apprentissage et transmission
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apprentissage et transmission
LA TRANSMISSION PAR L’APPRENTISSAGE Louis TREBUCHET PVI 2009 « Un métier, ça ne s’apprend pas, ça se vole » aime à répéter mon frère Marcel, Hospitalier de mon atelier et artisan peintre en retraite de son état, merveilleux spécialiste des trompe-l’œil. L’acte fondateur de l’apprentissage, explique-t-il, est le regard chargé de soif d’apprendre que jette l’apprenti pardessus l’épaule de son maître, dans l’espoir de percer les secrets de ce savoir-faire tant désiré. L’apprentissage, ou ses équivalents dans notre législation actuelle, formation en alternance ou contrat de professionnalisation, n’est plus de nos jours un mode d’éducation réservé aux métiers manuels : des techniques ou des sciences à la pointe de notre civilisation y font largement appel, des effets spéciaux de cinéma à l’animation de jeux vidéo, de la prise de son à l’informatique téléphonique ou bancaire. L’enseignement supérieur, les grandes écoles et les universités, en font même quelque fois un argument de recrutement de leurs étudiants. Cela fait quinze ans qu’une des plus grandes écoles commerciale, l’Essec, s’est ouverte à l’apprentissage. Pourquoi ? Je crois, pour avoir été longtemps au conseil d’administration d’un lycée viticole, et président d’un centre de formation professionnelle des personnels de la viticulture, que la raison essentielle en est que la formation en alternance transmet bien plus que des savoirs ou des techniques professionnelles : elle transmet des valeurs de métier et de comportement. Le président de Duran, une PME française spécialisée dans les effets spéciaux en vidéo y faisait allusion il y a quelques années : « Il y a deux choses qu'on n'apprend pas dans les livres : c'est le comportement face à la machine et l'aptitude à travailler en équipe. » Apprentissage d’hier et d’aujourd’hui L’intérêt porté par les organisations de métiers au comportement professionnel et personnel de l’apprenti apparait très tôt dans l’histoire. Si les plus anciens manuscrits citant l’apprentissage en Europe, l’ordonnance de la prévôté de Paris de 1270 concernant les oubliers (pâtissiers) et le règlement pour le métier des maçons de Londres en 1356, ne concernent que la durée minimum d’apprentissage, 5 ans pour les pâtissiers français et 7 ans pour les maçons anglais, très vite des manuscrits règlementeront le comportement de l’apprenti et lui demanderont un engagement par serment. C’est le cas des manuscrits Regius et Cooke, en Angleterre entre 1400 et 1425, et des constitutions de Strasbourg, rédigées en 1459 et confirmées en 1464. En France cette exigence de transmission et de respect de valeurs de comportement sera présente dans grand nombre de traces qui nous restent des Devoirs compagnonniques, depuis la Sentence du Chatelet de 1506 jusqu’au témoignage d’Agricol Perdiguier, Avignonnais la Vertu, en 1839. En complément de la transmission par l’exemple d’une technique professionnelle et d’une éthique personnelle, la recherche de sources écrites de savoir scientifique n’a sans doute pas été absente non plus de l’histoire des métiers au cours des siècles. On peut par exemple citer l’admission en 1674 par la loge de maçons opératifs Mary’s Chapel, à Édimbourg, d’un professeur de géométrie, 1 James Corss, auteur d’un « manuel théorique et pratique destiné aux artificiers, maçons, charpentiers et autres artisans ». Mais c’est la fin du Siècle des Lumières avec la Révolution Française, et surtout l’orée du XIXème siècle, qui verront les vrais débuts d’un enseignement agricole et d’un enseignement technique en complément de l’apprentissage. Dans le domaine technique, les premières écoles sont clairement destinées aux cadres, ingénieurs des ponts et chaussées en 1747, école royale des inspecteurs des mines en 1783, école centrale des travaux publics, future école polytechnique en 1794. En 1788, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt ouvre une école technique militaire pour les enfants des soldats de son régiment. Elle deviendra en 1803 l’école des arts et métiers, première école destinée à former de bons ouvriers et de bons contremaîtres. 