L`équilibre contemporain dans la photographie de Francesca Di
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L`équilibre contemporain dans la photographie de Francesca Di
L'équilibre contemporain dans la photographie de Francesca Di Bonito Texte de Xavier Malbreil Avril 2012 Les photographies de Francesca Di Bonito possèdent un pouvoir de séduction évident. Elles ont cette capacité de happer le regard au premier abord, que l’on pourrait expliquer par la surprise, cette faculté de montrer une image jamais encore vue, d’une beauté ou d’une laideur inédites. Aussi, ces photographies sont-elles sous-tendues par un discours très fort, très présent, qu’il appartienne au champ de la politique, de la sociologie ou bien à celui de la fantasmagorie. Cette tension créée par un champ narratif invisible n’est-elle certainement pas indifférente à l’attrait exercé par ces images. Mais tout cela ne suffirait pas à expliquer l’attirance immédiate que nous pouvons avoir pour ces photographies, alors que nous pouvons voir quantité d’autres images possédant ces mêmes qualités, séparément ou conjointement. Il y donc quelque chose en plus de tout cela, quelque chose qui n’a rien à voir avec la qualité technique, avec la surprise et l’originalité, ou avec la trame narrative et idéologique. Une chose qui doit retenir notre attention, parce qu’elle est au centre des enjeux de la photographie, et des métamorphoses que les technologies contemporaines, numériques notamment, lui ont imprimé. Très facilement, on pourrait voir dans la série Naissance, une démarcation quelque peu moqueuse, ironique des canons traditionnels de la vie hétérosexuelle, et de ses passages obligés. Sur la première image de cette série, Madame est déguisée comme un sapin de Noël, avec sa guirlande lumineuse qui lui parcourt le corps, ses boules de Noël qui lui accessoirisent les seins. Elle est emmaillotée, emprisonnée dans son rôle, et sa bouche, offerte ou prête à un acte cannibale, comme on voudra, est bien visible, attirante. Monsieur, à l’image suivante, désigne le sexe de Madame, comme le lieu où «cela se passe». Puis, à la troisième image, elle a le corps parcouru non plus d’une guirlande pour attirer les papillons, mais d’une pomme croquée, dont la signification est assez évidente. Et par un raccourci saisissant, la quatrième image de cette série nous montrera Madame après l’accouchement d’un nouveau-né… déjà réduit à l’état de squelette, la tête entre les deux seins. La Naissance a eu lieu, mais donner la vie, c’est aussi donner la mort, nous suggère l'artiste, à la suite des philosophes stoïciens. «Il faut que chacun meure pour que le monde reste éternellement jeune», disait déjà MarcAurèle, l’empereur philosophe. Sauf que là, le sujet est ET jeune ET mort. Stoïcisme au carré, et ironie grinçante de l’auteur… Ces quatre images, et celles qui les suivent, installent cette suite dans le champ de la narration, puisque l’on peut très aisément reconstruire une histoire, figurent des épisodes du fil de la vie que tous partagent: défloraison, sexe, sang, mariage, maladie, etc... Si la trame narrative est simple à codifier, et si chaque image semble échappée d’un film, comment ne pas constater à quel point chaque image contient en elle, aussi, un point focal qui en fait une image unique, réticente à s’inscrire dans un fil narratif. Ni photo réaliste, bien entendu, ni photo composée comme un tableau original, chacune des dix variations de cette série est tout à la fois unique et incluse dans un récit. Chacune de ces photographies, enfin, possède un pouvoir d’étrangeté dérangeante. Il y a donc un désir tout à la fois de s’inscrire dans le récit – et le récit de la Naissance n’est-il pas le méta-récit par excellence – et volonté de s’en écarter, tout à la fois par un ton moqueur, ironique, une prise de distance, et par l’utilisation d’accessoires, d’artefacts, de simulacres, qui constituent, de fait, la négation du destin biologique de chacun. Le poupon en celluloïd de la dernière image de cette série, le bras désarticulé qui tient le sexe de l’homme, le masque de plumes violettes qui cache le visage de la femme au nouveau-né squelette, tout nous montre que l’évidence du titre de la série, Naissance, n’a plus lieu, et que l’amour, le sexe, en s’éloignant de la biologie, vont vers la