Homo Sensibilis et edutainment

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Homo Sensibilis et edutainment
Homo Sensibilis et edutainment
Béatrice Hébuterne-Poinssac *
Université de Paris II
Homo Sensibilis 1 est l’expression que l’on oppose aujourd’hui à
Homo Sapiens. Il est en passe de renouveler les voies de la pensée
trop liée au réductionnisme et à la stricte rationalité. Ce récent
paradigme apporte à la fois un nouveau champ de recherche,
celui de notre vie quotidienne de plus en plus centrée sur la
place de l’individu dans la société et un regard neuf sur l’évolution du travail et des loisirs. Ainsi il peut éclairer notre réflexion.
L’edutainment apparaît comme une contraction d’education et d’entertainment (divertissement), soit un ensemble de programmes et de services
traités avec les dispositifs et les cadres du divertissement afin de rendre
le message éducatif accessible à un nombre plus élevé de personnes. En
effet, nous constatons, que le nombre d’élèves et d’étudiants s’est accru.
L’école, l’université, ne sont plus les seuls “fournisseurs” de savoir. Les
jeunes générations baignent dans le monde de l’audiovisuel, des médias,
et plus récemment du multimédia. L’échec scolaire, l’ennui en classe,
grandissent également. L’univers scolaire évolue lentement et cherche à
intégrer dans ses structures de nouveaux modes d’apprentissages. L’edutainment, pour l’instant en dehors du système éducatif, montre une
approche sensible de la formation.
Le mariage de l’éducation et du divertissement peut sembler à première
vue utopique. En effet, les deux termes s’opposent. Le premier appelle
le travail, lui-même assujetti à des règles, des programmes, des niveaux,
des contrôles, le tout dans un cadre précis, de l’éducation. Le deuxième
plus flou, difficilement modélisable car plus personnel, s’apparente aux
loisirs, au plaisir et à l’émotion.
Faut-il éclairer l’éducation par la raison et le divertissement par l’émotion ? Quels sont ces produits d’edutainment qui s’appuient sur la sensibilité ? Quels dispositifs mettent-ils en œuvre ? Que perçoit le spectateur ? Peut-on évaluer les connaissances acquises ?
*
1
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R. Thom, 1993. Prédire n’est pas expliquer. Paris : Flammarion, coll.
« Champs », 140 p.
MEI « Médiation et information », nº 18, 2003
1. Des produits d’edutainment qui s’appuient sur le
monde sensible
Partons du principe que certaines émissions télévisuelles dites “culturelles” sont des productions d’edutainment. Avec l’avènement du câble,
des bouquets satellites et bientôt de la TNT, les chaînes dites thématiques fleurissent. Selon leur habillage télévisuel, certaines chaînes
comme Planète, Encyclopedia, Histoire, Voyage, proposent des contenus variés à la fois culturels et éducatifs. Ces productions séduisent et
informent car elles sont là d’abord pour divertir et émouvoir. Le spectateur s’instruit sans effort et avec plaisir.
Arrêtons-nous devant une “vitrine” de ce type : les rencontres internationales de l’audiovisuel scientifique (image et science) donnent à Paris,
en automne, durant un mois, un ensemble d’œuvres télévisuelles issues
de la recherche dont le propos est évidemment d’instruire. Les chaînes
de télévision du monde entier concourent à la sélection nationale
comme dans les Festivals d’œuvres culturelles (Cannes, Venise.).
Le Festival international de l’émission scientifique de télévision, a été
créé par le CNRS, il y a près d’un quart de siècle pour inciter les gens des
médias à informer et instruire leur public sur les avancées scientifiques
et à les mobiliser à l’effort de recherche. Ce Festival constitue un observatoire de la production mondiale d’edutainment télévisuel pour rendre
compte de toutes les écritures de la science en images et aussi proposer
des éléments d’une réflexion sur la présence de la recherche dans les
médias du monde. En cinq ans, le public du Festival est passé de quelques centaines de curieux à plusieurs centaines de millions de spectateurs et de téléspectateurs. Sont présents :
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–
Les chercheurs, souvent co-auteurs des documentaires, en tant que
conseillers scientifiques.
