il y a 15 ans, je l’ai fait en raison de la
recherche d’interdisciplinarité, ça n’existait pas à l’époque. Maintenant, ce n’est
plus le cas, bien au contraire. Alors je suis passé par plusieurs pays et systèmes et
puis je me trouve ici. J’ai essayé de l’étudier, j’ai étudié plusieurs disciplines, j’ai
travaillé et je l’ai pratiquée et maintenant, je pense que l’interdisciplinarité n’est
pas possible. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons : soit on dit qu’il existe des
disciplines, on l’accepte, mais on sait qu’il se s’agit pas d’un fait donné parce que
les disciplines sont des productions de l’institution ou de mise en place de
politiques particulières. Je suis sûr que dans quinze ans, il y aura une discipline
scolaire, différente de celles d’aujourd’hui, après la mise en place d’un CAPES. Si
les disciplines existent dans cette direction-là, c’est très intéressant d’être dans la
même salle avec des collègues d’autres disciplines, ça m’offre des notions de
connaissance au niveau de la culture générale. Je ne peux pas prétendre que je
peux apprendre un modèle économique comme ça. Mais faut-il pour autant mettre
en doute l’existence a priori de disciplines ? Ici, on se concentre plutôt sur le fait
que, peut-être, il y a un axe ou des axes de disciplinarité, donc les frontières ne
sont pas figées. Là, je pense qu’on peut gagner pas mal de choses. Je ne suis pas
d’accord avec toi, Arlette, pour prendre des modèles d’autres disciplines pour voir
si ça marche plus ou moins avec les nôtres. Le problème avec les modèles, c’est
que, à mon avis, on a un problème théorique ou disciplinaire ou personnel ou
n’importe lequel.
Arlette Bothorel
C’est pour répondre à Cécile sur la notion de transdisciplinarité. Moi
personnellement, je ne sais pas si ça existe, la transdisciplinarité.
256
DEBAT CONCLUSIF
Dimitrios Kargiotis
On a quelque chose qu’on constitue comme objet, qui nous donne
l’impression qu’il y a un modèle qui va l’étudier, on construit un modèle, on va
étudier l’objet à travers ce modèle et puis on revient au modèle pour voir si le
modèle marche. C’est un mouvement à quatre pas. Je pense qu’on peut utiliser des
modèles de disciplines différentes seulement si on trouve des structures similaires
par rapport aux objets que l’on étudie. C’est mon opinion sur l’interdisciplinarité.
L’autre chose qui n’a pas été dite par rapport au contenu : on a presque tous
parlé de théorie, mais par rapport au contenu des notions de mineur/majeur. Je
pense que ce qui est différent entre majeur et mineur en sciences sociales, par
rapport au mineur/majeur en sciences humaines, la littérature, la philosophie, c’est
que, d’après ce que j’ai compris, « majeur », pour les sciences sociales, cela
renvoie à une norme, donc « mineur », ce n’est pas anormal/paranormal, mais
c’est jugé ou évalué ou c’est ajusté ou adapté, ou identifié par rapport à cette
norme. Tandis que pour nous, pour la littérature, pour les études littéraires, la
norme, c’est les mineurs. Le majeur, c’est le même objet, c’est la classe
exceptionnelle du même corps. C’est le même objet, mais qui est très bon. Donc
le bon, c’est les mineurs. Il n’y a pas forcément un essai, un effort de minorer.
C’est plutôt une majoration qui change de direction selon les époques.
Juan Matas
Travaillant dans ce groupe et ayant suivi son travail, je souhaite que ce
colloque ne soit qu’un temps, qu’un stade, mais qu’il ne soit pas un point final. Je
trouve que ce groupe a déjà travaillé de façon riche. J’ai appris beaucoup de
choses et ce serait bien dommage que ce colloque ferme la porte. J’espère que ce
colloque est le point de départ pour aborder des choses qui tournent autour de ce
qui nous réunit pour le moment, mais dont il faudra tirer les enseignements pour
savoir quelles inflexions, quels infléchissements, quelles modifications, quelles
perspectives on se donne pour la nouvelle étape.
