terrorisme : des entreprises françaises dans la ligne de mire

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terrorisme : des entreprises françaises dans la ligne de mire
À LA UNE 2015, L’ANNÉE DES CHOCS
TERRORISME : DES
ENTREPRISES FRANÇAISES
DANS LA LIGNE DE MIRE
Cellules de veille, gestion de crise,
agences et mercenaires en tout genre...
Face à la montée du péril djihadiste au
Moyen-Orient et en Afrique, les groupes
industriels se protègent.
C
’ÉTAIT AU DÉBUT DE L’ÉTÉ.
A peine les
rebelles,
conduits par
plusieurs
centaines de
djihadistes,
s’étaient-ils emparés de Mossoul, à 350 kilomètres au nord
de Bagdad, qu’un convoi d’une
soixantaine de véhicules, remplis de combattants cagoulés de
l’Etat islamique (E.I.), poursuivait vers le sud, en direction de
la raffinerie de pétrole de Baïji,
la plus grande d’Irak. Présents
sur le site, deux ingénieurs français salariés de Veolia sont alors
pris au piège. Trop tard pour
envoyer de Bagdad un convoi
blindé. Trop dangereux pour
s’aventurer seuls sur la route en
direction d’Erbil, à deux heures
de voiture. « On a pris contact
avec un chef de tribu local pour
organiser en urgence, à 3 heures
3000
DOLLARS PAR JOUR
C’est le prix d’une
garde rapprochée
pour des collaborateurs en mission
dans un pays
dangereux.
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du matin, leur exfiltration. L’opération était périlleuse, il a fallu
s’y prendre à trois fois à cause
des nombreux barrages »,
raconte l’ancien militaire, spécialisé dans ce type de mission
en charge de l’opération. A
l’aube, les rebelles prenaient d’assaut la raffinerie.
Après de violents combats,
cette nouvelle offensive des djihadistes sera repoussée par l’armée irakienne, mais elle aura
fait monter d’un cran la menace
qui pèse sur les multinationales
françaises implantées entre le
Tigre et l’Euphrate. Cibles des
rebelles de l’E.I. en Syrie, au
Nigeria et au Mali, depuis l’intervention de la France en
Libye, les voilà exposées en première ligne en Irak. Même le
Kurdistan irakien, présenté il y
a peu comme un havre de paix
propice aux affaires, n’est plus
sans danger. L’avancée rapide
de l’E.I. à une trentaine de kilomètres de la capitale, début
août, a pris la communauté d’expatriés de vitesse. « Sans les
frappes américaines, Erbil était
pris en quatre heures », décrypte Ghaleb Semo, un homme
d’affaires kurde. « Mais le risque
va en fait bien au-delà. Il s’étend
à tous les pays ennemis de l’Etat
islamique, à savoir les pays du
Golfe, la Jordanie, la Turquie et
le Liban », analyse Dorothée
Schmid, spécialiste des poli-
tiques européennes au MoyenOrient à l’Institut français des
relations internationales. De
quoi mettre les cellules de veille
des grands groupes en alerte.
Déjà, certains assureurs ne
souscrivent plus de nouvelles
couvertures en risques politiques sur des pays comme
l’Irak ou l’Ukraine. « On a des
black-lists. Sur le Burkina Faso,
on n’a pas attendu le soulèvement populaire contre Blaise
Compaoré. Depuis six mois, on
ne souscrivait déjà plus de nouvelles garanties », explique
Alexandre Egnell, responsable
des risques politiques à Liberty.
Les preneurs d’otages n’ont
désormais rien à négocier
Tout le monde en convient, la
menace a changé de nature. Elle
n’est plus le fait de groupes terroristes clairement identifiés,
comme Al-Qaida, mais d’apprentis djihadistes et de combattants solitaires disséminés
un peu partout au MoyenOrient, qui ont fait allégeance
à l’Etat islamique. Pour apprécier le risque, ça change tout.
Laurent Combalbert est bien
placé pour le savoir, c’est un
ancien officier du Raid devenu
spécialiste de la gestion des
risques. Il raconte : « Autrefois,
il y avait toujours une vocation
criminelle derrière les enlèvements. On pouvait alors discu-
SHAWN BALDWIN/THE NEW YORK TIMES/REA
MENACES. Les entreprises françaises sont en état d’alerte partout. Ici, au Yémen, des salariés de Total sous haute protection.
ter avec les preneurs d’otages
pour obtenir une libération
contre paiement d’une rançon.
Aujourd’hui, les ravisseurs n’ont
rien à négocier : à peine ont-ils
enlevé leurs otages qu’ils les
décapitent sans revendication
dans une mise en scène macabre diffusée sur Internet. »
Comment, alors, assurer un
minimum de sécurité aux multinationales parties chercher de
la croissance dans des zones de
plus en plus reculées ? Le sujet
est désormais stratégique pour
les entreprises. C’est même
devenu un avantage concurrentiel. Eric Delbecque est chef
du département sécurité économique à l’Institut national
des hautes études de la sécurité
et de la justice (INHESJ). Il
forme à la sûreté des managers
du CAC 40 : « Il ne s’agit pas de
bunkériser les implantations
françaises à l’étranger ni de met-
« Il ne s’agit
pas de
BUNKÉRISER
les implantations françaises
à l’étranger ni
de mettre une
GARDE
RAPPROCHÉE
derrière chaque
ressortissant.»
Eric Delbecque, chef
du département sécurité
économique à l’INHESJ.
tre une garde rapprochée derrière chaque ressortissant, mais
d’insuffler une culture du risque, de créer des cellules de
veille géopolitique et de mettre
en place des outils de sensibilisation et de prévention. » Une
mission délicate souvent
confiée à des anciens militaires,
comme Jean-Louis Fiamenghi
à Veolia, ex-préfet à la préfecture de police, ou Jean-Michel
Chéreau à Areva, un ex-général de l’armée de terre.
