.telerama.Jerome Clement

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Une politique culturelle ambitieuse est-elle encore possible ? - Le fil arts et scènes - ...
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DÉBAT
POLITIQUE CULTURELLE
Une politique culturelle
ambitieuse est-elle encore
possible ?
LE FIL ARTS ET SCÈNES - Dans une société où règnent
l'individualisme, la consommation de masse et la révolution
numérique, le service public de la culture peine à trouver sa place.
Au risque de disparaître ? Une analyse de notre journaliste Daniel
Conrod à laquelle l’ex-patron d’Arte, Jérôme Clément (lire cidessous) a souhaité ajouter sa propre analyse.
Avec la "culture pour chacun", les dirigeants avaient l'opportunité de
provoquer un débat autour de l'individualisme de masse, du
numérique… / Illustration : Stéphane Trapier
C'est dans un climat délétère que le
SUR LE MEME THEME
Jérôme Clément :
“Placer la culture au cœur
du projet politique” | 17 mars
2011
programme « Culture pour chacun » a
circulé cet automne parmi les
professionnels des arts et de la
culture, fonctionnaires, journalistes,
responsables d'institutions, artistes...
Dans ce document d'orientation, rédigé par des membres du cabinet
de Frédéric Mitterrand, il est ni plus ni moins question de refonder le
discours théorique et l'action du ministère. Et cela au nom de ceux qui
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n'ont pas accès au banquet des arts et de la culture. Sont entre autres
évoqués les jeunes, les malades, les habitants des banlieues et des
campagnes, les détenus, les personnes âgées.
Si les problèmes soulevés dans ce document ne sont pas tous sans
intérêt ni urgence - notamment ceux concernant l'individualisation des
pratiques culturelles des Français ou les conséquences de la révolution
numérique -, le ton qu'il utilise, ses affirmations à l'emporte-pièce, ses
imprécisions, ses contradictions dérangent, quand ils ne choquent pas.
Comment, par exemple, invoquer les exclus du service public des arts
et de la culture alors que l'Etat, depuis des années, taille dans les
crédits de l'action culturelle qui leur sont très prioritairement destinés ?
Comment dénoncer les inégalités dans l'accès aux biens culturels en
ignorant le creusement des inégalités économiques, sociales ou
géographiques, qui en est l'une des principales explications ?
Comment ignorer la concentration des interventions et des
investissements culturels de l'Etat sur Paris et sa très proche
banlieue ? A quel titre cherche-t-on à opposer au peuple des exclus les
usagers des théâtres, quasiment assimilés aux élites du pays ?
Comme s'ils étaient des profiteurs (1). Ou comme si l'abonné de la
Maison des arts de Créteil ou du TNT de Toulouse défendait les
mêmes intérêts ou les mêmes valeurs que les membres de la classe
dirigeante, laquelle - des études le montrent - ne s'intéresse plus guère
de nos jours aux questions artistiques et culturelles.
Un mot cependant force l'attention dans « Culture pour chacun » : «
intimidation ». Un mot qu'on ne peut pas jeter à la poubelle d'un revers
de manche au seul motif que les théâtres et les musées sont pleins.
L'art qui intimide, la culture qui exclut, ce ne sont pas des histoires. Et
si personne ne sait exactement ce que peut l'action publique face au
sentiment vécu par beaucoup de n'être pas concernés, pas à la
hauteur, ni même dignes de l'expérience artistique, l'interrogation n'en
reste pas moins pertinente et cruelle. A cette réserve près qu'on attend
de ceux qui s'en emparent qu'ils s'en occupent pour de vrai. Que ce ne
soit pas un mot lancé pour rien ni une nouvelle charge contre les
responsables d'institutions ou les artistes, quand bien même ceux-ci
gagneraient à changer de lunettes face à un monde qui change.
Ce qu'ont réellement voulu défendre les conseillers ministériels et leur
ministre commanditaire est une énigme. Ils avaient l'opportunité de
provoquer un débat autour de l'individualisme de masse, du
numérique, de la culture des écrans, du périurbain, de la place du
sensible dans une société de l'hyperconsommation où rien n'est plus
comme avant. Au lieu de quoi ils n'ont fait qu'enfermer les différentes
organisations professionnelles représentatives dans une position
strictement défensive. Comme s'ils avaient voulu démontrer leur
conservatisme foncier. Un gâchis.