Par rapport à l’interdisciplinarité, la pluri- la trans-, je ne sais pas -rayer la
mention inutile-, je dirais, moi, ça me paraît de l’ordre de l’évidence, je ne sais
pas avec quel statut, mais ça me paraît de l’ordre de l’évidence. Je travaille sur des
sujets dans lesquels, si je restais enfermé dans les limites de ma discipline, je
n’aurais rien compris. Alors spontanément, l’apport de l’économiste, du
géographe, du juriste, du linguiste, de l’historien, etc. ne sont pas des options, ce
sont des passages obligés. Ensuite, ce n’est pas dans la fusion d’une grande
discipline qui intègrerait tout et n’importe quoi que se trouve la solution. Mais
disons que chacun de nous est enrichi par les apports de l’autre dans la façon dont
il conçoit son objet. Les difficultés du dialogue interdisciplinaire sont redoutables
parce que souvent on se parle sans se comprendre. On pense qu’on a la même
langue, mais ce n’est pas du tout le cas. Là, c’est très intéressant, et c’est quand
même de l’oxygène et c’est un passage obligé pour moi.
257
DEBAT CONCLUSIF
Philippe Blanchet
Je vais plutôt réagir à ce qui vient d’être dit qu’à ce qui vient de se passer
durant la journée et demie précédente, y compris parce que ça y fait écho
indirectement. J’ai pris quelques notes sur certains points qu’il me semble
intéressant de creuser davantage encore.
L’un d’entre eux, c’est la question de l’interdisciplinarité, une question qui
m’intéresse beaucoup et que j’essaye de pratiquer. Je crois qu’il ne peut y avoir
d’interdisciplinarité que s’il y a des disciplines. Et l’interdisciplinarité est souvent
vécue institutionnellement comme une indisciplinarité, mais je pense que c’est
une erreur. Parce qu’une discipline est une construction institutionnelle, mais une
discipline, c’est aussi des pratiques et c’est aussi des représentations. Une
discipline, c’est aussi un ensemble, un espace discursif qui se construit dans lequel
on a une terminologie, dans lequel on construit petit à petit un bagage culturel. Et
puis, c’est des représentations parce qu’en fonction de la terminologie qu’on
emploie, du bagage culturel qu’on emploie, on construit les objets qui ne
s’imposent pas à nous, donc tout en pensant travailler sur un même objet, à partir
de disciplines différentes, en fin de compte, nous travaillons sur des objets qui
sont partiellement différents parce que construits depuis des points de vue
différents. Même si je pense par ailleurs que l’interdisciplinarité est possible et
souhaitable parce qu’au fond, nous observons tous la même chose depuis des
fenêtres différentes, c’est-à-dire, en gros, l’homme et les sociétés, les hommes et
les sociétés, l’interdisciplinarité avec les sciences inhumaines et asociales nous est
parfois difficile. Mais on a tort. J’ai fait une petite allusion à des travaux de
biologie qui peuvent nous aider. Je pense qu’on a tort, mais ça nous est plus
difficile. On regarde le même objet par des fenêtres différentes, donc on n’en voit
pas les mêmes facettes et donc on a besoin de savoir ce que les autres voient
depuis la fenêtre qui est de l’autre côté de la rue parce qu’ils voient l’autre profil
de l’objet que nous nous figurons identique à celui que nous voyons depuis notre
point de vue alors qu’il est probablement différent ou au moins partiellement
différent. Je crois vraiment que c’est souhaitable de ce point de vue-là. Et je crois
que la question de savoir, dans l’interdisciplinarité, ce qui fait que les gens de
disciplines différentes peuvent travailler ensemble alors qu’ils ne représentent pas
la totalité de leur discipline, c’est parce qu’elles sont transversalement traversées,
et c’est là que je crois qu’il y a des transdisciplinaires, par des paradigmes. Je
crois qu’il y a des grands paradigmes scientifiques qui traversent les disciplines et
