Elle avait grandi

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Elle avait grandi
Elle avait grandi
Elle avait grandi
Elle avait grandi
ELLE AVAIT GRANDI
Elle avait grandi
DU MEME AUTEUR
La fabuleuse ascension sociale de Luc Brisson
Editions : Le Manuscrit
Site : www.yvesbrard.fr
Photo de couverture : Yves Brard
Elle avait grandi
YVES BRARD
ELLE AVAIT GRANDI
roman
Elle avait grandi
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www.yvesbrard.fr
ISBN n° 978-2-9531123-0-6
Elle avait grandi
« Temps jaloux, se peut-il que ces moments d’ivresse,
Où l’amour à longs flots nous verse le bonheur ;
S’envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ? »
Alphonse de LAMARTINE, Le lac
« J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps sans doute
que je m’éveille. Je dors debout, le corps exposé à toutes les apparences de la vie et de l’amour et toi, la
seule qui compte aujourd’hui pour moi, je pourrais
moins toucher ton front et tes lèvres que les premières lèvres et le premier front venus. »
Robert DESNOS, Corps et biens
Elle avait grandi
Remerciements
Merci à tous ceux qui m’entourent et qui me donnent
leur amour et leur confiance. Je puise chaque jour à
cette source pour aimer la vie même quand elle me
chahute.
Merci de leur patience, de leur bienveillance permanente, merci de me laisser cette liberté de rêver, de vivre mes passions, de bâtir des projets même si parfois
ils m'éloignent un peu d'eux.
Les projets se succèdent sans toujours aboutir et je
crois qu'ils s'habituent !
Elle avait grandi
Départ
Lui
J’ai encore, imprégné dans la rétine, la chaleur incandescente de ton dernier regard, cueilli au détour du rétroviseur
de ta Mini Cooper, dont tu as fait feuler une dernière fois le
moteur avant de t’éloigner de moi, comme un animal pris au
piège hurlant sa souffrance et son désarroi.
J’ai encore dans la tête ce dernier coup de klaxon rauque,
sourd, profond, qui résonne comme un ultime au revoir, tentative maladroite pour couper court à ce malaise dont tu sens
qu’il m’imprègne déjà. Tu sais qu’il va gonfler, telle une rivière
en crue, jusqu’à charrier sur son passage les quelques brindilles de lucidité qui s’essayent à me garder la tête hors de l’eau.
Et le flot de cette jalousie dévorante va déferler inexorablement durant ton absence, sans la digue de tes mots pour le
contenir.
Cet appel déchirant, lancé au cœur de la nuit, a réveillé
quelques mauvais coucheurs ; et les persiennes aux aguets se
sont ouvertes sur le sommeil dérangé. Des jurons dérisoires
ont été proférés, exutoires à l’insomnie chronique qui a pris
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pension chez certains, dont la conscience ne pourra plus jamais être en paix.
Comme la nôtre.
Yann, toujours aussi frileux, transpirant l’inquiétude
comme une seconde peau, s’est empressé de refermer sa vitre, terrifié sans doute à l’idée qu’un virus puisse pénétrer
dans l’habitacle. Je suis ce virus, mais il l’ignore. Le ver est
déjà dans le fruit, et même si votre voiture s’éloigne inexorablement, j’ai germé en toi. Si profondément qu’il faudrait te
saigner comme un bœuf à l’abattoir pour espérer m’extirper,
en patientant jusqu’à ce que le dernier globule s’égoutte et
t’assèche enfin de moi. Ne resteraient que des caillots de regrets, qui noirciraient avec le temps…
Elle
Je roule jusqu’à l’aéroport, enveloppée dans mon cocon
de nostalgie, à l’abri de son humeur faussement joyeuse,
sourde à ses appels muets de complicité, ne lui donnant aucune prise pour commenter le soulagement qui l’envahit lorsqu’il s’éloigne de toi. Non pas qu’il ait le moindre doute – il faudrait pour cela qu’il fasse preuve d’imagination – , mais parce
qu’à ta manière, tu lui renvoies en permanence ce qu’il n’est
pas. Il faut dire que ton humour de plus en plus caustique en
irrite plus d’un, et qu’il faut te connaître comme nous (elle et
moi) pour deviner, derrière ces sarcasmes au vitriol, une blessure qui s’élargit au fil des années. Ces années qui te vont si
bien, qui te donnent une assurance qui transpire sur moi, un
charisme, une séduction qui me chamboulent, me laissant
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souvent anéantie, vide, n’existant pour quelques secondes
que par toi. Mais c’est avec mon petit mari que je pars deux
semaines aux Maldives, orpheline de toi, pour un simulacre
d’amour où la mer et le soleil m’aideront à digérer la pilule. À
tout prendre, c’est préférable, pour se supporter et jouer la
comédie, à un deux-pièces à Grigny avec vue sur les voisins
et la cage d’escalier ! La détresse a ses degrés, et la réussite
sociale de mes parents m’a habituée à un confort que je
compte bien perpétuer.
Je roule nerveusement, poussant les rapports jusqu’à flirter avec le rouge du compte-tours, me délectant de le voir se
recroqueviller sur son siège, la main exsangue à force de serrer convulsivement la poignée de la portière. Mais il n’ose
rien dire, trop timoré en cela comme en tout, et manquant de
tripes pour entamer une joute verbale dont il sait qu’il ne sortira pas vainqueur.
Mon chéri, pourquoi n’est-ce pas toi qui sièges là, à mes
côtés ? Ta main serpentine à la douceur veloutée louvoierait
doucement le long de ma cuisse, pour venir s’échouer au rivage de ma petite culotte encore sage pour quelques secondes. Oubliant bientôt toute pudeur, elle s’écarterait ostensiblement pour toi et inviterait tes doigts à se couler subrepticement dans mon marécage de blés mûrs, jusqu’à déclencher,
d’un index fureteur, une ondée qui me laisserait trempée de
toi.
Les yeux rivés sur la route qui défile au rythme de tes caresses imaginaires sur ma peau, je frémis de plaisir rien que
d’y penser. C’est comme toujours avec toi, la magie du désir
qui me transporte. Tu joues les solistes prodiges en pianotant
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de tes doigts agiles sur mes touches sensibles et je m’applique,
comme une élève studieuse, à suivre ta partition, le corps
tendu comme les cordes d’un violon, laissant ton archet vibrer en moi jusqu’à ce que jaillisse d’une même voix, la mélodie de notre plaisir.
Flûte ! Je suis partie tellement loin que je viens de rater la
sortie vers l’aéroport. Yann maugrée d’un ton boudeur :
– Tu pourrais te concentrer sur ce que tu as à faire plutôt
que de rêvasser.
Je renonce à faire écho à sa remarque pour ne pas perdre
le fil de mon rêve, que je vais pouvoir prolonger encore quelques minutes grâce à ce petit détour impromptu…
Lui
Nous regagnons rapidement notre villa à RueilMalmaison. La route semble s’ennuyer ferme à cette heure
équivoque. Elle doit, à son corps défendant, laisser filer
inexorablement les gens bien rangés qui, la pièce de théâtre à
peine achevée, rentrent toutes vitres fermées se cloîtrer dans
leurs demeures cossues. Comme une courtisane qui voit défiler les années, elle se rassure en se disant qu’ils fuient sa séduction, de peur de ne plus jamais pouvoir la quitter. Quant
aux quelques noctambules qui n’émergeront des caves de décibels qu’au petit matin, elle devra patienter encore pour les
chahuter avant qu’ils ne s’immergent dans leur propre nuit.
Les portières claquent dans le silence de la résidence endormie.
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– Allez, une petite poire et on vous laisse, les vieux ! claironne joyeusement François.
La poire, je l’avais oubliée celle-là. Pourtant, elle fait partie
de nos traditions ! À travers les années, nous avons construit
nos propres rites, initiés patiemment et partagés avec quelques élus. En l’occurrence, il ne s’agit pas de consommer une
quelconque poire industrielle de supermarché, mais de déguster cet alcool parfumé, fait maison, que nous ramenons chaque année d’Irancy. Nous revenons de ces week-ends escapades le coffre plein à craquer de cartons d’élixirs divins, destinés à de futures bacchanales. Des Petits Chablis de Pouillysur-Serein, ou Villy, côtoient quelques grands crus, Preuses,
Valmur, Vaudésir que nous gardons jalousement pour les
grandes occasions. Il faut dire que les ceps de Chardonnay,
accrochés depuis un morceau d’éternité à leurs coteaux, produisent pour notre plus grand plaisir un vin d’enchantement à
la robe dorée, fluide, au bouquet suave de miel et de genêt.
Des vins qu’il fait bon respirer autant que boire, et dont nous
nous délectons, en contemplant aux parois de nos verres, la le
rideau crénelé de leurs larmes.
Quand le courage nous manque pour descendre chercher
les grands rouges et flirter avec les Volnay, Pommard et autres Chambertin, nous nous contentons de Bourgogne plus
modestes, plus rustiques, des Épineuil et Irancy aux parfums
de framboise et de cassis que nous réservons aux parties de
charcuterie de l’été. Et puis, cerise sur le gâteau, nous dissimulons quelques flacons d’alcool de poire, distillés clandestinement, que la propriétaire consent à nous glisser subrepti-
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cement de la main à la main contre paiement en liquide, avec
des airs de conspiratrice risquant la pendaison.
Les premières années, nous nous prenions au jeu. Nous
traversions la rue, nos bouteilles dissimulées sous le manteau,
et nous les enfouissions au plus profond du coffre, dans des
emballages anonymes, au cas où la maréchaussée nous aurait
interpellés à la frontière entre la Bourgogne et la région parisienne. Jusqu’au jour où, ayant oublié notre « petit cadeau »,
nous vîmes la matrone surgir de sa cave en courant, hurlant à
tue-tête, telle une suffragette en ébullition, la bouteille flottant
au bout de son bras comme un étendard :
– Votre bouteille, votre bouteille, vous oubliez votre bouteille !
Pendant quelques instants, la stupeur nous figea sur place.
Nos yeux affolés erraient sur les rares passants qui arpentaient nonchalamment la rue principale du village, dans
l’attente d’une quelconque réaction. Pétrifiés par ce viol de
l’interdit, il aurait suffi à cet instant qu’un uniforme passe
pour que notre imagination nous conduise aussitôt, fers aux
pieds, au plus profond d’un obscur cachot, condamnés à expier durant de longues années notre forfait inachevé.
Nous comprîmes – à l’indifférence générale et au sourire
de notre approvisionneuse – que tout le monde savait, sans
doute depuis belle lurette, et que jouer à se faire peur devait
faire partie du plaisir et de la tradition.
Tu n’es pas de ces week-ends, étrangère à la génération de
ce cercle d’amis qui date d’une autre époque ; celle d’une jeunesse où tu jouais encore à la dînette, où le regard que je por-
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tais sur toi était celui d’un tonton gâteau qui te terrorisait en
imitant le père Lustucru.
– Encore, encore !
J’entends toujours, du fond de ma mémoire, ta voix enfantine, symbole d’une innocence à jamais révolue, prononcer ces mots joueurs. Je prenais une voix d’outre-tombe,
composais mon air le plus terrifiant et répétais inlassablement :
– … Emportant dans sa besace toutes les petites filles qui
ne dorment pas !
Tu frémissais d’une terreur mi-feinte, mi-réelle, et tu
plongeais sous ta couette en criant :
– Je dors, je dors !
Aujourd’hui, ces mots se confondent avec d’autres, ceux
d’un autre temps, d’un autre âge, d’une autre vie. Des « encore » de femme amoureuse, brûlante de désir, qui me bouleversent les sens et me grandissent chaque jour un peu plus…
Qui aurait cru qu’un jour, l’amour nous réunirait dans un lit,
et que nous respirerions pour quelques heures dans la même
besace, sous la même couette, confrontés à d’autres peurs ?
Des peurs d’adultes…
Celle d’être surpris, toujours présente, qui nous fait tressaillir à chaque craquement de plancher, à chaque bruit de
voix, à chaque sonnerie de téléphone et ce, quelle que soit la
distance qui nous sépare d’eux. La peur et la culpabilité de
voler des heures, moi sur mon travail, toi sur tes études. Et
par-dessus tout, la peur de sentir l’autre en rentrant. Le sentir
physiquement bien sûr, mais plus encore à travers nos attitudes, nos absences, nos flottements, nos lapsus, comme si cet
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amour tellement fort ne pouvait que nous trahir un jour, et se
mettre à dégueuler par tous les pores de notre peau. La bonde
de l’autre vie enfin ouverte, ce trop-plein de mensonges dégorgerait bruyamment, comme une logorrhée d’alcoolique en mal
de confidences, et les confessions larmoyantes dégoulineraient
jusqu’à recouvrir les autres d’un cloaque marécageux.
– Quelle semaine ! dis-je en m’affalant sur le canapé de
cuir noir acheté récemment pour tromper l’ennui. Je n’en
peux plus.
– Petite nature, tu vas bien prendre une poire avec nous !
jubile François, l’œil pétillant de ce plaisir tout proche.
– Non merci, je suis crevé, je vais me coucher.
– Tu ne t’arranges pas en vieillissant, faut réagir ! s’écrie
Caroline d’un ton faussement bourru où percent la tendresse
et la complicité d’une amitié de vingt ans.
Elle a raison, je ne m’arrange pas, mais qui s’arrange en
vieillissant ? Je dis bonsoir à mes amis en exagérant mes bâillements, j’esquisse un baiser furtif sur les lèvres de ma
femme, et je viens te retrouver, blottie au chaud dans ma
mémoire, toujours disponible pour ressurgir dès mon premier appel.
Tu avais essayé de me rassurer avant ce départ, dont tu
sentais qu’il me mettait le cœur à vif. Quelques mots chuchotés dans le vent, quelques frôlements de mains timides, ces
jambes à peine recouvertes d’une étoffe symbolique, écartées
ostensiblement pour moi, juste le temps de me voir piquer un
fard.
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Assise sur un pouf en cuir, genoux légèrement écartés
devant la table basse, tu regardais les autres d’un air naturel, le
verre à la main, l’innocence du péché portée comme un emblème. Discrètement, tu as approché ton doigt de ta bouche et
tu l’as sucé avec indolence, en plantant fugitivement tes yeux
dans les miens. Puis, d’un index encore humide de salive, tu as
langoureusement dessiné des arabesques sur ton corps,
t’arrêtant au passage sur l’aréole de ton sein pour descendre lentement vers ton genou et remonter lentement l’ourlet de ta jupe
vers l’échancrure de tes bas, en débitant des banalités sur le climat tellement humide et chaud des Maldives. Tu savais bien sûr
qu’aucun de tes gestes n’échappait à mon regard pénétrant et tu
jouais en direct, pour un unique spectateur, cette scène d’un érotisme torride qui me chamboulait les sens.
