Dans son livre La domination masculine, Pierre Bourdieu

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Dans son livre La domination masculine, Pierre Bourdieu
La domination masculine selon Pierre Bourdieu
Par René Begon, Département « Education permanente » du CVFE
Paru en 1998, La domination masculine, de Pierre Bourdieu, a d’emblée
fait couler beaucoup d’encre et suscité un tollé de critiques chez les
intellectuelles féministes. Mettant en avant l’influence déterminante de
ce qu’il nomme la « violence symbolique » pour expliquer l’effet de
domination dont sont victimes les femmes, le sociologue a suscité un
profond malentendu avec un mouvement de pensée qui considère que la
violence physique est ce qui fonde l’oppression des femmes. Retour sur
un dossier particulièrement polémique.
Dans son livre La domination masculine, le sociologue Pierre Bourdieu examine la
question des relations entre les hommes et les femmes à la lumière de son
arsenal théorique et en adossant sa réflexion à la description ethnographique de
la société kabyle d’Algérie (qu’il présente comme un archétype de société
« androcentrique »)1.
L’observation qui fonde la réflexion sociologique de Bourdieu est que le corps
social est profondément inégalitaire :
Le point de départ de Bourdieu est le fait, massif, de la domination : il y a des
dominants et des dominés. C’est là la source de son « énervement », de sa « révolte »,
de son « indignation », tous sentiments dont il reconnaît qu’ils sont le moteur de son
travail. Il s’agit dès lors de chercher à comprendre comment cette domination peut se
perpétuer, comment elle parvient à dépasser le simple rapport de force et à se faire
reconnaître comme légitime, même aux yeux des dominés. « Ce qui fait problème,
c’est que, pour l’essentiel, l’ordre établi ne fait pas problème»2.
Se démarquant, dans le courant des années 70, du marxisme althussérien et de
sa théorie des « appareils idéologiques d’état », le sociologue met en évidence la
matérialité des conduites sociales à travers la notion de « pratique » et considère
que « les individus sont des ‘agents’, ni simples exécutants d’un plan général qui
les dépasserait ni acteurs dotés d’une liberté souveraine (…) La pratique n’est ni
la manifestation de décisions conscientes ni le produit de déterminations
extérieures et mécaniques »3.
Dès lors, « pour rendre compte (…) des principes à l’œuvre dans la pratique »4,
Bourdieu est amené à élaborer la notion d’habitus :
<L’habitus> est la source de la « raison » immanente aux pratiques ; il est un «
système de dispositions durables et transposables», de «schèmes de perception,
d’appréciation et d’action», produit par les expériences vécues par l’individu, qui
agissent comme un véritable «conditionnement ». Cette expérience, ou plutôt ces
expériences répétées, se cristallisent dans des «dispositions» permanentes, d’autant
1
Bourdieu a étudié cette société au début de sa carrière et les résultats de ses enquêtes lui ont plus d’une fois
servi à étayer son travail de sociologie.
2
Nordmann (Charlotte), Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, Paris, AmsterdamPoches, 2006, pages 21-22.
3
Ibidem, page 23.
4
Ibidem, pages 24-25.
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plus profondément ancrées qu’elles ont été précocement acquises. Les estimations du
«sens pratique» confèrent en effet «un poids démesuré aux premières expériences »,
du simple fait que les schèmes de perception incorporés d’abord par les individus
déterminent ce qu’ils sont en mesure - et désireux - de «voir », les expériences
auxquelles ils peuvent avoir accès dans la suite de leur vie. L’habitus produit les
conditions de sa propre perpétuation (…). Les intérêts, les désirs et les compétences
des individus se forment ainsi à partir de leur expérience du monde social, de sorte que
les pratiques manifestent l’intériorisation par les agents des structures objectives du
monde social5.
Violence symbolique
Et domination
Ce qui permet que s’exerce la domination, c’est, selon Bourdieu, un phénomène
à la fois discret et sournois, qu’il nomme la « violence symbolique » et dont
l’habitus est en quelque sorte le vecteur. Distillé à travers l’éducation familiale et
scolaire, mais aussi la religion, les médias ou le sport, cette forme d’imposition a
la particularité de s’insinuer jusque dans l’intimité du corps de chacun. Selon lui,
cette violence symbolique est « incorporée » de façon si intime aux individus
dominés qu’elle les conduit à accepter comme naturelles les inégalités qui pèsent
sur eux et à adopter les conceptions et les valeurs des dominants, c’est-à-dire à
être (inconsciemment) en accord avec ce qui concourt à les aliéner.
