Professeur Alain BENTOLILA, assises de l`illettrisme AMIENS 10
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Professeur Alain BENTOLILA, assises de l`illettrisme AMIENS 10
Professeur Alain BENTOLILA, assises de l’illettrisme AMIENS 10 novembre 2010 CONFERENCE 1. IMPUISSANCE LINGUISTIQUE : VIOLENCE ET SOUMISSION Plus de 20% de la population française ne possède qu’une langue réduite dans ses ambitions et dans ses moyens : 600 à 800 mots, quand il nous en faut en moyenne 5 000 à 6 000 pour accepter et tenter de comprendre nos différences. Les mécanismes qui conduisent à ce « rétrécissement » sont assez simples à expliquer. Il s’agit de ce que l’on décrit sous le nom d’« économie linguistique » : plus on connaît quelqu’un, plus on a de choses en commun avec lui et moins on aura besoin de mots justes et explicites pour communiquer ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui vit comme nous, qui partage nos croyances et nos coutumes, qui a les mêmes soucis et la même absence de perspectives sociales, cela ira sans dire… La ghettoïsation sociale, quelque soit son origine, induit un tel degré de proximité et de connivence que la réduction des moyens linguistiques utilisés apparaît comme une juste adaptation du langage à des territoires de communication réduits à la portion congrue. Si le langage des ghettos fonctionne, il ne fonctionne que dans les limites étroites qui ont durement marqué sa genèse. Il a été forgé dans et pour un contexte social rétréci où la connivence compense l’imprécision des mots. Lorsque le nombre de choses à dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible, l’approximation n’empêche pas la communication, mais hors du territoire, lorsque l’on doit s’adresser pacifiquement et explicitement à des gens que l’on ne connaît pas, lorsque ces gens ne savent pas à l’avance ce qu’on va leur dire, cela devient alors un tout autre défi : un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases ne donnent pas la moindre chance de le relever. Mots de la communion plutôt que mots de la communication, mots de l’opposition plutôt que mots de la discussion, mots de l’image plus que du concept, ils condamnent ceux dont ils constituent l’essentiel du vocabulaire à renoncer à expliciter paisiblement leur propre pensée à l’intention de ceux qui ne partagent pas leurs usages, leurs habitudes, leurs croyances. Ce sont les mots de l’impuissance linguistique et de la marginalisation sociale. L’impuissance linguistique rend en effet difficile toute tentative de relation pacifique, tolérante et maîtrisée. Elle condamne certains à vivre dans un monde devenu hors de portée des mots, indifférent au verbe. Confinée dans le cercle étroit des « alter ego », la parole n’autorise que de rares perspectives d’analyse et de problématisation. S’expliquer devient aussi difficile qu’incongru parce que l’école et la famille n’ont pas su (ou pu) transmettre cette capacité spécifiquement humaine de transformer pacifiquement le monde et les autres par la force des mots. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole a perdu le pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affrontement physique. Cette parole devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère. Novembre 2003 ; j’accompagne ma fille, convoquée au tribunal d’instance de C. Nous y arrivons à 14h et en sortirons vers 18h. Quatre heures pendant lesquelles nous assistons, d’abord amusés puis atterrés, à une parodie de justice sur fond d’inégalité linguistique. Sur l’estrade, un président sévère et renfrogné, qui ne lèvera pratiquement pas les yeux de tout l’après-midi sur les prévenus. A ses côtés, un procureur tout en bons mots, aphorismes et phrases fleuries ; nous eûmes droit à « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse », « Qui vole un œuf vole un bœuf », puis en montant un peu la barre : « Une bonne confession vaut mieux qu’une mauvaise excuse » et enfin, en guise d’apothéose ; « O tempora ! o mores ! »… En bas, à la barre, quelques avocats pressés, sans connaissance réelle des dossiers et sans aucune relation avec leurs « clients », ces derniers tous blacks et beurs, en uniforme de la cité, sweats et baskets, répondent aux questions par des tronçons de phrases sur un rythme haché et accéléré. Tout l’après-midi se sont ainsi succédés 12 jeunes ; pas un seul n’a tenté d’articuler la moindre explication, de construire la moindre argumentation. Vers 17h est appelé à la barre un jeune black ; il est grand, costaud ; il écoute le président qui rappelle les faits qui lui sont reprochés : en bref, vol de deux CD dans une grande surface et ce pour la deuxième fois. C’est là que le procureur nous a gratifié d’un « Tant va la cruche à l’eau… » et s’est lancé dans un long discours de fort belle facture sur la protection des citoyens et la vertu du châtiment. Plusieurs fois, le jeune prévenu se penche en avant, empoignant la barre avec une force qui fait saillir les muscles de son cou ; il tente de parler, émet quelques mots saccadés : « C’est pas voler… » ; « Je les ai déjà ». Ses tentatives sont noyées sous le flot continu du laïus du procureur ; la tension devient palpable à mesure que se révèlent vains ses essais d’intervention. Le procureur s’arrête enfin : « Alors, de quoi voulez-vous donc nous entretenir qui ne puisse attendre l’ultime fin de ma péroraison (sic) ? ». Et le jeune répète « C’est pas voler »… ; « Je l’ai déjà ». « Mais bien sûr que vous l’avez puisque vous l’avez volé ! ». La tension monte encore d’un cran, des insultes sourdes sont marmonnées que le procureur tourne en dérision : « Expliquez-vous donc au lieu de grogner comme un animal ! ». Et survient alors ce qui me paraissait inévitable : le jeune black saute d’un bond par-dessus la barre, bondit sur l’estrade et empoigne le procureur au collet. L’agresseur est ceinturé et menotté ; il sera traduit en comparution immédiate et écopera de plusieurs mois de prison ferme. Il fallait que la justice passe et elle est passée. Violence sur un magistrat dans l’exercice de ses fonctions, c’était un délit grave et il fut justement puni. Mais jamais comme ce jour-là je n’ai ressenti un tel sentiment d’impuissance, jamais ne m’est apparu avec autant d’évidence l’enchaînement fatal entre insécurité linguistique et passage à l’acte violent. Ce jeune tentait désespérément de donner une explication – vraisemblablement mensongère d’ailleurs – selon laquelle il n’avait pas volé les CD ; il venait, prétendait-il, les échanger parce qu’il les avait déjà. Mais lui manquaient les mots pour se faire comprendre, mais lui faisaient défaut les structures pour convaincre. L’humiliation de ne pas maîtriser ce qui fait le propre de l’homme, l’exaspération de n’avoir pas l’espace et les moyens de se faire entendre le conduisirent inéluctablement à l’agression. Je ne cherche pas à justifier un acte violent, inacceptable, je tente simplement d’en décrire les articulations. 18 ans, encore élève d’un lycée professionnel, citoyen français, il a subi pendant treize à quatorze ans une obligation scolaire qui ne lui a pas donné les mots pour laisser une trace de lui-même sur l’intelligence des autres. Et lorsqu’on ne peut pas s’inscrire pacifiquement sur l’intelligence des autres, la seule façon d’exister c’est de laisser physiquement des traces sur le corps de l’Autre. La violence est ici directement liée à l’incapacité de mettre en mots sa pensée en y mettant de l’ordre ; car seuls les mots organisés apaisent une pensée sans cela chaotique, tumultueuse qui se cogne aux parois d’un crâne jusqu’à l’insupportable et qui finit par exploser dans un acte incontrôlé de violence. Le flux contrôlé des mots, la succession tranquille des phrases diffèrent le passage à l’acte ; ils donnent une chance à deux intelligences de se confier aux mots. Insupportables inégalités linguistiques qui manifestent et renforcent jusqu’à la caricature les inégalités sociales ! Insupportable impuissance de notre école de distribuer de façon plus équitable le pouvoir linguistique parmi les enfants qui lui sont confiés ; livrant ainsi à un monde hors de portée de leurs mots des jeunes à l’identité vacillante dont la seule chance de laisser une trace sur les autres et