Mais les heures ont coulé, et tu sommeilles loin de moi…
Couché en chien de fusil, les yeux fermés, je savoure une
fois de plus cette intimité que personne ne peut me contester,
cette évasion vers une autre vie où tu occupes tout l’espace. J’ai
rodé la méthode. Je choisis, dans la liste des souvenirs, un des
plus marquants, et je déroule le film dont je suis le seul à détenir
la bande originale. Quelquefois, je m’arrête sur le plus récent,
celui dont les images viennent à peine de sortir du bain du révélateur, encore humides du plaisir de toi. D’autres fois, je fouille
dans les archives de notre histoire, de ton passé, de ta jeunesse,
pour retrouver un film toujours tronqué. J’ausculte vainement
ma mémoire à la recherche d’images oubliées et dois me résoudre à combler les blancs, en tournant en direct, du fond de mon
lit, de nouvelles scènes qui miraculeusement viennent rabouter
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la pellicule originelle. Le sommeil me surprend souvent trop tôt,
sans que je puisse dérouler complètement la bobine des souvenirs.
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TERREURS NOCTURNES
Lui
Quelques minutes ou quelques heures après mon repli
diplomatique, j’émerge des brumes de mon demi-sommeil au
bruit de la porte d’entrée qui se referme, suivi du claquement
caractéristique des verrous de sécurité. Elle a dû brancher
l’alarme, nouveau luxe des gens aisés dont nous sommes,
prêts à défendre becs et ongles notre patrimoine acquis à la
sueur de nos cerveaux.
Complètement réveillé, je devine, au crissement léger du
cristal sur le marbre, le cheminement des verres, de la table
du salon à l’évier de la cuisine. Ses pas se rapprochent, mais
elle ne vient pas encore. Passage traditionnel par la salle de
bains, à l’étage, où trônent les innombrables élixirs de jouvence que les femmes utilisent pour lutter contre le temps.
L’eau dégouline dans les tuyaux et coule sur nos années délavées… Le robinet s’arrête, le silence s’épaissit, mon angoisse
monte. Encore quelques bruits furtifs de cotons et de flacons, déplacés discrètement – plus que quelques secondes de
solitude – puis, viennent le craquement traditionnel des première, huitième et treizième marches de l’escalier en chêne
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massif ; le glissement furtif du pied sur le carrelage glacé ; la
main hésitante sur la poignée de la porte, qui grince légèrement – il faudra que je pense à l’huiler – ;l’ombre de la porte
qui s’ouvre sur le mur de notre chambre et qui gonfle démesurément, déformée par la clarté de la lune – tiens, j’ai encore
oublié de fermer les volets.
Je dors bien sûr, je dors toujours, je suis tellement fatigué
depuis que mon égérie a déferlé comme une tornade sur ma
quarantaine bien tassée. Je tourne le dos à la porte, le nez
plongé dans l’oreiller, ma respiration simulant la quiétude
alors que mon cœur s’emballe. Le malaise est vivant, palpable
et se cogne brutalement contre les murs, tel un oiseau affolé
entré par mégarde par une fenêtre ouverte. Je la devine à ses
bruits discrets, pudiques, ses bruits d’oiseau-mouche, surnom
dont je l’avais affublée pendant toutes ces années au cours
desquelles je lustrais son plumage en me rengorgeant. J’ai tellement mal de ces souvenirs si lointains et si proches que je
m’accroche désespérément aux draps jusqu’à ce que mes
phalanges blanchissent et me donnent une illusion de force
dans cette vie que je ne maîtrise plus.
Elle
Où étais-tu ce soir ? Certainement pas avec nous. Tu faisais encore semblant.
Mal.
Comme dans un débat télévisé, tu t’imagines qu’il suffit
d’ânonner quelques phrases, d’un air faussement intéressé,
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Elle avait grandi
pour faire illusion. Tu étais à des années-lumière de nous.
J’ignore ce qui te ronge depuis quelques mois… ou quelques
années, je ne sais plus, je perds mes repères tellement le
temps s’étire interminablement.
Une femme sans doute.
Nous sommes les seules à détenir le pouvoir de mettre un
homme dans un tel état de dépendance. De toutes les drogues, nous sommes de loin la plus dure.
Belle consolation.
Je n’ai pas le courage de te questionner. Je préfère
l’ignorance et l’illusion d’une vie bien réglée au dérèglement
absolu. Pourtant, je souffre de cette absence, de cette impossibilité d’imaginer ce que sera notre avenir, de cette peur qui
me cisaille le cœur quand je t’entends me dire :
– Je m’en vais.
Je ne sais pas vivre sans toi, je n’ai pas eu le temps
d’apprendre. Tu m’as enlevée trop jeune pour que je puisse
vivre d’autres hommes. Je suis une rescapée d’une époque
révolue. Je ne connais que ton odeur, je ne connais que tes
caresses et tes mots d’amour. Au fil des années, ils ont tissé
autour de moi ce patchwork qui m’a tenu chaud et enfermée
dans un cocon douillet. Après m’avoir cadenassée à double
tour, tu aurais bien fait sauter le verrou et, pour un peu, c’est
toi qui m’aurais encouragée à voler de mes propres ailes.
Je ne volerai pas.
Je resterai là, les ailes repliées, accrochée à toi comme une
bernique à un rocher, sans faire d’autre bruit que le ronron du
quotidien, sans exiger autre chose que l’illusion de ta présence, l’illusion de tes caresses, l’illusion de ton amour. Je ne
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te rendrai pas ta liberté, et je sais que tu ne t’en iras jamais si je
ne t’aide pas. J’imagine que tu ne m’aimes plus, mais je te sais
incapable de m’abandonner. Il faudrait pour cela que tu renonces à cette image de toi survalorisée où tu te poses en
démiurge de nos vies. Il faudrait que tu acceptes d’endurer
ma souffrance et le regard des autres qui t’importe tant. Toi qui
as passé une partie de ta vie à rechercher l’admiration – que
dis-je, la vénération ! – d’une cour rapprochée, tu ne te remettrais pas de leur opprobre. Car j’espère que tu ne doutes pas
qu’ils choisiraient tous mon camp ! Ils me savent irréprochable, nous sommes les premiers de la bande à nous être mariés, et c’est chez nous qu’ils ont traîné leur fin d’adolescence,
en refaisant le monde nuit après nuit. Je suis leur jeunesse, j’ai
la priorité, et ils ne me laisseraient pas remplacer par je ne sais
quelle petite grue qui s’imagine qu’il suffit d’agiter son joli cul
de pouliche en chaleur devant un homme pour tirer un trait
sur vingt années de bonheur.
Alors je serre les dents, le temps joue pour moi. Bientôt,
tu ne séduiras plus personne. Tu auras les rêves comme la
queue, en berne, et tu pleureras tes espoirs envolés dans les
bras de ta vieille. Ta tourterelle sera partie roucouler avec un
pigeon plus prometteur, en attendant de découvrir qu’il y a
un fossé entre les promesses et la réalité.
« Il faut que jeunesse se passe », dit le dicton.
J’entends ta peur, j’entends ton silence, j’entends ta honte.
Depuis combien de temps ne m’as-tu pas touchée ? Ce corps
dont tu as usé et abusé jusqu’à m’en faire mal, ce corps que tu
as pris, palpé, retourné, disséqué jusqu’à en connaître chaque
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millimètre carré, chaque grain de peau, chaque odeur, te
donne semble-t-il aujourd’hui la nausée. Ça doit être ça
l’overdose.
Je ne sais pas.
Je ne me drogue pas.
Pas encore.
Juste un cachet de Temesta pour chercher un peu
d’apaisement, à défaut de sérénité, et un somnifère au coucher, pour attaquer de pied ferme la pente de la nuit qui me
conduit toujours plus profondément vers la détresse.
Il a pourtant peu changé mon corps, un rien plus enveloppé, un rien plus lourd, mais tellement plus triste… Si j’en
crois le nombre de coups d’œil égrillards que j’essuie dans
une journée, il ferait bien l’affaire pour d’autres. Les mêmes
que toi sans doute, qui cherchent un peu de nouveauté, un
bain de chair inconnue à défaut d’être fraîche. Je hais ce corps
qui se dégrade et qui t’éloigne inexorablement de moi. Ça me
rassure de mettre ça sur son compte. Ils ont bon dos, mon
cul enrobé, mon ventre scarifié par les maternités, mes jambes un peu moins fines, ma peau un peu moins lisse…
Et toi, t’imagines-tu que tu es aussi bien que celui que j’ai
connu à l’aube de mes vingt ans ? Crois-tu que tu n’as pas
changé, que je n’en ai pas ma claque moi aussi de tes diatribes
épuisantes, de tes humeurs taciturnes, de tes douleurs
d’estomac, de ton obsession de l’âge ?
Non, c’est bien ça le problème, j’aime tout cela, juste un
peu plus qu’avant. Je me moque de ces faisceaux de rides qui
irriguent tes yeux, de ces petites frisettes grises qui flirtent
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Elle avait grandi
avec tes tempes brunes, de ces sillons qui bordent tes lèvres
et débordent de nos souvenirs.
Mais tourne-toi bon Dieu ! Dis-moi quelque chose, que
c’est fini, que tu t’en vas, ou que tu m’aimes encore, que tu
regrettes ! Parle-moi, je t’en supplie, je n’en peux plus de ce
silence assourdissant qui m’écrase un peu plus chaque jour,
de ces mots réservés à cet ailleurs dont j’ignore tout où tu as
pris tes quartiers d’hiver.
Mais je ne sais crier que dans ma tête, cadenassée sur mes
appréhensions. J’ai tellement peur de savoir, de ne plus me
permettre le luxe de douter, de ne plus pouvoir mettre ça sur le
compte de cette crise de la quarantaine dont on dit qu’elle touche tous les hommes… Tu es parti, mais tu es toujours là. Je sens
encore ton odeur, ta chaleur, et quelquefois tes bras et la douceur
de tes mains sur ma peau. J’ai même droit – exceptionnellement –
à des relents de tendresse, quand le remords te ronge et que tu te
rappelles ce que nous avons été l’un pour l’autre. Je goûte
encore parfois ta bouche, même si elle reste faussement ouverte, hypocritement humide, désespérément absente.
Je lève péniblement mon bras – lui aussi se fait plus
lourd – et saisis mon flacon d’ivresse, ma bouée, mon élixir
d’oubli : deux petites pilules marron dans le creux de la main,
pour quelques heures d’écran noir sur mes nuits blanches,
bonne nuit M. Nougaro.
Voilà.
C’est fait.
Il ne me reste plus qu’à patienter quelques minutes, couchée sur le dos, les yeux rivés sur la toile d’araignée du plafond que je n’ai plus le courage d’enlever. Mon cœur et mon
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Elle avait grandi
corps hurlent à me déchirer les tympans, mais en surface tout
est lisse, propre, aseptisé. Qui pourrait se douter ? Je joue les
épouses modèles, les mères exemplaires, les oisives émérites.
Je joue pour de vrai comme avec mes poupées quand j’étais
petite, sauf que mon cœur n’est pas en cellulose et qu’il saigne
à la couture de mes souvenirs dont les ourlets se débinent au
fil du temps qui passe.
« Demain il fera jour », disait mon papa…
Lui
Enfin, elle dort. Mon corps crispé se détend un peu, mais
je reste encore quelques minutes aux aguets, comme un chien
en arrêt, craignant qu’il ne s’agisse d’une ruse. Mais non, je
sais bien qu’elle ne triche jamais, qu’elle est toujours tellement
droite, compréhensive, patiente, tellement parfaite. Mais je
n’en peux plus de cette prévisibilité, de ce rôle d’héroïne de
feuilleton qui tient l’affiche depuis plus de vingt ans.
Je tends lentement ma jambe, qui me fait atrocement
mal… Mon Dieu, quel soulagement ! Se sentir au bord du
gouffre et, à peine quelques secondes plus tard, atteindre le
nirvana simplement en tendant sa jambe… J’ai mal partout,
c’est la vieillerie comme aurait dit maman. Je tourne lentement la tête vers elle. Elle dort, mais est-ce du sommeil du
juste ? Je vois les ombres de ses démons intérieurs qui dévorent son visage et tracent des stigmates aux contours de ses
yeux. Muette, comme toujours, définitivement muette.
Comment peut-elle ne rien me demander, quand osera-t-elle
me questionner ? Pourquoi ne m’aide-t-elle pas à mettre des
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Elle avait grandi
mots sur cette descente aux enfers ? Je voudrais la supplier
pour qu’elle parle, ne serait-ce que pour pleurer ensemble sur
ce que nous avons été.
C’était avant toi, ou plutôt du temps où – ma fille n’étant
pas encore née – tu étais mon unique princesse à qui je racontais inlassablement Le petit Nicolas.
Les minutes et les heures s’égrènent lentement au tamis
du temps, trop fin pour ne pas me donner l’impression
qu’une éternité s’écoule. Je rêve d’une autre éternité avec Nadège, demain peut-être…
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Elle avait grandi
INQUIETUDES
Lui
Endormi sans doute aux premières lueurs du jour, je me
réveille vers midi en ce dimanche, et je replonge aussitôt dans
ma rêverie. Je consulte ma montre : onze heures de vol, tu as
sans doute déjà foulé la piste d’atterrissage. La chaleur et la
fatigue du voyage ont dû souligner tes cernes bleutés et creuser un peu plus tes joues hâves, conséquence de ce rythme de
vie que tu t’imposes. Mais tu sais bien que reposée ou fatiguée, pâle ou dorée par le soleil, triste, déprimée ou enjouée,
tu restes toujours pour moi cette perle de nacre que j’ai vue
briller si tôt au creux de sa coquille.
À chaque départ, l’inquiétude que vous vous retrouviez
me taraude. Je ne pense pas être un jour capable d’éliminer
toute jalousie. Je peux juste, dans le meilleur des cas, repousser au plus profond de moi les images qui me transpercent le
cœur. Celles où tu partages la vie d’un autre, celles où ta bouche prononce des mots qui ne sont pas pour moi, celles où
ton plaisir et ton corps lui appartiennent. Tellement plus souvent, que la lutte est inégale et la souffrance déséquilibrée. Je
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Elle avait grandi
rêve de n’être plus blessé par cet inéluctable que je suis obligé
d’admettre. Mais je détiens cette faculté particulière de rechercher la souffrance, d’imaginer ce qu’il y a de plus douloureux et de plus blessant pour l’éprouver, la sentir, la faire gonfler à la démesure de mon amour. Et les questions défilent,
lancinantes, des questions venues de la nuit des temps et qui
hantent les hommes… Fais-tu les mêmes gestes qu’avec
moi ? Quel plaisir y prends-tu ? En quoi « nous », est-ce différent ? Comment te prend-il ? Comment te vole-t-il à moi ?
Jouis-tu autant avec lui, penses-tu à moi quand il est en toi,
est-ce mieux nous ? Je me fais du mal pour rien, juste pour
toucher du doigt l’intolérable et le tolérer pour l’amour de toi.