autour desquels nous pouvons nous retrouver. Je fais l’hypothèse que nous nous
retrouverons plutôt à travers un paradigme transversal qui est celui d’une
approche compréhensive, qualitative, tendant plutôt quelque part vers
l’interactionnisme et que nous ne sommes pas dans des approches plutôt
hypothético-déductives, macro-déterministes, que nous soyons sociologues,
dialectologues, sociolinguistes, historiens. Je crois qu’il y a des paradigmes, et
c’est ça qui fait que des parties de disciplines peuvent se retrouver plus facilement
que d’autres. Et il est vrai que nous discutons plus facilement avec des
sociologues compréhensifs, nous sociolinguistes compréhensifs, au double sens
du terme, qu’avec des linguistes non socio. Il m’est arrivé que, dans des
258
DEBAT CONCLUSIF
colloques, il y a des linguistes qui disent des choses. D’abord, je ne comprends
pas ce qu’ils disent et puis, quand je comprends, je ne vois vraiment pas à quoi ça
sert. Et si je pose une question, ils ne la comprennent pas et ne savent pas quoi y
répondre. J’en fais l’expérience autour de concepts que nous croyons communs,
en étant tous de la même discipline. Voilà sur cette question d’interdisciplinarité,
de transdisciplinarité.
Sur la question des modèles : on a eu un petit échange où Didier a proposé
une formulation qui me plaît beaucoup, donc je vais la reprendre. Les modèles
sont des traducteurs, c’est-à-dire ce sont des outils qui nous permettent de donner
du sens, de rendre lisible et donc de donner un certain sens, parce que nous
rendons lisible depuis une interprétation que nous faisons des choses. Elle est
toujours située depuis nos disciplines, nos expériences, etc. Je crois que les
modèles, c’est ça. Ça consiste à donner de la lisibilité, donc à l’orienter dans une
certaine direction significative, à des phénomènes humains et sociaux qui, par
ailleurs, sont tellement protéiformes, tellement polymorphes, tellement divers,
tellement complexes, que par la simple empirie, on a du mal à les comprendre, on
a du mal à leur donner du sens. En effet, quand les choses sont contradictoires, on
ne comprend pas où ça va, et ça part dans tous les sens. Mais lorsqu’on essaye de
construire un modèle qui introduit du dialogisme entre des antagonismes, du coup,
on peut rendre lisibles des choses qui paraissaient incompréhensibles au départ. Je
crois que ça sert à ça et je crois qu’à partir des modèles, c’était ma proposition de
départ, on peut construire des outils et que les outils ont une finalité, qui pour moi
est très claire, c’est une finalité d’intervention sociale. Si je m’intéresse aux
notions qui nous rassemblent ici, ce n’est pas simplement pour faire de la
masturbation intellectuelle, c’est parce que je pense que je peux en faire quelque
chose qui peut servir à quelque chose. Ça ne veut pas dire qu’il faille tomber dans
l’applicationnisme ou dans l’utilitarisme, mais je pense qu’il faut investir les
terrains et que nous nous impliquions. En tout cas, c’est ce que j’essaye de faire.
Je pars de terrains investis et j’essaye de m’impliquer dans le travail sur ces
terrains à partir de ce que j’en ai tiré.
Dimitrios Kargiotis
Est-ce que ceci est un discours majoritaire ou non ?
Philippe Blanchet
Non. Je ne crois pas !
Dimitrios Kargiotis
Je pense que ça pourrait être interprété dans le sens d’une utilité sociale,
non ?
Philippe Blanchet
Oui, peut-être. Et alors ? Les paradigmes scientifiques dominants sont plutôt
des paradigmes du positivisme objectivant de la pseudo-neutralité à laquelle je ne
crois pas du tout. Ensuite, il reste un point qui m’a frappé, c’est la question de la
259
DEBAT CONCLUSIF
terminologie. Et donc je retiens quatre éléments : je vous les dis dans l’ordre où je
les ai notés. Cela ne veut pas dire que cela fasse particulièrement sens.
