L`ombre et la lumière

Transcription

L`ombre et la lumière
Kemp
L'ombre et la lumière
Publié sur Scribay le 11/03/2016
L'ombre et la lumière
À propos de l'auteur
Si je monte au paradis un jour, j'aimerais qu'on m'y accueille par ces mots :
"La bibliothèque est au fond du couloir à gauche... et il y a du monde qui vous
attends."
Mes textes, parfois loufoques, parfois sérieux, sont souvent inspirés par mes
passions, les livres et la lecture, le jeux d'échecs, la musique, la science-fiction.
J'aime jouer avec les mots et voyager à travers toutes les époques et tout l'univers
grâce à l'écriture et à la lecture.
À propos du texte
L'introduction du jeu d'échecs en France. Le combat entre les forces antagonistes
qui animent le genre humain.
Licence
Tous droits réservés
L'œuvre ne peut être distribuée, modifiée ou exploitée sans autorisation de l'auteur.
L'ombre et la lumière
L'ombre et la lumière
L'infâme taverne du Borgne était fréquentée par une kyrielle de larrons, aigrefins,
soldats en rupture de ban, briseurs, coupeurs de bourses et autres malfaisants. Cette
faune insolite trouvait là un endroit idéal pour prendre un peu de repos, après mille
aventures vécues dans les rues glauques de la capitale où les bourgeois, imprudents,
promenaient des bourses pleines de besants.
Les coupe-jarrets, les spadassins, les massacreurs affluaient à la vue de toutes ces
richesses offertes. Parfois, une altercation dégénérait en lutte sanglante, la lame
d'une dague brillait un instant au soleil avant de percer le bliaud d'un gentilhomme
et de ressortir toute empourprée du ci-devant, devenu pâle comme une feuille de
vélin extra.
Grégoire, dit "le chat", était un des plus terribles brigands parmi les fidèles à ce
rendez-vous nocturne. Il devait son surnom à une légende, selon laquelle, poursuivi
par les soldats du roi, il avait sauté du troisième étage d'une gentilhommière qu'il
cambriolait, sans se faire la moindre entorse. C'était un gueux vivant de rapine, et il
excellait dans son genre. Il se vantait d'être immortel et faisait beaucoup d'envieux,
tant il possédait de trésors. Sa tête était mise à prix. Ses exploits étaient connus de
tous, bien au-delà de la capitale. Il était le maître incontesté du plus grand ramassis
de galvaudeux que Paris n'eût jamais connus en ce siècle obscur. Sa cruauté et son
ambition étaient sans bornes et n'avaient d'égal que sa stupidité. Il était, après la
peste et la lèpre, le plus grand fléau de ce temps.
Grégoire fréquentait régulièrement cet estaminet fort prisé par les paysans qui
venaient à la ville pour vendre leurs poulets, pour acheter du drap et du sel ou pour
demander justice contre un détrousseur. Cette gargote, située près de Notre-Dame,
était devenue le quartier général de Grégoire. Un jour, un malandrin passablement
éméché, l'avait défié au bras de fer. La lutte était inégale, l'étranger était doté d'une
force prodigieuse, il mesurait au moins deux mètres et devait peser deux cents livres.
Sentant son bras fléchir et ne voulant pas perdre la face, Grégoire sortit un coutelas
de sa poche et le planta dans le biceps de son adversaire. Celui-ci, imprégné d'eaude-vie, ne sentit pas tout de suite la douleur mais lorsque son bras privé de muscle
fut plaqué contre la table, le couteau perça de l'autre côté, dans un bouillon de sang.
Le vagabond hurla comme un dément et s'enfuit à travers les ruelles sombres. On dit
que le pauvre homme, fou de douleur, se jeta dans la Seine et se noya pour échapper
à la gangrène.
À quelques jours de là, un vieillard digne, vêtu d'un long manteau noir aux manches
larges et portant un curieux couvre-chef gris ainsi que des bottes de cuir, entra dans
l'estaminet. Son allure était celle d'un alchimiste, d'un enchanteur ou d'un devin,
peut-être même était-il tout cela à la fois.