Comme tu peux l’imaginer, tes week-ends, tes voyages
« en amoureux » ne font qu’exacerber ce genre de sentiments.
Il n’y a pas de solution, sauf ta présence apaisante, ton corps
contre le mien pour oublier, tes mots et ta jouissance pour ne
plus penser.
Jusqu’à la prochaine fois.
Parfois, j’arrive à me persuader que « l’autre » n’a pas
d’importance, surtout quand je te sens désemparée, et que le
souci de toi prend le pas sur cette affligeante fierté de mâle
que je porte comme un carcan. Peut-être qu’avec l’âge…
Mais je doute. Comment ne pas être jaloux de tout ce temps
que vous partagez, de cette intimité que je n’aurai jamais, de
cette jeunesse que vous avez en commun ? Ton âge et ton
éducation tellement différente expliquent sans doute que tu
ne ressentes pas les choses de la même façon. Tu n’as pas la
même notion d’exclusivité que moi, et l’ancienneté de mon
histoire semble annihiler chez toi tout sentiment de jalousie.
28
Elle avait grandi
Le pire est que je me sens en grande partie responsable de
cette situation, moi qui ai accueilli et apprivoisé Yann jusqu’à
te le proposer en cadeau. Décidément, le destin se joue de
nous, tel le marionnettiste de ses pantins, et reste bien le seul
à connaître l’issue de la pièce.
Quand il m’arrive d’évoquer avec toi ce désarroi qui
m’habite, tu me réponds que tu ne veux pas me rendre malheureux et que tu préférerais mettre un terme à notre histoire
plutôt que de me voir m’aigrir comme un vin mal bouchonné. Tu pourrais aussi bien dire un vin qui a mal vieilli,
l’aigreur et l’âge ont de tout temps fait bon ménage. Puisque
tu évoques ce renoncement, c’est sans doute qu’il te paraît
envisageable… Il ne l’est pas pour moi. Imaginer la vie sans
toi, ce serait comme demander aux vagues d’arrêter leur incessant va-et-vient ou au soleil de rester éternellement voilé.
Tu fais partie de moi, et m’amputer de toi nécessiterait une
anesthésie générale et définitive.
Heureusement, à côté de ces heures de mélancolie, dans
lesquelles je me complais trop souvent, il y a tellement de
bonheur à t’aimer, tellement de jeunesse retrouvée, un tel besoin de partager, de donner le meilleur de moi-même, de vivre en symbiose jusqu’à ce que la vie sans toi devienne inimaginable… Inimaginable et invivable au sens premier des termes, au point de ne pas pouvoir concevoir un avenir au-delà
de toi et d’ériger, heure après heure, cet édifice instable, fragile comme une flûte de cristal, qui, au moindre coup de
dent, se fendra dans nos bouches, saignant nos vies et nous
laissant à jamais déchirés…Cette épée de Damoclès qui flotte
29
Elle avait grandi
au-dessus de nos têtes peut-elle nous conduire à renoncer ?
C’est une des craintes qui m’habitent en permanence. Non
pas celle de la fin de ton amour, mais celle d’une résignation
au titre de la raison, au titre de l’impasse de ces deux vies parallèles. Notre situation est somme toute banale et doit être
commune à celle de milliers d’amants. Nous voudrions croire
que nous sommes uniques mais nous nous fondons dans le
creuset universel des amours contrariés et notre page
d’histoire restera un brouillon inachevé.
30
Elle avait grandi
TRAVAIL, FAMILLE ET RTT 1
Lui
Vendredi, je suis exceptionnellement en RTT. C’est la décennie de la réduction et de l’aménagement du temps de travail. Grâce à Mme Aubry, quelques jours par an, en plus des
congés traditionnels acquis de force luttes par nos aînés, nous
sommes quelques milliers à nous payer des RTT ! Pour moi,
cela se traduit souvent par du travail à la maison. Mon micro
et mon téléphone portable branchés sur le monde, je suis bipable et mailable à discrétion, statut oblige ! À vrai dire, personne ne m’impose réellement de travailler autant et si, du
jour au lendemain, on m’infligeait un rationnement, je serais
en manque et dans l’obligation de consulter pour qu’on
m’injecte ma dose en intraveineuse. Je constate que plus je
travaille, moins il me reste d’indulgence pour ceux qui ne travaillent pas ou peu mais qui cependant se plaignant beaucoup, rien de très original ni de très glorieux.
Huit heures vingt, les enfants – je devrais dire « les jeunes », mais je refuse de les voir grandir – partent au lycée. Il a
1
Réduction du temps de travail.
31
Elle avait grandi
fallu les arracher au confort douillet de leur couette, je me
demande comment ils font quand je ne suis pas là. Les grasses matinées relèvent maintenant pour moi de l’exception, je
n’ai plus besoin de réveil car le sommeil me fuit au rythme
des années qui passent.
Je les observe évoluer sans ordre ; s’habiller à moitié ;
commencer à grignoter un morceau de brioche débordant de
Nutella, accompagné d’un morceau de fromage ; aller se laver, la tartine à la main, pour finir de s’habiller avant de se
verser un bol de céréales alors que l’heure du départ a déjà
sonné. J’ai quelques difficultés à « intégrer leur look », comme
nous disons tous maintenant. Alors j’essaie encore, en pure
perte, de les influencer :
– Tu ne vois pas que ton tee-shirt est plus long que
ton blouson, rentre-le dans ton survêt’ ! Et à quoi ça rime
cette jambe de pantalon relevée, tu veux bronzer du mollet !
– Décidément, t’entraves que dalle à la mode, occupe-toi
de tes cravates, y’a déjà du boulot, et te mêle pas de ma vie !
Lui, c’est mon fils Lilian, le petit dernier. Son insolence
grandit avec sa taille, je prie pour qu’il ne mesure pas un mètre quatre-vingt-dix plus tard ! Mes deux autres garçons ont
déjà quitté le foyer. Loïc poursuit des études supérieures de
journalisme à Lille, sans que ses velléités de les rattraper ne
fassent de l’ombre à qui que ce soit. Vu l’appétence qu’il
éprouve pour la gent féminine, je le sens mûr pour prendre
en charge la rubrique cœur d’un grand magazine ! En attendant, il les brise assez régulièrement (les cœurs). C’est relativement facile à suivre pour nous : lorsqu’il a patiemment dé32
Elle avait grandi
coupé à vif un nouveau cœur durant la semaine, il revient à la
maison le week-end ! De là à en déduire qu’il rompt dès que
nous lui manquons, il y a un pas que j’hésite à franchir…
Le deuxième, Luc, après un parcours erratique à l’école, a
ouvert une boutique pour skateurs à Enghien avec un de ses
potes. Ils vivent à deux dans l’arrière-boutique pour limiter
les frais, et ma foi, ils ne s’en sortent pas trop mal. Il témoigne à sa manière de cette fameuse new generation dont on nous
rebat les oreilles !
J’essaie avec ma fille, Lou, pour ne pas faire de jaloux. Eh
oui, nous avons indubitablement un faible pour la lettre
«L»:
– Et tes bagues à tous les doigts, c’est aussi l’évolution ?
Enlève au moins celle du pouce, ça fait vulgaire.
– Papa, c’est ma vulgarité, pas la tienne, tu crois que tu
n’es pas vulgaire quand tu te cures le nez en voiture !
– Ça n’a rien à voir, dans ma voiture je suis chez moi, je
fais ce que je veux, et puis personne ne me voit.
– Ah ! Les autres, toujours à te préoccuper des autres ! Si
tu t’occupais de toi, plutôt que de ce que pensent les autres ?
– Elle est bonne celle-là ! Qui t’a appris à penser par toimême ? Nous ne sommes pas sur une île déserte, nous vivons en société, et nous sommes bien obligés de tenir
compte des autres sinon ce serait l’anarchie…
– Bon, j’ai pas l’temps pour la politique ce matin, salut, et
n’oublie pas de rester zen !
Sur ce, elle me claque un bisou sur le front comme si
j’étais sénile et part en courant. Il était temps, vu le nombre
de copains et copines qui s’agglutinent devant l’entrée, les
33
Elle avait grandi
voisins vont finir par croire à une émeute et appeler la police.
Y’en a vraiment pour tous les goûts, et ils illustrent on ne
peut mieux le brassage et le métissage culturels du monde
actuel. Ils ont plutôt l’air de bien s’entendre malgré leurs différences, je me demande pourquoi, à l’âge dit adulte, les mêmes se tapent sur la gueule avec une telle constance ! À croire
qu’on ne s’arrange pas en vieillissant… Ça se confirme !
Elle me tue, cette môme… Avec ses airs de ne pas y toucher, elle vous sort toujours le truc qui fait mouche ! Elle a vu
juste, plus je vieillis, plus je m’occupe de l’opinion des autres.
Quand je pense qu’à une époque, j’ai voulu faire la révolution … C’était avant que je ne m’installe. Las ! Mes velléités
de devenir un nouveau Che se sont évanouies dès l’achat de
notre premier canapé en cuir !
Derrière le mascara de voile blanc de la porte-fenêtre, je
guette, telle une commère ethnologue, ce petit monde de la
jeunesse qui s’ébroue lentement pour aller vers le lycée. Bien
que nous soyons dans une banlieue huppée, il y a autant de
Noirs et de Beurs que de Blancs. Force est de constater que
ma fille a parfaitement intégré les principes de tolérance que
nous lui avons inculqués, je me demande ce qu’en pensent les
voisins… Ça y est, ça me reprend, elle a raison cette petite
garce… Je deviens grave, comme dirait Lilian !
Malgré le double vitrage qui isole du froid et des bruits, je
les entends crier au loin :
– On s’arrache, c’est l’heure !
– Trop pas, laisse couler.
– Tema, y’a ton daron qui nous mate par la fenêtre !
34
Elle avait grandi
– T’inquiète, c’est juste qu’il me kiffe trop ! Au revoir
mon papounet ! crie-t-elle à tue-tête en agitant le bras.
Je me recule précipitamment, comme un élève pris en
faute, et me cogne méchamment le genou sur l’angle du radiateur Acova Fassane miroir – qui pend ridiculement en
plein milieu du mur, empêchant toute décoration. Villa à la
con ! Qu’est-ce qui m’a pris, voilà cinq ans, d’accepter de faire
construire cette cathédrale ? Ma femme s’était entichée du
style contemporain, et son connard de copain architecte a
suffi pour précipiter la catastrophe. Deux cent cinquante mètres carrés dits habitables, cent cinquante à peine en réalité,
tellement les formes tarabiscotées constituent un défi au bon
sens et au bon goût. Il a fallu chercher pendant des mois des
meubles adaptés, et notre intérieur est devenu une exposition
permanente de ce qui se fait de pire en matière de modernité.
La douleur me rend mauvais.
Petits cons ! Je suis chez moi ici, même si ce chez-moi me
donne parfois la nausée, et je suis en droit d’écouter et de regarder qui je veux… Sinon, comment aurais-je appris leur
monde, leur langue ? J’ai sur moi en permanence un petit
carnet à spirale, j’y inscris depuis toujours les mots que je ne
connais pas. « Daron », je sais, c’est moi. Passe encore, ça fait
plutôt vieille France, mon père m’a précisé que ça datait de sa
jeunesse. Les mots sont comme la mode, on fait et on défait
les ourlets au fil des années, et l’on redécouvre les plis que
l’on a oubliés. « Papounet » aussi, c’est moi. Elle le réserve
pour se foutre de ma gueule. Gentiment bien sûr, elle est gentille ma fifille, elle a l’air heureuse sur sa planète. Je sais que je
devrais dire « elle ne se prend pas la tête », mais j’ai toujours
35
Elle avait grandi
eu un peu de mal avec les langues. « Kiffer », c’est « aimer »,
ils kiffent tout à part l’école : les mecs, les meufs, le rap, les
Big Mac, et même certains profs qui trouvent grâce à leurs
yeux. Ils kiffent sans hiérarchie, les meufs doivent être bonnes, mais le Big Mac reste souvent meilleur, plus accessible et
à coup sûr moins compliqué ! Quelquefois, ils kiffent à mort,
rien de dangereux, rassurez-vous, simplement la sensation
doit être plus forte, même si elle reste tout aussi éphémère.
Ainsi, ils peuvent kiffer à mort un Magnum, une pizza aux
quatre fromages, une meuf qui passe à la Star’Ac !. Kiffent-ils
leurs darons ? Allez savoir, il n’y a pas de passerelles entre
tous ces mots, chacun relève d’un univers différent et fait
l’objet d’une déclinaison particulière, comme en latin… mais
un latin des rues, oral et vivant, coloré et cru, puisant dans la
mémoire collective pour recréer une langue.
Ils sont partis vers le lycée. Il m’a bien semblé que le
grand Noir prenait la main de ma fille, juste avant de tourner
à l’angle de la rue. « Et alors, me dirait-elle, qu’est-ce que ça
peut bien te faire ? » Rien, il me faut juste un peu
d’entraînement pour accepter qu’elle ne soit plus ma petite
fille. Elle a été ma drogue pendant des années, et il est nécessaire que je me désaccoutume, que je me désintoxique de
mon amour pour cette poupée que j’ai tellement attendue et
qui m’a tant fait rêver…
Tu ne peux pas savoir ma chérie.
Si.
Un peu.
36
Elle avait grandi
Te rappelles-tu ce que j’écrivais quelques semaines après
ta naissance ?
Quand ta joue se gonfle comme un pétale sous le vent,
Quand ta peau gorgée de lait s’étire aux franges du sommeil,
Quand tes sourcils se froncent sur tes premiers doutes
Et que des rides d’inquiétude se dessinent sur ton front,
Quand tes petits poings serrés sur tes colères affrontent l’univers
Et que tes griffes naissantes s’accrochent à mon corpsdepeur defaire naufrage,
Quand tes noirs miroirs étonnés s’écarquillent sur le monde,
Quand tes sourires s’esquissent et s’essaient à séduire,
Quand tes yeux gorgés de sommeil s’effacent lentement
Et que la quiétude inonde peu à peu ton corps,
Quand tu t’envoles au royaume des songes
Et que les rêves cisèlent des ombres fugitives sur ton visage,
Quand ta nuque, fragile comme une coquille, frémit sous mes doigts
Et que la vie se referme chaque jour un peu plus sur toi,
Quand mes lèvres timidement se déposent sur ton souffle
Et que ma bouche émue respire ta douceur parfumée,
Quand tes chansons s’émiettent en milliers de petits cris
Et que ces notes de vie chantent pour moi la plus belle des mélodies
Quand je te regarde jusqu’à sculpter ma mémoire,
Jusqu’à te décalquer derrière mes yeux clos
Pour te déposer dans ce berceau de tendresse
Que j’ai construit pour toi à l’abri des regards,
Quand mes paupières se gonflent de ce trop-plein d’amour
Et viennent t’éclabousser de gouttes de velours,
Quand une gangue d’émotion m’emprisonne la gorge,
Quand j’effleure ton nom du bout de mes caresses
37
Elle avait grandi
De ton corps d’oisillon aux douceurs de princesse.