complexité, et parfois vers la négation de cet ordre des choses que l’on dit immuable. La Mariée Gantée se situe certainement dans la continuité de la série Naissance. Elle s’inscrit en tout cas dans le même discours vis-à-vis des institutions que se donnent les sociétés humaines. La Mariée est promise à un homme, et pour montrer que c’est à cet homme qu’elle appartiendra, et uniquement à celui-là, elle se coiffe d’un voile, qui la cache aux autres, et qu’elle entrouvre au moment du baiser, comme un hymen qui s’écarte. Mais ici, l'épouse n’est pas seulement voilée, elle est aussi gantée, comme son titre l’indique, et ces gants sont des accessoires de ménage. Promise au devenir de femme de ménage, elle se détourne cependant de son destin grâce aux deux accessoires qu’elle porte en même temps: le voile et les gants. En levant l’hypocrisie par la précipitation à revêtir ces gants, et en se dénudant, elle échappe à la voie qui lui est dévolue. Dans cette série à l’érotisme affirmé, mais non moins paradoxal, puisqu’il est peu courant d’associer le gant de ménage à l’onanisme, il faut remarquer combien le titre contient à lui seul toute la problématique développée. La femme est mariée et gantée à la fois, ce qui réussit à faire exploser la logique. Par conséquence, le voile qu’elle porte est détourné de sa fonction cultuelle, pour devenir un accessoire érotique, au grand désespoir des dévots…mais ils en ont à la fois l’habitude et l’hypocrisie! En réunissant le présent et le futur, en ne faisant qu’un seul temps du mariage et de la vie domestique, elle dynamite par l’absurde le parcours qu’elle est censée incarner. Le bon déroulement de la narration est dès lors impossible, puisque tout vient au même moment, car les séquences ne sont pas rangées sagement, avec un item de début et quelques péripéties avant de parvenir à la conclusion. Cette série, dont les choix esthétiques sont très affirmés, se situe clairement dans le registre de la photographie soit disant «artistique», avec ces flous, ces surimpressions, cette volontaire raréfaction des couleurs, elle cite expressément la photographie érotique vintage, sauf que jamais dans une photo appartenant à ce genre, des gants de ménage n’auraient pu faire leur apparition. On voit donc ici comment Francesca di Bonito installe le trouble dans le regard du spectateur, en mélangeant plusieurs registres: celui de la dénonciation féministe de la place que la société assigne à la femme, d’une part,et celui du nu érotique, d’autre part, que l’on est certes pas habitués à trouver au même endroit. Le récit, là encore, est convoqué comme forme structurante, mais c’est pour être aussitôt contrarié par la superposition de deux accessoires dont la succession temporelle est court-circuitée. Ces images nous disent qu’elles tiennent un discours féministe, mais ce discours est brouillé par l’érotisme; elles nous disent d'être un récit, mais sa conclusion, avec la débauche de mégots laissés par terre ne peut que laisser le spectateur dans la plus grande perplexité. Enfin, évoque un événement ô combien avéré dans une vie humaine, le mariage, et un genre en soi, la photo de mariage, mais cette ancre dans le réalisme glisse sur la quasi-abstraction des images… et sur l’absence de l’homme. Avec la série Family X Ray, on pourrait dire qu’un triptyque se referme, de nature sociologique, et sous la forme narrative. Après la naissance et le mariage, voilà la famille passée au rayon X! On sait comment la langue s’est emparée de cette technologie médicale, issue des recherches de Marie Curie, pour en faire le pendant de la psychanalyse: Freud fouillait les âmes par le logos, tandis que la langue populaire se servait des mots de la technologie pour dire ce besoin de creuser, d’aller plus loin que la simple apparence. La science, et non plus le logos, permettait d’aller plus loin, de révéler l’intériorité par la radiographie. La photographie, en principe, s’arrête à l’épiderme. Pourquoi dès lors emprunter à la science cette capacité à voir plus loin, plus profond que le regard humain ? C’est le point d’équilibre, ou de déséquilibre de cette série, qui s’installe dans plusieurs registres a priori antagonistes: soit on utilise cette métaphore populaire de la «radiographie» et l’on fait une série de photos qui «radiographient» la famille, et