Pour Pierre Bourdieu, la problématique de la « domination masculine » s’inscrit
dans le droit fil de sa réflexion fondamentale. Aussi observe-t-il ceci dès la
première page de La domination masculine :
« Et j ‘ai aussi toujours vu dans la domination masculine, et la manière dont elle est
imposée et subie, l’exemple par excellence de cette soumission paradoxale, effet de ce
que j’appelle la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses
victimes mêmes, qui s’exerce pour l’essentiel par les voies purement symboliques de
la communication et de la connaissance ou, plus précisément, de la méconnaissance,
de la reconnaissance ou, à la limite, du sentiment6 ».
Ce rapport de pouvoir traverse et informe l’ensemble du fonctionnement social et
s’intègre aux comportements et attitudes féminines :
« La préséance universellement reconnue aux hommes s’affirme dans l’objectivité des
structures sociales et des activités productives et reproductives, fondées sur une
division sexuelle du travail de production et de reproduction biologique et sociale qui
confère à l’homme la meilleure part, et aussi dans les schèmes immanents à tous les
habitus: façonnés par des conditions semblables, donc objectivement accordés, ils
fonctionnent comme matrices des perceptions, des pensées et des actions de tous les
membres de la société, transcendantaux historiques qui, étant universellement
partagés, s’imposent à chaque agent comme transcendants. En conséquence, la
représentation androcentrique de la reproduction biologique et de la reproduction
sociale se trouve investie de l’objectivité d’un sens commun, entendu comme
consensus pratique, doxique, sur le sens des pratiques. Et les femmes elles-mêmes
appliquent à toute réalité, et, en particulier, aux relations de pouvoir dans lesquelles
elles sont prises, des schèmes de pensée qui sont le produit de l’incorporation de ces
relations de pouvoir et qui s’expriment dans les oppositions fondatrices de l’ordre
5
6
Ibidem, page 24.
Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, coll. « Points-Essais », 2002, pages 11-12.
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symbolique. Il s’ensuit que leurs actes de connaissance sont, par là même, des actes de
reconnaissance pratique, d’adhésion doxique, croyance qui n’a pas à se penser et à
s’affirmer en tant que telle, et qui ‘fait’ en quelque sorte la violence symbolique
qu’elle subit »7.
Cependant, pourrait-on conclure que la violence symbolique induit chez le
dominé une forme de « servitude volontaire » ? Non, répond Bourdieu, dans la
mesure où les processus qu’il décrit sont essentiellement inconscients :
« La violence symbolique s’institue par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne
peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose, pour
le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que
d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme
incorporée de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle;
ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en œuvre pour se percevoir et
s’apprécier, ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas,
masculin/féminin, blanc/noir. etc.), sont le produit de l’incorporation des classements,
ainsi naturalisés, dont son être social est le produit »8.
Au fil de son exposé, Bourdieu indique à plusieurs reprises les chemins concrets
qu’emprunte selon lui la domination masculine pour modeler les comportements
féminins ou circonscrire les rôles que peuvent jouer les femmes : de la hiérarchie
sexuée du travail, avec ses relations paternalistes (du type « patron/secrétaire »
ou « médecin/infirmière ») aux rôles de faire-valoir subalternes attribués aux
femmes sur les plateaux de télévision9, du confinement des femmes dans les
secteurs d’emplois liés à leurs qualités soi-disant « naturelles »10 à la
dépendance programmée des femmes au regard d’autrui11.
