Petit album nomade
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Petit album nomade
Par Valérie Blanchet Borer, Alain et al, Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1999 [1992], 220p. Résumé Les écrivains réunis dans ce collectif partagent une certaine vision de la littérature qu’ils situent hors des cadres admis par l’institution littéraire. Ils participent ainsi à une communauté de pensée qui s’est constituée après les événements de mai '68, moment où les grandes idéologies se sont effondrées. Grands voyageurs pour certains, écrivains ou encore lecteurs de littérature des voyages, le voyage représente un moyen pour ces intellectuels de penser autrement la littérature, de lui insuffler un souffle nouveau. Outre le texte de Kenneth White, ceux de Nicolas Bouvier, Jacques Lacarrière, Gilles Lapouge et Michel LeBris, sont particulièrement intéressants pour ce qui est de la perspective géopoétique. Kenneth White, « Petit album nomade » (p. 167-196) Pour Kenneth White, les dernières tentatives pour renouveler les formes tant sur le plan littéraire avec le Nouveau Roman que plus généralement dans les sciences humaines, avec la psychanalyse et le structuralisme, ont aboutit à des impasses parce qu’elles se sont limitées à considérer l’homme comme un « être de langage1». Il critique la littérature qui demeure une activité essentiellement intellectuelle et le monde littéraire qui tait le rapport qu’entretient l’homme au monde extérieur. La conception de l’homme en tant qu’ « absolu imaginaire2», donc en rupture avec le monde dans lequel il s’insère, doit disparaître pour faire place à un nouveau rapport de l’homme aux choses et à l’espace. White propose une définition du voyage à laquelle il est important de se rapporter pour éviter de tomber dans des considérations rapides qui videraient le voyage de son sens en le réduisant à quelques images figées. À la signification habituelle du voyage, celle d’un déplacement physique dans l’espace, s’ajoute un mouvement de l’esprit qui lui aussi se met en route. Le voyage devient ainsi une aventure de l’esprit, un cheminement personnel qui implique un travail sur soi afin de dégager un passage, l’esprit étant encombré par des habitudes psychosociales envahissantes, et ainsi 1 Alain Borer et al, Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, Éditions Complexes, 1999 [1992], p.178. 2 Ibid., p.186 éveiller la conscience à une « poétique du monde3». Le voyage doit être entrepris comme un engagement complet de la part de l’individu, ce qui s’avère nécessaire pour opérer une transformation profonde et assister à « une nouvelle organisation des énergies humaines4». L’attitude à adopter ressemble à celle des explorateurs « avides d’espace, chercheurs de passages5». Ce mouvement excentrique implique une nécessaire remise en question des structures admises qui se limitent dans leur objet. White propose d’explorer les marges, de s’initier au dehors, de répondre à l’appel de celui-ci qui invite à sortir, à se trouver hors de soi. L’espace physique, la mer, la steppe, le désert, entretiennent de nombreuses analogies avec l’espace mental, psychique. White fait le parallèle avec la découverte du Nouveau Monde où, tout à coup, l’émergence d’un nouvel espace a permis d’augmenter « l’idée du monde6», d’étendre les connaissances sur la nature et sur l’homme et de favoriser de nouvelles manières de penser, de raconter et d’écrire. C’est à partir de cet échange entre le dehors et le dedans, de l’intérieur qui se meut vers l’extérieur et de l’extérieur qui s’infiltre au-dedans que se constitue un monde, une culture. Le voyage devient ainsi l’expérience fondamentale du renouvellement envisagé dans le domaine littéraire. White propose un nouveau type de récit de voyage, le « waybook7», en français le « voyage-voyance8». Un terme qui désigne à la fois l’action du voyage, celle du cheminement, mais aussi la perception en éveil qui ouvre l’espace à d’autres dimensions. Se lancer dans l’aventure géopoétique convie à une aventure de l’écriture. Les mots prennent de la consistance, ils sont chargés de l’expérience du vécu et du senti. En se trouvant en dehors des cadres habituels, dans la marge, il devient possible « d’ouvrir un autre espace9» dans le texte. Citations choisies « Ainsi sont les hommes au monde, qu’ils n’arrivent pas à habiter […] et dont les beautés leur restent inaccessibles, incompréhensibles [...] » (p. 170) 3 Ibid., p.174, en italique dans le texte. Ibid., p.187 5 Ibid., p.174, souligné dans le texte. 