Proche lointain - Editions Dricot

Transcription

Proche lointain - Editions Dricot
1
Martine ROUART
Proche lointain
Première partie
La dernière fois, nous n’avons rien trouvé à nous dire et je ne sais pas quand nous allons
nous revoir. Nous avons rendez-vous la semaine prochaine, mais peut-être vais-je inventer
quelque prétexte…
Mon ami Jean-Louis, mon ami très cher, nous finirons par ne plus partager grand-chose.
Rien que des banalités.
Septembre 2008. Nous sommes à la fin de l’été et je rentre par le sentier des écoliers. Je ne
suis pas pressé.
Chez moi m’attendent ma femme Judith et ma fille Claire. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire
de Claire, elle a dix-neuf ans. Un bel âge, mais tous les âges ne sont-ils pas beaux ?
Cinquante-cinq ans, le milieu de la vie ou un peu plus, l’âge des bilans. Mon existence est
plus ou moins réussie sur tous les fronts. Suis-je heureux ? Pourquoi pas ?
Pourtant, où que je me trouve, où que j’aille, un sentiment d’incomplétude me colle à la
peau, reste tapi dans ma gorge. L’arrière-goût d’une déception gratuite. Non, rien de tragique
ni de radical. Un remuement intérieur, un va-et-vient un peu lancinant. Je le disperse aux quatre vents, mais il revient sans cesse parasiter mon esprit.
***
C’est au mois d’août 1986 que nous nous sommes rencontrés, tu t’en souviens certainement. Il y a vingt-trois ans, presque jour pour jour, à la terrasse d’un café. Des plateaux
chargés de verres naviguaient entre les tables. Un vent ensoleillé faisait claquer la toile des
parasols et donnait des envies vagabondes, un souffle tiède éparpillait les pensées.
Je n’étais pas encore marié à l’époque. Judith, j’ai fait sa connaissance deux années plus
tard. Je l’aime et elle a une importance capitale dans ma vie. Je le dis pour que cette information ne se perde pas en dépit de tout ce que je vais raconter.
Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.
© EDITIONS DRICOT – LIEGE-BRESSOUX – BELGIQUE
2
Ainsi, toi et moi, l’esprit vacant, aussi libres l’un que l’autre, nous regardions passer une
femme, la suivant des yeux jusqu’à ce qu’elle fût avalée par la foule. Je m’en souviens comme
si c’était hier. Elle portait une jupe à fleurs un peu démodée s’ouvrant en corolle au-dessus des
genoux et un chemisier blanc ajusté. Un foulard noué dans sa nuque dissimulait entièrement
sa chevelure et elle avançait à grands pas lents et réguliers, les yeux fixés droit devant elle,
imperturbable comme un navire fendant les flots. Je ne me rappelle pas son visage ni si elle
était vraiment jolie.
Nos regards se croisèrent, comme par hasard.
Je parle de toi, Jean-Louis, dont j’allais bientôt faire la connaissance.
Sans cette femme surgie de nulle part, nous nous serions levés après avoir fini notre bière
et vidé notre esprit de toutes ses songeries volatiles, chacun reprenant sa route. Un espacetemps qui aurait pu tout aussi bien ne pas exister, n’ajoutant rien, ne retranchant rien non plus.
Quelques minutes ne représentant pas autre chose que le temps qui passe. L’on se serait à la
fin salué d’un hochement de tête mécanique, celui que s’échangent des gens restés un certain
temps côte à côte à goûter une même atmosphère sans partager quoi que ce soit.
Cette inconnue avait réveillé un souvenir dans nos mémoires. Pour ma part, le foulard
m’avait forcément fait songer à Éléonore.
Oui, c’est elle. C’est bien cette passante, apparaissant et disparaissant, qui nous présenta
l’un à l’autre.
Toi et moi échangeâmes un sourire. Il ne signifiait rien d’autre que la conscience d’avoir
regardé dans la même direction et d’une pensée secrète qui avait clapoté tout au fond. Une seconde en un point du monde, à la fois propre et universelle. Dualité du regard et superposition
des perceptions, des petits points de connexion qui avaient suffi pour faire naître un sentiment
d’unicité.
En réalité, cette femme évoquait chez l’un et l’autre des pensées qui n’avaient pas grandchose en commun.
Tu ne pensais pas comme moi. Mais je ne m’en rendrais compte que des années plus tard.
Suis-je en train de dire que notre amitié a démarré sur un malentendu ? Bien sûr que non.
Avant tout, ce fut une belle rencontre de hasard. Celle de deux esprits tournés de la même
façon.