en montre les enjeux, les tares, en analysant la projection que chaque personne photographiée entend donner d’elle-même, grâce aux outils conceptuels de la sociologie; soit on suit les quelques photographes qui se sont attachés à mettre la photo au service de la science, et à lui conférer un pouvoir heuristique, comme Etienne-Jules Marey, Eadward Muybridge, ou l’américaine Berenice Abbott. Francesca Di Bonito, elle, continue dans sa perspective stoïcienne, montrant par exemple une jeune femme avec un enfant dans les bras, et au même moment le squelette d’un jeune enfant à l’intérieur de son ventre, comme si l’enfant qu’elle tient dans ses bras ne pouvait, décidément pas, échapper à son devenir-mort. Ni sociologie de la famille, ni utilisation scientifique de la photographie, cette série s’emploie justement à décevoir les attentes du spectateur, en déplaçant à chaque fois le point d’interrogation que constitue cette radiographie du sujet vivant et à travers lui de la famille. A-t-on pris l’habitude de voir un os radiographié, voilà que la photographe donne à voir deux piliers représentés comme des colonnes vertébrales, à l’intérieur d’une cour de bâtiment religieux. Est-ce à dire que la femme photographiée est la colonne vertébrale d’une famille ? Ou que la religion est la colonne vertébrale de la société ? Ce jeu avec la compréhension du spectateur, l'artiste le poursuit un peu plus loin encore dans la dernière photo de cette série, qui représente une mère de famille avec ses deux enfants, à l’intérieur de la bouche de l’ogre dans les jardins de Bomarzo. Faut-il rappeler l’inscription qui figure sur la lèvre supérieure de cet ogre «Ogni Pensiero Vola», «Toute pensée s’envole», qui là encore nous renvoie vers ce stoïcisme que la Renaissance italienne avait redécouvert. Un fait doit être noté concernant cette dernière image, à savoir qu’elle n’a recours à aucun traitement post-production de type rayon X, et qu’elle est le prototype de la photo obligée, rituelle, pour tous ceux qui visitent les jardins de Bomarzo. On se place dans la bouche de l’ogre, censée représenter également la porte de l’enfer pour Dante, et on veut être photographié là, comme une façon de défier le mauvais sort, la mort. En nous rappelant cette attitude bravache, Fancesca Di Bonito conclue sa radiographie de la famille, comme étant le lieu de l’illusion, le lieu où l’on se serre pour oublier la mort. Le fait d’avoir choisi des images d’une grande banalité, qui sont dans les albums photos de millions de famille, nous fait mieux percevoir encore la spécificité du travail de Francesca, qui prend appui sur la photographie de témoignage, réaliste, pour la détourner de son lit et l'amener vers le domaine d’une fiction philosophique et métaphysique. C’est dans le jeu du passage entre les registres, tout comme la bouche du monstre de Bomarzo est un lieu de passage, que se trouve, pour cette série, le point d’équilibre auquel l’auteur veut se situer. Sortie Fauve est techniquement différente des autres séries du fait de la permanence de son cadre. Fixé de façon pérenne, ce décor de parking souterrain voit s’animer un modèle à la tête recouverte d’un masque de lion, comme si des extraits d’un film tourné en caméra fixe défilaient en boucle. Là encore le titre de la série doit être examiné avec attention. Sortie Fauve est hautement polysémique, puisque l’on peut dans un premier temps considérer que l’on sort un fauve qui, libéré de sa captivité, va retrouver une part de sa sauvagerie. Mais puisque l’on se trouve dans un parking, lieu anxiogène entre tous, comment ne pas penser qu’on y cherche la «sortie», et que cette sortie va nous conduire de la captivité vers la liberté, le «fauve». En un mot, est-ce que le fauve qui va réussir à détourner l’enfermement humain, ou bien estce la structure carcérale qui va définitivement contenir la sauvagerie? On remarquera encore comment la succession des trois images peut prêter à interprétation: sur la première image le modèle est debout, jambes fléchies, comme prête à fondre sur une proie. Dans la seconde image, elle est agenouillée, torse droit, les mains frôlant le sol. Dans la dernière image enfin, elle se retrouve à quatre pattes, dans une attitude beaucoup plus animale, le bras en avant dans le prolongement de la tête, ce qui fait