D’autres, comme Total, ont
préféré un homme du sérail
pour gérer les risques : Thierry
Bourgeois, ancien n° 2 de Total
au Nigeria, est un adepte
des situations difficiles. Chez
Renault, Eric Legrand n’est pas
non plus issu des services de
renseignement. C’est un ingénieur de 51 ans recruté à La
Poste, où il occupait les mêmes
fonctions. « Dans le top 10 d’une
grande entreprise, c’est bien que
deux ou trois personnes aient
occupé à un moment de leur
carrière ce poste. Ils savent de
quoi il retourne et ont les bons
réflexes », analyse Bertrand
Monnet, professeur à l’Edhec
et spécialiste des risques terroristes.
Des sociétés créées par des
pros du renseignement
Ce qui n’empêche pas les grands
groupes de recourir en back up
à des sociétés privées créées par
d’anciens membres des services
de renseignement. Rompus aux
situations à hauts risques, ils
savent analyser froidement les
événements, monter rapidement une escorte, ou dénicher
à toute heure et dans n’importe
quelle partie du globe le spécialiste du rapatriement, de
l’évacuation d’urgence ou de la
prise d’otage. « Nous les aidons ≤
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≤ à identifier les risques et à abais-
ERIC GAILLARD/REUTERS
ser au minimum leur degré de
vulnérabilité. Lorsque des Occidentaux sont la cible d’attentats, dans 80 % des cas, il y a au
départ une faute de comportement, une consigne pas respectée, un itinéraire dévié »,
explique Frédéric Gallois, ancien commandant du GIGN,
dont la société, Gallice, intervient aux côtés de poids lourds
du CAC 40. Comme ce collaborateur de GDF enlevé au
Cameroun avec sa femme et
ses enfants par une faction de
Boko Haram, en février 2013.
« Il était parti faire du tourisme
en famille dans l’extrême nord
du pays, à la frontière du Nigeria, une zone pourtant réputée
pour sa dangerosité », déplore
l’ancien commandant du GIGN.
Les entreprises ont une
obligation de protection
Seulement voilà, une entreprise
qui a recours à ces « experts »
au statut juridique flou pourrat-elle s’exonérer de ses responsabilités en cas de bavure ?
Depuis les attentats de Karachi,
en 2002, qui ont coûté la vie à
douze salariés de la Direction
des chantiers navals (DCN), les
entreprises ont non seulement
l’obligation de tout mettre en
œuvre pour assurer la protection de leur personnel, mais
elles ont également une obligation de résultats.
Pour l’avoir oublié, la DCN a
été déclarée par un tribunal
« coupable de faute inexcusable avec circonstances aggravantes ». Il faut dire que chaque
matin, à la même heure, le
personnel des chantiers navals
empruntait le même chemin
pour se rendre de son hôtel à la
base navale, alors que la menace
était connue de tous. Du coup,
ces mercenaires d’un nouveau
genre reportent directement au
plus haut niveau de l’entreprise
pour prendre une décision.
« Lorsque des commerciaux
veulent sortir le soir au restau-
DANGER. A Bagdad,
véhicule blindé et
gardes armés pour
Bernard Di Tullio, le
dirigeant de Technip.
Dans la capitale
irakienne, les
déplacements des
étrangers sont
ultrasécurisés.
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rant à Bagdad, je mets en place
un protocole, je donne mon avis,
mais c’est le siège qui tranche »,
raconte Frédéric Gallois.
Rester ou évacuer, il faut parfois ne pas perdre de temps.
Comme l’an dernier en Egypte
lorsque, au creux de l’été, le président Mohamed Morsi a été
destitué par l’armée. « Les
Frères musulmans étaient retranchés dans une mosquée, au
Caire. On s’est dit que ça risquait de dégénérer. On a immédiatement envoyé les femmes
et les enfants de nos expatriés
à Dubai pour trois semaines »,
raconte le directeur sécurité
d’un grand groupe.
La situation sécuritaire
échappe à tout contrôle
« Au Yémen, en ce moment, on
ne comprend plus rien à ce qui
se passe dans le pays. Les chiites
ont repris le contrôle, il n’y a
plus d’Etat. Or on a des salariés
qui doivent partir. On hésite.
Le patron de l’usine est soidisant cousin avec le chef d’une
tribu, mais ça ne suffit pas »,
explique-t-on au siège d’une
multinationale française. Au
moins la situation en Syrie at-elle le mérite d’être claire.
Entre la répression sauvage du
régime de Bachar el-Assad et
les exactions des islamistes, il
n’y a plus grand monde pour y
travailler. Total a attendu que
l’Union européenne prononce
officiellement des sanctions à
l’encontre des compagnies
pétrolières nationales syriennes,
en décembre 2011, pour arrêter
de pomper le brut syrien. De
leur côté, les Fromageries Bel
ont suspendu leurs activités
industrielles en 2012. Mais que
faisait encore Lafarge en Syrie
lorsque des djihadistes se sont
emparés d’une de ses cimenteries, en septembre ? « Nous
n’avions plus de collaborateurs
français sur place. Il n’y avait
que de la main-d’œuvre locale »,
soutient un porte-parole. Mais
« il reste encore des tas d’entreprises qui font du business
en Syrie. Elles utilisent des correspondants locaux chargés de
faire de la prospection », assure
un mercenaire. Pour l’aprèsBachar.
z GÉRALDINE MEIGNAN