Les enfants de la guerre : Le Grand Cahier d`Agota Kristof

Transcription

Les enfants de la guerre : Le Grand Cahier d`Agota Kristof
@mnis
Revue de Civilisation Contemporaine de l’Université de Bretagne Occidentale
EUROPES / AMÉRIQUES
http://www.univ-brest.fr/amnis/
Les enfants de la guerre :
Le Grand Cahier d’Agota Kristof
Carine Trevisan,
Université Paris 7 – Denis Diderot
France
Rossellini, Allemagne année 0, Berlin, 1947. Un enfant erre dans des ruines, fait un
travail de fossoyeur, puis de pourvoyeur de nourriture. Voué à assurer la subsistance de
son père malade, sa sœur et son frère (il n’a plus de mère…), instrumentalisé – et peutêtre sexuellement abusé - par un instituteur nazi, qui le contraint à faire du marché noir,
il est brutalement malmené par ces mêmes personnes dont il assure la survie. Parricide1,
l’enfant finit par se défenestrer.
Cet enfant ne joue pas, il ne rêve pas, il n’a à aucun moment une conduite d’enfant.
Il est expulsé de sa position d’enfant, tout en restant soumis au bon vouloir (et souvent à
la malveillance) des adultes, qui se trouvent eux-mêmes dans des situations de
désolation. Cet enfant est comme sans âge ; il a parfois un visage de vieillard. Le film se
conclut sur une image de Pietà : une femme se penchant sur l’enfant mort. Mais nulle
promesse de résurrection ici. Ce n’est pas seulement l’enfant qui est mort, mais comme
l’enfance elle-même.
Ce film, dépourvu de tout sentimentalisme – à aucun moment le spectateur ne
s’attendrit sur cet enfant ; nul appel à la compassion, comme si dans l’ampleur du
désastre, elle était devenue inutile – emblématise la situation faite aux enfants dans les
conflits du XXe siècle.
On trouve certes des précédents, notamment lors de la guerre de Sécession. Ainsi la
nouvelle d’Ambrose Bierce, Chickamauga2, qui s’ouvre, comme un conte, sur un jeu
d’enfant : dans une forêt ensoleillée, un enfant, « fils d’une race héroïque »3, triomphe,
avec son épée de bois, d’ennemis invisibles. Le jeu bascule lorsque apparaît une armée
de véritables soldats en déroute, des hommes dévastés, « en train de ramper comme des
bébés »4. L’enfant se place à leur tête, « réglant son allure sur la leur et se retournant de
1
Son père n’est qu’une bouche de plus à nourrir.
Recueillie dans : Bierce, d’Ambrose, En plein cœur de la vie, Histoires de soldats, Paris, Rivages poche,
1992.
3
Ibid., p. 44.
4
Ibid., p. 47.
2
1
temps en temps, comme pour vérifier que ses troupes ne se défilaient pas. Jamais un tel
général […] n’avait eu de telles troupes »5. Toute-puissance de l’imagination
enfantine… À l’incarnation magique des soldats s’ajoute le spectacle, fascinant, d’une
maison en feu : « il dansa follement en imitant les flammes mouvantes »6.
La chute de la nouvelle est d’une rare cruauté : cette maison est la sienne, et il y
découvre le corps atrocement mutilé de sa mère, vision qui le met dans un état de
sidération : « il resta là, immobile […], les yeux fixés sur les décombres »7.
Cette nouvelle est particulièrement frappante en ce qu’elle inverse la fonction
habituellement attribuée au jeu d’enfants dans l’état de guerre : fonction de
symbolisation, peut-être tentative de rendre intelligible ce qui reste obscur, de maîtrise
également. Ce sont les enfants et non les adultes qui fixent les règles (même si ces
règles sont mimétiques). Ainsi, comme le rappelle Nicholas Stargardt, dans le ghetto de
Varsovie, les enfants « jouaient à libérer les prisonniers, mais on en voyait aussi qui
reproduisaient des interrogatoires de la Gestapo, se donnant mutuellement des gifles »8.
