Pour une histoire-monde

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Pour une histoire-monde
Pour une histoire-monde
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Patrick Boucheron, Nicolas Delalande
Pour une histoire-monde
Salon du livre des sciences humaines 2013 23 novembre 18 h
par Bruno Modica
Mise en ligne : jeudi 28 novembre 2013
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Clio-Conférences i Comptes Rendus
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Engagés dans une réflexion sur les définitions et les redéfinitions en cours de nos
disciplines, les Clionautes ne pouvaient pas laisser passer l’occasion de recevoir au salon
du livre des sciences humaines Patrick Boucheron. Pendant plus d’une heure l’auditoire
a été littéralement captivé par la présentation de « l’histoire-monde » qui a été proposée
au public. Secrétaire général de l’association des Clionautes, Laurent Gayme a su trouver
les angles permettant à son interlocuteur de développer de façon très claire les éléments
les plus significatifs de sa démarche scientifique.
Laurent Gayme : quelles définitions de l’histoire monde pourrions nous donner ?
Patrick Boucheron : en France, il s’agit d’une vision de l’histoire qui s’appuie sur le
rattrapage historiographique d’une histoire mondiale. L’aspiration en a été celle de Fernand
Braudel, une histoire aux horizons élargis, et puis nous avons connu un coup d’arrêt et un
retour à l’histoire nationale. Nous reviendrons dessus. Si je dois donner une définition de
l’histoire monde je dirais qu’il s’agit d’une histoire de longue durée avec un long rayon de
courbure qui prend comme objet d’étude les origines de la domination occidentale sur le
monde. Tous les travaux dans ce domaine reprennent la généalogie de l’occidentalisation en
essayant de sortir de cet obsession européo-chinoise. Dans l’ouvrage sur la grande divergence
de Kenneth Pomeranz http://blog.passion-histoire.net/?p=5352, la question qui est posée est de
savoir pourquoi la révolution industrielle a eu lieu en Grande-Bretagne et pas en Chine. Il
faut savoir que l’histoire globale anglo-saxonne est rarement faite par des historiens mais
plutôt par des économistes ou des géographes. Christian Grataloup, avec la Géo-histoire a su
trouver une façon de réarticuler les deux disciplines.
Contre cette histoire globale s’est constituée une histoire connectée, un événement qui se
déroule quelque part, à un moment donné. C’est un parti pris méthodologique que l’on
pourrait qualifier d’anticoloniales. Il s’agit de voir l’histoire par le bas. L’histoire monde est
un champ disciplinaire indiscipliné pour raconter le monde, un monde qui est global et
connecté.
Laurent Gayme : pourquoi l’école historique française qui a ouvert la voie a ensuite
reculé ?
Patrick Boucheron : il faut revenir à Braudel qui commence son œuvre en écrivant la
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Méditerranée à l’époque de Philippe de et dont le dernier ouvrage a été de revenir sur
« l’identité de la France ». Cela a Pu être qualifié, sans doute trop rapidement, comme un
retour vers l’histoire nationale. Le retour actuel de l’histoire monde s’explique sans doute
dans le malaise des historiens qui ont pu se sentir « sommés » de s’expliquer sur l’identité
nationale. Il est clair que l’histoire monde est aussi le produit la mondialisation, mais cette
histoire du monde ce n’est pas seulement la mondialisation heureuse c’est aussi celle des
altérités. On retrouve cela dans l’œuvre de Romain Bertrand, « l’histoire à parts égales ».
http://www.franceculture.fr/emission-la-suite-dans-les-idees-l-histoire-a-parts-egales-recits-d-une-rencon
tre-orient-occident-xv ici aussi, il convient d’être très clair ce que l’on attend de l’histoire n’est
pas de faire de la repentance mais d’obtenir des gains de connaissance.
C’est à ce titre que je me suis engagé dans cette réflexion, pourquoi parler des villes
médiévales comme Arras, et pas de Damas ?
Laurent Gayme : peut-on alors opposer une histoire qui serait éclatée ou une histoire
comparée ?
Patrick Boucheron : cela est tout à fait possible, si l’on prend les villes d’Italie on peut
aborder Venise ou Dubrovnik ou encore Sofala sur la côte du Mozambique. Il s’agit de ports,
spécialisée dans le commerce à longue distance, ce sont des cités états qui se caractérisent
par le cosmopolitisme. Les marchands, d’où qu’ils viennent, se retrouve en terrain familier,
et on pourrait prendre l’exemple de Marco Polo qui se retrouve comme marchand dans des
mondes comparables.
Laurent Gayme : mais dans ce cas comment traiter des espaces qui ne sont pas
connectés ?
Patrick Boucheron : L’histoire monde n’est pas le tout de l’histoire. Au Moyen Âge le faite
que le monde existe ne concerne pas tout le monde est de ce point de vue il convient de
rappeler que l’histoire n’a pas vocation à tout expliquer elle n’est pas hégémonique.
Laurent Gayme : l’histoire monde apparaît peut-être plus difficile à écrire en
contemporaine qu’en histoire médiévale et en histoire moderne ?
Patrick Boucheron : on peut faire une histoire globale nationale, et il est tout à fait
possible d’écrire une histoire globale du XXe siècle. Tout est question de point de départ.
