Marie Depussé : guerre à la mort

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Marie Depussé : guerre à la mort
Marie Depussé : guerre à la mort
Ce n'est pas seulement un escalier, c'est un chemin de croix. Des marches rêches, à peine plus larges
que les épaules, et raides - un peu comme si on les avait empilées à la verticale, puis tordues en
colimaçon. Un calvaire. Non pas en soi, bien sûr, mais à cause des circonstances dramatiques
auxquelles est associé l'endroit. Dans La nuit tombe quand elle veut, livre magnifique, Marie
Depussé raconte comment elle a accompagné jusqu'à la mort son frère cadet, Jean Depussé. Or c'est
par cet escalier qu'elle l'a hissé, en 2006, peu de temps avant la fin. Il était atteint d'une tumeur au
cerveau et se déplaçait à grand-peine, claudiquant sur ses "jambes de ferraille". Pourtant, il venait de
se faire expulser de l'hôpital, sous prétexte qu'on n'y pouvait plus rien pour lui. Quelques années
après, sa sœur a décidé de raconter cette agonie. Elle l'a fait d'une manière poétique et coléreuse,
extraordinairement intelligente, et surtout pleine de cette humanité non conformiste qui est sa
marque de fabrique.
Donc, la voici en haut des fameuses marches, dans l'appartement de poupée qu'elle occupe
lorsqu'elle n'est pas en Sologne. Un lieu minuscule et enfumé, surchauffé, protecteur, qui donne
bizarrement l'impression d'être ailleurs - en tout cas pas dans le 14e arrondissement de Paris, à deux
rues de la gare Montparnasse. Marie Depussé s'assoit sur un fauteuil ancien, devant un joli bureau.
Elle est grande, mince, très élégante. Quand elle parle, elle remonte sa frange brune avec le dos de
ses mains. Elle sourit volontiers. De temps en temps, elle allume une cigarette. Contrairement à la
plupart des écrivains, ce n'est pas tant de son ouvrage qu'elle veut parler, mais de son frère. "C'était
un prince. C'était un humain." Ce texte, d'ailleurs, "est-ce un livre ?" Elle n'en est pas tout à fait sûre
: "Je ne me suis pas posé la question de la littérature, en l'écrivant." Si elle l'a entrepris, c'est
pour essayer de sortir de l'état de prostration où l'avait jetée le deuil. Et aussi parce qu'elle devait
se faire opérer du cœur. "Comme pour laisser une trace. Une sorte de testament. L'éternité, on n'y
peut rien, mais l'immortalité, il faut s'en occuper."
Une "histoire d'amour", en fait. Mais une histoire qui fait peur, surtout à ceux qui croient encore que
l'hôpital est un asile sûr, à l'abri de la malveillance et de la cruauté. Car ce que rapporte Marie
Depussé a de quoi faire trembler. Le personnel débordé, l'usure, les mouroirs où nul ne passe, le
médecin furibond qui vous jette dehors, sans appel. Uniquement parce que c'est la règle, parce que
la chimio est terminée, parce que l'espoir de sauver n'ayant plus sa place, le malade non plus."Il y a
progressivement un écrasement, une indifférence, qui laissent un espace pour le sadisme ordinaire.
De quoi est-on le gardien, aux urgences ? On est en face d'un cauchemar." Le médecin en
question, "pourquoi l'a-t-on laissé faire, alors qu'il aurait été mieux à Auschwitz ? Je l'aurais bien
descendu..." La rage est tombée, cependant. Au bout du compte, l'écrivain ne veut
pas attaquer l'hôpital, mais aider par son livre ceux qui vont y séjourner, ceux qui y travaillent et,
surtout, ceux qui accompagnent les malades. Les aider à quoi ? A "passer à une logique de guerre."