Tout cet amour que j’ai pour toi
À te donner, ma fille, ma foi.
Graine de vie, petite fée
Ma chrysalide, mon bébé
Je serai là toutes ces années
Avant que tu veuilles… t’envoler.
Comprends-tu mieux maintenant pourquoi il me faut un
sevrage, ma bachelette ? J’ai pourtant eu dix-huit ans pour
m’habituer. Dix-huit ans, dix-huit jours, parfois cela ne fait
pas une grande différence, la perception de la durée reste
toute relative. Tu t’en fous ? En tout cas, tu fais bien semblant.
Mais je sais bien qu’à ton âge l’amour est maladroit (pas
comme au mien, à l’évidence, je rivalise avec les jongleurs du
cirque de Pékin…) et que la pudeur prend le pas sur toute
démonstration spectaculaire. Quand je dis spectaculaire, le
baiser devant les copains tient déjà du show médiatique !
Je quitte mon observatoire et me dirige vers la salle de
bains. Combien d’heures ai-je passé à me raser depuis que j’ai
mis les pieds sur terre ? À quoi aurais-je utilisé ce temps si
j’avais été imberbe ? Question existentielle s’il en est !
Pendant des années, je me suis tartiné copieusement la
face avec un blaireau en poil de chèvre – tradition oblige –
jusqu’à ressembler à un clown blanc. Quand n’apparaissaient
plus que deux fentes lumineuses attentives aux moindres gestes, je traçais d’un geste souple des sillons bien nets dans cette
38
Elle avait grandi
neige odorante et une peau régénérée, lustrée, surgissait de
sous cette gangue perméable et chantait le réveil du petit matin. C’était avant, quand le temps me semblait moins compté.
Depuis, les bombes ont détruit les blaireaux, mais je reste fidèle au rasoir à main. La neige se fait moins ferme sous les
spatules du rasoir, bientôt je vais rayer mes lames. Je prends
un malin plaisir à tester toutes les nouveautés. Les rasoirs
deux, trois, quatre lames, les profilés, ceux en carbone en titane, en fibre de verre, j’en passe et des plus dangereux.
J’enquête sur ceux qui extraient le poil, ceux qui l’érodent,
ceux qui le câlinent, ceux qui l’aiguisent, ceux qui le tirent de
leurs petites lames habiles avant que ledit poil ne se terre dans
ses pores. Ma salle de bains s’apparente à un laboratoire, je
suis pilote d’essai pour rasoirs à main, et je n’hésite pas à
prendre des risques insensés pour que ma peau ressemble à
une piste de bowling. À vrai dire, j’ai beau tout essayer, ma
gueule ne change pas beaucoup. Si. La piste se nivelle, les traces se croisent et se recroisent, la chair devient poudreuse,
jaunit, se ramollit. Tout va bien, c’est la maturité, et mon
amour aime ma maturité.
À quoi pensera-t-elle durant ces heures où, allongée sur
le sable, la mer dans les yeux et dans la tête, le souvenir de
moi l’envahira irrésistiblement et lui fera douter de cette réalité dans laquelle je ne suis pas ? Cette proximité retrouvée
avec lui, loin du chaos de la vie quotidienne, lui fera-t-elle envisager les choses différemment ? J’en doute, je sais qu’elle
décidera, selon son expression favorite, de « ne pas se prendre la tête ». Elle parle comme les jeunes ! J’oublie presque
39
Elle avait grandi
parfois qu’elle fait partie de cette fameuse génération pour
laquelle le bonheur est soi-disant simple comme un coup de
fil. Vu le nombre d’heures que nous passons au téléphone,
nous devrions friser l’extase absolue ! Tant mieux si elle arrive
à prendre les choses avec une certaine philosophie, je reconnais que c’est objectivement la meilleure solution, bien que je
me sente incapable d’adopter le même comportement. Je
peux presque l’accepter, à condition qu’elle me dise au retour
que ce n’était que l’apparence du bonheur puisque je n’étais
pas là, à condition que j’acquière cette certitude de lui avoir
manqué…
Je lâche pour quelques instants mon travail, et m’accorde
une pause délassement. Je replonge sous la couette et reprends la lecture d’Océan mer, un livre qui inexorablement me
conduit vers elle, au rythme du ressac qui me ballotte de page
en page.
Vers douze heures trente-cinq, Lilian rentre du collège sur
son scooter flambant neuf. Allongé sur mon lit, dans la pénombre des volets mi-clos, derrière lesquels je me languis de
toi, j’entends pétarader l’engin. Eh oui, j’ai craqué après des
mois de résistance acharnée, je me suis demandé de quel
droit je le privais de ce plaisir, d’autant qu’il s’était engagé à
investir toutes ses économies pour prouver qu’il ne s’agissait
pas d’un simple caprice. Il me reste maintenant l’inquiétude
du coup de téléphone assassin m’arrachant à ma torpeur cotonneuse pour m’apprendre qu’une voiture l’aura renversé, et
les remords de me sentir responsable. Alors, j’en rajoute des
tonnes dans les « mets bien ton casque », à longueur de por40
Elle avait grandi
tes qui claquent, jusqu’à ce qu’il en ait sa claque et qu’il
m’envoie vertement paître, en me disant qu’il n’a plus dix ans
et que je commence à le fatiguer.
Oui, c’est vrai, parfois je reconnais que je suis fatigant,
même moi je me fatigue, alors les autres, pensez un peu ! Ils
sont forcément moins patients que moi, qui me connais depuis plus de quarante ans…
Lilian s’est installé dans la cuisine pour manger un petit
en-cas, une demi-baguette tartinée de mayonnaise jusqu’à la
gueule, agrémentée de trois tranches de jambon et d’une dizaine de cornichons. J’ai quitté ma chambre et l’ai rejoint
pour lui tenir compagnie. Entre deux bouchées, il
m’apostrophe à brûle-pourpoint.
– C’est quoi, au fait, l’intelligence ?
Voilà bien les mômes et leurs questions à la con qui vous
laissent désorienté, comme un mec sans parapluie surpris par
l’orage ! J’hésite à lui répondre : « C’est simple, c’est moi ! »,
mais je me dégonfle, il va encore me traiter de prétentieux. Et
puis, ça ne l’aiderait pas à comprendre, au contraire, ça brouillerait plutôt les pistes…
Alors, je me mets à balbutier :
– Heu… Tu vois, ce n’est pas une question facile, (si
d’ailleurs la question est triviale, c’est la réponse qui l’est
beaucoup moins !) ; l’intelligence est composite. C’est à la fois
un concept qui peut paraître insaisissable, mais qui se décline
à travers la faculté de s’interroger, de critiquer, de trier,
d’ordonner, de déduire, d’extrapoler, de généraliser, de…
– Arrête, ’pa, j’comprends rien.
41
Elle avait grandi
Oui, bien sûr, comme d’habitude… J’ai conscience de
mon incapacité à dialoguer avec eux. J’ai hérité d’une sorte de
don qui me conduit à expliquer les choses complexes avec
des mots encore plus compliqués. Inéluctablement, au bout
de quelques secondes, mes mômes se regardent en se disant :
– Ça y est, le v’là encore parti dans ses délires, laisse béton, mieux vaut encore se taper le dico !
Il faut que je me surveille, sinon ils vont croire que je le
fais exprès pour me foutre de leur gueule et abandonneront
toute velléité d’échanges.
En tout cas, cela ne l’empêche pas de finir son sandwich :
si traumatisme il y a, il reste somme toute assez bénin !
Il monte dans sa chambre et bientôt, j’entends la voix
d’Eminem scander son rap hypnotique. Décidément, je ne
me ferai jamais à cette musique, même si elle reste plus supportable en anglais puisque j’ai la chance de ne pas comprendre les paroles ; hormis les « fuck » qui surgissent à l’improviste
et me donne une idée du langage poétique utilisé !
42
Elle avait grandi
REVERIES A DISTANCE
Lui
Je m’arrache à cette langueur, qui vous prend juste avant
le sommeil et dans laquelle il fait si bon se laisser engluer telle
une abeille sur une tartine de miel, pour oublier de penser
pendant quelques minutes et laisser l’inconscient décider de
ce qui est ou non raisonnable.
Les rêves détiennent ce privilège de donner congé à la raison et de permettre tous les possibles. Les convenances et les
inconvenances disparaissent pour laisser place à des scénarios
que des poètes surréalistes ne récuseraient pas. L’espace et le
temps ne sont plus soumis aux rigidités scientifiques et se
plient, s’inversent, se rétrécissent, s’étirent, se dilatent au gré
du cheminement de l’histoire. Et je vis des passés et des futurs où les autres n’existent pas et n’ont jamais existé, où la
vie n’appartient qu’à nous, sans autre obstacle que notre propre capacité à rester ensemble. Ou bien, ils existent mais,
contre toute attente, ils regardent notre amour avec bienveillance et, dépouillés de toute jalousie, de toute rancœur, de
toute souffrance, ils nous aident à construire un avenir dans
lequel ils n’ont plus leur place. Une sorte d’Alice aux pays des
43
Elle avait grandi
merveilles pour adultes, où ils se déguisent en lapins et nous
invitent à visiter notre nouveau logis.
Ces rêves où tu es à mes côtés comblent le vide de ton
absence, mais le décuplent également, quand j’ouvre mes
yeux étonnés sur ce chez-moi d’où tu es exclue, réalisant que
le songe est terminé et que la réalité reprend ses droits.
Tout ce que je fais sans toi ne peut être complet. La réalité de notre amour s’abreuve à cette incomplétude, s’en nourrit pour gonfler jusqu’à la démesure. Il n’y a pas d’étalonnage
possible à l’aune d’une vie commune, et la force de ce sentiment d’amour est proportionnelle au manque de toi.
Cet amour serait-il aussi fort s’il ne se nourrissait de cette
absence, de ce désir éternellement insatisfait, de cette impossibilité d’imaginer un avenir aux normes standardisées du
bonheur ? Ces courts moments volés qui maintiennent notre
amour sous perfusion renforcent-ils notre soif d’aimer ? La
question risque de se poser longtemps.
Tu dois dormir profondément en ce moment, compte
tenu du décalage horaire. Je t’imagine nue sous les draps, ou
simplement revêtue d’une nuisette extra-courte, comme celle
que tu portais il y a quelques années, quand tu étais encore
une toute jeune fille… et moi déjà un homme mûr. Souvenir
délicieux de cet amour ingénu né d'une rencontre à l’orée de
ta vie.. Petit à petit, au fil des années passées dans cette innocente proximité, le sentiment furtif – vite rejeté au fond de
ma conscience – que tu étais importante pour moi, et que
peut-être, je pourrais l’être un jour pour toi, avait gagné du
terrain.. Jour après jour, heure après heure, ce besoin que
44
Elle avait grandi
nous avons aujourd’hui l’un de l’autre devenait un peu moins
éphémère, un peu moins fugace, un peu moins inconcevable.
J’occulterais pourtant volontiers ce passé même s’il me confère ce statut si particulier de tonton par adoption, car je veux
être autre chose pour toi qu’un tendre souvenir de jeunesse
qui joue les prolongations.
Je veux être tout.
Ton passé, ton présent, ton avenir.
Voilà bien un des défauts qui me caractérisent que
d’ambitionner d’être l’unique, le seul, le mieux, le plus. Et pas
seulement l’espace d’un instant, mais en permanence, à chaque seconde, comme s’il suffisait que tes pensées dérivent
fugitivement vers un autre pour m’effacer de ta mémoire. Je
me suis construit sur ce schéma, et il faudra sans doute du
temps pour qu’un autre émerge et se fasse une petite place.
Tu es celle que le destin a choisie pour que ce schéma évolue,
et pour toi je suis prêt à changer, aussi douloureux que cela
puisse être. Pourtant, dans mes éclairs de lucidité, je mesure
quel orgueil démesuré, quelle mégalomanie, quelle prétention
absurde et ridicule se cachent derrière cette ambition d’être
tout pour quelqu’un. Que fais-je cependant d’autre que de
poursuivre cette quête inaccessible quand je veux être à la fois
l’amant, l’ami, le professeur, le confident, le conseiller, le sage,
celui qui sait, qui explique, qui rassure, qui réconforte, qui organise, qui maîtrise le cours des événements ? Toi, mieux que
quiconque, tu sais quelle fragilité se dessine derrière cette façade, quelle peur de ne pas être à la hauteur de ce rêve de
démesure, quels doutes surgissent à chaque instant, à chaque
45
Elle avait grandi
absence, à chaque sonnerie qui résonne inexorablement dans
le vide.
Douce la sonnerie, quand je dis bonjour à ton absence en
souriant et que je réponds à l’invite de te laisser un message :
« Salut, ici c’est bien Nadège la fugueuse, je suis absente pour
le moment, mais laissez-moi un message et je reviendrai le
savourer dès que possible. » Comme si tu ne pouvais pas faire
plus sobre ! Ça va bien quand c’est moi, mais j’imagine que
des gens moins intimes t’appellent… Que vont-ils penser ?
Mais tu es comme ma fille, tu t’en fous, et tu m’as arraché la
promesse de ne pas jouer les vieux moralistes.
J’essaie.
J’apprends.
Dure la sonnerie, quand je réitère un énième appel ;
quand je ne sais pas où ni avec qui tu es, ni ce que tu fais et
que je tombe en apnée de vie, comme un chien de chasse
avant que l’appel du cor ne lui redonne un but.
Mon amour, comme il ferait bon être blotti contre toi,
sans se préoccuper de l’heure, et savourer ce bonheur incommensurable de t’avoir tout à moi. Dans ton île, suis-je
présent dans ton sommeil ou dans ces quelques minutes de
solitude qui nous appartiennent, juste avant de nous endormir ?
Elle
Dormir nue n’a pas que des avantages. Ça réveille la libido, et mon petit mari bande plus régulièrement que
d’habitude. Certains soirs, je résiste en m’accrochant au sus46
Elle avait grandi
pense haletant du dernier Mary Higgins Clark, d’autres, je
cède pour avoir la paix. Avec lui, ce n’est jamais bien long ni
très sophistiqué. Deux trois caresses bâclées sur mes zones
érogènes, pas assez précises ni patientes pour éveiller mon
corps puis, s’imaginant sans doute que je n’en peux plus
d’attendre, il me fourre son bâton de Bridou dont il est si fier
au fond de la minette. Rien à dire pour la taille, mais quant à
la fermeté, j’ai l’impression d’une bougie qui aurait sommeillé
sur la plage arrière d’une voiture au soleil ! Ce doit être un
effet du climat. Il s’essouffle quelques minutes – bien la peine
de faire du jogging – puis s’écroule dans un râle, genre grand
brûlé à qui on refait les pansements. Deux minutes de poids
mort sur mon corps à peine échauffé – mon Dieu, faites qu’il
ne grossisse pas… –, puis il se rue dans la salle de bains
comme si c’était une question de survie. J’ai remarqué qu’il
détestait tacher les draps et laisser le sperme sécher sur lui.