3
L'ombre et la lumière
Cet homme s'appuyait sur une élégante canne d'ébène qui rehaussait sa superbe
prestance. Il devait s'agir d'un personnage de haut rang. Il resta un moment
immobile sur le seuil, il jaugea les pendards, ribaudes, miséreux, et autres coquins
qui peuplaient l'endroit, sembla hésiter, puis finalement vint s'asseoir à une table.
Son entrée fut remarquée, le patriarche ne semblait pas coutumier de ce genre
d'ambiance mais ne craignait pas de s'y mêler. Des regards inquisiteurs se posèrent
sur lui, il était habillé simplement, mais la qualité du tissu de son manteau
contrastait avec les oripeaux dont étaient affublés les habitués du lieu. Il avait les
traits fins, le front haut, les joues un peu creuses, le nez aquilin et une longue barbe
blanche. Il avait le teint olivâtre propre aux populations de l'Extrême-Orient, mais
ses yeux noirs et profonds l'apparentaient plutôt à la race berbère. Son regard était
magnétique, ses yeux sombres pailletés d'or, des yeux de dompteurs de fauves qui
captaient immédiatement l'attention.
Il commanda du pain, une cruche de vin et posa négligemment une pièce d'or sur le
bord de la table, ce qui attira l'attention des vides-goussets qui peuplaient les lieux.
Le patriarche devint subitement un centre d'intérêt...
Grégoire, qui cuvait son vin à quelques pas de la table de l'opulent vieillard, sembla
retrouver aussitôt sa lucidité. Il guignait la pièce d'or et imaginait déjà la manière
dont il allait mettre le grappin sur le reste de la bourse.
Le vieil homme écarta un pan de son manteau, en sortit un rouleau de calicot qu'il
déroula sur la table et sur lequel il disposa avec soin des pièces de bois aux formes
insolites. Il encadra son visage de ses longues mains osseuses, se pencha sur cette
étrange composition divisée en cases alternativement blanches et noires et se
plongea dans un abîme de concentration. Grégoire, interloqué par un tel spectacle,
en oublia quelques instants ses intentions belliqueuses. Il se mit à observer le
vieillard qui venait d'ôter son chapeau, découvrant une blanche et fine chevelure.
Rien ne semblait le distraire de ces figurines, dont certaines représentaient des
fantassins formant un rempart devant des personnages plus nobles. Ce
comportement attira l’œil soupçonneux du tavernier car à cette époque les jeux de
hasard, principalement les jeux de dés, étaient défendus par l'église et par le roi à
cause des affreux blasphèmes que proféraient les mauvais perdants et surtout à
cause des risques d'altercations qui dégénéraient en échauffourée.
Après quelques minutes de ce spectacle incompréhensible pour lui, Grégoire se
décida à passer à l'action. Il s'approcha de l'étranger et feignit de trébucher afin de
saisir, d'un geste précis, la bourse convoitée. Le vieillard eut alors une curieuse
réaction, il se pencha sur la table et écarta les bras comme pour protéger son tapis
et ses pièces. Son visage exprima soudain une grande inquiétude mais il se ravisa
aussitôt en oyant les pièces d'or rouler sur le sol et en voyant Grégoire s'en emparer.
Il s'égaya de ce contretemps et détacha une deuxième bourse de sa ceinture et la
tendit distraitement à son agresseur.
4
L'ombre et la lumière
- Tenez mon brave, si c'est ce que vous cherchez, mais ne touchez pas à mon
capital...
Déconcerté, Grégoire hésita un instant avant d'accepter cette largesse. Dans de
telles circonstances et s'il s'était agi d'un tout autre personnage, il aurait déjà sorti
son couteau pour découdre tous les pans de ce manteau qui semblait receler une
véritable fortune mais ce que venait de dire le vieillard l'intrigua. Comme une bête
féroce en face de l'inconnu, il marqua un temps d'arrêt et son instinct lui imposa de
refréner quelque peu son agressivité.
