Danièle Sallenave, 1995

Transcription

Danièle Sallenave, 1995
Extraits de :
Lettres mortes
(de l’enseignement des lettres en général
1
et de la culture générale en particulier)
Danièle Sallenave
Danièle Sallenave est écrivain, membre de l’Académie française, normalienne, agrégée de lettres
classiques. Elle a traduit des ouvrages de l'italien et collaboré au Monde, à la revue Le Messager européen
et aux Temps modernes. Elle est commandeur des Arts et des Lettres.
Quelqu’un de sérieux, donc, a priori.
En 1995, elle a publié Lettres mortes, ouvrage dans lequel elle tire le bilan de son expérience en tant que
professeur de lettres à l’université de Nanterre. Il est affligeant, inquiétant et fort clair car Danièle
Sallenave, quand elle a un point de vue argumenté à transmettre, n’emploie pas la langue de bois. Son
livre n’a rien perdu de son actualité, qui dresse un tableau affligeant du « niveau » actuel, mais trace des
pistes sérieuses pour sortir de l’ornière dans laquelle le système éducatif français se trouve embourbé.
Je reproduis ci-dessous les extraits qui m’avaient le plus marquée à sa lecture, pour clore ma chronique
sur le collège unique. Au-delà de l’argument d’autorité que représente le recours à ce genre de sommité,
il est rassurant de constater qu’on ne crie pas tout seul dans le désert.
« La maîtrise du langage, c’est-à-dire de la formulation d’une pensée véhiculée par la langue, peut
seulement être assurée par la fréquentation assidue des textes. Et c’est un objectif républicain2 »,
écrivait Bernard Cassen, journaliste et lui-même professeur des universités, dans Le Monde diplomatique,
à propos de cet ouvrage.
Je le conseille vivement aux parents d’élèves. Cette lecture n’est guère propre à faire sourire, mais les
solutions ne commencent-elles pas par une prise de conscience ou par le fait d’appréhender un peu plus
clairement ce qui est en train de se jouer ?
*
Tout le monde le sait : les égarements et mutations successives dans la formation des maîtres ont rendu le
Primaire incapable d’assurer correctement sa tâche, lecture, écriture, calcul (les quatre opérations). Le mauvais
apprentissage de la lecture et de l’écriture – qui sont aussi les bases même de la logique et du raisonnement –
retentit alors sur toute une vie, et non seulement sur les études postérieures.
[…] il n’y a culture pour moi que si cette culture sert à former un individu, à préparer un citoyen, à donner à
chacun le moyen de son accomplissement.
[…] nos sociétés sont plus déboussolées que machiavéliques ; elles peuvent fort bien faire subsister côté à
côté la démocratie par le suffrage et l’inculture croissante, le désir de donner le meilleur au plus grand nombre
et un abaissement croissant de ce qui lui est offert, le goût de la liberté et les pratiques les plus ordinaires de
l’abêtissement, le cynisme le plus cru et la bonne foi la plus entière : exemple, nous nous croyons débarrassés
des tyrannies anciennes, et nous sommes aveuglés devant des tyrannies naissantes.
Ceci, pour résumer, était possible : qu’un monde, que le monde vous fût donné, non par la naissance ou par
l’argent, mais par les études er les livres ; que, à ceux qui n’avaient hérité et n’hériteraient de rien, un héritage
au moins ne pût pas être refusé, celui de la langue, des livres et des mots. Tout ensuite, sans doute, serait à
faire : la vie, le métier, la profession, les amours. Mais les voies de l’accomplissement personnel avaient été
entrouvertes.
Faire des études, ce privilège hautement conquis sur une bourgeoisie qui le confisquait, est sans aucun doute
un droit, mais c’est aussi bien plus qu’un droit, c’est une chance : non pas au sens de ce qui vient par hasard et ne
se mérite pas mais au sens d’admirable occasion : celle d’être soi. Autrement dit, ce droit s’accompagne d’un
devoir : celui de faire de ces « études » non seulement le moment où l’on acquiert un savoir, une formation, des
connaissances et peut-être la pratique d’un métier, mais aussi celui de l’arrachement et de l’émancipation.
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2
Editions Michalon, 1995
Le Monde diplomatique, juin 1996
Karin Lafont-Miranda - 2015
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[…] on n’a peur de rien, et surtout pas d’être accusé d’élitisme, lorsqu’on a soi-même connu le bénéfice de
l’émancipation par les livres.