Moi, c’est tout le contraire, j’adore en avoir partout ! J’ai le
temps de m’envoyer en l’air toute seule, comme une grande,
en pensant à mon homme qui m’ensorcelle le corps. Quand il
revient, après s’être rincé de longues minutes, il prend soin de
remettre son caleçon, des fois que j’aie envie de remettre ça.
Il doit être rassuré et fier, car j’ai le sourire béat d’après orgasme, les yeux dans le vague partis à ta rencontre, la main
encore crispée entre mes cuisses. Je sens la fierté du mâle qui
l’envahit, du genre : « Dix minutes après, elle ne s’en est toujours pas remise ! »
« Rêve », comme dirait Marc-Antoine mon « élève »
quand j’essaye de le faire travailler. Si ça peut m’éviter des explications orageuses et lui remonter le moral, à défaut du
47
Elle avait grandi
reste, c’est tout bon. Il dépose un baiser baveux sur ma bouche, qui se dérobe une fois de plus. Il n’y a que toi que j’aime
embrasser et à qui je donne totalement ma bouche, jusqu’à te
rendre fou. Puis, il me tourne le dos et s’endort comme une
masse. Je laisse passer les minutes en pensant à toi, à ton désir, à tes caresses, à cette voix qui m’envoûte, et je m’endors
dans tes bras.
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Elle avait grandi
RETROUVAILLES
Elle
Les retrouvailles ont été, je crois, à la hauteur de ses espérances. Ce n’était pas un mince pari pour moi, tant souvent
ses rêves magnifient la réalité, au point que j’appréhende qu’il
ne se réveille un jour prochain et découvre qui je suis vraiment, et non l’image de la perfection qu’il s’est construite.
Nous nous sommes revus dès le premier jour de mon retour.
Nous avons parlé de cette absence, de mes vacances, de notre amour. Il m’a dit comme toujours que j’étais terriblement
belle, dans cette robe de soleil qui collait à ma peau. J’avais
pour une fois, il est vrai, le corps et le cœur en harmonie, en
voyant ses yeux brûlants de désir qui me disaient la douleur
de son attente, l’impatience de me prendre, la résignation et le
renoncement de la raison.
Je lui ai raconté le quotidien d’un couple qui n’a déjà plus
rien à se dire, le manque de lui, le zoom de mon mari qui mitraillait mon corps et devenait ton œil incandescent qui chauffait mon corps à blanc, la fraîcheur de l’océan pour éteindre
cet incendie criminel et noyer mon désir. Je lui ai dit à quel
point j’aurais voulu plonger dans l’eau avec lui et
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Elle avait grandi
m’enorgueillir du bonheur dans ses yeux. Je lui ai raconté le
sourire cajoleur du soleil sur ma peau, le parfum capiteux des
fleurs dans l’air lourd du petit matin, la moiteur de
l’atmosphère, la transparence de l’eau, la couleur des langoustines, la chair tendre des poissons. J’ai soigneusement occulté
la chair triste des exceptions. J’ai pris soin, mot après mot,
phrase après phrase, de lui enlever les petites tumeurs cancéreuses qui poussent dans sa tête quand il m’imagine avec lui.
J’ai protégé les brûlures infectées de Tulle gras et j’ai tiré tellement doucement qu’il n’a presque rien senti. Je lui ai dit que
Yann m’avait si peu touchée, que je ne ressentais rien, que ça
n’avait pas d’importance, que moi je ne pensais jamais à ça et
qu’il n’avait qu’à faire pareil. Ce n’était que demi-mensonge,
ou demi-vérité, mais tout plutôt que de voir cette détresse
dans ses yeux, cette folie qui l’envahissait quand il réalisait
qu’un autre que lui habitait mon corps, même s’il ne s’agissait
que d’un petit squat de vacances sans lendemain.
Alors je lui ai parlé de la mer, je lui ai murmuré que
j’imaginais son reflet dans ses yeux verts. Je lui ai surtout dit
les mots qu’il rêvait de boire sur ma bouche, ces mots que
tous les hommes attendent depuis que la femme existe. Que
je rêvais de lui, de son sexe plongé en moi, de son sexe dans
ma bouche comme une friandise à savourer, de sa langue sur
mon corps jusqu’à me rendre folle. Ces simples mots tellement banals mais qui suffisaient à le rendre fou de désir. Je lui
ai dit que les choses auraient été tellement merveilleuses s’il
avait été auprès de moi, que je pensais à lui à chaque battement de cœur, à chaque étreinte du soleil sur ma peau, à chaque goutte de sueur dans mon dos. Que mes yeux s’étaient
50
Elle avait grandi
faits chasseurs d’images pour enregistrer l’essence des choses
et lui restituer à travers mes mots, mon regard, ma bouche.
Nous nous sommes pourtant simplement embrassés, passionnément, et j’ai senti cette envie de moi, tellement présente mais
qui, une fois de plus, ne pouvait s’exprimer. Pas le temps, pas le
lieu, et puis, une sorte de gêne devant son propre désir tendu
comme un arc, dont il craignait qu’il ne m’apparaisse un peu trop
envahissant, un peu trop genre « mec qui ne pense qu’à ça ». Tant
qu’il s’agit de mon cul, tu peux y penser à satiété ! J’aime tellement
te voir suffoquer de désir, éternellement dur dans mes bras. Je le
prends comme un hommage, je n’ai jamais été désirée avec une
telle fougue, une telle violence. Tu es mon adolescent de quarantecinq ans, l’expérience, l’attention, le souci de moi en plus. Je t’aime.
Encore quelques jours de patience et nous retrouverons notre petit
nid d’amour dans ma cité universitaire – merci Josiane – qui, pour
tout autre que nous, paraîtrait sordide. Chambres anonymes qui se
ressemblent toutes, au point que nous pourrions ouvrir n'importe
quelle porte et nous imaginer "chez nous". Un studio universitaire
que nous habitons quelques heures de temps à autre et que nous
tentons de personnaliser en y apportant quelques objets familiers
qui agissent comme autant de repères dans cet univers aseptisé. Tu
sors de sa boîte la petite souris en cristal que je t’ai offerte, et tu la
poses sur la table pour regarder le soleil faire miroiter ses facettes.
J'installe ma mini-chaîne stéréo pour écouter l'amour décliné sur
toutes les gammes par nos chanteuses et chanteurs préférés. De
Cali à Miossec de Rose à Daphné, les mots disent la douleur et la
douceur de l’amour et je cherche où vagabondent tes pensées à la
buée de tes yeux.
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Elle avait grandi
RETOUR AU BERCAIL
Elle
Nuit sur Paris, encore une longue journée. La fac de Jussieu pour commencer la journée. Boltanski, Thévenot, la
théorie de la justification et des économies de la grandeur au
programme, six heures, ça calme ! Je découvre que j’erre entre le monde marchand et le monde de l’opinion, pas étonnant que j’aie un peu de mal à m’y retrouver. Ma vie est un
beau bordel, et je n’y suis pas pour rien. Je gagne en lucidité à
défaut de gagner en sagesse. Après la fac, les cours d’anglais
pour ces gosses de riches à qui je désespère d’apprendre
quelque chose. Le « petit » Marc-Antoine me gonfle prodigieusement. À croire qu’il a déjà choisi de faire empereur plus
tard, pour jeter sur moi ce regard de seigneur sur sa domestique ! En attendant, à part d’avoir bien intégré que son Taylor
est very rich, et d’en profiter, il ne fout rien. Quant à la jolie
Éléonore, elle est partie pour être aussi écervelée que sa mère.
Elle s’en fout, son Taylor aussi est riche, vu qu’ils ont le
même !
Je retrouve ma voiture poubelle qui me tient lieu de cabinet de toilette, de bureau, de chambre ou de cuisine en fonction des circonstances. Je mets le contact, et les phares
52
Elle avait grandi
trouent l’obscurité. Je branche mon téléphone, un message
m’attend. Est-ce encore un casse-pieds à éconduire ou bien la
voix sensuelle de mon homme ? J’écoute comme une petite
fille gourmande, suçant précautionneusement son bonbon
fourré jusqu’à ce qu’il ramollisse suffisamment pour croquer
dedans avec délice.
Il est là.
Quelques secondes pour me dire qu’il m’aime infiniment,
que je lui manque, qu’il pense à moi, qu’il est triste à la pensée
du temps le séparant de notre prochaine rencontre qui lui
paraît toujours trop lointaine. Toujours les mêmes messages,
mais pourtant à chaque fois différents… Cette force qui me
rassure et cette vulnérabilité qui me touche, ce mélange unique de passion incontrôlable et de tendresse débordante…
C’est mon poète d’amour, et il conjugue pour moi les versets
du « je t’aime » à l’infini.
J’aime que sa voix me câline et vibre de moi. J’aime
qu’elle se plie, qu’elle me calme, qu’elle se fasse velours,
qu’elle soit adoration, qu’elle soit amour. J’aime être tout pour
lui ; ça me rend fière, belle, ambitieuse, un rien aguicheuse, un
soupçon prétentieuse. J’aime qu’il soit en apnée d’amour
pour moi, ça flatte mon ego. L’amour est toujours un peu
narcissique. Je tiens enfin l’homme de ma vie, brillant associé
chez Sealing Manager, dans le creux de ma main. Il suffirait
que je la serre un peu pour que l’oiseau étouffe. Ce pouvoir
dont nous disposons sur des êtres infiniment plus forts que
nous m’étonnera toujours. Mais non, mon précieux canari, je
joue seulement les « oiseleuses ». J’ai besoin de toi pour grandir, comme les plantes d’oxygène. Tu es ma chlorophylle,
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Elle avait grandi
mon élixir de vie, ma bouffée d’air marin. À mon tour de te
faire ce signe qui, je le sais, illuminera ta journée demain,
quand tu ouvriras la porte de ton bureau et que tu verras clignoter cette petite lumière verte, qui te dira que la veille au
soir je t’ai rejoint quelques secondes dans ta nuit. Avec des
mots qui rassurent, toujours les mêmes, jamais assez déclinés.
Tu es mon homme, tu es à moi, je t’aime. Je t’aime comme le
murmure du filet d’eau qui serpente entre deux cailloux, je
t’aime comme le rugissement assourdissant de la cascade, je
t’aime comme la caresse du vent sur ma peau un soir d’été, je
t’aime à l’infini, comme le ressac incessant de la mer sur les
galets. Trente secondes d’amour à dix centimes d’euro la minute… Qui prétend que les portables ne sont pas économiques ? Quel dommage que je ne puisse pas déclarer ma
flamme le week-end, c’est gratuit !
Flûte ! Plus de batterie, il va encore être frustré et me reprocher de ne pas avoir pensé à recharger mon portable.
Tant mieux ! Ça prouve qu’il tient à moi. J’enclenche la première et démarre sur les chapeaux de roues. Je file retrouver
mon petit mari qui a réussi l’exploit de me lasser plus vite
qu’une paire de chaussures ! Pas assez souple, pas assez
classe, pas assez élégant, pas assez original, pas assez résistant… En un mot, un cuir trop commun pour la précieuse
plante de mes pieds, mais cependant très collant ! J’aurais certes pu m’en apercevoir avant, d’autant que « mon homme »
était déjà présent dans ma vie quand je me suis mariée, même
si nous n’avions pas encore réalisé ce que nous représentions
l’un pour l’autre…
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Elle avait grandi
C’est Bertrand qui m’avait fait rencontrer Yann, au hasard
d’un chantier où on avait besoin de vagues lumières en sociologie pour faciliter la fusion entre deux sociétés de cultures
différentes. Une grosse commande à plusieurs étages, où
Consultant junior, Yann voulait arrimer son client dès la
première régate. Nous nous sommes inspirés de l’approche
culturelle de Jean-Marie Raynaud, mâtinée avec les théories
de Jean-Louis Lemoigne sur la complexité. Tout ça passé au
shaker et contextualisé, nous avons fait un tabac ! Plus ça paraissait savant, plus ça plaisait à certains, et Yann faisait partie
de ceux-là, impressionné quand il ne comprenait pas tout. Du
coup, le contrat se prolongeant, Bertrand l’avait pris sous son
aile et régulièrement invité en toutes circonstances. Petit à
petit, je m’étais habituée à lui, l’associant systématiquement à
celui que j’aimais déjà sans le savoir encore.
Yann était du genre « plus célibataire que moi tu meurs ».
Trente ans et déjà plein de petites manies, de convictions sur
tout. Le challenge m’a amusée. De cocktail en cocktail, de
déjeuner en déjeuner, je l’ai attiré dans mes filets et il m’a fait
la cour. C’était facile, je me suis laissé griser, ça a été rapide.
Au départ, rien n’était trop beau pour moi… Mais les débuts
ont été brefs. La réalité a vite repris ses droits, et j’ai découvert sa véritable personnalité. Inquiet, peu sûr de lui, radin,
sans ambition ; en un mot : étriqué. Six ans seulement de plus
que moi, et il fallait déjà que la table soit mise tous les jours à
dix-neuf heures trente. Vous n’imaginez pas ce que c’est de
démarrer sa vie avec un homme bourré de routines, comme
un vieux programme en Cobol. Aurais-je pu le voir avant ?
Sans doute, si j’avais été plus attentive, moins insouciante.
55
Elle avait grandi
Mais le restaurant remplaçait avantageusement le repas du
soir, et le couvert était déjà mis avant que nous nous installions. Ce n’était pas la vraie vie, et j’aurais dû voir que ce qui
m’excitait l’agaçait déjà. Je le tirais en boîte jusqu’à pas
d’heure, il faisait la gueule en me répétant qu’il travaillait le
lendemain et qu’il devait rentrer. J’étais indulgente, je ne savais pas encore ce qu’était le travail… Du coup, nous ne baisions qu’épisodiquement, et la rareté suffisait à entretenir
l’illusion, d’autant que dans ce domaine, mon éducation restait à faire… C’était avant de découvrir l’amour dans tes bras,
mais quand cette révélation m’a envahie, les dés étaient déjà
jetés.
Il est plus de vingt heures. Les assiettes doivent s’ennuyer
ferme sur la table de la cuisine. Tant pis, je vais le traîner chez
le Tex Mex du coin, j’ai envie d’un Chili !
56
Elle avait grandi
DOUTES
Lui
Je consulte mon répondeur de bonne heure et j’entends,
avec un pincement sournois au cœur, la voix suave débiter :
« Vous n’avez aucun nouveau message. »
Je déteste par-dessus tout ce néant, qui dit ton absence, le
vide absolu de mon existence quand tu ne te manifestes pas.