Certes, ces jeux « ne protégeaient pas les enfants de la réalité en élaborant un monde
idéal. Au contraire, ils [les] modifiaient pour y incorporer la réalité »9. Cependant, ils
restent un scénario qu’on peut réinventer à son gré.
De même, dans Automne allemand, reportage sur la situation de l’Allemagne dans
l’immédiate après-guerre, Stig Dagerman fait la description suivante :
Sur le pas des maisons glaciales et pleines à craquer, les enfants du village jouent à la guerre avec les
enfants déguenillés de réfugiés de la zone orientale ou des Sudètes. Ils restent au lit tard le matin pour
essayer de tromper leur estomac en dormant pendant un repas qu'ils ne peuvent lui procurer. Si on
leur montre un livre d'images, ils se mettent immanquablement à chercher le meilleur moyen de tuer
les personnages ou les animaux qui y figurent. Des petits garçons deux fois sinistrés qui ne savent pas
encore bien parler vous donnent froid dans le dos à prononcer le mot totschlagen (frapper à mort).10
Si Bierce a pu être sensible au sort de l’enfant dans la guerre, il reste une exception
au XIXe siècle. Ce sont les nouvelles conditions du combat au XXe siècle, la guerre
qu’on a appelée totale, où l’on ne fait plus de distinction entre les militaires et les civils,
les hommes, les femmes et les enfants, entre le front et l’arrière (avec le bombardement
des villes, en particulier) qui, pour reprendre les termes de Stéphane Audoin-Rouzeau,
« fait voler en éclats une sphère protectrice de l’enfance en plein renforcement au siècle
précédent (en Europe tout au moins) »11. Enfants qui ne sont pas seulement victimes de
guerre mais deviennent à leur tour meurtriers, enfants qui portent désormais des armes,
qui ne sont pas faites de bois.
D’où, comme le note toujours S. Audoin-Rouzeau, l’intérêt nouveau pour le regard
que les enfants peuvent porter sur l’exercice de la violence guerrière, à travers l’étude
de leurs productions graphiques (notamment les dessins recueillis par les époux
Brauner, pionniers en la matière12) mais aussi de leurs témoignages, même si ceux-ci
sont rares, souvent écrits sur commande (avec toutes les contraintes que cela impose), et
5
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 51.
7
Ibid., p. 52.
8
Stargardt, Nicholas, « Jeux de guerre, Les enfants sous le régime nazi », Vingtième siècle, n° 89, janviermars 2006, (dir. S. Audoin-Rouzeau), p. 72.
9
Ibid., p. 73.
10
Dagerman, Stig, Automne allemand, Paris, Actes Sud, 2004, p. 131.
11
Audoin-Rouzeau, Stéphane, « Enfances en guerre au 20e siècle : un sujet ? », Vingtième siècle, n° 89,
op. cit., p. 3.
12
Brauner, Alfred et Françoise, Le dessin de l’enfant dans la guerre, Paris, Expansion scientifique
française, 1991.
6
2
dans l’après-coup. On peut se référer, à ce titre, à deux ouvrages récents : Les enfants de
l’exil, récits d’écoliers russes après la révolution de 191713 et Derniers témoins14.
Je m’attacherai ici à l’étude non de ces documents (dessins ou témoignages) mais
d’une fiction, Le Grand Cahier, d’Agota Kristof15, qui, par le choix d’une forme
déroutante, nous conduit à nous interroger sur le type d’enfants que produisent des
situations historiques d’une violence extrême : la guerre, le totalitarisme.
