à un de ces articles

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à un de ces articles
Sciences Sociales et Santé, Vol. 31, n° 2, juin 2013
À propos des façonnements sociaux
du renoncement aux soins
Commentaire
Sandrine Musso*
doi: 10.1684/sss.2013.0206
Les dents de Marilou
Dans son voyage au cœur de la « crise » en France par l’expérience
des contrats intérimaires de femme de ménage et la restitution qu’elle y a
consacré, Florence Aubenas livre, dans Le quai de Ouistreham, un chapitre dont le titre, Les dents, fait transition avec les derniers paragraphes
de l’article de C. Desprès. Il y est question de Marilou, jeune femme
vivant de ces contrats précaires, que l’auteur a rencontrée en faisant des
ménages avec elle dans la région de Caen. Marilou « a mal aux dents, elle
a toujours eu mal aux dents. Dans ces cas là, le dentiste lui semble la plus
périlleuse des solutions. Trop compliqué, trop douloureux, trop cher, une
idée d’un autre monde en somme (…) L’autre soir en rentrant du ferry,
elle a appelé SOS médecins, on lui a donné des calmants, pour patienter.
Elle attend que toutes ses dents soient pourries pour les faire arracher à
* Sandrine Musso, anthropologue, Université Aix-Marseille, Centre Norbert
Elias/GReCSS, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, 5, rue du Château
de l'Horloge, BP 647, 13094 Aix-en-Provence, France ; [email protected]
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l’hôpital, d’un coup, sous anesthésie générale. “Tout le monde fait ça
maintenant”. Elle me regarde comme si je débarquais de la Lune. Son
homme y est déjà passé. On se réveille après l’opération, tout est parti sans
qu’on se rende compte de rien, on rentre chez soi très vite, on mange de
la purée pendant un mois, puis on commande un appareil intégral, que la
sécurité sociale rembourse. On est tranquille pour la vie » (Aubenas,
2010 : 108-109).
C’est peut-être l’un des passages les plus marquants de ce livre,
sans doute parce qu’il éveille des images qui, depuis celle de Fantine dans
Les misérables de Victor Hugo, assignée à vendre ses dents et ses cheveux, frappent par ce qu’elles viennent dire de l’incorporation différenciée du monde social et des effets des inégalités sur les corps. La dent, du
reste, est l’un des outils les plus précieux pour l’anthropologie biologique, celui à l’aide duquel il est possible d’estimer l’âge, le sexe, les
variations des caractères à travers les âges. Les organes dentaires sont
également les témoins de modes de vie et de pathologies, et la dent un
réservoir de l’ADN.
Apport d’une démarche anthropologique
Au-delà de cet exemple remarquable, c’est tout l’intérêt de l’article
de C. Desprès que de démontrer l’épaisseur et la pluralité des mondes au
sein desquels prend sens l’usage de la catégorie de « renoncement aux
soins » pour les personnes enquêtées. L’auteur en évoque à la fois l’archéologie sémantique, les liens avec des dimensions spirituelles et religieuses, et les logiques sociales qui peuvent sous-tendre ce qui est rendu
homogène par le terme de « renoncement ». Elle montre aussi combien les
enquêtes par questionnaires, faisant usage de termes polysémiques sans
nécessairement en interroger le sens et la portée, ne peuvent atteindre ce
qui est au cœur même des questions liées au « renoncement ». C’est-àdire le sens pris par le mot (d’ailleurs non utilisé a priori par les enquêtés puis questionné par les enquêtés eux-mêmes) à la fois pour les
personnes qui en retiennent, ou pas, la pertinence, et les contextes et
situations auxquels il fait référence pour elles. C’est une illustration stimulante de l’évidence de l’apport d’une démarche anthropologique et des
limites de questionnaires compilant des données à partir de termes qui
impliquent le risque de créer la réalité qu’ils prétendent décrire, dès lors
que les implicites qu’ils charrient ne sont pas pris pour l’objet même de
la recherche. D’où le réductionnisme qui menace dès que l’adjonction
d’un « volet qualitatif » est conçue comme un supplément d’âme à des
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enquêtes quantitatives : ne pas tenir compte de la manière même dont celles-ci sont bâties restreint d’emblée ce que la perspective anthropologique pourrait véritablement leur apporter.