6 Ibid., p.189 7 Ibid., p.180 8 Ibid., p.180. White a fourni depuis une traduction plus appropriée : le « livre de la voie ». (cf. Rachel Bouvet, André Carpentier et Daniel Chartier, dir., Nomades, voyageurs, explorateurs, déambulateurs. Les modalités du parcours en littérature, Paris, L’Harmattan, 2006. 9 Ibid., p.191, souligné dans le texte. 4 2 « [...] il s’agit d’une expérience profonde du monde, du monde comme volonté et représentation, du monde comme formes et comme vacuité ». (p. 174) « Mais les lecteurs exigeants, race obstinée [...] commenceront à rechercher une littérature qui soit véritablement une initiation au-dedans et au-dehors de nous-même, un poème du monde. » (p. 180) « [...] franchir la ligne, [...] passer par des zones de turbulences et [...] entrer dans un espace non répertorié. Par rapport au psycho-sociologisme épais, il s’agit d’opérer un passage complexe entre diverses formes d’identité, entre divers types d’écriture. En dernier lieu s’ouvre un vide, mais un vide rempli de murmures, de lumière, de coups d’ailes et la sensation aiguë dans la conscience du voyageur [...] d’être confronté au poétique profond, c’est-à-dire à l’impensé, à ce qui fait irruption dans la réalité et la renouvelle ». (p. 182) « Le voyage c’est d’abord une expérience et une sensation du monde. » (p. 184) « En nous débarrassant de tout ce que notre moi pouvait traîner avec lui de lourd, d’ennuyeux, de ranci, nous avons commencé à établir une carte d’identité avec des latitudes et des longitudes insoupçonnées. Un monde autre, que nous avons de plus en plus de plaisir à articuler, surgit autour de nous et en nous. » (p. 186) La géopoétique c’est, « [l]’idée qu’il faut sortir du texte historique et littéraire pour trouver une poésie de plein vent où l’intelligence (intelligence incarnée) coule comme une rivière. » (p. 190) « Un appel qui vous attire au-dehors, toujours plus loin au-dehors. Jusqu’à n’être plus cette personne trop connue, mais une voix, une grande voix anonyme venant du large disant les dix mille choses d’un monde nouveau. » (p. 190) Réflexion personnelle Il s’agit d’un texte important pour la réflexion parce qu’il donne une autre dimension au voyage en lui conférant le sens d’un appel du dehors auquel quiconque veut renouveler sa présence au monde doit répondre. L’individu qui fait un pas au dehors, sur la route comme à l’extérieur de lui-même, fait l’expérience de l’altérité qui est à la fois fascination et déstabilisation. Ainsi atteint, devenu vulnérable, le sujet peut modifier les structures qui le déterminent et capter le monde avec un regard neuf. L’expérience sensible du monde permet de donner une consistance à la langue. Le mot n’est plus un simple signe, c’est une donnée signifiante qui dit l’existence humaine sentie. Le XXe siècle a annoncé la fin du voyage en laissant planer l’idée que tout avait été exploré, découvert, parcouru. La géopoétique est une réponse à 3 cette constatation fatidique. Le voyage ainsi définit permet d’outrepasser les normes sociales et culturelles qui peuvent nuire à la compréhension du monde. En sortant des chemins tracés, la géopoétique favorise un renouvellement des perceptions. Le voyage permet d’emprunter un « chemin excentrique10», d’établir une distance avec le centre et donc de formuler une critique par rapport aux idées qui s’y maintiennent. Pour que la géopoétique survive, elle doit maintenir cet état de mouvance, de circulation, ce fragile mais nécessaire équilibre pour s’ouvrir au monde. 10 Ibid., p.170 4