Ce texte se présente sous la forme d’un recueil de « compositions » écrites par deux
enfants dans un temps et un lieu non situés mais qu’on suppose être la Hongrie pendant
la Seconde Guerre puis sous l’installation du totalitarisme soviétique. Ces compositions
empruntent au modèle scolaire, mais les enfants sont ici leurs propres maîtres. Les
règles d’écriture n’émanent pas d’une autorité extérieure – plus de « maîtres » dans ce
contexte chaotique – mais sont fixées par les enfants eux-mêmes. Elles sont d’une
extrême sévérité : temps de la rédaction (deux heures), taille de la composition (deux
feuilles), support (un cahier aux feuilles quadrillées). Les consignes reposent
essentiellement sur des interdits : il faut écarter tout ce qui pourrait être la marque d’une
subjectivité, s’en tenir à une stricte factualité. Tout terme susceptible de sens multiples
est proscrit, en particulier les mots exprimant des sentiments :
Nous écrirons : « Nous mangeons beaucoup de noix » et non pas : « Nous aimons les noix », car le
mot « aimer » n’est pas un mot sûr. Il manque de précision et d’objectivité. « Aimer les noix » et
« aimer notre Mère », cela ne peut pas vouloir dire la même chose.16
Et les mots anciens, ceux de la tendresse et du lien, paradoxalement considérés
comme plus dangereux que ceux de l’insulte, sont répétés oralement jusqu’à ce qu’ils se
vident de leur sens et que « la douleur qu’ils portent en eux s’atténue » :
Ces mots, nous devons les oublier, parce que, à présent, personne ne nous dit des mots semblables et
parce que le souvenir que nous en avons est une charge trop lourde à porter.17
Il y a ici comme une tentative de meurtre de la langue maternelle.
On assiste de la sorte à une redoutable épuration de la langue, rappelant la
novlangue décrite par Orwell dans 1984 :
c’est une belle chose, la destruction des mots, dit un personnage chargé d’établir le dictionnaire de
cette langue. Naturellement, c’est dans les verbes et les adjectifs qu’il y a le plus de déchets, mais il y
a des centaines de noms dont on peut aussi se débarrasser. Pas seulement les synonymes, mais aussi
les antonymes.18
Ainsi, l’appréciation que font les enfants de la valeur de la composition se réduit à
« Bien » ou « Pas bien » (et non « Bien » ou « Mal »). On aboutit à un texte glacé,
d’une écriture minimaliste, faisant l’effet d’un sismographe enregistrant une série de
13
Présentés par Catherine Gousseff et Anna Sossinkaïa, Paris, Bayard, 2005.
L’auteur, Svetlana Alexievitch, a recueilli des témoignages de personnes qui avaient entre trois et
douze ans pendant la Seconde Guerre mondiale en Union soviétique, Paris, Presses de la Renaissance,
2005.
15
Premier volume (paru aux éditions du Seuil en 1986) d’une trilogie, comprenant La Preuve (1989) et
Le Troisième mensonge (1991). Nous nous référons à l’édition Points Seuil, 1995.
16
Le Grand Cahier, op. cit., p. 34.
17
Ibid., p. 25.
18
Orwell, George, 1984, Paris, Folio, 1985, p. 78.
14
3
chocs dans une parfaite neutralité clinique19. Ainsi la scène de la mort de la mère
(revenue, accompagnée d’un officier, chercher ses enfants) :
L’officier prend notre Mère dans ses bras, mais elle le repousse. L’officier va s’asseoir dans la Jeep
et met le moteur en marche. À ce moment précis, une explosion se produit dans le jardin. Tout de suite
après, nous voyons notre Mère à terre. […] Nous regardons notre Mère. Ses boyaux lui sortent du
ventre. Elle est rouge partout. Le bébé aussi. La tête de notre Mère pend dans le trou qu’a creusé
l’obus. […]
Grand-mère dit :
- Allez chercher la bêche !
Nous posons une couverture au fond du trou, nous couchons notre Mère dessus. Le bébé est toujours
serré sur sa poitrine. Nous les recouvrons avec une autre couverture, puis nous comblons le trou.
Quand notre cousine rentre de la ville, elle demande :
- Il s’est passé quelque chose ?