Rien n’interdit d’envisager d’écrire une histoire globale à partir de l’Afrique du Sud, où
histoire globale des États-Unis d’Amérique qui permettrait de remettre en séquences
l’histoire des États-Unis par rapport à une histoire européenne. Cela permettrait de traiter des
guerres indiennes ou des guerres mexicaines de 1830, ou de présenter la guerre de sécession,
comme la Refondation d’une nation, au même titre que le Risorgimento italien. Cette histoire
monde est affaire de point de vue, et aucun n’est meilleur qu’un autre. D’un point de vue, on
peut tout voir, sauf l’endroit où l’on est.
Laurent Gayme : cela conduit à une remise en cause de découpages chronologiques qui
nous sont familiers ?
Patrick Boucheron : enseigner l’histoire c’est rendre simples des choses compliquées.
J’aime faire le contraire ce qui est évident peut être défait. Les siècles, les périodes, les
chrononymes [1] sont des habitudes acquises, des catégories de notre entendement. Les
nations habituelles sont ainsi remises en cause. Mais il ne s’agit pas pour autant de
désorienter le savoir et avoir la certitude que l’histoire et un savoir critique.
Laurent Gayme : les précédents programmes scolaires, antérieurs à 2010, avaient fait
preuve d’une certaine audace et avait présenté la Méditerranée au XIIe siècle. Depuis
nous connaissons un retour à l’Occident médiéval, comment expliquer ce paradoxe ?
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Patrick Boucheron : l’enseignement de la Méditerranée au XIIe siècle était un très bon
thème qui a disparu à la faveur de polémiques montées de toutes pièces. Des responsables
académiques ont voulu renforcer l’un par l’autre. Mais je l’avoue modestement, je n’ai jamais
enseigné dans le secondaire, et j’en mesure toute la complexité, notamment la diffraction de
la matière. Nous avons été soumis à des appels de l’inspection générale pour intégrer les
questions sur les grandes découvertes et cela m’a permis de proposer ce numéro de la
documentation photographique qui permettait de mettre en perspective les deux temps de la
recherche sur l’histoire du monde au XVe siècle pour finalement permettre d’appréhender
une histoire globale.
Laurent Gayme : cela nous amène à nous interroger sur la possibilité d’écrire de
l’histoire, notamment lorsque vous citez une rencontre entre Léonard et Machiavel dont
aucun des deux protagonistes ne parle, quel est l’état de votre réflexion ?
Patrick Boucheron : beaucoup s’interrogent sur les frontières, et sur les frontières de
l’écriture de l’histoire. Dans ce que l’on a présenté comme la crise du roman national j’ai
envie de dire que le mot-clé c’est « roman ». Il s’agit de la mise en récit de l’histoire qui nous
permet de sortir de la périodisation, de ne plus se satisfaire de l’écriture académique est
toujours de tenter autre chose, au point où nous en sommes, tentons des expériences !
Laurent Gayme : y a-t-il une crise de l’histoire ?
Patrick Boucheron : j’ai envie de vous répondre que l’enseignement secondaire a pu
apparaître comme moins conservateur de l’enseignement supérieur, et nous savons depuis le
Moyen Âge que l’université est une institution de disciplines du savoir. La crispation
identitaire, peut-être disciplinaire, ma supporte. Je vous ai rappelé que l’histoire des
historiens n’est qu’une des modalités de la mise en scène du passé.
Laurent Gayme : dans votre dernier livre, « Conjurer la peur, Sienne 1338 », vous
présentez la fresque du bon et du mauvais gouvernement. Avez-vous tenté une histoire
connectée ?
Patrick Boucheron : je tente de faire avec l’art une histoire qui n’est pas de l’histoire de
l’art. La puissance de l’art et d’universaliser une histoire qui véhicule de l’universel, c’est
cela que l’on appelle la culture, la puissance d’actualisation, qui permet de nous rendre
compte que Sienne en 1338 c’est le monde de ses habitants qui quelque part devient aussi le
nôtre.
Patrick Boucheron est historien. Il a étudié et enseigné l’histoire du Moyen Âge à l’École normale
supérieure de Fontenay/Saint-Cloud et à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne où il est professeur.
Son domaine de recherche est l’Italie médiévale — ses villes, ses princes, ses artistes — mais aussi
l’écriture de l’histoire aujourd’hui.
Bibliographie sélective
Pour une histoire-monde, avec Nicolas Delalande, PUF, 2013
Conjurer la peur, Le Seuil, 2013
L’Histoire au conditionnel, Mille et une Nuits, 2012 (en collaboration avec Sylvain Venayre).
Léonard de Vinci. La Nature et l’Invention, La Martinière, 2012 (direction, en collaboration avec
Claudio Giorgione).
L’Entretemps. Conversations sur l’histoire, Verdier, 2012.
La Ville médiévale, Points Seuil, 2011 (en collaboration avec Denis Menjot).
L’Espace public au Moyen Age. Débats autour de de Jürgen Habermas, PUF, 2011 (direction, en
collaboration avec Nicolas Offenstadt).
Faire profession d’historien, Publications de la Sorbonne, 2010.
Histoire du monde au XVe siècle, Fayard, 2009, rééd. 2 vol., Pluriel, 2012 (direction).
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[1] http://mots.revues.org/11552 une expression, simple ou complexe, servant à désigner en propre
une portion de temps que la communauté sociale appréhende, singularise, associe à des actes
censés lui donner une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la nommer.
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