Elle-même a vécu presque toute sa vie d'adulte dans l'orbite d'une institution hospitalière : la
clinique de La Borde (Loir-et-Cher), fondée par Jean Oury, en 1953, sur les principes de la psychiatrie
institutionnelle. C'est dans le parc de cet établissement pas comme les autres que le père de Marie
Depussé, architecte de renom, lui a fait construire la maison de bois que tout le monde appelle "la
cabane". Son frère y a séjourné de longs mois. Normalienne et agrégée, enseignante à l'université,
mais aussi en prison, Marie Depussé n'était ni malade ni soignante quand elle a commencé
à passer du temps en compagnie de ceux qu'elle appelle avec tendresse "les fous", pour "ne
pas avoir à poser de diagnostic." Elle est devenue psychanalyste, mais sur le tard, et reçoit encore
des patients à Paris. Dieu gît dans les détails (POL, 1993), son très beau premier livre, raconte le
quotidien à La Borde, lieu "merveilleux", affirme-t-elle, et "d'une subtilité extraordinaire."
C'est d'ailleurs sa fréquentation des grands schizophrènes qui lui a permis d'entrer dans le monde
très particulier d'un mourant. "La pratique de la psychanalyse m'a donné cette pensée de
l'autre", explique-t-elle.
Or "c'est l'autre qui meurt" : ce proche déjà lointain, que l'accompagnant cherche à entourer,
sans pouvoir l'atteindre complètement. "Vous n'avez pas vécu sa vie, même si vous l'aimez", observet-elle, avant d'ajouter : "Le paysage intérieur d'un mourant est dévasté. Il sait qu'il va mourir, sans
le savoir tout à fait. Cette oscillation bouleverse son rapport au monde, et le rapproche du fou, donc
de quelqu'un qui nous est, a priori, étranger." Les bien-portants, note Marie Depussé, ont
une "perspective de vivant" que le mourant n'a plus. Pour lui, il n'y a pas les bons d'un côté, les
mauvais de l'autre, mais une mémoire qui se déplie à l'horizontale. "Il a sous les yeux la tapisserie de
sa vie, dont il aime tout, avec une forme d'amnistie dont nous ne savons rien. Il a renoncé à notre
jugement de vivants."
Doit-on dire la vérité à quelqu'un sur sa fin prochaine ? Cette question, Marie Depussé se la pose
avec honnêteté. Dans La nuit tombe quand elle veut, l'écrivain raconte ses propres angoisses de
menteuse par amour. Un jour, son frère lui dit :"Je vais crever" et elle lui répond que non. "C'est à
vous que le mensonge, la vulgarité de ce mensonge, fait mal. Lui, il entend que le mur tient, même si
ce n'est pas un très beau mur. " De quel droit assénerions-nous à un malade qu'il va mourir, donc
? "Dire toute la vérité, c'est dire la condamnation à mort, exercer un verdict, analyse-t-elle entre deux
bouffées de cigarette. De quel droit ?"
Tout de même, une chose la préoccupe : le fait de ne pas avoir pu montrer à Jean ce livre qui le
concernait tellement. Dans un précédent ouvrage, Les morts ne savent rien (POL, 2006), le frère très
aimé apparaissait déjà beaucoup. Il s'agissait d'une réflexion collective sur leur mère, morte depuis
longtemps. Marie Depussé avait recueilli les paroles de ses deux frères et de sa sœur, puis les avait
incorporées dans un très beau texte sur la mémoire, sur la parole et sur la famille. Seulement, elle lui
avait montré ses phrases, avant de publier. Cette fois, non. Jean, le "révolutionnaire naïf, d'une
immense courtoisie", celui qui "a eu tous les courages et fait toutes les conneries", celui qui, même au
plus mal, se levait de son lit d'hôpital pour laver un compagnon de douleur, Jean n'était plus là pour
relire. Dans les derniers temps, sa sœur avait noté tout ce qu'il disait. Se serait-il reconnu dans ce
personnage plein d'humour et de détresse ? Impossible de le savoir. Mais curieusement, le lecteur,
lui, le reconnaît. Il devine que oui, c'est ainsi que l'on souffre, ainsi que l'on meurt, ainsi que l'on
pleure. Et que l'on revit, et que l'on rit encore, en dépit de la tristesse et de la colère.
Raphaëlle Rérolle
Source : http://www.lemonde.fr/ Le Monde des livres, 01/12/2011

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