Comme de coutume, l’inquiétude m’envahit progressivement,
compagne devenue désormais familière. En habituée, elle a
pris ses quartiers d’hiver et maîtrise ses gammes. Ses deux
spécialités sont « Et s’il savait » versus « Et si elle ne n’aimait
plus ». Et l’infernale mécanique se met en marche. À la
moindre « anomalie », le sentiment de vivre une immense
illusion s’insinue insidieusement en moi. Illusion que
d’imaginer qu’une vie puisse se partager par répondeurs interposés… Nos cellulaires émettent des messages dans un
temps décalé, quelquefois à cent lieues de nos états d’âme de
récepteurs.
Car que sait-on de l’après ? Des quelques minutes qui
succèdent aux mots d’amour échangés quand, une fois raccroché sur un dernier baiser, je sens la quiétude se faire chatte
57
Elle avait grandi
et commencer à ronronner dans ma tête ? « Et si elle me
mentait ? » « Et si tout n’était qu’une immense hypocrisie ? »
Mes défenses encore vivaces déchirent cette illusion de bienêtre, et je plonge dans une lucidité destructrice. Je rappelle
aussitôt, en proie au doute le plus abject : « Salut, ici c’est bien
Nadège la fugueuse, je suis absente pour le moment, mais
laissez-moi un message et je reviendrai le savourer dès que
possible. » Pourquoi est-ce que je tombe sur le répondeur ?
Est-elle déjà en train de l’appeler ? Est-ce que, l’oreille encore
chaude de mes mots d’amour, elle serait capable de lui susurrer : « Mon bébé, c’est moi, que fait-on ce soir ? » Que sait-on
de ce qui est vrai ou faux, réalité ou mensonge, duperie,
tromperie, rouerie, escroquerie, fumisterie, hypocrisie ? Pourquoi y aurait-il tant de synonymes si la vie n’en avait pas besoin ? Le doute est-il consubstantiel à l’amour, ou n’existe-t-il
que dans ma tête, comme un petit cancer aux protubérances
sensibles que les doigts de la jalousie titillent, telles des cornes
d’escargots, jusqu’à ce qu’elles se rétractent en fuyant cette
réalité ?
Mon message de la veille n’ayant pas eu l’écho espéré, je
l’appelle dans le courant de la matinée. Elle est en route pour
la fac. Je l’interroge, car il s’agit bien d’un interrogatoire… Il
me manque hélas la lampe aveuglante, et la contraction des
pupilles qui dit tout des faux-semblants en se rétrécissant à
chaque mensonge ou demi-vérité. Au téléphone, les interrogatoires ne donnent pas grand-chose de concluant :
– Tu n’as pas eu mon message d’hier ?
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Elle avait grandi
– Lequel ? Ah ! si, je l’ai écouté en rentrant mon amour,
mais ma batterie était déchargée, je n’ai pas pu te répondre.
– Tu aurais pu la recharger dans la voiture et me rappeler.
– J’aurais pu, oui, mais je n’y ai pas pensé, il était tard, et
j’ai traîné Yann au restaurant.
– Tu as passé une bonne soirée, au moins ?
– Oh ! arrête, tu veux bien, c’est déjà assez compliqué
comme ça.
– Pas si compliqué que ça, apparemment…
– Tais-toi, tu vas être méchant et injuste.
– Bon, tout va bien au moins ?
– Oui, si l’on peut dire.
– Je te rappellerai plus tard.
Je la plante là, de manière un peu cavalière, car je sens la
conversation mal engagée. Je deviens facilement méchant
quand j’ai mal, de cette jalousie qui me ronge tel un acide sur
un bois vermoulu. Quelquefois je me sens chêne massif et
imputrescible, qui protège de sa ramure le jeune peuplier
qu’elle est ; d’autres fois, je me vis vieux tronc vermoulu, cinglé par les branches trop vivaces de cette tendre pousse tendue comme un arc qui s’impatiente à côté de moi. Notre liaison est une histoire de vies parallèles qui font semblant de se
croiser au hasard des dimensions, mais qui butent sur les règles immuables de la géométrie et continuent leurs trajectoires rectilignes.
Tu es condamnée à prouver encore et encore, car je suis
insatiable, comme tu le dis toi-même. Insatiable de toi, de ce
désir toujours renouvelé qui m’enflamme à la moindre caresse, au moindre centimètre carré de peau respirée, au
59
Elle avait grandi
moindre effluve de parfum humé dans ton cou. Qu’est-ce qui
m’a pris, après vingt ans de mariage, bien calé à l’abri derrière
le rempart des années, de franchir le pont-levis pour partir en
croisade d’amour ? Ce doit être mon esprit aventurier qui a
ressurgi une dernière fois, avant que je ne m’endorme définitivement dans le confort de la monotonie. J'ai l'impression
qu'il m'a fallu attendre de dépasser la quarantaine pour aimer
enfin les femmes… Non pas aimer des artefacts de magazine
clignotant sur du papier glacé, mais les aimer comme elles
sont réellement, avec leurs imperfections qui les définissent,
les éclairent et rendent chacune d’entre elles unique.
J’aime l’arrondi de ton ventre quand il gonfle de cette vie
de femme, j’aime la transparence de ce duvet doré que tu juges trop fourni qui flirte avec tes bras, j’aime cueillir, à chacune de nos rencontres, les petites poires aguicheuses de tes
seins, tellement attendrissants, drapés dans leur pudique nudité. J’aime effleurer le velours de tes lèvres, si chaudes qu’elles
me communiquent leur fièvre. J’aime ta taille, qui me trouble
infiniment. et je découvre l’émotion que cela procure, d'avoir
tes yeux en miroir des miens sans même baisser la tête…
J’aime tes certitudes et tes doutes, tes éclats de rires tapageurs
et tes pleurs discrets, tes colères comètes et tes abattements
soudains. Je t’aime réelle et non fantasmée.
Je te revois l’été dernier, en Crête, pataugeant interminablement entre sable et eau. J’aurais voulu te photographier
éternellement, tellement tu étais belle, sensuelle et excitante
dans ce deux-pièces jaune qui flashait sur ta peau bronzée. Tu
ressemblais à une starlette de cinéma, de celles qui portent
60
Elle avait grandi
encore dans leur regard l’innocence et l’espoir, juste avant
qu’elles ne comprennent que leur talent se réduit à leur corps
hâlé et à cette jeunesse qui passera et les laissera orphelines de
tout… De leurs rêves de gloire, de leurs rêves d’amour, de
leurs rêves d’exister dans le regard des autres autrement que
comme un corps gracieux que l’on consomme et que l’on
jette une fois rassasié.
Dans cet été en faux-semblant, je t’avais attribué la palme
d’or. Top-modèle exclusif pour la circonstance, tu prenais
pour moi les poses les plus suggestives et je cliquais frénétiquement sur mon déclencheur pour remplir ma carte mémoire de souvenirs.
Fondue enchaînée sur tes yeux, gros plan sur le creux de
tes reins à peine ceint d’un string insolent, zoom sur ton
nombril qui s’ornait d’un piercing contre lequel j’avais lutté en
vain, et grand angle pour conclure pour espérer rentrer dans
le cadre et ne pas rester spectateur de ma vie. Filtres de couleur pour embellir la réalité, flou artistique sur l’avenir, mon
regard brasier te surexposait jusqu'à ce que mes pupilles me
brûlent et m'obligent à fermer les yeux. Je rêvais que tu me
rejoignes dans ma chambre noire, à l’abri des projecteurs de
l’actualité de ta vie.
J’aurais tellement voulu que cette plage soit à nous, pour
que je puisse t’aimer sans vergogne, te pénétrer en regardant
tes yeux chavirer et voir les reflets mauves du ciel dans ton
regard. Mais ce n’était pas un été pour moi, douloureuse découverte… Alors que j’étais resté sur l’illusion d’un partage
possible, je n’ai eu que des miettes de toi, des frôlements de
mains équivoques, des regards furtifs, des caresses bâclées
61
Elle avait grandi
comme la main qui flatte un chien collant dont on se méfie
un peu et dont on veut se débarrasser. J’avais ce sentiment,
comme à l’adolescence, d’être de trop, de tenir la chandelle,
pendant que tu la brûlais par les deux bouts. Je vous regardais
vivre, et j’essayais désespérément de me souvenir de ton regard amoureux, de ta bouche enveloppante, de ton corps arcbouté sur le mien. Entre deux portes, tu me disais que tu ne
voulais pas prendre de risque, qu’il n’y avait rien de changé,
qu’il fallait que je sois patient. « Les vacances n’ont qu’un
temps », répétais-tu, et ce temps n’était manifestement pas le
mien. Toi, tu semblais aller pour le mieux, dansant tous les
soirs jusqu’à l’aube et te laissant draguer par les jeunes éphèbes du club.
Le soir, étendu nu sur le drap rêche, dans la touffeur d’un
bungalow ouvert sur la nuit, je regardais ma femme dormir et
me questionnais inlassablement. M’étais-je trompé ? Et si
Nadège était mon embûche, le caillou sur lequel j’allais trébucher, le piège qui se refermerait sur moi ? Même le désir semblait m’avoir fui, et je tenais à deux doigts mon sexe flasque et
inutile, qui somnolait dans la torpeur de cet été en fauxsemblant, au point que je me vivais eunuque dans ce pays
rempli de vierges aux regards de braise.
Non seulement j’étais jaloux de lui, mais tu ne faisais rien
pour qu’il soit le seul objet de mon amertume… Tu déambulais dans ton string sous le nez de mâles fascinés, et je découvrais cette envie irrésistible de séduire qui t’habitait. Quand
j’arrivais enfin à te voir seule pendant quelques minutes, je te
faisais le reproche de chercher à plaire : tu me répondais que
62
Elle avait grandi
ce n’était rien, qu’il fallait bien que tu t’amuses un peu et que
tu profites des vacances.
Et les jours avaient coulé, et les vacances s’étaient enfin
achevées.
Nous vivons un temps chaotique en rapport avec nos
états d’âme du moment. Tantôt, quand l’ennui nous consume, il semble se traîner tel un tortillard gravissant laborieusement le flanc d’une montagne. Tantôt, au contraire, il défile
au rythme d’un film en accéléré et nous laisse éberlués d’avoir
déjà passé le générique de fin. Démiurges du temps, nous le
dilatons ou le rétractons au gré de nos humeurs. Mais il rit de
nous sous cape, s’amuse de nos impatiences et de ces reproches infondés que nous lui adressons régulièrement.
« Comme cette journée de cours m’a paru longue », dit
régulièrement ma fille. « Comme ces vacances ont passé
vite », disait ma femme du temps où...
La « vitesse » du temps est-elle proportionnelle à notre
sentiment de plénitude ? Suffit-il de passer sa vie à s’ennuyer
pour avoir l’impression de vivre plus longtemps ? Peut-être,
c’est ce qui expliquerait que certains choisissent l’oisiveté passive, dans l’espoir de prolonger la vie…
Toujours est-il que je m’ennuie de toi, et ce foutu temps
me paraît interminable. Je ne peux m’empêcher de penser à
toutes ces heures que vous avez passé et passerez ensemble.
Comme pendant vos dernières vacances, seuls, ailleurs, loin de
tout. Les tête-à-tête restent l’épreuve de vérité. Il faut forcément se parler, même si on n’a rien à se dire, réinventer un
temps suspendu qui n’est pas le quotidien, faire le point,
comme on dit.
63
Elle avait grandi
Oh ! bien sûr, on peut fuir, faire semblant, s’en tirer par
une pirouette, un prétexte, une absence :
– Ce n’est pas le moment de parler de ça.
– Ce n’est jamais le moment avec toi !
– Mais qu’est-ce que tu as encore ?
– Rien… Dis, on n’est pas bien ici tous les deux ?
– Mais bien sûr, on est bien… Tu n’as pas froid ?
– Non, pourquoi veux-tu que j’aie froid ?
– Tu devrais mettre ton gilet, le vent s’est levé.
– Fiche-moi la paix, tu seras bien content si je meurs de
froid.
– Qu’est-ce que tu racontes encore comme bêtises ?
– Tu crois que je ne sens pas que tu t’ennuies d’elle à
mourir, qu’elle te ronge jusque dans ton sommeil ?
– Mais de qui parles-tu ? Tu deviens folle en vieillissant !
– Moins folle que tu ne crois, je la respire à travers toi
cette petite garce.
– Mais de qui parles-tu ? Tu dérailles ma pauvre vieille !
– Toi aussi tu vieillis, tu verras, tu réaliseras quand ce sera
elle qui te le dira…
Depuis votre retour, j'apprenais à cultiver mes tristesses
solitaires et lointaines loin de vous et de cette proximité obscène qui s’affichait sans la moindre pudeur, me crachant au
visage cette intimité que je rejetais de tout mon être.
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Elle avait grandi
Ô TEMPS SUSPEND TON VOL…
Lui
Je ne veux pas devenir vieux, jamais.
Je suis fait pour être jeune, éternellement jeune. Je ne
veux pas être diminué, être pris en pitié, avoir les yeux qui
pleurent sans pouvoir les contrôler, trembler en tenant mon
verre de vin, parler tout seul dans la rue.
Je ne veux pas perdre la mémoire et t’oublier – même un
peu –, ne plus te reconnaître un matin, comme si la vie recommençait à zéro. Je ne veux pas passer des heures à ne
rien faire, sans plus attendre quoi que ce soit de la vie, avachi
dans ce fauteuil qui aura vieilli avec moi et pris ce même teint
jaune et cireux qui me caractérisera. La patine du temps, qu’ils
disent. Je t’en foutrai de la patine ! Je ne veux pas que mes
petits-enfants me prennent par la main pour me conduire
vers mon fauteuil en me disant : « Sois bien sage pépé… »
Comme si j’étais un demeuré ou un gamin, avec l’innocence
et la beauté en moins !
Et puis quoi encore, qui les a faits ces mioches ? Qui a
torché leurs parents pendant des années ? Pour qui me prennent-ils ? Qu’imaginent-ils ? Que je suis sénile ? Tout petits
que vous êtes, vous aussi, vous verrez un jour les rides venir
traîtreusement, les tempes grisonner, la peau s’avachir… Au
début, on vous dira : « Ça te va bien. » Puis les rides creuse65
Elle avait grandi
ront leur sillon plus profondément, elles ravineront à loisir et
on ne vous en parlera plus.
Mauvais signe.
Aux premiers cheveux blancs, les femmes vous trouveront séduisant et elles évoqueront avec une pointe de désir
vos tempes argentées. Mais l’argenterie ne noircira pas, au
contraire, un vieil or jaune pisseux viendra bientôt revendiquer la place. Vos dents jauniront également inexorablement,
les bourrelets apparaîtront autour de votre taille, vous perdrez
le sommeil tout en vous écroulant après vingt-deux heures,
alors qu’avant vous passiez allègrement des nuits blanches en
enchaînant sur une journée de travail. Les douleurs commenceront à diminuer votre corps.
– Où as-tu mal ?