Une pierre
dans le jardin féministe
Dès lors, devant l’ampleur du « dressage des corps »12 dont les femmes font
insidieusement l’objet, Bourdieu reprochera au féminisme de faire une excessive
confiance à la prise de conscience par celles-ci des inégalités dont elles sont
victimes, « en ignorant, faute d’une théorie dispositionnelle des pratiques,
l’opacité et l’inertie qui résultent de l’inscription des structures sociales dans les
corps »13. Et de poursuivre : « Ces distinctions critiques n’ont rien de gratuit :
elles impliquent en effet que la révolution symbolique qu’appelle le mouvement
féministe ne peut se réduire à une simple conversion des consciences et des
volontés »14.
Enfin, dans le dernier chapitre de son livre, Bourdieu s’interroge sur le
mécanisme qui, au fil du déroulement historique, a présidé au maintien, qu’il
nomme « reproduction », de la domination masculine. Il voit à l’œuvre ce qu’il
7
Ibidem, pages 53-54.
Ibidem, pages 55-56.
9
Ibidem, pages 83-85.
10
Ibidem, pages 86-90.
11
Ibidem, pages 94-96.
12
Ibidem, page 81.
13
Ibidem, page 62.
14
Ibidem, page 64.
8
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appelle un « processus de déshistoricisation » dont les « agents » immatériels
sont des « institutions » :
« En fait, il est clair que l’éternel, dans l’histoire, ne peut être autre chose que le
produit d’un travail historique d’éternisation. Ce qui signifie que, pour échapper
complètement à l’essentialisme, il ne s’agit pas de nier les permanences et les
invariants, qui font incontestablement partie de la réalité historique ; il faut
reconstruire l’histoire du travail historique de déshistoricisation ou, si l’on préfère,
l’histoire de la (re)création continuée des structures objectives et subjectives de la
domination masculine qui s’est accomplie en permanence, depuis qu’il y a des
hommes et des femmes, et à travers laquelle l’ordre masculin s’est trouvé continûment
reproduit d’âge en âge. Autrement dit, une «histoire des femmes» qui fait apparaître,
fût-ce malgré elle, une grande part de constance, de permanence, doit, si elle veut être
conséquente, faire une place, et sans doute la première, à l’histoire des agents et des
institutions qui concourent en permanence à assurer ces permanences, Eglise, Etat,
Ecole, etc., et qui peuvent être différents, aux différentes époques, dans leur poids
relatif et leurs fonctions »15.
Dès lors, il peut esquisser les contours d’une recherche historique consacrée aux
rapports entre les hommes et les femmes, dont il semble considérer qu’elle est
encore à construire :
« Le véritable objet d’une histoire des rapports entre les sexes, c’est donc l’histoire
des combinaisons successives (différentes au Moyen Age et au XVIIIe siècle, sous
Pétain au début des années quarante, et sous de Gaulle après 1945) de mécanismes
structuraux (comme ceux qui assurent la reproduction de la division sexuelle du
travail) et de stratégies qui, à travers des institutions et des agents singuliers, ont
perpétué, au cours d’une très longue histoire, et parfois au prix de changements réels
ou apparents, la structure des rapports de domination entre les sexes: la subordination
de la femme pouvant s’exprimer dans sa mise au travail, comme dans la plupart des
sociétés préindustrielles,ou, à l’inverse, dans son exclusion du travail, comme ce fut le
cas après la révolution industrielle, avec la séparation du travail et de la maison, le
déclin du poids économique des femmes de la bourgeoisie, désormais vouées par la
pruderie victorienne au culte de la chasteté et des arts domestiques, aquarelle et piano,
et aussi, au moins dans les pays de tradition catholique, à la pratique religieuse, de
plus en plus exclusivement féminine »16.
Enfin, après avoir consacré quelques pages à se demander s’il est possible de
considérer la relation amoureuse comme une sorte d’exception (un « miracle »)
au sein des rapports de domination qui existent entre les hommes et les
femmes, Bourdieu, dans sa conclusion, se pose un peu en donneur de leçon visà-vis des féministes, se targuant d’avoir fourni par son analyse des pistes
alternatives pour la recherche sur la question du genre et le programme d’action
du mouvement féministe :
« Si donc je me suis aventuré, après beaucoup d’hésitation et avec la plus grande
appréhension, sur un terrain extrêmement difficile et presque entièrement monopolisé
aujourd’hui par des femmes, c’est parce que j’avais le sentiment que la relation
d’extériorité dans la sympathie où je me trouvais placé pouvait me permettre de
produire, en m’appuyant sur les acquis de l’immense travail encouragé par le
mouvement féministe, et aussi sur les résultats de ma propre recherche à propos des
causes et des effets sociaux de la domination symbolique, une analyse capable
15
16
Ibidem, pages 114-11 5.