Le premier, c’est que je suis arrivé ici en pensant qu’il fallait que je
n’emploie plus minorité/majorité parce que ça donne l’impression d’un état
statique. J’avais intitulé mon intervention, « être ou devenir minoritaire », je pense
qu’on n’est pas minoritaire, qu’on le devient en permanence. Cela peut provoquer
un état d’équilibre dynamique qui peut paraître avoir une certaine stabilité, mais
de toute façon c’est toujours un processus en cours. Je propose de ne pas parler de
minorité et de majorité, je préfère qu’on parle de position majoritaire et de
position minoritaire et c’est pour ça que j’ai proposé, mais je reconnais que ce ne
sont pas des termes faciles à utiliser, le couple dialogique
majoritarisation/minotarisation. C’est l’hyperonyme en fin de compte qu’on
cherche et que j’ai essayé de proposer. Il se distingue du coup des processus ou
des éléments constitutifs du processus que sont d’une part majoration/minoration
que je réserve au qualitatif et puis majorisation/minorisation que je réserve au
quantitatif parce que je pense, en même temps, qu’on ne peut faire abstraction ni
de l’un ni de l’autre. Si on n’emploie que majoration/minoration, on fait comme
si on confondait les effets des éléments quantitatifs et qualitatifs. Je crois savoir
qu’il faut en même temps savoir les distinguer sans pour autant les dissocier. Moi,
je maintiens ma proposition de distinguer, par cette différence terminologique qui
est déjà disponible dans les espaces discursifs, ce qui relève du qualitatif et du
quantitatif sans les dissocier et pour l’hyperonyme, je suis d’accord que
minoritarisation/majoritarisation avec une flèche entre les deux, c’est pas facile à
dire et je retiens la proposition qui a été faite par René Tabouret et complétée par
Didier de Robillard. Celle qui me plait beaucoup, c’est évaluation différentielle et
je préfère évaluation à valorisation. Valorisation implique nécessairement une
connotation positive et on risque de croire que par là, nous essayons de gommer
les effets négatifs des processus en question. Donc je retiendrais volontiers
évaluation différentielle, cela me plait bien. En plus, différentiel est un adjectif
avec lequel je travaille depuis longtemps. Et puis je trouve bonne l’idée aussi de
complexifier un peu le modèle, même si, en soi, en même temps qu’il
complexifie, il essaye de simplifier pour rendre lisible. Vous voyez bien tout le
pari, le bricolage ambitieux dont je parlais d’ajouter la série des dérivés en dé- que
proposait Didier. Il y a majoration, minoration, mais il y a démajoration,
déminoration. Ce n’est pas la même chose, parce que ça veut dire qu’on est dans
un moment du processus qui n’est pas le même et donc il faudrait ajouter de
l’autre côté, majorisation/démajorisation, minorisation/déminorisation. Cela
complexifie un peu, mais moi, je retiens la proposition terminologique parce
qu’elle me semble affiner ce qu’on est en train d’essayer d’observer, comme me
fait signe Irini, en même temps à travers un continuum.
Quant à la représentation modélisante que j’ai faite, ce n’est jamais qu’une
proposition. Ce n’est jamais, comme on le disait, un traducteur : on essaye d’en
faire ce qu’on en veut, si ça tourne, si ça marche, tant mieux. Si ça ne tourne pas,
si ça ne marche pas, ce n’est pas grave. Je le reprends, on recommence après.
260
DEBAT CONCLUSIF
Je vais conclure avec un exemple intéressant de ce qu’on peut gagner à
l’interdisciplinarité. Ce qu’on peut gagner, c’est d’aller d’une part confronter nos
propositions à des idées qui n’auraient pas germé chez nous, qui vont peut-être
nous paraître saugrenues, mais qui vont déclencher quelque chose et nous aider à
avancer et nous enrichir. Et en même temps, ça nous permet d’aller prendre chez
d’autres des outils, des termes, des concepts, mais – et je continue à insister làdessus et je l’ai souvent dit, et suis souvent mal compris – on n’a pas du tout à être
révérencieux vis à vis de ça ou pas du tout à être orthodoxe. Quand on prend un
concept dans un autre champ disciplinaire et qu’on se l’approprie, il faut le
transformer pour l’adopter en l’adaptant. Et quand on me dit, vous travaillez sur
les représentations sociales, mais c’est pas du tout ce qu’en font les psychologues
sociaux, je réponds que ça m’est égal : je ne suis pas psychologue social, je prends
et je transforme. Non à l’orthodoxie, oui à l’hétérodoxie.
