Une grand-mère volante

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Une grand-mère volante
Une grand-mère volante
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Laurent n'aurait pas pu dire comment ça c'était passé. C'était tellement étonnant et ça paraissait
si simple. Il n'avait plus senti sa grand-mère auprès de lui. Il avait regardé en l'air : elle y était. Sa
grand-mère volait !
C'était un jour où ils se promenaient tous les deux dans la campagne. Il faisait beau. Ils cueillaient
des fleurs en parlant de la pluie et du beau temps. Non, pas de la pluie puisqu'il faisait beau. Ils
parlaient du ciel bleu, des oiseaux. C'est cela, des oiseaux. Même que Laurent avait dit :
— J'aimerais bien être un oiseau.
À quoi sa grand-mère avait répondu :
— Tu prendras l'avion un jour.
— Non, non. L'avion c'est de la triche. Je voudrais voler moi seul.
— Mon pauvre petit, comment ferais-tu ? Tu n'as pas d'ailes.
Laurent n'aurait pas aimé avoir des ailes. Parce que ça n'aurait pas été naturel. Ses copains se
seraient moqués de lui. « Ah ! il a des ailes ! Ah ! il a des ailes ! » On l'aurait mené chez le docteur.
Peut-être à l'hôpital. Non, il aurait voulu voler mais sans ailes.
— Mon pauvre enfant, sans ailes comment serait-ce possible ?
Il avait vu sa grand-mère ramener ses mains contre elle et les agiter rapidement en répétant :
— Tu vois, ça n'est pas possible. Pas possible.
Puis il s'était baissé pour cueillir une pâquerette et c'est en se relevant que...
— Grand-mère !
Elle était là-haut. Plus haut que le haut des arbres. Ça alors ! À bientôt soixante ans !
— Grand-mère, tu vas tomber !
Ce fut le premier cri de Laurent. Sa grand-mère, il y tenait. Tomber de dix mètres de haut, elle
ne s'en remettrait pas. Elle risquait même d'en mourir.
— Grand-mère ! Grand-mère, redescends !
Mais non, elle continuait à évoluer*. Souple comme une feuille. Légère comme un cerf-volant.
Elle qui souffrait de rhumatismes. Ce que c'est que l'altitude ! Pas étonnant qu'on envoie les malades
à la montagne.
Laurent n'en revenait pas. Il avait déjà vu un homme voler. Superman à la télé. Mais là, c'était
sa grand-mère. En vrai !
— Redescends grand-mère !
Elle ne redescendait pas. Au contraire. Tout là-haut, elle virait, s'éloignait, revenait avec une
grâce* inexplicable.
« On dirait qu'elle nage » pensa Laurent. « Pourtant, elle ne bouge même pas les bras. »
Comme il faisait grand soleil, elle projetait une ombre sur le sol et Laurent trottait à côté de cette
ombre en criant toujours :
— Grand-mère, reviens. Redescends !
Elle ne devait pas l'entendre. Elle était déjà un peu sourde sur terre. Alors, là-haut... [...]
Laurent regarda autour de lui. Heureusement, ils étaient seuls. Imaginez que quelqu'un arrive
en demandant :
— Mais qu'est-ce que je vois dans le ciel ?
Et que Laurent soit obligé de répondre :
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— C'est ma grand-mère.
Ça l'aurait ennuyé. Laurent savait déjà qu'à ne pas faire comme tout le monde on est rarement
considéré. Et puis, il se demandait si c'était bien ou mal. Quand sa grand-mère lui faisait des frites
ou de la crème au chocolat, c'était agréable et ça ne dérangeait personne. Alors Laurent était heureux.
Mais voir voler sa Grand-mère, ça pouvait être extraordinaire mais ça pouvait aussi être défendu.
Il y aurait des gens pour dire que ça n'était pas régulier. Des jaloux. Ça ferait des histoires.
À commencer par le grand-père. Comment allait-il prendre ça, le Grand-père ? Il allait dire :
— Quand je pense qu'elle me ruine en médicaments pour soigner ses douleurs. Qu'elle m'envoie
faire les commissions sous prétexte qu'elle a mal aux genoux. Et que, pendant ce temps, elle se livre
à des excentricités* qui ne sont plus de son âge. Ma parole, elle est un peu folle !
Il se disait tout cela, Laurent. Pourtant, il se disait aussi que c'était sensationnel. Mieux que ça.
Super ! La tête des copains s'il leur annonçait tout de go :
— Ma grand-mère vole.
— Comment ça, vole ?
— Comme les oiseaux.
Ça allait être la nouvelle de l'année. À condition que les copains le croient. Parce que, pour
qui ne l'avait pas vu, c'était tout à fait incroyable. Et pourtant... aucun doute. Sa grand-mère était
toujours au-dessus. Planant.
— Mémère ! Mémère ! Je t'en prie, redescends !
Il lui sembla qu'elle avait perdu un peu d'altitude. C'est cela. Elle tournait en spirale en se
rapprochant. Laurent se rappela les énormes avions qu'il avait vu atterrir à Orly. Il s'était toujours
demandé comment ils pouvaient descendre si calmement, si majestueusement. Lourds de plusieurs
tonnes qu'ils étaient. Sa grand-mère était beaucoup plus légère, par contre elle ne possédait pas de
train d'atterrissage.
— Attends Mémère. Attends un peu ! [...]
La grand-mère continuait à descendre. Lentement. Mais elle descendait. Laurent arracha au
plus vite quelques brassées d'herbe. Il y avait un peu de paille. Il la ramassa. La joignit à l'herbe.
En fit une litière. Posa son blouson par-dessus.
— Ici Mémère ! Ici !
À quelques mètres du sol, la grand-mère planait. Laurent agita les bras pour signaler la piste
improvisée.
— Par ici ! Par ici !
La grand-mère balança un peu le torse, écarta les mains, laissa tomber les jambes et... Tout
se passa miraculeusement. Elle se posa sur le coussin. Parfaite. Elle se retrouvait sur terre si
naturellement qu'elle semblait ne l'avoir jamais quittée.
Laurent se blottit contre elle.
— Ah ! Mémère, Mémère. Comment t'as fait ?
— Je ne sais pas, répondit-elle. Je ne sais pas. Ça s'est fait tout seul. C'était simple. Tout à fait
simple.
Alors Laurent se mit à sangloter.
— Mais non mon petit, mais non, répétait la grand-mère. Il ne faut pas. Il ne faut pas.
Elle ne put en dire davantage. À son tour, l'émotion s'empara d'elle. Et, durant de longues
minutes, ils pleurèrent, serrés l'un contre l'autre.
* évoluer : exécuter un mouvement.
* grâce : beauté et charme.
* excentricités : bizarreries, extravagances.
Pierre Louki, Une grand-mère volante, Bordas
Collection « Aux quatre coins du temps ».
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Lect_15 - 24/10/94 - CM1