ressembler ce lion autant à un félin qu’à un éléphant, le bras se transformant pour le coup en trompe. Le fait de passer de la station debout à la position à quatre pattes peut aussi bien être vue comme un apprentissage de la soumission que comme le retour à une animalité pleinement vécue. Quoi qu’il en soit, ce triptyque doit son fort pouvoir de fascination à la juxtaposition entre un cadre extrêmement rigide, si typique de la civilisation de l’automobile et de l’empilement humain, d’une part, et un modèle qui donne à voir la fiction de la vie sauvage, d’autre part. Jouer le jeu de l’animal, pour un être humain, endosser pendant quelques temps la personnalité du lion, ou de l’éléphant, c’est ce que font les danseurs dans toutes les civilisations qui ont gardé ce contact avec le frère animal. La qualité du travail de Fancesca Di Bonito, c’est de poser cette problématique archi-rebattue du rapport entre civilisation et animalité à la frontière exacte entre l’image fixe et l’image animée, dans un cadre esthétiquement très fort. Revenons très vite sur l’étymologie du mot «animé» pour nous rappeler que ce qui est «animé» c’est, à l’origine, ce qui a une âme (animus). L’âme serait donc dans le mouvement, et c’est ce mouvement que nous montre Francesca Di Bonito, un mouvement d’autant plus fort, d’autant plus urgent, qu’il se trouve enfermé dans le cadre minéral, figé, d’un parking souterrain. Le passage de l’image fixe à l’image animée, ou du moins la virtualité de ce passage, c’est bien la meilleure façon de suggérer ce balancement entre l’humain et l’animal. C’est aussi une façon de souligner les limites de plus en plus floues, sous l’effet des technologies numériques, entre la photo, fixe par définition, et le cinéma, la vidéo et ces formes nouvelles d’image qui sont en train de naître, ni tout à fait fixes ni tout à fait animées, comme ces images présentées dans un cadre photo numérique ou ces photos projetées lors de performances de Vjing, qui deviennent pour le coup presque animées. Continuant sur la dialectique de l’enfermement et de la libération, Emancipation tend vers l’abstraction, en cadrant un pan de mur effrité. Il faut bien regarder ce diptyque pour distinguer les mains, les bras, les pieds, qui s’agitent sous la surface et semblent demander à sortir de la mince couche de pierre qui recouvre ce mur. La première image comporte une «île» centrale, de couleur claire, au milieu du fond sombre. La seconde image accentue la proportion du fond sombre, au détriment de la surface claire plâtreuse. Par ailleurs, il reste bien moins de bras et de jambes dans la seconde image. Est-ce à dire que les membres prisonniers dans la première image se seraient libérés dans la seconde ? Ce serait bien évidemment une explication beaucoup trop simple, et univoque. Le travail d'un artiste ne peut se développer dans l’univocité: si vraiment être un artiste consistait à simplement mettre en action une idée pré-existante, dont l’œuvre ne serait que la traduction, et si le spectateur n’était convoqué que pour comprendre l’idée que l’artiste a voulu exprimer, il y aurait peu de place pour la liberté, autant celle de l’artiste, qui peut changer cent fois d’idées en cours de réalisation, que celle du spectateur, qui doit pouvoir reconsidérer cent fois son interprétation, sa vision de l’oeuvre. Cette liberté, ou plutôt cette libération, annoncée dans le titre, ne serait-elle pas dès lors celle de l’artiste, et celle du spectateur par la même occasion. Le fait de photographier de manière si serrée un simple pan de mur, dont les dessins peuvent être interprétés de mille façons – on peut voir ici un cœur, et là l’ébauche d’une carte, avec une île entourée d’un océan – n’est-ce pas une façon de donner toute liberté au regard, qui, libéré du poids de la signification obligée, libéré de l’univoque, peut dès lors trouver cette émancipation revendiquée dans le titre. Après les séries plus narratives de Naissance, La Mariée Gantée, Family X Ray et après ce moment du conflit entre l’animalité et les sociétés humaines dans Sortie Fauve, le diptyque Emancipation renoue avec la narration, d’une certaine façon, mais une narration avant tout énigmatique. La justification du titre n’est pas à chercher dans la progression d’une image sur l’autre – car qu’est-ce qui s’émanciperait? Le