L'histoire n'est pas nouvelle. D'abord, il y eut, en août 2007, la lettre de
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mission de Nicolas Sarkozy à Christine Albanel, sa ministre de la
Culture, dans laquelle le tout nouveau président de la République
énonçait comme acquis l'échec de la démocratisation culturelle : un
thème qui ne lui est guère familier mais sur lequel il est souvent revenu
depuis. Ensuite sont arrivées, en décembre 2007, la révision générale
des politiques publiques (RGPP) et l'annonce des procédures
d'évaluation qu'elle devait mettre en place dans chaque ministère.
Puis, est venue, le 13 janvier 2009, la création d'un Conseil de la
création artistique (CCA), placé sous la responsabilité de Marin Karmitz
et doté d'une véritable autonomie et de moyens spécifiques pour
expérimenter une alternative à l'action du ministère de la Culture, jugée
inefficace ou conservatrice. A quoi s'est ajoutée, ces derniers mois,
une laborieuse réforme des collectivités territoriales, qui a failli mettre à
bas le financement et l'organisation de notre système culturel.
Faut-il voir à travers cette succession de décisions un dessein
cohérent, visant à détruire des politiques culturelles publiques
progressivement mises en place à partir de la Libération ? Disons plus
sobrement que la droite sarkozienne par idéologie, contrairement à la
droite chiraquienne, n'a jamais vraiment cru à l'utilité des politiques
publiques, sauf lorsqu'elles concernent la sécurité. D'où cette mise en
dogme, s'agissant des arts et de la culture, de l'échec de la
démocratisation culturelle. Echec ne voulant pas dire ici « on va
chercher à améliorer les choses à partir d'un diagnostic partagé », mais
plutôt « vous voyez bien que ça ne marche pas, que ça ne sert à rien
». Il se passe avec les arts et la culture ce qui se passe avec la justice,
avec la santé ou avec l'enseignement. Le principe qu'il y ait, en charge
de ces domaines, un service public accessible à tous sur l'ensemble du
territoire fait difficulté. Mais il y a autre chose dans cette affaire qui n'est
guère plus rassurant. C'est que la gauche de gouvernement, celle qui
représente l'alternative au sarkozysme, ne porte plus depuis longtemps
au coeur de sa pensée - en admettant qu'elle en ait une - la question
culturelle. A l'exception notoire de Martine Aubry, qui fréquente les
théâtres et les galeries d'art, ses principaux dirigeants ne s'y
intéressent tout simplement pas. En cela, ils ne se distinguent guère
des autres membres de la classe dirigeante de notre pays. Au mieux,
ils ont l'indifférence polie.
Expliquer sans raccourci cette désaffection n'est pas simple. Michel
Orier, directeur de la MC2 de Grenoble, a coutume de dire qu'en
France la mise en place de politiques culturelles ambitieuses est
principalement liée aux deux guerres mondiales. Soit qu'ils en aient fait
directement l'expérience, soit que celle-ci leur ait été transmise par
leurs aînés, des générations de militants et de responsables politiques
et culturels ont vu dans l'accès aux arts et à la culture des enjeux
absolus de civilisation et de sens. Cet héritage n'a pas été transmis. De
sorte que les métiers de la culture sont devenus des métiers ordinaires,
des carrières. Mais allons encore un peu plus loin, cette fois du côté de
notre propre désaffection. Le philosophe Bernard Stiegler (2) a montré
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Illustration : Stéphane Trapier
depuis longtemps en quoi l'hypercapitalisme, en mobilisant toute notre
attention, était peu à peu en train de conformer notre esprit pour
l'assujettir à la marchandise, à la consommation de masse. Le rapport
avec le service public des arts et de la culture ? La consommation de
masse est l'ennemie du sensible, de ce qui nous touche au plus
profond, de ce qui concerne notre condition et fait de chacun de nous
un individu incomparable, imprévisible, maître autant qu'il est possible
de son temps et de son désir. On peut tout à fait imaginer aujourd'hui
une existence humaine n'entretenant pas le moindre rapport à la
beauté ni à la pensée. En 2007, le Cendrillon d'Eric Reinhardt (3)
décrivait admirablement ce monde. Un monde où nous saurions à
peine que ça existe. Où seuls ceux qui disposent du capital culturel
sauraient déjouer les ruses de la marchandise et maîtriser leur
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existence. S'il ne devait plus rester qu'un seul argument pour la
défense et l'illustration d'un service public des arts et de la culture, ce
serait certainement le refus sans concession de ce monde-là.