sur le monde est de s’abandonner à la violence, en désespoir de « cause ». Il est certes des bavards violents et des taiseux doux comme des agneaux. Ce qui sépare l’homme de l’animal, c’est sa capacité d’épargner celle ou celui qui affiche ingénument sa vulnérabilité. Sa faiblesse, parce qu’elle est humaine, devrait être la meilleure garantie de sa survie. Sa fragilité, parce qu’humaine, devrait être sa plus juste protection. Sa parole, parce qu’humaine, est sa plus sûre défense parce qu’elle a la vertu de différer le passage à l’acte violent. Hommes de paroles, nous sommes de ce fait hommes de raison et hommes de paix. Nous sommes tous obsédés par l’idée de laisser trace de nous-mêmes sur les autres et sur le monde afin de ne pas sombrer dans l’absurdité d’une fin inéluctable. Mais ces traces que l’on destine à l’autre ne sauraient être des marques de coups assénés à une victime que sa fragilité soumet à notre pouvoir. Être humain, c’est utiliser la parole et l’écriture pour inscrire une trace sur une intelligence plutôt que sur un corps que l’on meurtrit. L’impuissance linguistique réduit certains des enfants de ce pays à utiliser d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils altèrent, ils meurtrissent, ils tuent parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. La vraie violence se nourrit de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer. La vraie violence est muette. Nous vivons dans un monde où l’on a de plus en plus tendance à accepter, sans les mettre en cause, les affirmations radicales, les explications définitives. La personnalité de celui qui impose le message (gourou, faux prophète), la puissance du vecteur qui le véhicule (radio, télé, journaux) suffisent à calmer les velléités critiques de ceux à qui s’adresse un message présenté comme une vérité irréfutable. Certains citoyens qui n’ont pas les mots pour démonter les discours et les textes se laisseront d’autant plus facilement séduire par une habileté d’argumentation et d’explication qui leur paraît éclairer enfin d’un jour nouveau leur précarité et leur exclusion. Les responsables de tous leurs malheurs sont enfin dénoncés, un complot enfin identifié. Ils trouvent enfin une cible à la haine qui les dévore et un drapeau qui les rassemble. On leur aura donné un ennemi à combattre dans une bataille qu’on leur dit juste et nécessaire. On leur aura présenté la vision d’un monde définitivement divisé par les mots d’ordre qui dénoncent la différence comme l’ennemi héréditaire. Que demander de plus lorsque les jours se suivent dans la médiocrité, la monotonie et la rancœur tenace contre une injustice anonyme ? Comment ne pas se laisser séduire ? Comment ne pas reprendre à leur propre compte la fausse logique qui leur est imposée et qui donne à la succession des allégations habilement avancées par de faux prophètes une apparence d’évidence et de nécessité ? La réfutation des textes ou des discours construits pour endoctriner et diviser suppose que l’on ait été formé au questionnement exigent. Être capable de vigilance et de résistance contre toutes les utilisations perverses du langage, être prêt à imposer ses propres discours et ses propres textes en accord avec sa juste pensée, voilà ce que l’on doit à tous nos enfants si l’on veut qu’ils contribuent à donner à ce monde un sens honorable. Ils ne pourront jouer pleinement leur rôle de citoyens sans une compréhension claire des défis que la langue nous propose : celui notamment d’oser la critique, d’imposer l’analyse, d’exiger la rigueur, de disséquer la pseudo logique. C’est pour aller au plus profond d’un dialogue exigeant et tolérant qu’il nous faut posséder en commun des mots nombreux et précis et partager des structures pertinentes et rigoureuses. En France comme ailleurs, l’impuissance linguistique condamne ceux qui la subissent à suivre sans les mettre en cause les analyses les plus tordues, à croire dans les promesses les plus fausses, à accepter les explications les plus obscures. Sans piper mot. La vraie soumission est muette. 