fond sombre? La tache claire? Les mains et les bras de prisonniers, enfermés dans l’épaisseur du mur? – mais plutôt dans la liberté retrouvée par l'artiste de se passer du motif. Choisir ce pan de mur-là précisément, pour ses qualités plastiques, ou un rocher atteint de la lèpre d’un lichen colonisateur, ou encore une écorce d’arbre mangée par les mousses, au fond, cela est un peu égal. Ce qui est dit ici, c’est le rapport entre la masse, l’épaisseur, et la croûte, la surface. Ce rapport-là, Francesca Di Bonito l’aborde avec le regard du peintre qui, un jour, se libère du motif, de la figuration, et retrouve la joie de contempler un ciel bleu, une mer sombre, une terre dénudée, pour le simple plaisir du regard, qui ne s’arrête plus aux particularités du visage, aux significations de l’habit, aux prétentions des constructions humaines. L’ émancipation est celle du plasticien, et par là même celle du spectateur. Les bras, les mains, les jambes qui s’agitent ne sont pas signes d’un désir d’émancipation, ou s’ils le sont, ils seront déçus. L’émancipation se fera sans eux, car l’émancipation dont nous parle ici l'artiste, c’est plutôt celle de la figuration, la bien-nommée figuration, qui exige la représentation de la figure humaine. EUX partage avec Emancipation ce minimalisme. Ici, le noir et blanc est de rigueur, et la situation posée l’est avec une grande simplicité. Une femme est allongée dans la rue. Elle se tient la tête avec les deux mains, semblant se boucher les oreilles. Des traces de pas blanches se dirigent vers elle. Entre la première et la troisième image, le plan se fait plus serré, la situation plus tendue. Une fois encore, le titre comporte sa part d’énigme, et incite à considérer les trois photos en regard de ce «Eux» qui semble une adresse de la personne photographiée aux autres, eux. Eux, plus précisément encore, cela pourrait aussi être ceux qui passent et avancent vers cette femme, et dont les traces de pas blanches montrent qu’ils lui ont accordé leur attention, avant de s’en détourner. Ou peut-être que ce «eux» désigne ceux qui, comme cette femme, sont à la rue, dans la déshérence, et dont cette femme ne serait que la représentation? Eux, les autres, que l’on plaint certainement, mais dont l’on ne voudrait surtout pas faire partie, et c’est pour cela qu’on les appelle «eux» et pas «nous». Le fait que l’on ne puisse déterminer qui est l’un et qui sont les autres, et donc de quel point de vue cette série d’images est construite en constitue un des intérêts majeurs, parce que c’est tout le problème du regard qui est posé. Est-ce que je regarde cette image, ou bien est-ce que cette image me regarde? De même que les traces de pas se détournent de cette femme, de même les regards se détournent quand une personne est à la rue, et d’autant plus quand elle manifeste son désarroi, et encore davantage quand le geste de se tenir la tête peut nous laisser à penser que cette personne a un problème avec sa tête. Un problème qui s’appellerait la folie? La souffrance? La maladie? Un problème qui montre les limites vite atteintes de la communication humaine par le langage…tant il est difficile de partager sa souffrance, réellement, avec les autres. Mais cette série de photos, du fait qu’elle présente un personnage unique, pris dans une action continue, nous conduit aussi sur la trace de la mise en scène, et plus précisément de la performance, comme si Francesca Di Bonito avait photographié une comédienne en action. Dès lors l’indécision, l’énigme que l’on perçoit dans le titre, évoque ce moment où un public se réunit, pour communier avec des artistes, lors d’une performance, sans savoir à l'avance ce qui va se passer, sans savoir quel mystère va leur être révélé/caché. Cette femme qui semble accablée, dès lors, n’est-elle pas aussi celle qui laisse parler à travers elle les puissances du dessous, les voix qui chuchotent à l’oreille de la pythie ? Elle est allongée sur le sol, mais c’est parce qu’elle veut capter l’énergie tellurique, et si elle se bouche les oreilles, c’est pour ne plus entendre le murmure de la cité, mais s’ouvrir aux puissances du dessous. Les morceaux de parpaings brisés, contre le mur, à côté de cette femme, peuvent de la même façon accompagner plusieurs lectures de cette œuvre. Figuration du chaos originel, ou