Nous disons :
- Oui, un obus a fait un trou dans le jardin.20
Cette anémie ou atrophie de la langue est comme le symptôme de celle de la vie
intérieure. En effet, comme le note Victor Klemperer dans son étude de la dégradation
de la langue – ou du moins d’une sorte de maladie de la langue - sous le troisième
Reich :
On a coutume de prendre ce distique de Schiller, qui parle de « la langue cultivée qui poétise et pense
à ta place » dans un sens purement esthétique et, pour ainsi dire, anodin. […] Mais la langue ne se
contente pas de poétiser et de penser à ma place, elle dirige aussi mes sentiments, elle régit tout mon
être moral d’autant plus naturellement que je m’en remets inconsciemment à elle. Et qu’arrive-t-il si
cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en fait le vecteur de substances
toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre
garde, elles semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait
sentir.21
L’annulation du mot dit en effet celle de la chose : suspens de tout jugement, gel des
affects, anesthésie émotionnelle (dans un contexte, pourtant, de souffrance extrême).
Ces enfants rappellent ainsi les malades atteints d’alexithymie, dont le Dictionnaire de
psychiatrie et de psychopathologie clinique donne la définition suivante : « Incapacité
de pouvoir exprimer ses émotions ». Ce terme « s’applique à la description de la
personnalité de certains malades psychosomatiques se caractérisant par une grande
difficulté à verbaliser leurs sentiments et émotions, une vie fantasmatique
particulièrement pauvre et une activité de pensée et de discours essentiellement orientée
vers des préoccupations concrètes »22. Certes, Agota Kristof affirme qu’ « on peut
montrer […] les sentiments sans les dire. Par exemple […], les jumeaux, au lieu de dire
« nous aimons notre mère » portaient sa photo dans la poche de leur veste »23.
Cependant, ce qu’elle met en scène, ce sont des enfants déniant – en leur refusant toute
existence dans le langage – leurs sentiments.
19
Pour une analyse détaillée de cette écriture, voir : Polian, Anne-Laure, L’enfant dans la guerre à
travers son journal intime, Mémoire de Maîtrise, Université Paris 7 – Denis Diderot, 2006.
20
Ibid., p. 148.
21
Klemperer, Victor, LTI, La langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, p. 38.
22
Dictionnaire de psychiatrie et de psychopathologie clinique, Paris, Larousse, (dir. Jacques Postel),
1993, p. 22.
23
« Ecrire c’est presque suicidaire », entretien avec Philippe Savary, Le Matricule des anges, novembre
1995-janvier 1996.
23
Paris, Larousse, (dir. Jacques Postel), 1993, p. 22.
4
Essentiellement préoccupés par leur survie, ces enfants semblent non seulement
n’avoir une vie émotive qu’atrophiée (« nous ne pleurons jamais »24) mais il y a comme
une atteinte à la pensée elle-même. Ceci est manifeste par exemple dans le refus
d’établir des liens de causalité explicites entre différents événements ou actes (ce que
les psychiatres qualifieraient du terme d’isolation). Ainsi, les différentes compositions
se succèdent sans lien apparent, comme si toute narrativité, toute mise en récit qui
donnerait sens et cohérence, qui assurerait un principe d’intelligibilité de l’histoire
étaient délibérément refusées. Nous lisons une série de faits ou d’événements atomisés,
de textes morcelés, avec, parfois, des scènes atroces, dont l’effet sur les enfants – qui se
refusent à tout ajout de signification – ne se déduit que de façon oblique. Ainsi, il faut
attendre trois compositions pour comprendre le lien entre le spectacle dont les enfants
ont été témoins : celui d’un « troupeau humain » - un convoi de déportés – cruellement
tourné en dérision par le personnage de la servante du curé et l’« accident » qui défigure
irrémédiablement ce personnage (les enfants ont placé un explosif dans le bois de
chauffage du fourneau). Notons que, dans l’effondrement des lois morales qui régissent
le temps de paix – il n’est plus interdit de tuer ; on bat les enfants sans raison -, ces
enfants, en punissant la servante, établissent leurs nouvelles tables de la loi.