Arlette Bothorel
Tu voulais peut-être dire quelque chose du projet de publication.
Philippe Blanchet
J’ai fait une proposition à Arlette qui est de publier les textes d’autant
qu’une partie est déjà rédigée – en tout cas, les travaux sont suffisamment avancés
pour qu’ils le soient – de publier les textes dans la revue ou collection que je
codirige aux Presses Universitaires de Rennes qui s’appelle les Cahiers de
Sociolinguistique. On fait un numéro par an qui sort en fin d’année. Cela fait dix
ans qu’on a lancé ça. J’en ai fait la proposition, car on a un lieu d’accueil qui vous
est tout à fait ouvert. Pour nous, c’est parfaitement cohérent avec ce sur quoi nous
travaillons et en même temps, c’est parfaitement cohérent avec le fait que dans
notre équipe, on essaye de développer au maximum les rencontres et les relations
interdisciplinaires. Si ça agrée aux contributeurs que leurs textes paraissent là,
merci de nous faire cette confiance. D’autres idées sont bien évidemment aussi les
bienvenues.
Arlette Bothorel
Je te remercie de ta proposition. Comme disait le directeur de la MISHA,
vous avez de la chance parce que les Presses Universitaires de Rennes, ce sont
celles qui marchent le mieux actuellement.
Andrée Tabouret-Keller
Sur le projet éditorial : c’est très bien si on a un accueil et on migrera un
peu. Mais je pense qu’au-delà de la réalité économique ou de la réalité de prestige,
il y a quand même à réfléchir sur ce que nous voulons faire de cette publication. Il
y a deux extrêmes. Un extrême, c’est de faire des Actes classiques, c’est-à-dire, on
fait trois ou quatre chapitres, puis on met les publications ensemble. A mon avis,
ce n’est pas très bon. Il y a l’autre extrême, c’est de faire un livre, un ouvrage qui
est intégré, c’est-à-dire qu’il y a aussi trois ou quatre chapitres : il faut un petit
groupe de travail avec un chef de projet pour chacun des chapitres et l’intérieur de
261
DEBAT CONCLUSIF
chacun des chapitres, retravailler les contributions, ou, si on a beaucoup de
courage, faire des chapitres qui ne sont pas la reproduction des interventions, mais
il faut accepter de mettre ensemble quatre signatures. C’est passionnant à faire,
mais ça demande un certain renoncement, c’est-à-dire que les noms sont là, mais
que les textes sont retravaillés pour faire des ensembles. Je ne suis pas favorable à
la publication d’Actes. Parce que submergés, on ne les lit plus, ou on ne peut plus
les acheter même pour les bibliothèques universitaires, donc j’ai des réticences par
rapport à ça. Le travail considérable que nécessite la fabrication d’un ouvrage, qui
est autre chose que des Actes, ça vaut la peine.
Par rapport à ce colloque, beaucoup de choses ont été dites. Nos deux
journées sont le symptôme de quelque chose qui est en train de se passer
beaucoup plus largement dans les sciences humaines, c’est-à-dire qu’on est en
train de renoncer au modèle des sciences physiques où un concept est un
instrument extrêmement aigu qui sert à découper une réalité pour s’orienter vers
quelque chose dont on a très bien vu les manifestations ici, c’est-à-dire le travail
avec, on peut appeler ça, des notions, des concepts qui ont des applications locales
uniquement. On a très bien vu cela avec minorité/majorité et les termes qui s’y
rattachent de même qu’avec région dans l’exposé de René. On n’a donc plus une
seule définition. Je crois vraiment qu’on est en train de passer à un moment où on
va renoncer à tout, jamais à la beauté et à la tranquillité des idées platoniciennes.