au contraire signe de chute, de brisure, de rupture de quelque chose qui fut construit et qui s’est effondré, il ne servirait à rien de se lancer dans une détermination unique, et ce n’est certes pas à cela que nous invite Francesca. Comme un scénographe place son intention dans les matériaux, la photographe dispose ici quelques cailloux pour nous aider à trouver le chemin, ou pour aider cette femme à reconstruire un puzzle. Il faut encore noter que la photographe resserre son plan à chacune des trois images, et met en exergue le personnage principal, au détriment des détails tels que le volet et le soupirail sur la gauche de l’image, ainsi qu’une partie des traces de pas blanches. Cette volonté de restreindre le cadre sur la femme, et d’oublier les traces des autres, pour ne plus laisser dans l’image qu’elle, quelques traces de pas, et le soupirail de droite, est une façon toute cinématographique d’intensifier l’action, et d’accentuer la dimension tragique de cette série. De même que dans la tragédie classique les personnages disparaissent les uns à la suite des autres, pour ne plus laisser en place que le héros face à son destin inéluctable, la comédienne de « EUX » se retrouve de plus en plus en seule, débarrassée de beaucoup de « eux ». Cette solitude grandissante, au lieu d’accentuer la crise, l’incite à relâcher la pression de ses mains autour de sa tête, comme si ce qu’elle voulait fuir, c’était justement « eux ». Extrêmement riche d’un point de vue sémantique, EUX réunit plusieurs des caractéristiques des séries précédentes, et pourrait nous donner une des clés pour comprendre le travail de Fancesca Di Bonito. Les photos de ce triptyque se situent en effet à la limite entre la photo réaliste recomposée et la fiction. C’est précisément vers ce point que convergent les autres séries de Francesca Di Bonito, mais en l’atteignant à chaque fois par un versant différent. Dans la série Naissance, la fiction est première, mais nous est montrée comme le raccourci le plus rapide pour rendre compte du réel le plus commun, le plus partagé, puisqu’il s’agit du récit de vie. Avec La Mariée Gantée, l’auteure met au premier plan la démarcation d’avec l’un des genres de la photo, la photo érotique. Elle joue du contrepied avec ce genre, pour tenir un discours sur une des institutions de la société, le mariage. Dans Family X Ray, c’est la photo de famille qui est prise comme base de travail, et c’est par le détournement numérique qui se construit un discours sur les enjeux de la famille. Sortie Fauve se présente comme une fantasmagorie visuelle, organisée autour de la confrontation entre un cadre très réel, contraignant, et la liberté revendiquée à la fois par la nudité du modèle, et par le masque qu’elle porte. Emancipation se concentre tellement sur un détail, ce pan de mur lépreux, qu’il en fait un cadre irréel pour une affirmation de liberté vis-à-vis de la tyrannie de la figuration. Enfin, Eux s’élance sur les traces de la performance pour retrouver, dans le mystère de sa polysémie, cette part d’ombre, certains diront de sacré, que chacun porte en soi. Dans toutes ces séries, Francesca Di Bonito propose ce passage entre le réalisme et la fiction, lequel passage n’est jamais à sens unique, mais, au contraire, s’organise comme un jeu: il faut partir du réel pour montrer l’imaginaire, et mettre en scène l’imaginaire pour mieux revenir au réel. Si l’on posait qu’il s’agit du premier point d’équilibre auquel Francesca di Bonito veut amener ses images, cela pourrait nous servir à en comprendre le pouvoir d’attraction. Pourquoi nous les trouvons étranges, dérangeantes, voire captivantes, pourquoi nous sentons tout de suite qu’elles tiennent un discours très construit, quand bien même ce discours relèverait de l’énigme, cela tiendrait peut-être à ce savant aller-retour entre le réalisme, la convention, le genre, d’une part, et l’imaginaire, l’exception, la transgression, d’autre part. Ce que ces photos nous révèlent, c’est au fond que notre regard est aussi organisé ainsi: dans quelque chose que nous voyons, nous plaçons entre les photons de lumière qui atteignent notre œil puis notre cerveau autant de discours qu’il y a de pages dans l’Encyclopédia Universalis. Toutes nos lectures, et elles incluent les mystères et le charme d’écrivains comme Gérard de