Le malaise du lecteur tient non seulement au contraste entre la monstruosité de ce qui
est évoqué et l’impassibilité du compte rendu25 – l’activité de l’écriture se rapproche ici
de celle du scalpel ou du bistouri – mais aussi au choix du temps verbal : le présent, qui
fait ici l’effet d’un temps carcéral.
Il semble qu’il y ait ici un surinvestissement de la réalité extérieure, écrasante, au
détriment de la vie intérieure, de son inventivité, de ses fantaisies. Ces enfants
rappellent ainsi l’un des rêveurs évoqués par Charlotte Beradt dans son essai Rêver sous
le IIIe Reich qui, anticipant jusque dans ses rêves le régime de surveillance totalitaire
qui se met en place, rêve qu’il ne rêve plus que de carrés, de triangles ou d’octogones
car « il est interdit de rêver »26.
Cependant, si ce texte peut nous glacer, sa violence paraît à la mesure de celle que
les enfants ont subi, comme si la survie, dans ces situations extrêmes, ne se faisait qu’au
prix du renoncement à ce qui définit une commune humanité. Ainsi, les enfants se
trouvent soustraits à tout lien de filiation : ils sont abandonnés par leur mère, placés
chez une « grand-mère » qui ne cesse de les insulter : « fils de chienne ». Ils ne sont en
aucun cas protégés par les adultes, mais ce sont eux qui doivent prendre soin d’eux.
Simultanément, ils restent à la merci des fantaisies sexuelles perverses de ces mêmes
adultes. Ainsi, le bain que leur offre la servante du curé, qui se conclut par une
instrumentalisation sexuelle des enfants :
Elle s’agenouille devant le banc et elle suce nos sexes […]. Elle tire nos têtes vers ses seins […] et
nous en suçons les bouts roses […]. La servante met les mains sous son peignoir et se frotte entre les
jambes.27
24
Ibid., p. 48.
Voir à ce sujet : Bouthors-Paillart, Catherine, L’innommable en abyme, la trilogie d’Agota Kristof,
article à paraître fin 2006 dans Les femmes écrivent la guerre, (dir. Anna Norris et Frédérique Chevillot),
Paris, Editions Complicités.
26
Beradt, Charlotte, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2004, p. 87. Le seul rêve
que font les enfants est évoqué très brièvement : « Nous rêvons de nourriture », p. 50.
27
Ibid., p. 83.
25
5
Ou encore cette scène sidérante : un officier allemand tendant aux enfants, après les
avoir bercés, deux cravaches afin qu’ils le flagellent :
Nous frappons. Une fois l’un, une fois l’autre.
Le dos de l’officier se strie de raies rouges. Nous frappons de plus en plus fort. L’officier gémit et,
sans changer de position, descend son pantalon et son caleçon jusqu’aux chevilles. Nous frappons ses
fesse blanches, ses cuisses, ses jambes, son dos, son cou, ses épaules de toutes nos forces, et tout
devient rouge.
Le corps, les cheveux, les habits de l’officier, les draps, le tapis, nos mains, nos bras sont rouges. Le
sang gicle même dans nos yeux, se mêle à notre transpiration, et nous continuons de frapper jusqu’à
ce que l’homme pousse un cri final, inhumain, et que nous tombions, épuisés, au pied de son lit.28
Aussi pouvons-nous considérer, aussi inquiétante soit-elle, l’atrophie de la vie
psychique de ces enfants comme un mode de défense, certes mutilant, mais nécessaire à
leur survie. Ils évoluent non dans un univers de désirs ou de fantaisies mais de
contraintes et de besoins. Le jeu enfantin est ici remplacé par des « exercices », au sens
quasi militaire du terme, où l’on anticipe, dans une visée d’adaptation, le pire : exercice
de jeûne, exercice d’endurcissement du corps (« Nous sommes nus. Nous nous frappons
l’un l’autre avec une ceinture. Nous disons à chaque coup : – ça ne fait pas mal »29),
d’anesthésie sensorielle (l’un fait l’aveugle, l’autre le sourd), exercice de cruauté
(« nous tuons des animaux […] nous pendons à la branche d’un arbre notre chat »30). Ce
qui est « joué » dans les cas habituels d’enfants témoins et victimes de la sauvagerie des
adultes est ici véritablement mis en acte : les enfants deviennent, comme par un
phénomène d’identification à l’agresseur, indifférents à la filiation (« nous n’avons pas
de parents »31), comme s’ils voulaient s’autoengendrer, être leur propre création.