Les réalisateurs chargés de trouver des solutions audiovisuelles qui
permettent de montrer des contenus scientifiques sans trahir le
message.
En effet, longtemps “voix-off”, ils occupent davantage l’écran. Ils
expliquent avant de montrer, ils débattent ensuite longuement et les
sciences humaines sont de plus en plus sollicitées. Sur les quatre cents
productions citées et présentées au festival 2002, trois d’entre elles ont
retenu notre attention. La première émission, issue de France 3, intitulée C’est pas sorcier est un magazine de la découverte de la science. Au
départ, destiné à un public d’enfants, il s’est rapidement étendu à tous
publics. Deux animateurs font voyager le spectateur sur les chemins de
la connaissance scientifique à bord de leur gigantesque camion-atelier.
Chaque émission développe un thème différent et aborde avec pédagogie, le fonctionnement des concepts à l’aide d’expériences simples et
attrayantes, parfois amusantes.
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Archimède, le magazine franco-allemand, diffusé sur Arte propose de
répondre à des questions telles que : « Qu’est-ce que la Science aujourd’hui ?
Que sont l’esprit, la démarche scientifique ? », « On cherche à sensibiliser le
spectateur aux méthodes de la science ». Un autre magazine, Les grandes énigmes
de la science, dresse l’inventaire des grandes questions que se posent les
chercheurs dans tous les champs de la connaissance. De plus, des
cassettes vidéos peuvent prolonger ce programme à domicile.
Ces productions auraient pu demeurer des œuvres “expérimentales”
vues par quelques initiés. Or, l’habillage et la diffusion télévisuelle les
font rentrer dans le domaine du spectacle. Les émissions d’edutainment
sont donc essentiellement liées à leurs moyens de production et de diffusion, à la fois par leur support, mais aussi par leurs présentateurs et
leurs réalisateurs. Ajoutons l’importance des effets spéciaux numériques, qui auparavant restaient le privilège du cinéma. Aujourd’hui,
l’image de synthèse intégrée dans l’image documentaire apporte par son
réalisme, l’illusion de la vie.
En décembre 2002, France 3 présente, L’odyssée de l’espèce, documentairefiction réalisé par Jacques Malaterre avec la collaboration de Mac Guff
Ligne, pour la création des pré-humains virtuels, sur les travaux d’Yves
Coppens et des plus éminents paléontologues actuels. Le spectateur se
trouve confronté à l’image de sa propre évolution biologique, ce qui
déclenche un type d’émotion rarissime, à laquelle n’échappait pas le
“père” de Lucy, lui-même, en voyant vivre sa découverte. Le rôle de
l’infographie fait ici émerger tous les facteurs intellectuels et sensibles.
Ainsi cette œuvre s’affirme comme l’une des plus représentatives de
l’edutainment.
Les exemples que nous venons d’évoquer nous incitent à vouloir comprendre les mécanismes qui suscitent l’attraction du spectateur
2. Quels dispositifs 1 l’edutainment met-il en œuvre ?
Le modèle de ces cas d’edutainment est bien un emboîtement de dispositifs qui nous permet une analyse de ce que peut engendrer la mixité de
deux dynamiques éducation et divertissement.