Normativités et emprise de la rationalité médicale
Ce qui est frappant également à propos de ce terme de renoncement,
et signalé par l’auteur comme dans les extraits d’entretiens qu’elle cite,
est la dimension normative et plus particulièrement morale et religieuse,
qui lui est associée. Cela n’étonnera pas les anthropologues de la santé,
rompus à l’observation historique du glissement de normes religieuses
aux normes sanitaires (en la matière, l’alimentation est un exemple de
choix), mais aussi à la généalogie religieuse de termes appartenant au
lexique médical. Le terme de « relapse », qui désigne le relâchement des
pratiques de prévention, notamment en milieu « gay » dans le domaine de
la lutte contre le sida, outre le fait qu’il est importé du vocabulaire préventif anglo-saxon, désignait « celui qui, après en avoir fait l’abjuration
publique, retombe dans l’hérésie » (Le Littré, 1871). L’observance, qui
qualifie le respect des prescriptions médicales, renvoie initialement à la
manière dont la règle est observée le plus souvent dans le cadre d’une
pratique ou d’une communauté religieuse. Le constat désormais classique
de la référence à la santé publique comme mise en forme contemporaine
du salut ou comme « nouvelle moralité » (Massé, 1999) est ici à rappeler. Le fait que les personnes interrogées élaborent une justification a posteriori quand le terme de « renoncement » leur est proposé, souligne en
effet l’emprise de la rationalité médicale sur la manière de considérer
comme légitime de ne pas avoir fait ce qu’« il faut » ou ce qu’il « aurait
fallu faire », même si cette rationalité n’est pas, loin s’en faut, l’unique
matrice des logiques de conduites en matière de soins.
Renoncer au renoncement ?
D’où une question au terme de la lecture de l’article : pourquoi ne
pas renoncer à faire usage du terme de « renoncement », à l’aune de ce
que celui-ci décrit ? C. Desprès le tient pour heuristique, et le fait est
qu’aujourd’hui, il est utilisé dans d’autres grandes enquêtes, permettant
en cela de comparer les chiffres obtenus dans différents milieux. L’un des
propos central de l’auteur, à la suite de nombreux autres travaux dans ce
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domaine, est qu’il existe une grande variabilité des conceptions en termes
de besoins perçus et de socialisation différenciées, dans ce qui a trait aux
registres des désordres du corps. En prolongement de ces éléments, il
n’est pas inutile de rappeler combien certains attributs sociodémographiques et certaines conditions sociales qui interviennent dans ces questions de renoncement renvoient à la question des discriminations
(perçues, anticipées, voire incorporées).
Du renoncement aux discriminations
Ainsi, des travaux complémentaires se sont attachés à l’étude du
renoncement aux soins dans les populations immigrées et parmi les descendants d’immigrés. Des enquêtes menées à partir des données
recueillies dans l’étude Trajectoires et Origines de l’INED, montrent la
moindre fréquence de recours aux soins pour les étrangers et immigrés,
mais aussi de plus forts taux exprimés de « renoncement aux soins ». En
termes de santé perçue, les chiffres publiés depuis les premières analyses
de l’enquête en 2010 rendent compte d’une estimation beaucoup plus
grande d’un état de santé altéré chez les étrangers, les immigrés et descendants d’immigrés. En janvier 2013, un rapport de Hamel et Moisy sur
les « Immigrés et descendants d’immigrés face à la santé » rend compte
de manière détaillée des écarts significatifs qui caractérisent les questions
liées aux recours et aux renoncements aux soins au regard des chiffres
relatifs à la « population majoritaire » (Hamel et Moisy, 2013).
Puisqu’elles appartiennent plus fréquemment aux catégories populaires
où elles sont sur-représentées, les personnes immigrées et leurs descendants sont plus nombreux à ne pas avoir de complémentaire santé.