2. PARLER JUSTE Le tout jeune enfant, quand il commence à faire ses premières armes linguistiques, va s’adresser à des gens, qui le connaissent fort bien et qu’il connaît fort bien, pour leur dire des choses que ces gens savent déjà, ou qui sont là, offertes à leur vue. Les premières armes linguistiques se font donc dans un cercle très étroit où ceux à qui on s’adresse sont connus, et ce que l’on dit est tout aussi connu. La question qui va se poser à ce petit enfant qui va grandir est de quitter ce cercle étroit de la connivence et de la familiarité pour donner à son langage une tout autre ambition : celle de pouvoir s’adresser à des gens qu’il ne connaît pas pour leur dire des choses que ces mêmes gens ne savent pas encore. Il s’engage donc dans une démarche où son langage va devoir porter une charge de plus en plus lourde d’inconnu et la porter de plus en plus loin. Mais pour atteindre ces rivages encore vierges, c’est-à-dire là où il va s’adresser au plus étranger parmi les étrangers pour lui dire les choses les plus étranges possibles, il lui faudra des moyens linguistiques de plus en plus puissants. Comme disait Deleuze, il faut “ pousser la langue jusqu’à ce qu’elle bégaie ”, c’est-à-dire la pousser jusqu’à ses derniers retranchements ; c’est en effet à ce moment-là que l’on fait honneur à la langue, qu’on la place au niveau où elle doit être. Pour atteindre cette fonction du langage, qui est celle de la distance et du défi à l’inconnu, il faut bénéficier de l’apport à la fois très bienveillant et très exigeant d’adultes qui, de proche en proche, vont offrir cette phrase toute simple et tellement essentielle : “ Je ne t’ai pas compris ”. “ Je ne t’ai pas compris ” dira la maitresse ou le maître. Cela veut dire “ il m’importe de te comprendre ”. Cela veut dire aussi “ je ne suis pas toi ”. Cela signifie “ aussi proche que je sois de toi, tu sais des choses que je ne sais pas ” ; et la langue est justement faite pour apporter à l’autre ces choses qu’il ne sait pas. C’est cette question essentielle qui est en œuvre tout au long de l’apprentissage du langage. C’est cette question essentielle qui va permettre effectivement de gagner un peu de pouvoir à travers l’usage de la langue. Je vais prendre l’exemple de la petite Tiphaine à qui sa maitresse demande de raconter une histoire ”. La petite raconte son histoire: “ Voilà, ils l’ont prise, ils l’ont emmenée et ils l’ont enfermée là-bas. Heureusement, les autres l’ont vue et sont venus la délivrer, et enfin, il l’a épousée ”. La maîtresse, prend la décision de lui dire : « ma petite Tiphaine, nous n’avons pas compris grand chose à ton histoire » ; et la petite en conçoit de l’irritation. Les enfants n’aiment pas qu’on leur dise qu’on ne les comprend pas. Ils ont toujours l’impression que vous savez ce qu’ils savent. Passée cette irritation, la maîtresse lui a dit : “ Je ne t’ai pas comprise parce que je n’étais pas là quand l’histoire a été racontée. Alors je ne sais pas qui sont ceux qui l’ont enlevée, où ils l’ont emmenée, et qui l’a épousée ”. Tiphaine, petit à petit, lui explique que c’étaient les méchants lutins et le dragon qui avaient enlevé la princesse, qu’ils l’avaient enfermée dans une caverne, que le roi et le prince l’avaient délivrée, et qu’enfin, le prince l’avait épousée. Dans l’après midi, on fait venir des élèves d’une autre classe et Tiphaine est invitée à leur raconter son histoire et elle a l’immense satisfaction que personne ne lui dise : « on ne t’a pas compris ”. Elle comprenait ainsi que les efforts qu’elle avait produits pour utiliser les formes anaphoriques judicieuses, des déictiques pertinents n’avaient pas seulement pour but de faire plaisir à sa maîtresse; cela lui permettait de laisser sur l’autre une trace qu’elle n’aurait pas laissée autrement. Elle a exercé sur ses nouveaux auditeurs son pouvoir de parole : ils sont arrivés ignorants , elle les a rendu savants ; c’était certes un savoir modeste mais sa juste transmission justifiait les efforts fournis. 