On va devoir travailler avec des notions qui ont des applications locales. J’entends
par « local », dans un discours qui a défini ses limites. Et chacun va définir
majorité et minorité à l’intérieur de la réalité qu’on veut décrire ou qu’on veut
analyser. Je pense qu’il s’agit de quelque chose de très fort, qui probablement
signale vraiment une espèce de transformation.
La deuxième remarque revient à la notion du travail sur les modèles que tu
fais. On est fasciné par la possibilité de dessiner quelque chose qui pourrait rendre
compte de la complexité ou de la simplicité aussi parce que finalement, tes
triangles sont assez simples. Il faut qu’on travaille, on ne peut pas le faire comme
ça, c’est très bien d’avoir commencé et qu’on essaye de reprendre les différents
modèles possibles dont le premier type est analogique. Un très bon exemple, c’est
les modèles optiques des rayons de lumière sur un miroir convexe ou concave.
C’est quelque chose d’analogique. Il y a aussi les modèles statistiques qu’on
connaît bien, qui sont différents, et puis les modèles mathématiques qui sont
évidemment les plus abstraits, les plus difficiles. Les physiciens théoriques
travaillent avec des modèles mathématiques, aucun d’entre nous n’est compétent à
ce niveau-là. Et c’est là qu’intervient mon idée d’un moment de transformation
profonde de l’idée de sciences humaines. Je ne suis pas sûre que, dans nos
domaines, ce soit ce type de modèles-là, donc mathématiques, qui soient vraiment
à rechercher parce qu’on est dans un ensemble de disciplines qui sont des
montages de discours et non pas des explorations dans les espaces interstellaires.
On est donc dans une autre réalité, qui n’est pas la réalité du réel qui peut se
traduire par les mathématiques et, bien sûr, les physiciens s’interrogent pourquoi
ça colle quand ils font des formules extrêmement abstraites. Je préfèrerais le
terme de montage à celui de construction parce que c’est très clair, nous
262
DEBAT CONCLUSIF
travaillons sur des objets qui sont des montages discursifs. Cela reste très difficile.
Philippe, tu as bien fait de déblayer la question des modèles, mais je ne sais pas
très bien où on va. Il y a la limite. On ne va pas à la mathématisation.
Il y a quelque chose qui m’a frappée, c’est l’usage qu’on a fait, hier, toute la
journée, un peu moins aujourd’hui, de l’opposition individu et groupe, comme si
l’individu n’avait rien à faire avec le groupe. Or, je pense que l’individu, c’est le
groupe. Et une petite évolution a eu lieu aujourd’hui où quelques personnes ont
parlé de singularité. Je pense qu’il faut travailler avec trois termes au moins, c’està-dire individu et groupe, en étant bien conscients qu’il n’y a pas d’individu sans
groupe. L’individu est déjà social ; un individu qui s’opposerait au social qui
serait le groupe, je crois que c’est une erreur. La notion de sujet a été introduite
sans vraie force, sans vraie interrogation ni interpellation. Il faudrait introduire la
notion de sujet et peut être aussi celle d’une subjectivité qui ne soit pas une espèce
de subjectivité un peu molle.
Pour inter-, pluri- et trans- : je suis pleine de scepticisme et de doute par
rapport à ça. Gramsci avait inventé quelque chose qu’il appelait « l’intellectuel
collectif ». Ce qui est certain, le groupe qui s’est réuni ici pendant deux jours a
fonctionné comme un intellectuel collectif et a fait du pluridisciplinaire. Est-ce
qu’il a fait de l’interdisciplinaire, je n’en sais rien. Parce que si on faisait vraiment
de l’interdisciplinaire, on aurait un nouvel objet qui se dégagerait. Or, je n’en ai
pas vu. Au contraire, je n’ai pas trouvé de nouvel objet, mais tous les espoirs sont
permis. Pour ce qui est de la pluridisciplinarité, c’est déjà assez difficile de faire
fonctionner en même temps différentes disciplines, différents concepts, différents
points de vue. Peut être devrait-on carrément laisser tomber le mot « discipline »,
enfin je finis dans le doute.