Ibidem, page 116.
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d’orienter autrement et la recherche sur la condition féminine ou, de manière plus
relationnelle, sur les rapports entre les genres, et l’action destinée à les transformer17 ».
Il appelle notamment ce mouvement à ne pas chercher l’origine de la domination
des hommes sur les femmes uniquement au sein du couple et de la famille, mais
d’élargir sa vision aux institutions :
« Il m’apparaît en effet que, si l’unité domestique est un des lieux où la domination
masculine se manifeste de la manière la plus indiscutable et la plus visible (et pas
seulement à travers le recours à la violence physique), le principe de la perpétuation
des rapports de force matériels et symboliques qui s’y exercent se situe pour l’essentiel
hors de cette unité, dans des instances comme l’Eglise, l’Ecole ou l’Etat et dans leurs
actions proprement politiques, déclarées ou cachées, officielles ou officieuses18 ».
Un livre chahuté
par le mouvement féministe
A sa sortie, le livre de Bourdieu a été abondamment commenté, certains
considérant qu’il contribuait à donner ses lettres de noblesse scientifique à un
domaine, celui de la problématique des femmes, qui n’était pas encore
réellement accepté par le monde académique19, d’autres, principalement des
intellectuelles se réclamant du féminisme, lui reprochant son androcentrisme et
pointant son ignorance des études féministes, ses déficiences et son
schématisme.
Ses critiques assez condescendantes vis-à-vis du féminisme lui ont notamment
valu quelques volées de bois vert. Plusieurs reproches lui étaient formulés. Tout
d’abord, malgré l’hommage « aux acquis de l’immense travail encouragé par le
mouvement féministe »20, on mettait en évidence chez le sociologue une grande
méconnaissance des recherches menées, notamment dans le domaine
sociologique, par des chercheuses féministes depuis plusieurs décennies. Dans
un article souvent cité, Nicole-Claude Mathieu donnait comme exemples les
travaux de Christine Delphy, Colette Guilaumin, Paola Tabet, ainsi que de
l’anthropologue Françoise Héritier21.
Plus précisément, ce qui était reproché à Bourdieu, c’était d’avoir, en centrant
son explication du mécanisme de domination sur la violence symbolique, négligé
de fait ou sous-estimé l’un des principaux apports de la réflexion féministe, c’està-dire la mise en évidence de la violence physique au sein du couple comme
vecteur du rapport de domination (ou plutôt d’oppression) des hommes sur les
femmes22.
17
Ibidem, page 156.
Ibidem, pages 156-157.
19
Notamment Michelle Perrot et Yves Sintomer dans le dossier critique consacré au livre de Bourdieu dans la
revue Travail, Genre et Sociétés, n° 1, avril 1999, pages 201 et sv.
20
Ibidem, page 156.
21
Mathieu (Nicole-Claude), « Bourdieu ou le pouvoir auto-hypnotique de la domination masculine », dans Les
Temps modernes, n° 604, 1999, pages 290-291. On peut ajouter qu’il ne cite pas non plus le livre de ses anciens
disciples Baudelot et Establet, Allez les filles !, qui met en évidence les performances scolaires supérieures des
jeunes filles et leur entrée en force dans l’enseignement supérieur.
22
Louis (Marie-Victoire), « Bourdieu : défense et illustration de la domination masculine », dans Les Temps
modernes, n° cité, pages 332-335. Bien que lui-même s’en défende (voir La domination masculine, page 54).
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Une autre critique assez fondamentale et qui concerne l’ensemble de l’œuvre de
Bourdieu porte sur la notion de « domination » elle-même, dont on peut déplorer
le caractère massif, sans nuance et peu dialectique de l’usage qui en est fait par
Bourdieu :
« Rassemblant en une unité toutes les formes convergentes de domination
(économique, matérielle, physique, symbolique), ‘la’ domination tend à rendre
invisible (ou à considérer comme négligeables) tous les mouvements qui viennent
troubler l’ordre sans pour autant le subvertir entièrement (…) La division duale
dominants/dominés ne permet pas de saisir les tentatives singulières, individuelles ou
collectives, de contestation de la domination, qui passent par des appropriations qui
sont autant de détournement des normes dominantes23 ».
