Professeur Alain BENTOLILA, assises de l`illettrisme AMIENS 10

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Professeur Alain BENTOLILA, assises de l`illettrisme AMIENS 10
Professeur Alain BENTOLILA, assises de l’illettrisme
AMIENS 10 novembre 2010
CONFERENCE
1. IMPUISSANCE LINGUISTIQUE : VIOLENCE ET SOUMISSION
Plus de 20% de la population française ne possède qu’une langue réduite
dans ses ambitions et dans ses moyens : 600 à 800 mots, quand il nous en faut
en moyenne 5 000 à 6 000 pour accepter et tenter de comprendre nos
différences. Les mécanismes qui conduisent à ce « rétrécissement » sont assez
simples à expliquer. Il s’agit de ce que l’on décrit sous le nom d’« économie
linguistique » : plus on connaît quelqu’un, plus on a de choses en commun avec
lui et moins on aura besoin de mots justes et explicites pour communiquer
ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui vit comme nous, qui
partage nos croyances et nos coutumes, qui a les mêmes soucis et la même
absence de perspectives sociales, cela ira sans dire…
La ghettoïsation sociale, quelque soit son origine, induit un tel degré de
proximité et de connivence que la réduction des moyens linguistiques utilisés
apparaît comme une juste adaptation du langage à des territoires de
communication réduits à la portion congrue. Si le langage des ghettos
fonctionne, il ne fonctionne que dans les limites étroites qui ont durement
marqué sa genèse. Il a été forgé dans et pour un contexte social rétréci où la
connivence compense l’imprécision des mots. Lorsque le nombre de choses à
dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible,
l’approximation n’empêche pas la communication, mais hors du territoire,
lorsque l’on doit s’adresser pacifiquement et explicitement à des gens que l’on
ne connaît pas, lorsque ces gens ne savent pas à l’avance ce qu’on va leur dire,
cela devient alors un tout autre défi : un vocabulaire exsangue et une
organisation approximative des phrases ne donnent pas la moindre chance de
le relever. Mots de la communion plutôt que mots de la communication, mots
de l’opposition plutôt que mots de la discussion, mots de l’image plus que du
concept, ils condamnent ceux dont ils constituent l’essentiel du vocabulaire à
renoncer à expliciter paisiblement leur propre pensée à l’intention de ceux qui
ne partagent pas leurs usages, leurs habitudes, leurs croyances. Ce sont les mots
de l’impuissance linguistique et de la marginalisation sociale.
L’impuissance linguistique rend en effet difficile toute tentative de relation
pacifique, tolérante et maîtrisée. Elle condamne certains à vivre dans un monde
devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Confinée dans le cercle
étroit des « alter ego », la parole n’autorise que de rares perspectives d’analyse
et de problématisation. S’expliquer devient aussi difficile qu’incongru parce que
l’école et la famille n’ont pas su (ou pu) transmettre cette capacité
spécifiquement humaine de transformer pacifiquement le monde et les autres
par la force des mots. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole a perdu le
pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable
d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique. Cette parole
devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale
et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le
diffère.