– Mais partout ! J’ai mal à mon corps, j’ai mal à mon âme,
j’ai mal à ma jeunesse disparue, enfouie, j’ai mal à mes enfants, quand ils étaient petits et qu’ils me laissaient débordant
d’amour, j’ai mal à mes souvenirs…
Mais je m’égare, j’ai encore un peu de temps avant de devenir vieux… Et puis, quand je sentirai la vieillesse
s’approcher, se tapir, à l’affût pour me cueillir par surprise, je
lui fausserai compagnie avant qu’elle ne me prenne. Comme
un pied de nez.
« Bye bye, tu ne m’attrap’ras pas, tu peux toujours courir,
je vais moins vite qu’avant, mais j’ai pris de l’avance et je suis
plus rusé… »
Peut-être est-ce cet écart d’âge qui me turlupine, vingt
ans, une vie… Avant toi, je pensais moins à mon âge, mais il
est vrai aussi que j’étais plus jeune !
66
Elle avait grandi
ENTREPRISES ET DIRIGEANTS
Lui
Installé confortablement en première classe du TGV qui
me ramène de Lyon, débarrassé enfin de cette meute de jeunes loups prétentieux qui m’ont assailli toute la journée pour
signer un marché de dupe, je peux enfin être avec toi. On
appelle ça des voyages d’affaires… Il s’agit surtout des affaires des autres, tellement je me sens peu concerné. Mais j’ai
derrière moi des années d’apprentissage du rôle de consultant, et je sais faire semblant. Cela n’a d’ailleurs pas toujours
été le cas : j’y ai cru aussi, moi, à l’entreprise comme lieu de
réalisation… avant de réaliser ! Depuis, je vais plutôt moins
bien, mais je me soigne à grands coups de « y’en a des plus
malheureux ».
Il faut bien dire que parfois, les responsabilités que j’ai
tant cherchées, après lesquelles j’ai tellement couru toutes ces
années, me fatiguent prodigieusement, et que mon enthousiasme pour le business a quelque peu molli. On appelle ça
prendre de la distance, c’est-à-dire regarder d’un œil critique
les entreprises et les cabinets de conseil censés aider ces der67
Elle avait grandi
nières à se mouvoir dans ce qu’il est aujourd’hui convenu
d’appeler la complexité – ingénieux euphémisme pour dire
que personne ne comprend plus rien à ce qui se passe ! Les
entreprises ou, mieux encore, les Groupes – concept très en
vogue – courent toujours après les dernières modes et se livrent à des acrobaties organisationnelles et managériales dignes du Cirque du Soleil : un grand écart par-ci, un grand
écart par-là, le culte du processus normé à ma droite,
l’adoration de l’innovation à ma gauche, l’adulation de
l’individualisation à l’ouest, le sacerdoce de la cohésion sociale
à l’est… Heureusement qu’ils sont là pour nous faire travailler. Nous leur coûtons une fortune, alors même qu’ils affichent l’impérieuse nécessité de faire des économies drastiques, et nous ne servons souvent que d’alibis aux dirigeants.
Nous chions depuis des années des rapports à dépeupler
toute la forêt amazonienne, et cela n’a jamais empêché une
entreprise de péricliter !
Attention, allons-y pour le grand saut : attachez vos ceintures, ne respirez plus, respirez, ce n’est qu’une petite réforme, vous ne sentirez presque rien, sauf si vous l’avez dans
le cul et que vous faites partie du train de départs anticipés.
Cœurs sensibles s’abstenir, le voyage sera un peu mouvementé, n’hésitez pas à prendre une petite Nautamine pour la
route du retour, la tête basse à la maison.
Je m’imagine la scène :
– Chérie, je n’ai plus de travail.
– Bravo, on n’avait déjà plus le beurre, si maintenant on
perd l’argent du beurre, ça va devenir très délicat ! Tu devrais
aller voir un consultant en outplacement.
68
Elle avait grandi
– Je te rappelle que c’est moi, le consultant.
– Oui, mais toi tu es consultant en stratégie, pas en
« Comment continuer à avoir les moyens en ayant perdu son
boulot » !
– Remarque, ça se rapproche pas mal d'une stratégie ! Je
note que tu gardes le sens de l’humour, ma chérie, ça va nous
être bientôt très utile, ne change rien…
– Que vas-tu faire ?
– Dormir.
Si on venait me consulter, je dirais :
– Haut les cœurs ! Ne faites pas cette tête-là, il faut rebondir mon vieux, montrez-moi votre portefeuille de compétences, que je voie quels placements je peux faire sur vous.
Ah non ! pas de long terme, à votre âge c’est trop risqué. Que
diriez-vous d’un CDD de deux mois pour trier les dossiers de
ceux qui ne sont pas dans le bon wagon ? Non ? Vous faites
le difficile, tant pis pour vous, vous ne savez pas saisir les opportunités, il était temps qu’on se débarrasse de vous.
Je me laisse aller, il faut que je me reprenne. C’est qu’en
vieillissant, je regarde en arrière, et du coup je vois mieux les
dégâts que j’ai, avec beaucoup d’enthousiasme, contribué à
faire… Un peu comme un jeune acteur qui aurait appris son
rôle par cœur, de peur du trou du mémoire, et qui aurait oublié jusqu’au sens de la pièce. J’ai passé tant d’années à observer ceux qu’on appelle les dirigeants… Ils sont au travail en
représentation permanente, interprètes d’une mauvaise pièce
qui ne reste jamais longtemps à l’affiche. Ils jouent des rôles
écrits par d’autres, dans des entreprises factices qui font semblant de tout. D’être importantes, de servir à quelque chose,
69
Elle avait grandi
d’être stratégiques ! Ils se font peur en permanence avec la
concurrence et la mondialisation, et ils gaspillent leurs forces
en querelles de pouvoir internes, tout en se gargarisant de
leurs succès passés. Ils campent sur leur incontestable avance
sur les autres, entendez les pays en voie de développement,
en faisant tout pour les maintenir dans cet état intermédiaire.
Ils réinventent le marché à l’intérieur de l’entreprise, alors
qu’elle a été créée pour y échapper. Et que je te signe des
contrats avec le service d’à côté, et que je te facture ma
moins-value à mon collègue qui gère la zone indo-pacifique.
Jusqu’à quand pourront-ils se payer le luxe de produire autant
de choses inutiles ? Peu importe, ceux qui pilotent, quelle que
puisse être leur médiocrité, restent intouchables. Dans le pire
des cas, ils partent en touchant un (très) gros chèque au moment de la déchirante séparation. Plus sûrement, ils s’en vont
piloter un autre porte-avions qu’ils échoueront de la même
façon dans les glaces de leur incompétence et de leur mégalomanie. Ils font semblant de s’intéresser à autre chose qu’à
l’argent et à leurs petites personnes, sans réussir à convaincre
qui que ce soit. Intimement persuadés de leur importance,
enrobés dans leurs couches de suffisance et de fatuité, ils
chient sans retenue sur le monde, sans même prendre la précaution de s’essuyer après leurs déjections. Certains jouent à
Dieu le Père et disposent du droit de vie ou de mort sur des
entreprises et des salariés. Or, ils sont comme moi, même pas
foutus de diriger leur vie, et ils tombent chaque jour un peu
plus bas que terre.
Compromissions, flatteries, hypocrisies, escroqueries,
magouilles, angoisse, trouille, chiasse sont leur lot quotidien,
70
Elle avait grandi
et ils me donnent envie de gerber. Mais je n’ai pas encore renoncé à leur prendre de l’argent, et je les accompagne dans
leurs réformes pharaoniques à la mesure de leur démesure.
Le TGV traverse des champs de neige. Pourtant, nous
sommes loin du Transsibérien et des plaines de Sibérie, qui
s’étalent sous d’autres latitudes. La solitude sourd pourtant de
cette campagne, exceptionnellement revêtue pour la circonstance d’une robe de bal grise et fanée. La neige étouffe les
bruits. Il flotte dans l’atmosphère comme une chape de silence qui enveloppe la campagne et la déporte vers son passé.
Les coupures d’électricité, consécutives à ces chutes de neige
incongrues dans nos contrées, participent de ce retour à une
époque où nous étions à la fois plus vulnérables et plus résistants.
J’imagine un instant la chandelle, ressurgie du fond du tiroir, qui s’escrime timidement et maladroitement à jeter quelques lueurs blafardes autour d’elle. Ses pâles tentatives laissent cependant dans l’ombre les meubles goguenards qui,
complices de la nuit depuis des années, observent d’un air
narquois les efforts pitoyables de cette aïeule qui s’essaye à
rester sous les feux de la rampe, telle une danseuse sur le retour.
Chaque voyage me porte irrésistiblement vers toi. Je voudrais tant parcourir la planète à tes côtés, arpenter le monde
dans tes pas et vivre ensemble des émotions nouvelles. Pour
toi, j’abandonnerais mon côté père peinard, sédentaire et pantouflard pour retrouver une énergie et une curiosité appartenant à mon passé. Toujours cette idée qui me poursuit de ne
71
Elle avait grandi
pas vivre deux fois la même vie, mais de me dire que, si on a la
chance d’en recommencer une autre, il faut la construire à partir de ce que nous n’avons pas pu ou su faire, l’un et l’autre, de
nos vies antérieures.
En attendant de découvrir d’autres pays, je me contenterais
de petites évasions en France, au hasard de mes déplacements.
Hélas, la mobilité d’une étudiante n’est guère crédible, et pour
l’instant, le projet sommeille dans les limbes de mon cerveau.
Mon regard s'égare à travers la vitre qui m'isole du froid et
de la réalité. Je dérive à ta rencontre dans un demi-sommeil et
laisse défiler les minutes au rythme du cadencement hypnotique des pylônes électriques
– Mesdames et Messieurs, nous arrivons en gare de Lyon.
Nous espérons que vous avez fait un agréable voyage, et
nous vous souhaitons une bonne soirée…
Que sait la SNCF des rêves d’amour de ses passagers ?
Évidemment que j’ai fait un bon voyage, puisque j’étais avec
toi. Il n’est pas question que je leur dise, ils seraient capables
de te facturer la place, maintenant qu’ils s’essaient à la rentabilité !
72
Elle avait grandi
VIES EN PARALLELE
Elle
Les jours se traînent. Mes deux premiers garçons sont
partis maintenant, l’un depuis trois ans, l’autre l’année dernière. Il me reste ma fille, qui passe d’un trip amoureux à
l’autre et pour qui la maison n’est qu’un simple pied-à-terre…
Et aussi mon « petit » dernier, qui ne me parle qu’en aboyant.
L’autre fois, j’ai répondu en langage chien, il m’a prise pour
une folle, et je ne suis même pas certaine qu’il ait compris le
message. Quant à mon mari, il reste aux abonnés absents. Il
part tôt, rentre tard, et sa conversation frise le néant absolu.
J’exagère : les cours de la Bourse font souvent l’objet d’un
commentaire au repas du soir, et nous dînons sur fond de
CAC 40, attentifs aux effluves de Danone, Google et consorts. Je devrais lui cuisiner des obligations au curry et revendiquer de toucher les dividendes. Devant ce néant, je me suis
mise au whisky, pour tromper la solitude. Attention, je ne me
bourre pas la gueule au Label 5, j’ai de l’éducation. Je sirote
mon Lagavulline, le cul dans mon fauteuil design, en contemplant mon Kadinsky. J’ai un four et une rôtissoire Miele,
un canapé Ligne Roset, mais un mari absent. Comme le dit
73
Elle avait grandi
avec beaucoup de sagesse ma femme de ménage, « on ne
peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre ». Je confirme.
Jeune, j’avais le beurre et pas d’argent, aujourd’hui c’est le
contraire. À choisir, je préfère le beurre…
Je m’occupe en faisant des permanences dans la galerie
d’art d’une amie qui n’en est pas une. Elle ne manque pas une
occasion de se répandre sur mon incompétence, parce qu’elle
a commencé les Beaux-Arts dans sa jeunesse et qu’elle
s’imagine, depuis, comprendre quelque chose au talent. Moi,
l’autodidacte, je fais tache dans sa galerie. N’empêche qu’elle
me garde, parce que je vends beaucoup plus qu’elle. Je vends
à une majorité de beaufs qui font semblant de s’intéresser à
l’art parce que leur portefeuille est bien garni et qu’ils flairent
le placement rentable. Ils misent sur des talents en jachère,
qui pour l’instant battent le pavé en attendant le gros chèque.
Ils sont jeunes, parfois beaux, mais je n’ai pas envie de jouer
les initiatrices perverses. Pourtant, une jeune verge frétillante
dans ma minette qui s'étiole, ça me filerait peut-être un coup
de jeune ! Ces artistes en herbe ont plutôt l’air de me trouver
à leur goût, pas comme mon mari, qui est manifestement rassasié de moi. Mais peut-être n’agissent-ils que par intérêt, et
espèrent-ils ainsi me subvertir pour que je leur vende une
toile. Dans le doute, je m’abstiens. Je n’ai pas envie de trinquer un peu plus, au prix de ma bouteille de whisky !
À ta santé, ma vieille.
À part ça, disparue, Brigitte Dresillon, enterrée, remisée
au rayon des objets trouvés que personne n'est venu identifier. Je suis labellisé femmaufoyer, épouse de M. Rebois. J’ai travaillé au début de notre union, avant la naissance des enfants,
74
Elle avait grandi
puis les choses se sont enchaînées. Dans son milieu, une
femme qui fait des enfants et qui travaille est mal vue, sauf si
elle gagne beaucoup d’argent, ce qui n’était pas mon cas. J'ai
donc, avec un manque d’enthousiasme certain, embrasser la
carrière de femmaufoyer, mais avec l'option « personnel de maison », ce qui m’enlève le seul mérite que la société veut bien
attribuer aux oisives professionnelles. Je ne compte plus les
réceptions où je suis présentée en tant que femme de
M. Rebois, comme si je n’existais qu’à travers mon mariage
avec celui qui est devenu un brillant associé chez Sealing Manager. S’il s’en va, je n’aurai plus que mes yeux pour pleurer,
comme le dit fort justement l’expression populaire. Le sait-il ?
Est-ce pour cela qu’il reste, tout en donnant l’impression de
porter la misère de l’humanité comme costume quotidien ?
Sans doute est-ce son côté humaniste, ou son côté lâche et la
peur du qu’en-dira-t-on. La vie à venir s’annonce d’une folle
gaîté ! Dommage que j’aie des principes, à coup sûr un amant
m’aurait remonté le moral !