Arlette Bothorel
Je ne voudrais par terminer dans le doute. Dominique et moi passons notre
tour de parole. Je voudrais vous dire quelque chose de plus personnel. Quand on a
monté ce projet, Dominique et moi, il a été difficile de convaincre les uns et les
autres à travailler ensemble pour beaucoup de raisons, sans doute aussi parce que
nous venons d’un horizon disciplinaire qui suscite beaucoup de représentations et
de stéréotypes et qu’on pense parfois que, venant de la dialectologie, ces
problèmes vont être traités de façon un peu trop militante ou bien d’autres choses.
C’est aussi par nos liens d’amitié qu’Irini a accepté de me suivre dans ce projet, et
il en a été de même pour Claude : qu’ils en soient remerciés. C’est ensuite que
nous avons réussi à convaincre les sociologues d’intégrer le groupe. Je peux vous
dire que cela a été une raison d’angoisse pour moi, ne sachant pas où cela allait
finir. Ces journées m’ont un peu fait peur, car c’était une gageure de réunir autour
de la table des collègues qui viennent d’horizons aussi différents et je voudrais
vous remercier pour tout ce que vous avez apporté à ce projet.
263
TABLE DES MATIERES
Avant-propos ……………………………………………………………………………….
Alain CHAUVOT …………………………………………………………………………..
Ouverture
Arlette BOTHOREL-WITZ …………………………………………………………….
Introduction et présentation du programme « Minorations, minorisations, minorités :
dynamiques sociolinguistiques et socioculturelles »
Philippe BLANCHET ……………………………………………………………………..
Minorations, minorisations, minorités : essai de théorisation d’un processus complexe
I. LES
NOTIONS DE MINORATION, DE MINORITE ET LEURS ANTONYMES DANS DIFFERENTS
CHAMPS DISCIPLINAIRES
Béatrice FLEURY-VILATTE et Jacques WALTER …………………………………….
Le festival du film italien de Villerupt : minoration nationale, majoration culturelle
Dimitrios KARGIOTIS …………………………………………………………………….
Quid minor in litteris ? Politiques de représentation, entre théorie et histoire
René KAHN ………………………………………………………………………………….
Modèles de développement économique et cultures régionales. La minoration / majoration
appliquée aux régions : le cas de l’Alsace
Georges BISCHOFF …………………………………………………………………………
Une minorité virtuelle : être welsche en Alsace dans les coulisses du siècle d’or (1477-1618)
II. LES
NOTIONS DE MINORATION ET DE MINORITE DANS LE CHAMP DES POLITIQUES
LINGUISTIQUES
Didier DE ROBILLARD ……………………………………………………………………
Même pas peur des créoles ! La mise en place du CAPES de créole (2002–2003) comme
action de politique linguistique : langues minorées et / ou linguistiques minorées ?
Cécile JAHAN ……………………………………………………………………………..
Les politiques linguistiques et le fait minoritaire. Réflexions sur la complexité des notions à
partir du cas de l’Allemagne
Claude TRUCHOT ………………………………………………………………………..
L’anglais comme « lingua franca » : observations sur un mode de majoration
TABLE DES MATIERES
III. ETUDES DE CAS (ALSACE)
Dominique HUCK …………………………………………………………………………..
Minoration et majoration dans le discours épilinguistique institutionnel sur les langues en
Alsace. Etude diachronique
Frédéric MEKAOUI ……………………………………………………………………….
« Faut-il parler alsacien pour être Alsacien ? » « Stratégies identitaires » : un cadre d’étude
des processus de minorisation
Laurent MULLER et Irini TSAMADOU-JACOBERGER ………………………….
Regards croisés sur des récits de vie de Harkis vivant en Alsace
CONCLUSIONS
Andrée TABOURET-KELLER ………………………………………………………….
Contribution à la discussion générale
Débat conclusif ……………………………………………………………………………..
265

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