L’enseignement supérieur – dès ses premières années, comme du reste l’année de philo – devrait n’avoir à
assurer que la formation à une matière, non la formation générale de l’étudiant. A ce niveau, c’est la matière
enseignée qui doit commander. On s’est beaucoup gaussé du ton des universités d’autrefois, de la solitude
monologante d’un professeur regagnant son bureau sans avoir échangé un mot avec un étudiant ; mais on
oublie que c’était le signe et la garantie d’un haut niveau de formation des étudiants et de leur autonomie,
comme celle de leurs professeurs.
La perte de la connaissance générale des textes les plus communs de notre culture, l’ignorance des langues
anciennes, ou de l’ancien état de notre langue, quand ce n’est pas de la langue écrite d’aujourd’hui, rendent de
plus en plus problématique un enseignement des Lettres. Il n’est pas jusqu’à la déchristianisation (au sens
culturel, non au sens religieux) qui n’ait des effets négatifs et ne rende parfois impossible la lecture de textes
classiques, donc le partage et la compréhension de la réflexion qui les animait.
[…] le lien a été rompu entre les Lettres et ce que les Grecs appelaient la paideia, et pour cause. Personne dans
le fond n’est d’accord pour penser que l’enseignement des Lettres a d’abord pour finalité la paideia, formation
du goût, de la « culture » et du jugement (gnomosunè) au sens individuel comme au sens civique et politique. Ni
même qu’une paideia soit nécessaire.
Dans une prépa, on pense encore qu’exiger quelque chose d’un élève, ce n’est pas le forcer autoritairement,
arbitrairement, à un effort contre nature, mais que c’est tout le contraire : exiger prouve qu’on estime ; exiger,
c’est dire : tu le peux !
Je ne suis pas linguiste, je sais bien cependant que la langue maternelle est tout autre chose et bien plus qu’un
instrument de communication, que même, au fond, elle n’est pas une langue : qu’elle est le langage. Autrement
dit, qu’apprendre sa propre langue, c’est accéder au langage, donc à la pensée, à travers les particularités d’une
des langues naturelles où on a été placé par le hasard de la naissance. […] Apprendre sa langue, c’est
apprendre non pas seulement à « communiquer », ou à « s’exprimer », - car encore faut-il disposer d’un langage
pour communiquer quelque chose et être capable de s’exprimer. Apprendre sa langue, c’est apprendre à
penser, en commun, dans la communauté des hommes.
Dissocié de l’histoire et de la philosophie, placé sous les exigences socialement sur-valorisées d’un véritable
diktat scientiste, l’enseignement littéraire […] manque donc à ce qu’il devrait être, à l’exclusion de tout
spécialisation inutile : une approche radicalement neuve et juste de la situation du sujet dans le monde comme
être de langage, doué de liberté, donc de subversion, les poètes en attestent ! et toujours capable de se
ressaisir dans une continuité historique.
La question n’est certainement pas de « s’ouvrir » sur la vie pour se contenter de la refléter, ou la laisser entrer
telle quelle : il s’agit bien plutôt de donner des armes pour la penser. Et l’erreur est de croire qu’on forme mieux
des gens d’aujourd’hui par une réflexion sur des œuvres contemporaines : aujourd’hui ne se comprend, et
encore plus demain, que si l’on comprend le passé dont ils sont faits.
[…]
Conçoit-on par exemple, pour élargir encore le débat, qu’on puisse, à Sciences-Po ou ailleurs, étudier la crise
yougoslave sous tous ses aspects, politique, économiques, historiques, sans faire aucun appel aux livres de Ivo
Andric ? C’est pourtant le cas ! Qui lit aujourd’hui La chronique de Travnik1, pour ne citer que celui-là, en saurait
immédiatement bien plus sur la Bosnie qu’en consultant maint ouvrage contemporain de géopolitique.
Car le principe pour moi demeure, essentiellement, de donner à tous, diplômés compris, les armes de la
distance et de la réflexion critique : je ne vois rien qui y soit mieux adapté qu’un solide programme de lecture
des grands textes.
Si le langage est une arme et un instrument de pouvoir dont usent les puissants dans leur entreprise de
domination, alors il faut s’employer à la remettre entre les mains des moins favorisés.
Je referme ces deux pages avec Condorcet, cité par Danièle Sallenave : « Il n’y a pas de liberté pour
l’ignorant ».
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ANDRIC Ivo (2005), La chronique de Travnik, Editions du rocher
Karin Lafont-Miranda - 2015
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