Novembre 2003 ; j’accompagne ma fille, convoquée au tribunal d’instance de C. Nous
y arrivons à 14h et en sortirons vers 18h. Quatre heures pendant lesquelles nous
assistons, d’abord amusés puis atterrés, à une parodie de justice sur fond d’inégalité
linguistique. Sur l’estrade, un président sévère et renfrogné, qui ne lèvera
pratiquement pas les yeux de tout l’après-midi sur les prévenus. A ses côtés, un
procureur tout en bons mots, aphorismes et phrases fleuries ; nous eûmes droit à
« Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse », « Qui vole un œuf vole un bœuf »,
puis en montant un peu la barre : « Une bonne confession vaut mieux qu’une
mauvaise excuse » et enfin, en guise d’apothéose ; « O tempora ! o mores ! »…
En bas, à la barre, quelques avocats pressés, sans connaissance réelle des dossiers et
sans aucune relation avec leurs « clients », ces derniers tous blacks et beurs, en
uniforme de la cité, sweats et baskets, répondent aux questions par des tronçons de
phrases sur un rythme haché et accéléré. Tout l’après-midi se sont ainsi succédés 12
jeunes ; pas un seul n’a tenté d’articuler la moindre explication, de construire la
moindre argumentation. Vers 17h est appelé à la barre un jeune black ; il est grand,
costaud ; il écoute le président qui rappelle les faits qui lui sont reprochés : en bref,
vol de deux CD dans une grande surface et ce pour la deuxième fois. C’est là que le
procureur nous a gratifié d’un « Tant va la cruche à l’eau… » et s’est lancé dans un
long discours de fort belle facture sur la protection des citoyens et la vertu du
châtiment. Plusieurs fois, le jeune prévenu se penche en avant, empoignant la barre
avec une force qui fait saillir les muscles de son cou ; il tente de parler, émet quelques
mots saccadés : « C’est pas voler… » ; « Je les ai déjà ». Ses tentatives sont noyées
sous le flot continu du laïus du procureur ; la tension devient palpable à mesure que
se révèlent vains ses essais d’intervention. Le procureur s’arrête enfin : « Alors, de
quoi voulez-vous donc nous entretenir qui ne puisse attendre l’ultime fin de ma
péroraison (sic) ? ». Et le jeune répète « C’est pas voler »… ; « Je l’ai déjà ». « Mais
bien sûr que vous l’avez puisque vous l’avez volé ! ». La tension monte encore d’un
cran, des insultes sourdes sont marmonnées que le procureur tourne en dérision :
« Expliquez-vous donc au lieu de grogner comme un animal ! ». Et survient alors ce
qui me paraissait inévitable : le jeune black saute d’un bond par-dessus la barre,
bondit sur l’estrade et empoigne le procureur au collet. L’agresseur est ceinturé et
menotté ; il sera traduit en comparution immédiate et écopera de plusieurs mois de
prison ferme.
Il fallait que la justice passe et elle est passée.
Violence sur un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, c’était un délit grave et il
fut justement puni. Mais jamais comme ce jour-là je n’ai ressenti un tel sentiment
d’impuissance, jamais ne m’est apparu avec autant d’évidence l’enchaînement fatal
entre insécurité linguistique et passage à l’acte violent. Ce jeune tentait
désespérément de donner une explication – vraisemblablement mensongère
d’ailleurs – selon laquelle il n’avait pas volé les CD ; il venait, prétendait-il, les
échanger parce qu’il les avait déjà. Mais lui manquaient les mots pour se faire
comprendre, mais lui faisaient défaut les structures pour convaincre. L’humiliation
de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l’homme, l’exaspération de n’avoir pas
l’espace et les moyens de se faire entendre le conduisirent inéluctablement à
l’agression. Je ne cherche pas à justifier un acte violent, inacceptable, je tente
simplement d’en décrire les articulations. 18 ans, encore élève d’un lycée
professionnel, citoyen français, il a subi pendant treize à quatorze ans une obligation
scolaire qui ne lui a pas donné les mots pour laisser une trace de lui-même sur
l’intelligence des autres. Et lorsqu’on ne peut pas s’inscrire pacifiquement sur
l’intelligence des autres, la seule façon d’exister c’est de laisser physiquement des
traces sur le corps de l’Autre.
La violence est ici directement liée à l’incapacité de mettre en mots sa pensée en y
mettant de l’ordre ; car seuls les mots organisés apaisent une pensée sans cela
chaotique, tumultueuse qui se cogne aux parois d’un crâne jusqu’à l’insupportable et
qui finit par exploser dans un acte incontrôlé de violence. Le flux contrôlé des mots, la
succession tranquille des phrases diffèrent le passage à l’acte ; ils donnent une chance
à deux intelligences de se confier aux mots. Insupportables inégalités linguistiques
qui manifestent et renforcent jusqu’à la caricature les inégalités sociales !
Insupportable impuissance de notre école de distribuer de façon plus équitable le
pouvoir linguistique parmi les enfants qui lui sont confiés ; livrant ainsi à un monde
hors de portée de leurs mots des jeunes à l’identité vacillante dont la seule chance de
laisser une trace sur les autres et sur le monde est de s’abandonner à la violence, en
désespoir de « cause ».