1
Dans leur contribution à une théorie du dispositif, Hugues Peters et Philippe Charlier (dans leur « Contribution à une théorie du dispositif » in Le
dispositif entre usage et concept. Hermès. CNRS Éditions, 292 p., 1999) précisent
que dans la notion de dispositif on se trouve bien dans une logique de
moyens mis en œuvre en vue d’une fin. « Le dispositif a une visée d’efficacité,
d’optimisation des conditions de réalisation. Il est soudé au concept de stratégie et il renvoie aux procédures qui sous-tendent l’organisation de la société. À ce titre, il peut être
défini comme la concrétisation d’une invention au travers de la mise en place d’environnements aménagés. »
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Avec C’est pas sorcier, le dispositif utilisé pour rendre abordables les
sujets présentés réside dans la mise en scène quasi théâtrale où deux
présentateurs jouent, pour l’un le rôle de l’explorateur sur le terrain (il
est parfois déguisé selon le thème de l’émission), pour l’autre celui du
savant comique qui fait des démonstrations avec des maquettes animées. Dans le second cas, Archimède est avant tout l’œuvre de réalisateurs issus du cinéma, qui apportent leur touche attrayante pour des
sujets parfois ardus. Quant au magazine Les grandes énigmes de la science, il
est conçu et animé par un des journalistes vedette du petit écran,
François de Closets ; celui-ci entre véritablement en jeu dans l’image,
grâce aux effets spéciaux, et utilise tous les procédés numériques pour
matérialiser les concepts abordés. Enfin, dans L’odyssée de l’espèce, à partir
du scénario scientifique, on a construit les personnages virtuels, qui
demeurent néanmoins fidèles aux découvertes des paléontologues.
Les dispositifs employés, pour la mise en scène de produits d’edutainment
sont liés aux héritages, empruntés à tous les spectacles : mise en œuvre
pédagogique, moyen de créer la communication, et d’effectuer la
médiation. L’utilisation des métaphores devient le moyen de quitter
l’univers éducatif, d’atteindre un espace de surprises et d’affectivité.
La narrativité orchestre l’action et les relations entre les événements.
Ainsi s’énoncent clairement les procédés pour faire vivre au spectateur,
au fil du temps une expérience émotionnelle.
La dramatisation entraîne comme au théâtre et à l’opéra, dans un
monde simulé au pouvoir évocateur, l’identification avec les héros. Ces
personnages proches ou lointains deviennent accessibles à travers leurs
actions, transmises et magnifiées par les images.
Nous sommes ainsi très éloignés de “reproduction et mémoire”, bases
de l’éducation traditionnelle. En effet, la structuration de nos formations nous a enfermés dans les concepts liés au besoin d’abstraire. Le
système éducatif cherche à développer les compétences d’ordre général
détachées de leur contexte, sans donner vraiment les clés qui assurent
transfert et synthèse.
L’edutainment au contraire rassemble par l’exploration du monde sensible
tous les ressorts de l’émotion. Le nombre de disciplines 1 concernées
1
La recherche disciplinaire concerne un seul et même niveau de réalité, mais
en plus, il faut considérer ce qui existe entre les disciplines, à travers les
différentes disciplines et au-delà de toute discipline jusqu’à la transdisciplinarité qui dépasse les cloisonnements et s’intéresse à la dynamique engendrée par plusieurs niveaux à la fois. Ainsi se nourrit la complexité. Comment le cas que nous venons de citer est-il représentatif de cette complexité ? On trouve la réponse dans la « Charte de la transdisciplinarité » (Premier
congrès de la transdisciplinarité, novembre 1995, Arrabida), elle stipule :
– Rigueur pour l’argumentation
…
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est d’autant plus important que les outils (TICE) facilitent leur cohésion.
Les auteurs de ces productions (voir ci-dessus), s’intéressent à la dynamique engendrée par l’ensemble des disciplines, jusqu’à la transdisciplinarité 1 qui dépasse les cloisonnements.
Par ces rencontres, un langage mixte est peut-être en train de naître de
la contextualisation. Une étape essentielle s’inscrit dans l’histoire de
l’image, image transversale passée ainsi au service de l’edutainment. Mais
connaît-on les effets de ces messages en dehors de l’enchantement
qu’ils nous procurent ?
3. L’edutainment face à la perception du message et à
l’acquisition de connaissances
Nous illustrons notre propos par un sketch que nous avons tiré de
Nulle Part Ailleurs (célèbre émission humoristique diffusée sur Canal +).
Dans ce sketch intitulé « Et la télévision réinventa le documentaire historique », une famille de Français moyens regarde un documentaire sur
la vie de Napoléon. Le lendemain, à l’école, l’enfant est soumis à une
interrogation écrite portant justement sur le même sujet :
Question : Que pouvez-vous dire sur Napoléon ?