Nerval, Marcel Proust, Italo Calvino, Philippe K Dick, sont dans notre regard. Nous voyons à travers les milliers de pages que nous avons lues, les millions d’images que nous avons regardées. C’est ce que nous disent les photos de Francesca Di Bonito. Notre regard n’est jamais innocent, jamais «pur», mais au contraire nourri, gorgé de références, qui vont des photos de grand reportage de Robert Capa, aux œuvres de Joel Peter Witkin. Admettre que nous mettons dans notre regard autant de Capa que de Witkin, c’est finalement ce à quoi nous poussent les images de Di Bonito. C’est peut-être le secret de cette «beauté convulsive», selon l’expression d’André Breton, que nous reconnaissons d’emblée aux travaux de cette plasticienne. L’autre réponse au mystère du pouvoir d’attraction des images de Francesca, tient à un autre jeu sur les limites, entre image fixe et image animée. Sortie Fauve est évidemment le cas le plus abouti d’une série de photos qui pourraient être issues d’un film. Mais ce n’est pas le seul. EUX ressemble en effet à un extrait d’une performance, alors que ce sont des photos composées expressément pour rester des photos. De même La Mariée Gantée se réfère très clairement à la performance, en fixant les différentes étapes de la vie d’une femme. Michel Journiac utilise pour décrire ce type d’images l’expression d’« action photographique », soit le croisement exact entre la performance et la photo. Si nous reconnaissons immédiatement dans les séries de Francesca Di Bonito quelque chose de très contemporain, c’est aussi, certainement, parce que nous sommes habitués aux métamorphoses de la photographie, depuis une vingtaine d’années, sous le coup des technologies numériques, qui ont accompagné la pénétration des images dans nos vies, jusqu’à créer ce que Yves Michaud désigne sous le concept de «l’art à l’état gazeux». Les technologies numériques, qu’il s’agisse du web, puis des appareils photos numériques, puis des smartphones, puis des tablettes, ont multiplié la présence de l’image dans notre environnement d’une façon difficile à chiffrer, mais dont chacun - pour peu qu’il ait à l’esprit l’histoire récente de nos sociétés occidentales, où les images, ne serait-ce que dans les années 70, étaient infiniment plus rares – peut se rendre compte, sans nécessairement en mesurer les conséquences. L’image est omniprésente, et l’image est polymorphe, intrusive, insistante. Comme dans les romans de Philippe K Dick, elle s’insinue jusque dans le moindre recoin de nos vies privées, parce qu’elle est déclenchée par un capteur qui nous voit. Cette image qui est fixe un moment devient film le moment d’après, parce qu’il n’y a plus de limite entre image fixe et image animée, grâce ou à cause des technologies numériques. Cette dissémination de l’image dans le corps social, sur toutes sortes d’écrans, les séries de Francesca Di Bonito en portent la trace. Elles sont fixes, mais on les dirait animées. Elles ne se soucient plus, à vrai dire, de cette différence. La qualité que nous percevons dans les œuvres photographiques de Francesca Di Bonito, comme dans toute œuvre d’art achevée, ne peut s’expliquer totalement. Aucun regard ne l’épuise. Il faut toutefois compter avec ces deux points d’équilibre présents dans son travail, ces deux limites avec lesquelles elle joue. Entre la photo composée comme une scène et la photo réaliste, celle de l’instant décisif, les glissements sont inévitables, ils constituent l’histoire de notre regard. Entre l’image fixe et l’image animée, notre perception ne choisit plus, parce que nous vivons dans le flux des images, qui jamais ne s’arrêtent, et c’est ce que nous reconnaissons, inconsciemment, en voyant les séries de Francesca. Son travail nous révèle un état contemporain du monde des images, qui s’ignore, le plus souvent, mais dont un révélateur nous permet de mesurer les métamorphoses. Xavier Malbreil est écrivain et critique d’art. Il se partage entre l’enseignement de Narratologie (Master de Création Numérique, Université de Toulouse II), l’écriture et la programmation d'expositions. Il écrit tour à tour de la fiction, des écrits théoriques et critiques, notamment sur la littérature et l'art numériques, ainsi que de la critique d'art. Il collabore à diverses revues comme Docks, La voix du regard, Formules, RiLUne.