Il est certes des bavards violents et des taiseux doux comme des agneaux.
Ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité d’épargner celle ou celui qui
affiche ingénument sa vulnérabilité. Sa faiblesse, parce qu’elle est humaine,
devrait être la meilleure garantie de sa survie. Sa fragilité, parce qu’humaine,
devrait être sa plus juste protection. Sa parole, parce qu’humaine, est sa plus
sûre défense parce qu’elle a la vertu de différer le passage à l’acte violent.
Hommes de paroles, nous sommes de ce fait hommes de raison et hommes de
paix. Nous sommes tous obsédés par l’idée de laisser trace de nous-mêmes sur
les autres et sur le monde afin de ne pas sombrer dans l’absurdité d’une fin
inéluctable. Mais ces traces que l’on destine à l’autre ne sauraient être des
marques de coups assénés à une victime que sa fragilité soumet à notre pouvoir.
Être humain, c’est utiliser la parole et l’écriture pour inscrire une trace sur une
intelligence plutôt que sur un corps que l’on meurtrit. L’impuissance
linguistique réduit certains des enfants de ce pays à utiliser d’autres moyens
que le langage pour imprimer leurs marques : ils altèrent, ils meurtrissent, ils
tuent parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur
éphémère existence. La vraie violence se nourrit de l’impuissance à convaincre,
de l’impossibilité d’expliquer. La vraie violence est muette.
Nous vivons dans un monde où l’on a de plus en plus tendance à accepter,
sans les mettre en cause, les affirmations radicales, les explications définitives.
La personnalité de celui qui impose le message (gourou, faux prophète), la
puissance du vecteur qui le véhicule (radio, télé, journaux) suffisent à calmer les
velléités critiques de ceux à qui s’adresse un message présenté comme une
vérité irréfutable. Certains citoyens qui n’ont pas les mots pour démonter les
discours et les textes se laisseront d’autant plus facilement séduire par une
habileté d’argumentation et d’explication qui leur paraît éclairer enfin d’un jour
nouveau leur précarité et leur exclusion. Les responsables de tous leurs
malheurs sont enfin dénoncés, un complot enfin identifié. Ils trouvent enfin
une cible à la haine qui les dévore et un drapeau qui les rassemble. On leur
aura donné un ennemi à combattre dans une bataille qu’on leur dit juste et
nécessaire. On leur aura présenté la vision d’un monde définitivement divisé
par les mots d’ordre qui dénoncent la différence comme l’ennemi héréditaire.
Que demander de plus lorsque les jours se suivent dans la médiocrité, la
monotonie et la rancœur tenace contre une injustice anonyme ? Comment ne
pas se laisser séduire ? Comment ne pas reprendre à leur propre compte la
fausse logique qui leur est imposée et qui donne à la succession des allégations
habilement avancées par de faux prophètes une apparence d’évidence et de
nécessité ?
La réfutation des textes ou des discours construits pour endoctriner et
diviser suppose que l’on ait été formé au questionnement exigent. Être capable
de vigilance et de résistance contre toutes les utilisations perverses du langage,
être prêt à imposer ses propres discours et ses propres textes en accord avec sa
juste pensée, voilà ce que l’on doit à tous nos enfants si l’on veut qu’ils
contribuent à donner à ce monde un sens honorable. Ils ne pourront jouer
pleinement leur rôle de citoyens sans une compréhension claire des défis que la
langue nous propose : celui notamment d’oser la critique, d’imposer l’analyse,
d’exiger la rigueur, de disséquer la pseudo logique. C’est pour aller au plus
profond d’un dialogue exigeant et tolérant qu’il nous faut posséder en commun
des mots nombreux et précis et partager des structures pertinentes et
rigoureuses. En France comme ailleurs, l’impuissance linguistique condamne
ceux qui la subissent à suivre sans les mettre en cause les analyses les plus
tordues, à croire dans les promesses les plus fausses, à accepter les explications
les plus obscures. Sans piper mot. La vraie soumission est muette.