Meurtriers, ils tuent successivement, et froidement, leur grand-mère, puis leur père, dont
ils vont jusqu’à détruire les papiers d’identité, ce qui leur laisse la possibilité de
s’inventer une nouvelle filiation.
Ce qui reste très troublant dans ce texte est la création d’un nous gémellaire. Le
Grand Cahier fait partie d’une trilogie, et si l’on considère ce texte comme partie
prenante de cette trilogie, nous comprenons qu’en réalité, ce nous est fictif : le texte est
l’émanation d’un enfant solitaire, qui s’est inventé un frère pour conjurer une
insupportable solitude32. Or, ce « nous » paraît souvent très étrange, non pas formé,
comme le note Valérie Petitpierre se référant à Benveniste, d’un « je + non je », mais
d’un « je + je »33. Ces deux êtres forment parfois en effet une « unité corporelle
déroutante »34. Ainsi cet exemple, où les enfants sont frappés lors d’un interrogatoire :
Nous ne pouvons plus ouvrir les yeux. Nous n’entendons plus rien. Notre corps est inondé de sueur,
de sang d’urine, d’excréments. Nous perdons connaissance.35
Hélène Vexliard interprète ce phénomène comme le rêve du totalitarisme : priver les
êtres de toute individualité, fabriquer des clones36. Nous pouvons également voir dans
28
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 20.
30
Ibid., p. 55.
31
Ibid., p. 67.
32
Le Troisième mensonge, op. cit.
33
Petitpierre, Valérie, Agota Kristof, d’un exil l’autre, Genève, Zoe, 2000, p. 95.
34
Nous citons ici : Bacholle, Michelle, Un passé contraignant, double bind et transculturation,
Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 76.
35
Ibid., p. 121, c’est moi qui souligne.
29
6
cette étrange personne plurielle, qui aboutit à une identité symbiotique37 (« ils ne font
qu’une seule et même personne »38, note leur mère), une incapacité à se distancier de
soi, qui est peut-être l’effet psychique le plus dévastateur sur l’enfant dans ces situations
de violence extrême. Dans la terreur, note Janine Altounian (dans les termes mêmes du
personnage de la mère…), les différences (de sexes, de génération, d’individu)
s’effondrent : on ne forme qu’ « une seule et même personne »39. Au principe créatif,
libérateur, de l’individuation s’oppose comme la contrainte –terrifiante, mais peut-être
aussi salvatrice – de la coagulation avec l’autre.
Eprouvant pour le lecteur, ce texte, qu’on a qualifié d’ « exercice de cruauté »40
pousse ainsi jusqu’à son extrême limite, et avec une effrayante lucidité, l’interrogation
sur les « techniques » de survie des enfants placés dans des situations de total
dénuement.
36
Vexliard, Hélène, « Sous l’emprise totalitaire d’Agota Kristof », La résistance de l’humain (dir.
Nathalie Zaltzman), Paris, PUF, 1999.
37
Cette expression est empruntée à Harold Searles, décrivant des patients qui, lorsqu’ils évoquent leurs
souvenirs d’enfance, disent « nous » au lieu de « je » (Mon expérience des états-limites, Paris, Gallimard,
1986, p. 65). Nous devons ce rapprochement à Michelle Bacholle, Un passé contraignant, double bind et
transculturation, op. cit.
38
Ibid., p. 26.
39
Altounian, Janine, L’intraduisible, Deuil, mémoire, transmission, Dunod, 2005, p. 111.
40
Jacob,Didier, Rencontre avec Agota Kristof, « Je m’en fous », Le Nouvel Observateur, 13-19 janvier
2005, p. 89.
7