Lire un extrait - Les Editions de La Table Ronde

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LA «DER»,
MODE
D’EMPLOI
Luc Le Vaillant, responsable du service Portraits
L’idée de départ est assez simple. La « une » du journal ouvre sur le monde tel qu’il va mal,
sur la chose commune et sur les enjeux collectifs. La « der » va parler de l’individu, de sa vie,
de ses envies. Plan large et plan serré. Macro et micro. Le multiple et l’un.
On est en 1994. Les progrès techniques et les évolutions magazines des quotidiens ont
libéré cet espace longtemps requis pour les informations de dernière heure. La « der »
est à prendre. Marie Guichoux, soutenue par Serge July, va imposer une approche plus
personnelle des gens, connus et inconnus, qui font l’actualité et l’air du temps.
Quinze ans et 3 000 portraits après, l’ambition n’a pas changé. Il s’agit toujours de raconter
à égalité les personnages publics et les singularités anonymes, les puissants et les démunis,
les exhibos et les cachés, les « culturés » et les analphabètes, en France et à l’étranger,
en politique et dans les affaires, dans les hôpitaux, les prétoires, les usines, sur les scènes
et les stades, avec paillettes, au firmament ou dans la débine. En fin d’année, quand on revient
sur nos pas, on est contents quand on a su repérer les émergents et les déchus, les adorables
et les détestés, les signifiants et les décalés, tous ceux qui font l’époque.
Le portrait de « der » s’est inventé en marchant, mais n’a jamais dérogé à une règle de base :
la rencontre. On rencontre tous les « portraiturés » en tête à tête, en poussant dehors
les attachés de presse. Et on fait des pieds et des mains pour les voir chez eux, et pas en
cinq minutes. Ensuite, on enquête alentour. Et c’est comme si l’on partait pour un délicat
voyage intérieur, pour un grand et long reportage dans leur tête. Pareil pour le visuel, là aussi
il y a rencontre. Libé « produit » ses photos et ne les retouche pas. Ce qui explique la fin
de non-recevoir de certaines stars très contrôleuses. Bon an mal an, on tient sur cette
ligne de crête. Et ça se voit et ça se sent qu’il y a de l’affect et de la chair dans tout ça.
Dévoré par télés et radios, l’écrit ne survivra que s’il est capable de transmettre cette
émotion qui naît d’un choc des corps et des esprits. Émotion, irritation, séduction, qui
ensuite se retrouvent mises en perspective sur le papier. Déformées, tordues, peut-être.
Mais, en toute honnêteté, à défaut de l’impossible objectivité.
La « der » de Libé n’a pas inventé le portrait. Celui-ci a toujours existé en presse écrite.
Les spécialistes racontent le présidentiable à la veille du congrès de son parti, le PDG
victime d’une OPA, ou le cinéaste présentant son dernier film. S’entremêlent
considérations tactiques ou esthétiques, référents politiques et économiques, avec
infusion de notations plus humaines.
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La « der » a fait migrer le genre vers une étude de caractère et une analyse psychologique,
moins dépendantes des enjeux de l’heure. Et on a beau penser, avec Sartre et Malraux,
que les hommes « sont » ce qu’ils « font », la « der » travaille plus sur ce que les gens « sont »
que sur ce qu’ils « font ». Même si c’est bien ce que vous faites qui vous défait, vous
contrefait et vous laisse refait…
Libération, c’est une quarantaine de pages. Ce qui permet à la « der » de se concentrer sur
la vie, l’amour, la mort. Ou si vous préférez : le sang, le sperme, les cendres. Il s’agit d’explorer
les registres personnels. Au-delà de son itinéraire, de son œuvre et de son métier, c’est
quoi un homme, c’est quoi une femme ? Une famille, des ascendants, des enfants (ou pas),
un héritage accepté (ou refusé). Des convictions politiques, philosophiques, religieuses.
Des goûts et des couleurs, une passion pour Godard, pour Cantona ou pour les spaghettis
carbonara, grandiose et trivialité mêlés. Des rêves, des rires, des peurs, des paniques, des
fantaisies. Un rapport à l’argent, aux avoirs et à la dépossession. Et puis un corps malade,
bien portant, désirant, sexuel. Et mortel aussi, ce corps, enfin peut-être, sans doute.
Alors c’est vrai, entre le personnel et le privé, il y a le risque de franchir la ligne jaune.
Comment fait-on pour ne pas verser dans l’ornière du dégradant ? Eh bien, comme on peut…
En s’inventant une morale provisoire, chaque jour remise sur l’établi des convictions,
des prudences fatiguées et des nécessaires transgressions. Pour ce qui me concerne, pas
d’outing sauvage en matière de santé, de sexualité, de bâtardise. Même vu de maintenant,
je n’aurais pas « sorti » Mazarine, ni l’homosexualité d’un anti-pacs. Par contre, certains
secrets me semblent mériter de « sauter » : celui du compte en banque ou de l’isoloir.
Ça vaut ce que ça vaut, et le journalisme étant un art incertain, chaque portraitiste doit
se débrouiller avec ses réticences, ses refus et ses révoltes.
Si la « der » de Libé a fait école et si beaucoup de confrères nous font l’honneur de nous
copier-coller, cela tient aussi à une adéquation avec l’évolution de la société française.
Les Français s’exposent et parlent d’eux-mêmes avec une liberté et une décontraction
inimaginables voici encore une génération. La transparence a démodé le secret, au
risque d’une surexposition du rien-du-tout. Ils répondent sans se frapper à des questions
qui les auraient vus tourner le dos dans les années 60. On ne dit pas tout, mais on
en dit beaucoup et à beaucoup de monde. Parfois aussi, à trop parler, on enjolive,
on invente, on ment à soi-même et aux autres. À charge pour le journaliste de restaurer
des filtres, de nuancer, de contrebalancer.
La faveur de la « der » tient sans doute encore à la vogue psychologisante qui ballote les
récits de soi dans l’écume du narcissisme. Freud a gagné et Marx ne se sent pas très bien.
L’explication par le papa méchant et la maman marâtre devient un pont aux ânes
puéril que la « der » a beaucoup emprunté, il faut bien l’avouer. Sans parler de la recherche
bateau et assez mécaniste de la « faille » originelle ou de la « blessure » déterminante.
Ayant ainsi détourné par anticipation les critiques qui pourraient nous flécher tels
des saint Sébastien de l’écritoire, reconnaissons qu’il est une caractéristique de cette
dernière page dont nous restons assez fiers. C’est son côté démocratique. On traite avec
la même attention, la même affection ou la même affliction, les people et les SDF,
les patrons et les syndicalistes, les riches et les pauvres. Le tarif est le même pour tous,
4,5 feuillets de texte et une photo couleur. Uniques et égaux, à la fois w
PS : Si l’ensemble des journalistes de Libération écrivent des portraits pour la « der », la rubrique
Portraits est animée par une équipe de deux ou trois personnes qui a évolué au fil des années.
Avec par ordre d’apparition : Marie Guichoux, Marie Colmant, Nathalie Nougareyde, Philippe
Lançon, Luc Le Vaillant, Pascale Nivelle, Judith Perrignon et Sabrina Champenois.
Sans oublier Mathieu Lindon, « stagiaire » de luxe, et Alain Dreyfus, éditeur-auteur.
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