Nous commençâmes à bavarder en évitant d’emblée les banalités telles que le temps radieux de ce jour-là, étant du genre à discuter de celui qui fuit sans jamais revenir.
Jean-Louis. Voici que de ma mémoire surgit l’image flash qui m’apparut lors de notre première conversation et l’impression que tu m’avais donnée, alors que je ne savais rien de toi.
La pensée qui me vint, tu vas rire, c’était que tu étais beau. Je le pense toujours, d’ailleurs.
Tu fais partie de ce type d’homme qui vieillit bien.
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C’est étrange que cette réflexion me fût passée par la tête, car, je te l’assure, ni à ce moment-là ni ensuite, je n’ai éprouvé pour un homme autre chose que de l’amitié. Ton charisme
indiscutable m’avait frappé, un éblouissement pris en pleine figure qui aujourd’hui ne me
paraît pas moins naturel qu’alors. Simplement, depuis, l’émotion s’en est allée et j’ai compris
qui tu étais.
Donc, moi qui suis de taille moyenne, frêle et étriqué de partout, le cheveu plat et mou
tirant sur le blond et la figure pâle, j’admirai ton visage bronzé, carré et volontaire, presque
anguleux, et ton regard chaud, aussi sombre que tes cheveux coupés très courts. Tu portais un
polo Lacoste couleur lavande un peu lâche et un pantalon de toile claire.
Une élégance naturelle, sans effort. Je me sentais tout raide et engoncé dans mon costume
bleu marine et je me souviens d’avoir instinctivement dénoué ma cravate. Je songeai aussi, à
cet instant, combien les qualités et les défauts étaient distribués à la naissance de façon inégale.
Sur le plan de l’esprit, en revanche, je me sentais au diapason. Nous discutâmes d’ailleurs
durant près d’une heure, sans doute de sujets d’actualité qui s’étalaient dans nos journaux.
Nos propos s’enchaînaient les uns aux autres dans une spontanéité harmonieuse.
Je ne connaissais pas ton nom et j’ignorais si nous aurions l’occasion de nous rencontrer
à nouveau. Le destin le voulut. Nous nous revîmes un mois plus tard, dans le même café, à
l’intérieur cette fois, car il tombait des cordes. Tu eus l’air vraiment heureux de me voir. Je
ne l’étais pas moins et m’installai à ta table comme si tu m’avais attendu. On aurait dit que
j’avais retrouvé mon frère, celui que je n’ai jamais eu.
À partir de ce jour-là, nous prîmes l’habitude de nous donner rendez-vous une fois par
semaine.
Un rituel qui aura duré vingt-trois ans.
Nous avions rapidement trouvé des points communs. Avant tout, une façon détachée de
considérer le monde comme si nous n’en faisions pas nous-mêmes partie. Nous observions
l’agitation de nos semblables avec curiosité et une bonne dose de dérision. De même, nous
avons toujours éprouvé une méfiance instinctive pour les mouvements collectifs, pour les
causes et personnages qui soulèvent l’unanimité.
Sais-tu qu’il m’est arrivé, en t’écoutant parler, d’avoir la sensation de me regarder penser ?
Nous étions déjà loin d’être d’accord sur tout. Mais nos dissensions d’alors, toujours argumentées, nous enrichissaient l’un l’autre et nous faisaient réfléchir. Chacun était à l’écoute, attentif à ne pas heurter tout en ne baissant pas les armes. Il t’arrivait d’en rajouter et je le voyais
comme une innocente provocation, un moyen de tester notre amitié. L’effet d’une confiance
réciproque qui permettait d’aller trop loin dans les discussions et d’expérimenter des idées
pour donner l’occasion à l’autre de les démonter.
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Ensuite, il y eut bien d’autres choses, comme la musique et ces sports extrêmes auxquels
tu m’as initié.
***
D’un chemin de traverse à l’autre, je me rapproche de chez moi. Il est 19 heures, le ciel pur
et brûlant de la journée s’est recouvert d’un léger voile de brume. C’est l’heure où la chaleur
cède et les oiseaux s’ébrouent pour le dernier chant. L’avenue est presque déserte. Sur le sol,
quelques feuilles, les tout premiers vestiges de l’été, nostalgiques et dorés. Ma maison est au
bout de la rue, celle qui est entourée d’un mur de brique, la seule qui ne soit pas mitoyenne.
C’est une demeure ancienne, presque entièrement couverte de lierre si bien que, par temps
venteux, sa façade est toute parcourue de frissons. Les oiseaux sur les branches les plus basses
se dispersent à mon approche.
— Salut, Papa, tu arrives pile, je m’en allais.