En d’autres termes, « à ne définir les dominés que par le tort qu’ils subissent, on
est amené à les réduire au manque, on rend leur puissance d’agir proprement
inconcevable »24, ce qui peut s’appliquer notamment à toutes les luttes menées
au nom de l’émancipation, qu’elles soient ouvrières, tiers-mondistes ou, dans le
cas présent, féministes. Car, non seulement Bourdieu ne juge pas utile de
rappeler que les femmes ont mené des combats (pour le droit de vote, pour le
droit à l’éducation, pour la dépénalisation de l’avortement, pour l’égalité
salariale, etc.), mais, en plus, il feint « de ne pas voir que le travail de
démocratie (et des sciences sociales antérieures) ont largement affaibli la
‘déférence’ des dominé(-e)s et légitimé la posture critique »25.
De là provient sans doute l’impression paradoxale que procure la lecture de
l’œuvre de Bourdieu, à la fois imprégnée de l’idée que la société fonctionne « à
l’inégalité » et donnant en fin de compte le sentiment désespérant que l’ordre
établi est le plus fort et que toute révolte est inutile et, même, impossible.
Charlotte Nordmann fournit une hypothèse intéressante à ce sujet :
« Si Bourdieu parle de ‘la domination’, c’est précisément parce qu’il suppose que le
monde social obéit, dans son ensemble, à une hiérarchie unique, qui surplombe et
subsume toutes les hiérarchies partielles, et que saisir les principes de cet ordre
fondamental, c’est saisir l’essentiel du fonctionnement de la société. On a souvent le
sentiment que c’est le point de vue surplombant où il se place qui détermine ce qu’il
peut et ne peut pas voir : bien qu’il fasse valoir le fondement empirique de ses
hypothèses théoriques, le fait qu’il cherche à dégager des ‘invariants transhistoriques’
(…) l’amène à négliger les singularités de telle ou telle situation historique au profit
d’une analyse globale qui tend à écraser les résistances locales à l’ordre commun26 ».
N’est-ce pas finalement une tendance excessive à la simplification et à la
généralisation qui est reprochée à Bourdieu ? C’est en tout cas la teneur de la
critique que fait Marie Duru-Bellat de la notion de reproduction appliquée à
l’école. En s’appuyant sur des études empiriques réalisées dans l’enseignement,
elle suggère que les filles ne sont pas nécessairement les jouets des effets de
23
Nordmann (Charlotte), Bourdieu/Rancière. La politique entre sociologie et philosophie, op. cit., pages 116 et
119.
24
Ibidem, page 118.
25
Reynaud (Philippe), « Le Sociologue et sa philosophie », dans Le Magazine littéraire, n° 369, octobre 1998,
page 25. Cité par Louis (Marie-Victoire), art. cité, page 328.
26
Nordmann (Charlotte), op. cit., pages119-120.
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domination engendrés par l’école, mais peuvent également développer leur
propre stratégie :
« Tous les travaux, évoqués de manière très elliptique par Bourdieu, centrés sur les
processus scolaires censés entraîner cette reproduction (biais dans les manuels et les
pratiques pédagogiques, relations dans la classe, etc.), ont incontestablement une
valeur descriptive indéniable, mais qu’en est-il de leur statut explicatif, puisqu’en
général les filles n’en réussissent pas pour autant plus mal ?27 »
L’énumération d’un certain nombre d’exemples précis allant à l’encontre de la
théorie bourdieusienne permet à la chercheuse de conclure : « le risque d’une
analyse abstraite, a-temporelle et prétendument universelle est de déboucher
sur une nouvelle doxa, aux antipodes de cette sociologie qui ‘défatalise’, que
prônait Bourdieu lui-même »28.
27
28
Duru-Bellat (Marie), dans Travail, Genre et Sociétés, dossier cité, pages 226-227.
Ibidem, page 228.
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