S’agissant des personnes qui ont connu un itinéraire de migration, en
dépit du fait que, comme le montrent les données internationales, il existe
un « healthy migrant effect », c’est-à-dire que ce sont souvent celles et
ceux qui sont en meilleure santé qui partent, d’autres données témoignent
d’une dégradation de l’état de santé pouvant être liée aux conditions de
vie et à l’existence de discriminations dans les sociétés d’accueil. Les
données de l’enquête Trajectoires et Origines amènent ici des résultats
qui permettent de nuancer un ensemble d’éléments ou de représentations,
en prenant en compte la stratification par âge, sexe, sociétés d’origine.
Les taux de « renoncement » ne sont pas les mêmes selon les origines
nationales et montrent des différences marquées. Ces taux de renoncement sont plus importants que ceux déclarés par les membres de la
« population majoritaire », qu’il s’agisse de personnes ayant connu le
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parcours migratoire ou de leurs descendants, avec, pour les uns et pour
les autres, les chiffres les plus hauts qui concernent les originaires des
DOM, les originaires du Maroc et de la Tunisie et les originaires
d’Afrique subsaharienne. Comme pour la population majoritaire, les pratiques de recours aux soins sont très différenciées entre hommes et femmes, tout comme l’est la perception de l’état de santé : les « femmes
semblent plus pessimistes que les hommes car leurs normes de santé sont
plus exigeantes que ces derniers » (Hamel et Moisy, 2013 : 9). La santé
figure donc ici encore comme un indicateur d’inégalités sociales plus globales. Mais elle peut aussi être, sous un tout autre angle d’attaque et dans
certaines situations, l’unique socle qui permet l’insertion dans une société
qui dénie par ailleurs un ensemble d’autres socles et droits (Musso,
2012).
L. Dumont, qui s’est particulièrement attaché à la figure du « renoncement » et du « renonçant » au monde dans l’hindouisme (Dumont,
1959), le définissant notamment comme « de fait, un état social en marge
de la société proprement dite », y lisait des manifestations de l’individualisme dans une société caractérisée par le holisme. Ceci est à mettre en
parallèle avec ce que C. Desprès décrit comme étant de l’ordre du
« renoncement-refus » où priment l’accent sur le choix individuel et la
marge de manœuvre à l’égard de la norme médicale, là où le « renoncement-barrière » est à rattacher à un manque de moyens financiers ou
d’accessibilité. Pour autant, elle montre, avant tout, qu’il existe une production sociale du renoncement, à travers l’incorporation inégale des
besoins perçus ou tenus pour « évidents » et les choix financiers induits
par les recours, par les normes genrées qui régissent le moment et les
symptômes pour lesquels il est opportun de se soigner, par l’auto-exclusion. Nous sommes donc là face à des processus où il est toujours affaire
de liens ténus entre contraintes, normes sociales imposées, anticipées
et/ou incorporées, et agentivité. Renoncer, c’est aussi créer.
Liens d’intérêts : aucun
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Aubenas F., 2010, Le quai de Ouistreham, Paris, Éditions de L’Olivier.
Dumont L., 1959, Le renoncement dans les religions de l’Inde, Archives de
Sociologie des Religions, 7, janv-jun, 45-69.
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Hamel C., Moisy M., 2013, Immigrés et descendants d’immigrés face à la
santé, Paris, Ined ; http://www.ined.fr/fichier/t_publication/1625/publi_pdf1_
document_travail_2013_190_immigres_sante.pdf
Littré E., 1871, Dictionnaire de la langue française ; http://littre.reverso.net/
dictionnaire-francais/, consulté le 7 avril 2013.
Massé R., 1999, La santé publique comme nouvelle moralité, In : Fortin P.,
ed., La réforme de la santé au Québec, Montréal, Les Éditions Fides, 155-174.
Musso S., 2012, Etre régularisé au titre de la maladie en France, Corps, 10,
153-163.