2. PARLER JUSTE
Le tout jeune enfant, quand il commence à faire ses premières armes linguistiques, va
s’adresser à des gens, qui le connaissent fort bien et qu’il connaît fort bien, pour leur
dire des choses que ces gens savent déjà, ou qui sont là, offertes à leur vue. Les
premières armes linguistiques se font donc dans un cercle très étroit où ceux à qui on
s’adresse sont connus, et ce que l’on dit est tout aussi connu. La question qui va se
poser à ce petit enfant qui va grandir est de quitter ce cercle étroit de la connivence et
de la familiarité pour donner à son langage une tout autre ambition : celle de pouvoir
s’adresser à des gens qu’il ne connaît pas pour leur dire des choses que ces mêmes
gens ne savent pas encore. Il s’engage donc dans une démarche où son langage va
devoir porter une charge de plus en plus lourde d’inconnu et la porter de plus en plus
loin. Mais pour atteindre ces rivages encore vierges, c’est-à-dire là où il va s’adresser
au plus étranger parmi les étrangers pour lui dire les choses les plus étranges
possibles, il lui faudra des moyens linguistiques de plus en plus puissants. Comme
disait Deleuze, il faut “ pousser la langue jusqu’à ce qu’elle bégaie ”, c’est-à-dire la
pousser jusqu’à ses derniers retranchements ; c’est en effet à ce moment-là que l’on
fait honneur à la langue, qu’on la place au niveau où elle doit être. Pour atteindre
cette fonction du langage, qui est celle de la distance et du défi à l’inconnu, il faut
bénéficier de l’apport à la fois très bienveillant et très exigeant d’adultes qui, de
proche en proche, vont offrir cette phrase toute simple et tellement essentielle : “ Je
ne t’ai pas compris ”.
“ Je ne t’ai pas compris ” dira la maitresse ou le maître. Cela veut dire “ il m’importe
de te comprendre ”. Cela veut dire aussi “ je ne suis pas toi ”. Cela signifie “ aussi
proche que je sois de toi, tu sais des choses que je ne sais pas ” ; et la langue est
justement faite pour apporter à l’autre ces choses qu’il ne sait pas. C’est cette question
essentielle qui est en œuvre tout au long de l’apprentissage du langage. C’est cette
question essentielle qui va permettre effectivement de gagner un peu de pouvoir à
travers l’usage de la langue.
Je vais prendre l’exemple de la petite Tiphaine à qui sa maitresse demande de
raconter une histoire ”. La petite raconte son histoire:
“ Voilà, ils l’ont prise, ils l’ont emmenée et ils l’ont enfermée là-bas. Heureusement,
les autres l’ont vue et sont venus la délivrer, et enfin, il l’a épousée ”.
La maîtresse, prend la décision de lui dire : « ma petite Tiphaine, nous n’avons pas
compris grand chose à ton histoire » ; et la petite en conçoit de l’irritation. Les
enfants n’aiment pas qu’on leur dise qu’on ne les comprend pas. Ils ont toujours
l’impression que vous savez ce qu’ils savent. Passée cette irritation, la maîtresse lui a
dit : “ Je ne t’ai pas comprise parce que je n’étais pas là quand l’histoire a été
racontée. Alors je ne sais pas qui sont ceux qui l’ont enlevée, où ils l’ont emmenée, et
qui l’a épousée ”. Tiphaine, petit à petit, lui explique que c’étaient les méchants lutins
et le dragon qui avaient enlevé la princesse, qu’ils l’avaient enfermée dans une
caverne, que le roi et le prince l’avaient délivrée, et qu’enfin, le prince l’avait épousée.
Dans l’après midi, on fait venir des élèves d’une autre classe et Tiphaine est invitée à
leur raconter son histoire et elle a l’immense satisfaction que personne ne lui dise :
« on ne t’a pas compris ”. Elle comprenait ainsi que les efforts qu’elle avait produits
pour utiliser les formes anaphoriques judicieuses, des déictiques pertinents n’avaient
pas seulement pour but de faire plaisir à sa maîtresse; cela lui permettait de laisser
sur l’autre une trace qu’elle n’aurait pas laissée autrement. Elle a exercé sur ses
nouveaux auditeurs son pouvoir de parole : ils sont arrivés ignorants , elle les a rendu
savants ; c’était certes un savoir modeste mais sa juste transmission justifiait les
efforts fournis.