1819 verra l’ouverture de cours publics et gratuits, destinés aux ouvriers, au conservatoire des arts et métiers. L’enseignement agricole aura une évolution parallèle, plus proche cependant de la formation en alternance du fait de son lien à la terre, et de la persistance beaucoup plus longue d’une formation purement familiale. Un institut horticole destiné aux orphelins parisiens vivra quelques années avant la révolution, de 1760 à 1780. Condorcet souhaitera en 1792 introduire un enseignement agricole au sein de l’enseignement général, mais sans succès. Il faudra attendre 1822 pour que, parallèlement à l’institut royal de Grignon, à l’école des haras et à l’école royale des eaux et forêts, naisse en Lorraine la première ferme-école, sur des fonds privés, joignant travaux pratiques le matin aux cours théoriques de l’après-midi. En 1850 il y aura, aux côtés des instituts destinés aux cadres ou aux gros propriétaires, 78 fermes-écoles formant 855 élèves destinés à devenir des techniciens de l’agriculture. Force est de constater que pour la quasi-totalité des paysans français il en va alors comme le souhaitait en 1848 le député Delois : « L’enfant, messieurs, c’est dans les champs qu’il apprend l’agriculture, avec son père, en conduisant les chevaux !» Mais l’apprentissage en agriculture n’a cessé de se développer et aujourd’hui l’enseignement agricole français propose 155 centres de formation par l’apprentissage envoyant plus de 30 000 apprentis travailler auprès d’un exploitant agricole. Et 367 centres de formation professionnelle et de promotion agricole pratiquent la formation en alternance de manière généralisée. Il n’en va pas de même dans l’enseignement technique, à la charge de l’éducation nationale, où l’apprentissage a souffert au cours du XXème siècle du développement de l’enseignement général, de l’évolution de l’âge de scolarisation obligatoire, et surtout d’une désaffection générale de l’opinion publique. Le nombre d’apprentis tombera ainsi de 400 000 dans les années 60 à 150 000 en 1975. Mais la tendance s’est inversée, retrouvant aujourd’hui les chiffres des années 60 et permettant de se fixer comme objectif 500 000 apprentis en 2009. C’est fort heureux. C’est fort heureux car l’apprentissage social du geste professionnel avec un maître ou un tuteur reste déterminant à la fois dans la qualité technique du geste professionnel et dans la solidité des valeurs de métier qui l’accompagnent. Mais c’est fort heureux aussi car l’apprentissage est un moyen privilégié de transmission des valeurs de comportement tout court. Enseignement didactique ou éducation initiatique Pour nous, francs-maçons écossais, les modalités de cette transmission de valeurs déontologiques et personnelles entre le maître d’apprentissage et son apprenti peuvent être mieux comprises si l’on se réfère à ce partage, à cette 2 transmission qui s’opère dans nos loges. En effet, les termes d’apprenti, de compagnon, et de maître, que nous utilisons dans nos loges, ne sont pas seulement les résidus anecdotiques de l’histoire fondatrice d’une franc-maçonnerie spéculative héritière des organisations de métier de la construction. Bien au contraire ils attestent que nous avons repris les méthodes, les moyens et les outils de la franc-maçonnerie opérative, pour les appliquer à notre propre construction, à l’évolution progressive de notre conscience, de notre vision du monde, et de notre comportement. Quand on suit, souvent avec bonheur, la transformation progressive de ses frères en loge, quand on tente d’évaluer, dans le regard des autres le plus souvent, sa propre évolution, on a le sentiment que malgré les chutes, les doutes et les épreuves du chemin initiatique, la voie choisie par les loges écossaises pour aider les frères dans leur progression est une voie merveilleusement efficace. Elle est efficace parce qu’elle n’est pas didactique mais initiatique : elle ne propose pas un enseignement de savoirs mais une prise de conscience personnelle au contact des frères de la loge ; elle ne s’arrête pas aux mots et aux sciences mais se charge de significations symboliques, pour permettre une relation en profondeur, impalpable mais très riche, au-delà de la rationalité cartésienne, entre le