Alors sans doute allons-nous devoir nous occuper à nouveau de ce
sensible, reprendre les choses à la base, sans orgueil, près des gens.
Avec eux et pas à leur place. Regarder par exemple ce qui se passe
sur le territoire minuscule de Briey-Mancieulles, en Lorraine. Mi-rurale
mi-urbaine, cette communauté de communes de dix mille habitants
représente ce qu'on appelle à Paris le pays profond. Ici, à quelques
kilomètres du Luxembourg, habite, selon les clichés en usage, le
peuple des anonymes, ceux dont parle justement « Culture pour
chacun ». Une France de travailleurs transfrontaliers, de retraités, de
jeunes non motorisés, de pavillons. Ici aussi existe un théâtre, ouvert
en 2002 dans une ancienne salle des fêtes construite en 1929 par le
patronat minier, lequel voulait par là sédentariser ses ouvriers. Ce
théâtre s'appelle le TIL (Théâtre Ici et Là). Et l'homme qui parle, Guy
Vattier, maire de Briey et président de la communauté de communes
du pays de Briey. Cet ancien élu de droite, maintenant sans étiquette,
a porté à bout de bras ce projet de théâtre, avec son collègue André
Fortunat, ancien militant du PCF, maire de la commune voisine,
Mancieulles. Les deux hommes sont d'ailleurs assis côte à côte lors de
l'entretien. « Au plus fort de l'activité minière, jusqu'à mille cent mineurs
ont travaillé sur le carreau de Mancieulles. Lorsque la mine a fermé, en
1978, le monde a basculé, pour nous. Le pays était en état de choc. La
perte d'identité menaçait. Il fallait redonner aux gens leur fierté, un
sentiment d'appartenance. D'où l'idée de reconstruire quelque chose à
partir de notre ancienne salle des fêtes. Cela nous a pris beaucoup de
temps. Je voulais prouver à tout le monde qu'il n'y a pas de
malédiction... Beaucoup d'élus choisissent l'éclairage public, le
traitement des ordures ménagères. Nous, on a choisi la culture. Il
s'agissait de redonner vie à notre territoire. » Le volubile André
Fortunat ajoute : « Avec ce théâtre, nous pouvons fabriquer ici nos
propres références. Et même si tous les habitants ne le fréquentent
pas, ils savent qu'il existe, que ce n'est pas le désert ici. » Guy Vattier
pourrait également se vanter d'avoir maintenu sur le territoire de sa
commune le tribunal, la sous-préfecture et l'hôpital public. « Il ne faut
pas séparer les choses. Tout se tient, dit-il, la culture et le reste ! »
Entre 15 et 20 % des foyers sont touchés d'une manière ou d'une
autre par les activités du TIL. La moitié des cinq mille cinq cents places
vendues chaque année le sont à des habitants de la communauté de
communes. « Le théâtre que nous proposons, raconte son
programmateur, Frédéric Tovany, n'est pas forcément celui que les
gens connaissent ou croient connaître. Cela reste très difficile de les
toucher. Beaucoup n'ont encore jamais poussé notre porte... Nous
voudrions que chaque enfant, durant sa scolarité, vive au moins une
fois une expérience théâtrale. » C'est un peu toujours la même chose,
le même travail à reprendre, microscopique, fragile, incertain, mêlant
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du politique, de l'artistique et du culturel. Quelque chose de presque
intime. Comme une conversation engagée avec ceux qui n'ont pas ou
ont moins. A Briey-Mancieulles, comme partout ailleurs. Un pas grandchose qui fait tenir de grandes choses. De la dignité et de l'espoir.
Daniel Conrod
Télérama n° 3191
(1) Beaucoup de responsables de structures estiment le pourcentage
de leurs usagers à environ 15 % de la population de leur ville.
(2) Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue : de la
pharmacologie, de Bernard Stiegler, éd. Flammarion.
(3) Cendrillon, d'Eric Reinhardt, éd. Le Livre de poche.
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