- Que dis-tu vieille barbe ? Quel est ce capital auquel tu tiens plus que ton or ?
Sans détourner les yeux, le patriarche montra de la main ses pièces de bois.
Grégoire faillit s'étrangler en s'esclaffant :
- Je veux bien être écartelé si tes statuettes ridicules ont la moindre valeur. De qui te
moques-tu l'ancêtre ?
- C'est mon bien le plus précieux. Ce que tu vois sur cette table contient plus de
richesse que tous les coffres du royaume mais il faut en posséder la clef. Maintenant,
laisse-moi ; il faut que je parte. Cette taverne est trop mal fréquentée...
Ceci dit le vieillard rangea ses pièces, replia son calicot et quitta les lieux, sous le
regard médusé des curieux qui s'étaient agglutinés autour des deux hommes.
Grégoire, toujours indécis, se répétait mentalement les dernières paroles de
l'inconnu "richesses...coffres du royaume...la clef...". Ses comparses l'invitèrent à
vider un cruchon de vin pour célébrer un butin acquis si aisément mais il marqua son
refus d'un geste vigoureux. Il tentait de concentrer son embryon d'intelligence pour
percer le secret de ces paroles énigmatiques : « Si ces figurines valent plus que l'or,
il me les faut. Je trouverais bien quelqu'un qui m'en donnera le prix », se dit-il en luimême et il se précipita dehors bien décidé à retrouver l'inconnu avant que la nuit ne
tombe. Il ne tarda pas à rejoindre le vieillard qu'il trouva à quelques mètres de là,
assis dans l'angle d'une rue sous l'échauguette d'une maison qui servait de greffe à
la sénéchaussée. Le vieil homme se sentait plus en sécurité dans ce lieu mais il
déchanta rapidement lorsqu'il s'aperçut que Grégoire l'avait suivi. Le tapis et les
pièces étaient sur le sol à ses pieds, à peine éclairés par la flamme chancelante d'une
bougie.
- Donne-moi ces choses ! Éructa Grégoire, en le menaçant de son coutelas.
Le vieil homme demeura impassible.
- À quoi cela te servira-t-il puisque tu ne possèdes pas la clef.
- Alors, donne-moi la clef et dis-moi quel coffre elle ouvre.
- Tu y tiens vraiment ? Alors, assieds-toi près de moi.
5
L'ombre et la lumière
Grégoire hésita un instant avant d'obtempérer. Il ignorait pourquoi, mais, auprès de
ce vieillard, il éprouvait un sentiment étrange. Pour moins que cela, il avait égorgé
moult vagabonds mais pourquoi donc épargnait-il ce vieux birbe ? Sa curiosité fut
bientôt satisfaite. Le vieil homme lui expliqua qu'il s'agissait d'un jeu, le jeu des
eschets.
Les pièces portaient des noms curieux : fierce, aufin, roc, péonnet et se mouvaient
selon des règles précises dans un but défini.
Toute la nuit, il écouta le vieillard dont le discours avait quelque chose de magique. Il
sentait s'opérer en lui une lente transformation. Son esprit s'ouvrait sur des horizons
fascinants ; il découvrait un nouveau monde.
Les paroles de l'étranger l'enveloppaient comme le fil ténu d'un cocon dont il allait
sortir métamorphosé.
Au petit matin, oubliant sa horde d'aigrefins, son appétit de géant et ses envies de
meurtres, il prit la route avec l'inconnu, en devisant des ineffables richesses que
recelait ce trésor dont il pouvait désormais disposer. Son intelligence tardive
s'éveillait à mille beautés, à mesure que la science des eschets le pénétrait.
Le vieil homme était un grand voyageur. Il venait des indes et se trouvait depuis peu
de temps en France, avec l'intention de visiter toute l'Europe. Il portait un nom
exotique : Caïssa.
6

Documents pareils