Réponse de l’enfant : Il dormait avec son chapeau…
Cette anecdote nous interpelle, en effet, sur la perception individuelle
des messages. L’edutainment possède bien la qualité de divertir, tout en
instruisant. La variété des publics rend difficile toute mesure.
Dans un domaine proche, mais avec des objectifs différents, les produits ludo-éducatifs obéissent à des règles précises concernant l’âge, le
niveau scolaire, le thème abordé.
En résumé, le ludo-éducatif appartiendrait à l’Éducation nationale alors
que l’edutainment demeure à la Culture et aux Arts.
Et si l’émotion prenait le pas sur la raison ?
Arrêtons-nous sur la comparaison de deux œuvres placées sur le même
thème : L’odyssée de l’espèce, que nous venons d’évoquer et La guerre du
…
Ouverture pour l’acceptation de l’inconnu, de l’inattendu, de
l’imprévisible
– Tolérance pour la reconnaissance du droit aux idées contraires aux
nôtres
Selon Gary Shank (cité par Jacques Perriault dans son ouvrage L’accès au
savoir en ligne), « à mesure que nous établissons nos connaissances en travers des frontières disciplinaires, nous tendons à partager non seulement les faits mais nos façons de
considérer le monde. La construction du savoir sera de plus en plus interdisciplinaire ».
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Feu de Jean-Jacques Annaud. La proportion de fiction (scénario et narrativité) de même que celle du contenu scientifique n’ont pas le même
équilibre. Il s’en suit des perceptions différentes des contenus élaborés
au cours des messages.
Le risque majeur de l’edutainment transparaît dans la focalisation du
spectateur sur des détails narratifs au détriment de l’information
scientifique.
Étant donné cette composante éducative de l’edutainment, on peut également se poser la question de l’évaluation éventuelle du message.
Certaines possibilités sont offertes par la présence de l’interactivité.
Par exemple, lors de la lecture d’un DVD, le spectateur est aussi utilisateur puisqu’il est relié au lecteur de DVD par une télécommande. Le
principe du menu est présent et propose des choix entre le visionnage
direct du film, des extra, parmi lesquels des séquences coupées, le
making-of, la possibilité d’aller directement au chapitre qui l’intéresse,
etc. Le DVD offre la possibilité de voir et d’apprendre davantage si on
le souhaite. L’edutainment est présent, et on ajoute ici l’interactivité.
Ne négligeons pas les cédéroms culturels qui mettent en scène les
époques, les monuments historiques en introduisant la notion ludique
comme trame narrative et qui proposent parfois des outils d’évaluation
pratiques à mettre en place. L’exemple le plus communément employé
est le “Quiz” présent dans bon nombre de produits multimédias en
ligne ou hors ligne.
Dans l’examen de cette situation, où la complexité avec un grand
nombre des composantes qu’elle intègre, rend la tentative d’analyse des
facteurs, difficile à appréhender. Il faut songer à abandonner les grilles
linéaires.
Nous l’avons analysé, l’edutainment s’impose aujourd’hui face à la pensée
réductionniste, grâce à la science des dynamiques non linéaires. Selon
René Thom, il s’agit d’une nouvelle figure du savoir : « pour observer,
ouvrir les yeux, réhabilitons l’univers de la perception et du monde sensible ».
Connaître l’effet des messages d’image semblerait la première condition
pour créer des émissions répondant à des besoins précis. Or nous ne
connaissons toujours pas le mécanisme de la pensée et nous ne pouvons étiqueter la part de la raison et différencier celle de l’émotion.
Faute de mieux on s’attarde aujourd’hui aux concepts d’attention et de
perception.
L’edutainment reste la part indispensable du rêve et de l’imaginaire et de
la liberté qui alimente notre créativité.
Qu’adviendrait-il si une symbiose contrôlable entre éducation et divertissement existait, basée sur les clés du mécanisme mental de la fonction
cognitive ?
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