3. Apprendre à lire : le code pour comprendre Lors de l’apprentissage de la lecture, apprendre à associer les lettres ou groupes de lettres aux sons qui leur correspondent dans la langue orale constitue un savoirfaire nécessaire car c’est ce qui permet à un enfant de pouvoir identifier un mot qu’il n’a encore jamais lu. A six ans, quand il arrive au cours préparatoire, un enfant possède dans sa tête un répertoire de quelque 2000 mots oraux. Cela lui permet, lorsque vous lui parlez, de reconnaître le « bruit d’un mot » et d’en comprendre le sens en interrogeant ce petit dictionnaire mental. La connaissance des correspondances entre lettres et sons va lui permettre de se servir de ce même dictionnaire de mots oraux lorsqu’on lui aura appris à traduire en sons ce qu’il aura découvert en lettres. Il faut savoir que, dans tout texte français écrit, un lecteur peut établir, sans risque de se tromper, les relations de 85 % des lettres avec les sons qui leur correspondent respectivement, pour peu que l’on ait pris la peine de lui apprendre à maîtriser ces relations Faudrait-il préférer le plaisir immédiat d’une parodie de lecture et priver un enfant de la maîtrise d’un instrument de véritable autonomie ? Prenons un exemple : Un enfant n’a encore jamais lu le mot « oranger » ; mais il a appris, parce qu’on le lui a enseigné, que chacune des lettres ou groupe de lettres correspondent respectivement à un son de la langue, et ce dans un ordre et une combinaison particulière. Il va donc, pas à pas, construire le signifiant phonique du mot non pas pour « faire le bon bruit » correspondant à la combinaison graphique, mais parce ce que ce bruit reconstitué représente pour lui la clé d’accès au sens. En effet, en découvrant sous les sept lettres d’ «oranger » les cinq sons /o.r.âj.é/ dans leur arrangement syllabique, il va pouvoir interroger son « dictionnaire mental » afin d’obtenir le sens qui correspond à cette combinaison phonique. En d’autres termes, le « bruit du mot » ainsi reconstitué, lui permet de s’adresser à ce dictionnaire mental, qui est celui qui lui permet de comprendre les discours oraux, en lui demandant : « Y a-t-il un abonné au numéro que je demande ? », et ce dictionnaire lui livrera le sens du mot écrit qu’il vient de découvrir, sans qu’aucun adulte n’intervienne. On comprend alors l’importance décisive de la quantité et de la qualité du vocabulaire qu’un enfant possède avant qu’il apprenne à lire. Si, comme c’est le cas pour certains qui n’ont pas eu la chance de bénéficier d’une médiation à la fois bienveillante et exigeante, l’enfant ne possède qu’un nombre très restreint de mots souvent peu précis, alors son dictionnaire mental lui répondra le plus souvent : « Il n’y a pas d’abonné au numéro que vous avez demandé ». Et à force de ne pas recevoir de réponse à sa question, l’enfant risque d’en déduire « qu’il n’y a jamais d’abonné », c’est-à-dire qu’il n’y a aucun sens derrière le bruit qu’il a construit. Ce n’est donc pas le fait de déchiffrer qui est responsable d’une lecture dépourvue d’accès au sens, mais c’est le déficit du vocabulaire oral qui empêche l’enfant d’accéder au sens des mots écrits. Travail patient et obstiné pour enrichir le vocabulaire des enfants et notamment les moins favorisés ; manipulation précise des mécanismes de la lecture pour en percer les secrets ; c’est dans le labeur que se gagne la bataille de la lecture et non dans une approche idéo-visuelle qui, sous prétexte de facilité, conduira bien des élèves à une impasse. 4. Lire juste L’image qui me vient à l’esprit est celle d’une balance ; une de ces vieilles balances qui, dans mon enfance, servaient à peser de grands cornets de papier gris contenant pois-chiches, haricots, sucre ou farine. Deux grands plateaux de cuivre suspendus chacun aux extrémités d’une barre de bois pivotante ; elle basculait avec un claquement sec lorsque la marchandise était déposée puis elle se rétablissait peu à peu jusqu’à l’équilibre à mesure que s’entassaient de l’autre côté les poids de fonte et de cuivre. Je me souviens que j’éprouvais une profonde satisfaction en voyant, l’espace d’un instant, les deux plateaux immobiles, au même niveau, avant que le marchand, dans un geste rapide et précis, n’enlève la marchandise et que ne claque