3. Apprendre à lire : le code pour comprendre
Lors de l’apprentissage de la lecture, apprendre à associer les lettres ou groupes de
lettres aux sons qui leur correspondent dans la langue orale constitue un savoirfaire nécessaire car c’est ce qui permet à un enfant de pouvoir identifier un mot
qu’il n’a encore jamais lu. A six ans, quand il arrive au cours préparatoire, un enfant
possède dans sa tête un répertoire de quelque 2000 mots oraux. Cela lui permet,
lorsque vous lui parlez, de reconnaître le « bruit d’un mot » et d’en comprendre le
sens en interrogeant ce petit dictionnaire mental. La connaissance des
correspondances entre lettres et sons va lui permettre de se servir de ce même
dictionnaire de mots oraux lorsqu’on lui aura appris à traduire en sons ce qu’il aura
découvert en lettres. Il faut savoir que, dans tout texte français écrit, un lecteur peut
établir, sans risque de se tromper, les relations de 85 % des lettres avec les sons qui
leur correspondent respectivement, pour peu que l’on ait pris la peine de lui
apprendre à maîtriser ces relations Faudrait-il préférer le plaisir immédiat d’une
parodie de lecture et priver un enfant de la maîtrise d’un instrument de véritable
autonomie ?
Prenons un exemple : Un enfant n’a encore jamais lu le mot « oranger » ; mais il a
appris, parce qu’on le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres
correspondent respectivement à un son de la langue, et ce dans un ordre et une
combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, construire le signifiant phonique du
mot non pas pour « faire le bon bruit » correspondant à la combinaison graphique,
mais parce ce que ce bruit reconstitué représente pour lui la clé d’accès au sens. En
effet, en découvrant sous les sept lettres d’ «oranger » les cinq sons /o.r.âj.é/ dans
leur arrangement syllabique, il va pouvoir interroger son « dictionnaire mental » afin
d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes,
le « bruit du mot » ainsi reconstitué, lui permet de s’adresser à ce dictionnaire
mental, qui est celui qui lui permet de comprendre les discours oraux, en lui
demandant : « Y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire
lui livrera le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte
n’intervienne.
On comprend alors l’importance décisive de la quantité et de la qualité du
vocabulaire qu’un enfant possède avant qu’il apprenne à lire. Si, comme c’est le cas
pour certains qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une médiation à la fois
bienveillante et exigeante, l’enfant ne possède qu’un nombre très restreint de mots
souvent peu précis, alors son dictionnaire mental lui répondra le plus souvent : « Il
n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé ». Et à force de ne pas
recevoir de réponse à sa question, l’enfant risque d’en déduire « qu’il n’y a jamais
d’abonné », c’est-à-dire qu’il n’y a aucun sens derrière le bruit qu’il a construit. Ce
n’est donc pas le fait de déchiffrer qui est responsable d’une lecture dépourvue
d’accès au sens, mais c’est le déficit du vocabulaire oral qui empêche l’enfant
d’accéder au sens des mots écrits. Travail patient et obstiné pour enrichir le
vocabulaire des enfants et notamment les moins favorisés ; manipulation précise
des mécanismes de la lecture pour en percer les secrets ; c’est dans le labeur que se
gagne la bataille de la lecture et non dans une approche idéo-visuelle qui, sous
prétexte de facilité, conduira bien des élèves à une impasse.