— Bonsoir, ma chérie. Tu sais que tu aurais pu fêter ton anniversaire ici, si tu avais voulu…
— Oui, oui, je sais, mais c’est plus chouette chez Nora, ses parents sont partis, on a tout
l’appartement.
— Vous serez nombreux ? Et Sébastien, il sera là ?
J’aurais dû me taire. Voilà, un mot de trop. Dans mes relations avec ma fille, j’ai souvent
l’impression de rater une marche. Claire enfile sa veste sans répondre. Son sourire s’est effacé
et son visage s’est fermé. Un grand amour non partagé, certains y échappent, mais pas elle.
C’est par là qu’elle commence sa vie de jeune femme, un petit gâchis qui dure depuis un an
et qu’elle traînera toujours un peu derrière elle… Je regrette d’autant ma maladresse que l’air
sombre de ma fille ne l’embellit guère. Je dois être un père indigne. Je ne devrais pas m’en
apercevoir, mais Claire, qui tient plus de moi que de Judith, n’est pas absolument jolie. Sauf
lorsqu’elle sourit, ce qui n’arrive, hélas, pas très souvent ces derniers temps. Son sourire la
transfigure, illumine son visage en jetant de l’ombre là où il faut, sur son nez un peu fort et sa
peau imparfaite. Je me demande qui peut résister à un sourire pareil. À part Sébastien. Pourvu
qu’elle ne perde pas trop de temps, on peut passer si rapidement à côté des choses et les abandonner derrière soi sans même s’en apercevoir.
La voilà maintenant partie de mauvaise humeur à sa soirée. Je m’en veux un peu. D’ailleurs,
Judith m’accueille en levant les yeux au ciel.
— Qu’est-ce que tu peux être lourd, parfois, dit-elle.
J’ai tout de même droit à un baiser.
« On n’irait pas au restaurant, ce soir ? Pas très envie de me plonger dans mes casseroles,
j’ai eu une journée d’enfer. »
— Bonne idée.
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Je ne suis pas difficile à vivre et suis toujours content lorsque Judith nous propose une
sortie.
— Et si tu invitais Jean-Louis à nous accompagner ? Il y a si longtemps que je l’ai vu. Tu
ne m’en parles plus beaucoup… Il va bien ?
— Oui, pas de problème, mais ce soir… je préfère un petit repas en tête-à-tête.
J’ai pris un ton badin quoique catégorique.
Ma femme sent que, depuis un certain temps, entre Jean-Louis et moi ce n’est plus comme
autrefois, que nos rencontres s’espacent de plus en plus, qu’une distance imperceptible nous
éloigne. À voir son expression perplexe, ça a l’air de la tracasser.
Pourtant, il n’y a pas si longtemps, quelle joie l’aurait inondée de deviner l’ombre du plus
petit nuage entre nous ! Quelle victoire pour elle, chaque fois qu’elle a réussi à me faire renoncer à un rendez-vous ou un projet quelconque avec lui ! Je le sais bien, je l’ai toujours su,
que cette amitié qui semble si parfaite la gêne et même, la perturbe. Je le vois à ses yeux, à la
fois déçus et incrédules, lorsque je m’en vais avec lui au concert alors que je crève de fatigue.
Mais j’ai toujours tenu bon. Parce que mon amitié avec Jean-Louis est antérieure à ma rencontre avec ma femme, je me suis quelquefois permis de lui attribuer une sorte de préséance.
Elle aussi est entourée d’amis, mais, de son propre aveu, il s’agit pour la plupart de relations
superficielles. Oui, j’enfouis le plus loin possible une légère déception : Judith a toujours
été un peu jalouse de mon amitié avec Jean-Louis. Elle pense que quelque chose de moi lui
échappe, qu’une part lui revenant de droit lui est confisquée. Que peut-elle y comprendre, elle
qui n’a jamais connu les joies profondes d’une vraie amitié ?
À présent que les liens semblent se distendre, elle souhaitera de tout son cœur un nouveau
rapprochement, que tout redevienne comme avant. Parce qu’au fond, sans cette amitié-là, je
ne serais plus exactement l’homme qu’elle a rencontré, un jour frileux de février, dans la galerie de photos qu’elle venait d’acquérir.
J’ai renoncé depuis longtemps à comprendre par quel prodige j’avais attiré son attention
et pourquoi elle avait ignoré celui qui m’accompagnait et la mangeait des yeux. Ce fut moi
qu’elle choisit, sans se rendre compte qu’elle portait son dévolu sur un homme dont l’amitié
le liant à Jean-Louis faisait partie intégrante.
Aujourd’hui, elle en prend conscience et songe que sa victoire tardive pourrait être à double tranchant.
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