à nouveau la barre entraînée par les poids. Imaginons que cette balance me serve à « peser » ma lecture. Sur le plateau de gauche, je déposerais toute l’obéissance, tout le respect que je dois au texte et à son auteur. Cet homme ou cette femme a sélectionné des mots et pas n’importe lesquels ; il ou elle a choisi de les organiser en phrases selon des structures particulières ; il a décidé d’établir entre ces phrases des relations logiques et chronologiques significatives. Tous ces choix, fondés sur des conventions collectivement acceptées, constituent les directives que l’auteur a promulguées à mon intention dès l’instant où je me suis institué comme son lecteur. A ces directives, je dois infiniment de respect et d’obéissance. Sur le plateau de droite, viendraient s’entasser mes intimes convictions, mes angoisses cachées, mes espoirs muets, mes expériences accumulées et parfois oubliées. Tout ce qui fait de moi un être d’une irréductible singularité. Sur ce plateau, s’exercerait donc la pression d’une volonté particulière d’interpréter ce texte comme aucun autre lecteur ne l’interpréterait. Mes indignations ne sont pas celles d’un autre comme ne le sont pas mes enthousiasmes ni mes chagrins ; mes paysages ne ressemblent à aucun autre non plus que mes châteaux ; cette longue femme blonde dont je tombe amoureux au fil des pages n’appartient qu’à moi. Mais si, au fil des pages, c’est bien d’une femme blonde et élancée dont je rêve et non d’une petite brune boulotte, c’est parce que l’auteur a choisi d’utiliser les adjectifs qualificatifs « grande », « blonde » et « mince ». L’auteur tient ainsi la bride haute à mon imagination, il tient en laisse ma liberté de rêve et j’en dois accepter le joug, dût-il me peser. Une lecture responsable établit ainsi un juste équilibre entre les deux plateaux de ma vieille balance : équilibre entre les légitimes ambitions d’interprétation personnelle et la prise en compte respectueuse des conventions du texte. Tout déséquilibre pervertit l’acte de lecture. Lorsque le respect dû au texte se change en servilité craintive, au point que la compréhension même devient offense, s’ouvre le risque de ne donner à ce texte qu’une existence sonore en se gardant d’en découvrir ou d’en créer le sens. Mais lorsqu’au contraire, le texte n’est plus qu’un tremplin commode pour une imagination débridée, lorsque sont négligées par désinvolture ou incompétence les directives qu’il impose, on rend alors ce texte orphelin de son auteur ; on en trahit la mémoire ; on efface la trace qu’il a voulu laisser. 5.Regarder juste La scène se passe dans une école maternelle avec des élèves de cinq ans environ. Dans le courant de la journée, à intervalles réguliers, la maîtresse demande à Tiphaine de se planter au milieu de la cour et à chaque fois on dessine sur le sol le contour de l’ombre de Tiphaine. Ainsi, à mesure que s’égrènent les heures, se succèdent les traces qui rappellent les différentes positions de l’ombre projetée. Lorsqu’ils les examinent à la fin de la journée, la plupart des enfants évoquent une fleur, parlent de ses pétales : « rose » pour les uns, « marguerite » pour d’autres. La maîtresse incite à la réflexion, rappelle comment l’on a obtenu ces traces successives, s’interroge sur ce qui a pu produire un tel dessin. Et une petite fille ose enfin dire : « c’est parce que ça a tourné ». Poussée par une pensée exigeante, la langue est ainsi passée du substantif : « c’est une fleur » au verbe « ça a tourné ». Identifier une forme en la nommant ne suffisait pas ; comprendre ce qui l’avait générée supposait que l’on passât de la simple désignation à l’évocation du processus qui fut à l’œuvre, et que l’on mobilise des outils linguistiques différents : d’abord un substantif qui ne sert qu’à identifier et à nommer, ensuite un verbe qui décrit un processus dans son développement et dans son résultat. Au-delà du simple constat, le Verbe nous ouvre ainsi les portes de l’explication ; il nous permet de soulever le voile des apparences pour regarder plus juste ; il nous invite à penser le monde au lieu de nous contenter de le voir.