4. Lire juste
L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une balance ; une de ces vieilles balances
qui, dans mon enfance, servaient à peser de grands cornets de papier gris contenant
pois-chiches, haricots, sucre ou farine. Deux grands plateaux de cuivre suspendus
chacun aux extrémités d’une barre de bois pivotante ; elle basculait avec un
claquement sec lorsque la marchandise était déposée puis elle se rétablissait peu à
peu jusqu’à l’équilibre à mesure que s’entassaient de l’autre côté les poids de fonte et
de cuivre. Je me souviens que j’éprouvais une profonde satisfaction en voyant,
l’espace d’un instant, les deux plateaux immobiles, au même niveau, avant que le
marchand, dans un geste rapide et précis, n’enlève la marchandise et que ne claque à
nouveau la barre entraînée par les poids. Imaginons que cette balance me serve à
« peser » ma lecture.
Sur le plateau de gauche, je déposerais toute l’obéissance, tout le respect que je
dois au texte et à son auteur. Cet homme ou cette femme a sélectionné des mots et
pas n’importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des
structures particulières ; il a décidé d’établir entre ces phrases des relations logiques
et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions
collectivement acceptées, constituent les directives que l’auteur a promulguées à mon
intention dès l’instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je
dois infiniment de respect et d’obéissance.
Sur le plateau de droite, viendraient s’entasser mes intimes convictions, mes
angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées et parfois
oubliées. Tout ce qui fait de moi un être d’une irréductible singularité. Sur ce plateau,
s’exercerait donc la pression d’une volonté particulière d’interpréter ce texte comme
aucun autre lecteur ne l’interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d’un autre
comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne
ressemblent à aucun autre non plus que mes châteaux ; cette longue femme blonde
dont je tombe amoureux au fil des pages n’appartient qu’à moi. Mais si, au fil des
pages, c’est bien d’une femme blonde et élancée dont je rêve et non d’une petite brune
boulotte, c’est parce que l’auteur a choisi d’utiliser les adjectifs qualificatifs
« grande », « blonde » et « mince ». L’auteur tient ainsi la bride haute à mon
imagination, il tient en laisse ma liberté de rêve et j’en dois accepter le joug, dût-il me
peser. Une lecture responsable établit ainsi un juste équilibre entre les deux plateaux
de ma vieille balance : équilibre entre les légitimes ambitions d’interprétation
personnelle et la prise en compte respectueuse des conventions du texte. Tout
déséquilibre pervertit l’acte de lecture. Lorsque le respect dû au texte se change en
servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s’ouvre le
risque de ne donner à ce texte qu’une existence sonore en se gardant d’en découvrir
ou d’en créer le sens. Mais lorsqu’au contraire, le texte n’est plus qu’un tremplin
commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou
incompétence les directives qu’il impose, on rend alors ce texte orphelin de son
auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu’il a voulu laisser.
5.Regarder juste
La scène se passe dans une école maternelle avec des élèves de cinq ans environ. Dans
le courant de la journée, à intervalles réguliers, la maîtresse demande à Tiphaine de
se planter au milieu de la cour et à chaque fois on dessine sur le sol le contour de
l’ombre de Tiphaine. Ainsi, à mesure que s’égrènent les heures, se succèdent les
traces qui rappellent les différentes positions de l’ombre projetée. Lorsqu’ils les
examinent à la fin de la journée, la plupart des enfants évoquent une fleur, parlent de
ses pétales : « rose » pour les uns, « marguerite » pour d’autres. La maîtresse incite à
la réflexion, rappelle comment l’on a obtenu ces traces successives, s’interroge sur ce
qui a pu produire un tel dessin. Et une petite fille ose enfin dire : « c’est parce que ça a
tourné ». Poussée par une pensée exigeante, la langue est ainsi passée du substantif :
« c’est une fleur » au verbe « ça a tourné ». Identifier une forme en la nommant ne
suffisait pas ; comprendre ce qui l’avait générée supposait que l’on passât de la simple
désignation à l’évocation du processus qui fut à l’œuvre, et que l’on mobilise des
outils linguistiques différents : d’abord un substantif qui ne sert qu’à identifier et à
nommer, ensuite un verbe qui décrit un processus dans son développement et dans
son résultat. Au-delà du simple constat, le Verbe nous ouvre ainsi les portes de
l’explication ; il nous permet de soulever le voile des apparences pour regarder plus
juste ; il nous invite à penser le monde au lieu de nous contenter de le voir.

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