maître et l’apprenti de la loge ; elle développe l’écoute par le silence et convertit le regard, lui apprenant à voir peu à peu la réalité cachée par-delà les apparences. Mais en retour elle demande à celui qui frappe à la porte du temple un engagement personnel, un désir et une volonté de travail intérieur personnel. Bien sûr notre travail en loge n’est pas totalement comparable à un apprentissage. L’apprenti regarde son maître d’apprentissage et apprend les tours de mains, les manières de faire, et aussi bien sûr les valeurs, qu’il s’entraine à recopier le plus parfaitement possible. Dans nos loges nous observons nos frères, mais ce qu’ils nous apportent, nous ne pouvons pas le recopier à l’identique. Il nous faut d’abord comprendre intérieurement et profondément, car dans notre quête du sens de notre vie et de notre action dans le monde il n’y a aucune solution générale, aucun tour de main universel, il n’y a que des accomplissements personnels et intimes. Cependant les spécificités de l’apprentissage sont bien celles que nous avons décrites pour la voie initiatique écossaise et ce sont ces spécificités qui vont donner à la formation en alternance toute son efficacité, celle d’une éducation initiatique par opposition à un enseignement didactique : Engagement personnel de l’apprenti et du maître Démonstration par l’exemple plutôt qu’enseignement de savoir Relation riche et profonde, impalpable, entre apprenti et tuteur Développement de l’écoute et conversion du regard de l’apprenti L’expérience montre que par le canal ainsi établi entre apprenti et maître d’apprentissage passeront pêle-mêle techniques et savoirs, tours de mains et déontologie du métier, valeurs professionnelles et valeurs de comportement. Cela n’exclut pas, bien entendu une part didactique d’enseignement, car tout métier est aujourd’hui soutenu par un ensemble de sciences et de techniques élaborées, codifiées sur des supports écrits ou audiovisuels, et transmissibles par toutes les méthodes modernes d’enseignement. Mais l’éducation de forme initiatique qui nait de la relation de l’apprenti à son travail et à son tuteur ou maître d’apprentissage manquera toujours cruellement à toute formation qui se limiterait à l’enseignement de savoirs. 3 Généraliser l’alternance Notre société française actuelle, celle qui s’enorgueillit que 80% d’une génération réussisse son baccalauréat, est aussi celle qui souffre de voir une partie de sa jeunesse devenir de plus en plus incontrôlable, ne plus connaître ses limites et ignorer désespérément les valeurs qui fondent la cohésion sociale. Pire, l’éducation familiale, la transmission par les parents de valeurs de comportement, semble dans certains cas tellement inexistante que l’on en a été réduit, à contrecœur sans doute, à conditionner le versement des allocations à un minimum d’obligations parentales. Je crois personnellement que l’apprentissage ou la formation en alternance peuvent ici jouer un rôle utile. N’oublions pas qu’historiquement l’apprentissage a toujours commencé comme un substitut à la formation en famille. C’est très visible dans l’agriculture car le phénomène y est plus récent, mais c’est vrai de tous les métiers. On était sabotier, ou oublier, de père en fils, nos noms de famille en portent souvent la trace, puis les pères ont commencé à envoyer leurs enfants en apprentissage chez un maître. A titre d’exemple, au cours du XVIIème siècle, tous métiers confondus, les corporations de la ville d’York ont au total admis à la maîtrise 3149 maîtres par filiation et 4658 par apprentissage. La relation personnelle qui s’établit entre un apprenti et son tuteur, dont nous avons vu qu’elle véhiculait beaucoup plus que des techniques et des savoirs, peut ainsi s’analyser aussi comme un substitut à la relation parentale. Pourquoi ne tenterions-nous pas de l’utiliser plus largement face aux difficultés comportementales actuelles d’une partie de notre jeunesse ? Je crois personnellement que l’éducation nationale, et notre société toute entière, auraient beaucoup à gagner à accélérer l’évolution constatée au cours de cette dernière décennie et à introduire encore plus systématiquement la formation en alternance dans tous les enseignements. 4