Lui
Je dors à Strasbourg ce soir. Pendant deux jours se déroulent nos rencontres internationales du conseil. Rencontres du
simulacre organisé où nous décernons force prix et challenges à des équipes de consultants qui présentent des « chantiers référence »…
Tout le monde sourit, tout le monde a l’air heureux. Évidemment, même s’ils l’ignorent, pour certains il s’agit des
dernières rencontres et demain, ils échangeront entre profes75
Elle avait grandi
sionnels du chômage sur les bancs de l’ANPE. Mais, motus
et bouche cousue, il ne faut pas gâcher la fête. En attendant,
nous songeons à les envoyer au Maroc pour qu’ils se ressourcent avant leur traversée du désert. C’est que nous sommes
humains, dans notre cabinet, rien à voir avec la maison mère
aux États-Unis, nous licencions propre. Nous sommes en
tête au hit-parade de l’éthique en toc, et nous soignons notre
image. Normal, un tiers de notre marché est déjà occupé par
le développement durable et les fonds d’investissement socialement responsable, notre charte est en harmonie avec notre
business et nous nous devons de montrer l’exemple.
Au menu ce soir, théâtre d’improvisation par une troupe
qui a pignon sur rue. Je les regarde d’un air détaché. Leur satire de notre monde est très réaliste, ils se foutent remarquablement et habilement de notre gueule. C’est pour ça qu’on
les paye, ils auraient tort de s’en priver, d’autant que nous aimons beaucoup rire de nous en pensant qu’il s’agit des autres ! Les applaudissements crépitent, le masochisme n’a pas
de limites.
– Géniaux ces mecs ! m’apostrophe Germain Pêchu, un
de mes confrères associés que je méprise.
– Oui, on s’y croirait, dis-je d’un air entendu, en espérant
qu’il me lâchera très vite.
– La scène de l’entretien d’appréciation, inénarrable ! reprend-il. Évidemment, pas très réaliste, mais on s’en fout,
c’est du théâtre.
– Oui, tu as raison, ce n’était pas très réaliste, le type qui
conduisait l’entretien avait l’air de s’intéresser parfois à ce que
76
Elle avait grandi
disait l’autre. C’est vraiment peu crédible, continué-je d’un air
pénétré.
Un ange passe.
– Ah ah ah ! T’es un sacré farceur toi aussi, tu devrais
faire du théâtre !
Sur ce, il s’éloigne de moi comme si je venais de choper le
choléra devant ses yeux. Je suis débarrassé de ce con, c’est
toujours ça de gagné.
Après le rire pour distancier, vient l’heure du rite de la
danse pour se défouler. Je n’ai pas envie de danser, malgré
toutes les ravissantes jeunes filles qui tournent autour de moi,
flairant le beau parti. Qu’est-ce que j’ai mis comme parfum
pour les exciter comme ça, ces petites salopes ? À moins que
ce ne soit l’odeur de l’argent, ou encore celle du pouvoir ; il
va falloir que je me savonne mieux, je commence à sentir le
bureau…
Je n’aime pas danser. Je déteste transpirer lamentablement
sur la piste comme un coureur à l’agonie. Cela me rend malade de constater que mon souffle se fait court, que j’ai mal au
dos, mal aux jambes, mal à mon ego. Je n’aime danser que
collé contre toi, le nez plongé dans ton cou, à respirer ce mélange unique de parfum et de peau qui déclenche irrésistiblement mon désir, quand ma sueur se colle à la tienne et que je
me fonds en toi.
Je bois quelques vodkas pour m’aider à flotter un peu, le
temps de m’immerger en toi. Tes yeux, ton rire, tes lèvres
tellement délicieuses me manquent.
Ayant fait acte de présence pendant suffisamment de
temps, je quitte avec force sourires tout ce beau monde que
77
Elle avait grandi
je ne supporte plus, et je m’éloigne le pas lent en saluant à la
Columbo, sans me retourner. La chambre est banalement
luxueuse. Normal, on est en crise ! Sur la table du salon trônent quelques flacons de grands crus d’Alsace, une attention
du boss. Il pense tellement à nous que ça me met les larmes
aux yeux. Il a raison, il vaut mieux nous acheter tant qu’il
reste encore quelque chose dans le tiroir-caisse. Je me traîne
péniblement sous la douche, me sèche sommairement et
plonge avec délice dans les draps frais. J’éteins la lampe de
chevet pour te retrouver dans la pénombre.
Depuis ton retour, tu sembles un peu ailleurs, il faut dire
que le décalage entre une banlieue pluvieuse et une île de rêve
est spectaculaire ! C’est pour ça que je fuis les voyages. Trop
beau, trop bouleversant, trop culpabilisant. Chaque seconde
passée dans ces autres mondes ronge nos carapaces d’êtres
civilisés, et fait irrésistiblement craquer le vernis de nos vies
pour en dévoiler l’inanité. Heureusement, la prise de conscience n’excède pas la durée du séjour, et nous replongeons
dans nos quotidiens où nous occupons suffisamment l’espace
pour ne pas avoir le temps de nous poser la question du
pourquoi. L’urgence comme substitut au sens, pas mal ! Il
reste à espérer que ça dure, il ne manquerait plus que la fin du
monde – celui des affaires, chaque chose en son temps – soit
imminente et qu’elle nous laisse le temps de réfléchir…
Bon, assez philosophé. Je me retourne pour passer avec
toi ces dernières minutes avant de plonger dans ma nuit.
78
Elle avait grandi
ENSEMBLE
Lui
Enfin, nous avons réalisé un de nos rêves ! Dans la liste – que
nous n’avons jamais entrepris de rédiger de peur de ne jamais
en voir le bout – de ce que nous désirons faire ensemble,
nous sommes enfin allés au cinéma. Il faut dire que ce qui
relève d’une banalité absolue pour le commun des couples
constitue pour nous une vraie course d’obstacles !
Pendant deux heures, nous avons vogué ailleurs, dans un
autre monde, ensemble, ta tête sur mon épaule, ma main
dans ta main et cette paix, ce bonheur de partager ce moment
pour nous unique qui nous habitait. La salle de la rue Pasquier était quelconque, mais le décor avait peu d’importance.
Le public était composé essentiellement de personnes âgées.
Les séances avant midi n’étaient pas légion, et cette dernière a
suffi à notre bonheur.
Nous avions choisi In the Cut parce que les critiques parlaient du désir mais aussi pour Meg Ryan, dont je me rappelais la jeunesse étincelante. Un film que pour les autres nous
n’aurions jamais vu, qui nous rendait complices et qui nous
liait, comme ces souvenirs qui n’appartenaient qu’à nous.
79
Elle avait grandi
Il y avait ce vieux qui essayait d’imaginer le berceau de ta
cuisse que ta petite jupe courte laissait entrevoir, en tentant de
s’exciter devant ce qui devait symboliser pour lui la femme, la
beauté, la jeunesse. Nous avons ris, « Ça n’arrive qu’à moi »,
m’as-tu. dis. Nous l’avons laissé à son maigre plaisir, plus enclins à partager que d’habitude. Nous ne voulions pas que ce
bonheur d’être ensemble soit gâché par quoi que ce soit, car
notre décision d’être heureux, sans arrière-pensée, pendant
quelques heures, était irréversible. La caméra filmait « à
l’épaule » et l’image bougeait en permanence dans des univers
sombres, glauques, qui nous sortaient du quotidien aseptisé
des publicités clinquantes… Jusqu’à Meg Ryan que je ne reconnaissais pas, dans cette femme mûre, un rien ravagée par
la vie, rattrapée peut-être une dernière fois par le désir.
À défaut de désir, le temps nous a rattrapé. Le film était un
peu plus long que prévu. Je sentais ta quiétude s’envoler par
ondes successives, au fil des minutes qui dansaient leur sarabande infernale. Ton impatience augmentait graduellement,
car tu savais qu’un partiel t’attendait et qu’il faudrait justifier
ce retard. Cette perspective gâchait déjà l’instant. Nous sommes sortis précipitamment tandis que sur l’écran, les images
défilaient encore. Tu m’as quitté brutalement, sans que nous
ayons pu échanger sur ce moment magique que nous venions
de vivre, sans que je puisse m’accrocher à l’espoir qu’il ne resterait pas unique et qu’il t’avait apporté cette même plénitude
qu’à moi.
Pas de message depuis.
Rien.
Le silence.
80
Elle avait grandi
Lundi, tout cela s’expliquera. Il y a une explication à tout,
me diras-tu abruptement, comme à chaque fois que mon inquiétude te pèse et t’irrite, et que tu fais des efforts pour ne
pas t’emporter, pour ne pas tout foutre en l’air, mari, amant,
vie de merde, mecs chiants qui t’empoisonnent l’existence à
vouloir à toute force t’aimer et t’empêcher d’être toi-même.
Ton portable n’avait plus d’énergie – je suis comme lui, à
la différence que je ne suis pas rechargeable –, tu n’as pas
voulu prendre le risque de laisser un message, etc. Et je dirai
que bien sûr je comprends, j’étoufferai mes doutes et mes
rancœurs pour ne pas te perdre, et nous repartirons cahincaha à la recherche d’un hypothétique bonheur.
Nous sommes pris au piège de notre amour. Pas moyen
de le vivre, pas moyen de ne plus s’aimer. Trop tard, trop
fort, trop de souvenirs déjà. Ou alors, il faudrait accepter la
douleur, déchirante, celle qui griffe le cœur à l’intérieur, qui
broie, qui étouffe. Pour qu’elle passe lentement au fil des
mois, comme une eau croupie qu’on distillerait goutte à
goutte, il faudrait que mon regard n’accroche plus jamais le
tien, que je ne respire plus jamais ton parfum, que tu
t’estompes doucement, comme une peinture oubliée dont les
couleurs se ternissent année après année. Mais tout ceci est
impossible, même si j’avais ce courage que je n’aurai jamais, je
devrai te revoir et m’imaginer à chaque fois : « Que pense-telle ? M’aime-t-elle encore ? A-t-elle oublié ? » Piège infernal
dans lequel je me suis jeté et qui semble sans issue, même si
nous faisons semblant de croire qu’il peut y en avoir une.
Aujourd’hui, je déroule le film jusqu’au bout, juste pour
entrevoir la fin et me préparer à cet happy end qui ne sera ja81
Elle avait grandi
mais celui dont nous rêvons. Séquence finale, moteur, on
tourne. Stop ! Ce n’est pas la bonne issue, ça ne plaira pas au
spectateur, trop banal, trop commun, pas à la hauteur de cet
amour si puissant qui brave tous les interdits et se fout de la
morale, celle des autres, bien entendu, toujours celle des autres…
Mais je m’inquiète sûrement pour rien, puisque nous
avons réussi à programmer un autre rendez-vous ailleurs et
qu’il promet encore bien plus que ces hors-d’œuvre qui ont
décuplé ma faim.
82
Elle avait grandi
PASSION
Elle
Il y a quelques jours, nous avons réalisé notre premier
rêve, et je m’en veux de ne pas avoir su te dire combien
c’était magique. Comme j’étais bien, blottie contre toi pendant deux heures sans que la réalité ne m’effleure ne serait-ce
qu’un instant. Te sentir contre moi, aimant, doux, caressant,
chaleureux, j’en rêve encore ! Mais je t’ai quitté précipitamment, de peur d’être en retard, et tu n’as pas dû pouvoir mesurer à quel point j’ai vécu intensément ce moment.
J’ai réalisé pour toi des choses que je n’aurais jamais imaginées toute seule. Te rends-tu compte que tu me conduis à
exaucer tous tes désirs tellement je t’aime ? Nous avons fait
l’amour à des moments et dans des lieux où jamais je n’aurais
envisagé que ce soit possible. La voiture est devenue notre
sanctuaire. Tu m’as caressée pendant que je conduisais et j’ai
joui sur tes doigts, juste le temps de me jeter sur le bas-côté
pour goûter mon plaisir sans nous envoyer tout droit au paradis. Je t’ai savouré, ton pantalon de costume baissé sur tes
chevilles, ta cravate rejetée par-dessus ton épaule pour ne pas
83
Elle avait grandi
la salir, assis à la place du mort, hurlant ton plaisir en oubliant
que nous stationnions simplement en bord de route.
C’était à chaque fois le même plaisir. Je la sentais gonfler
démesurément dans ma bouche juste avant que tu n’exploses,
et cet afflux de sang m’annonçait ta délivrance et cette sensation si particulière que je tirais de ta jouissance. Puis, je la laissais s’apaiser et ramollir doucement dans la moiteur veloutée
de mon palais. Je poussais l’élégance jusqu’à la nettoyer soigneusement à petits coups de langue, avec gourmandise,
comme une chatte lustrant son pelage. Je me redressais toute
fière, les yeux brillants d’excitation, la bouche encore collante
de ta liqueur d’amour, et je te disais :
– Tu vois comme je fais les choses proprement, pas une
goutte à côté !
Tu me répondais :
– Tu es ma petite professionnelle, ma petite suceuse
d’amour, et tu dévorais ma bouche jusqu’à que je te supplie
d’arrêter, parce que ta barbe m’irritait la peau.
Tu m’as prise dans des parkings souterrains, des cinquièmes sous-sols étouffants, là où les voitures se font plus rares,
et j’ai joui, les mains en appui sur la portière, ma longue jupe
droite troussée jusqu’à la taille, la culotte écartelée qui me
blessait la cuisse. Dans ces moments si particuliers, je te disais
ce que les hommes aiment tant entendre, que je te sentais
bien, qu’elle me remplissait. J’allais même, les jours où j’en
avais autant envie que toi, jusqu’à me lâcher enfin et prononcer ces mots que je pensais réservés à d’autres :
– Elle est grosse ta queue mon chéri, baise-moi !
84
Elle avait grandi
Et je sentais ton excitation redoubler, tu devenais fou en
m’entendant prononcer ces mots interdits, que nous enfouissions, en règle générale, sous des tonnes d’inhibitions et que
nous offrions à l’autre pour la circonstance, comme un remerciement pour tant de bonheur. Tu accélérais la cadence
en me disant :
– Oui, parle ma chérie, dis-moi encore des mots.
Et j’en rajoutais, perdant tout contrôle, comme un torrent
qui se rue dans la brèche après avoir enfoncé la digue. Tu me
répondais que j’avais le plus beau cul du monde, que tu étais
tellement bien, au chaud dans le velours de mon abricot, que
tu ne te souvenais pas qu’un tel délice fut possible.
J’étais ta petite putain.
Tu m’as prise dans les toilettes pour dames, pendant que
les portes claquaient autour de nous et que nous devinions
toutes ces femmes sans visage qui se soulageaient bruyamment. À croire – à entendre ces bruits de cataractes – qu’elles
restaient toutes debout, à regarder leur jet doré chuter de
toute sa hauteur dans la cuvette immaculée. Je n’avais jamais
remarqué que nous faisions tant de bruit en répandant avec
délice nos abondantes mictions… Nous nous retenions de
pouffer de rire, et ne filtrait à la surface que le tamis de nos
bruits, qui contrastait avec le vacarme des chasses d’eau couvrant le claquement de nos corps trempés. Tu accélérais la
cadence, excité par l’intimité violée de toutes ces femmes
anonymes se croyant chez elles, à l’abri de ces cloisons de
carton-pâte, et je mordais ma main jusqu’au sang pour ne pas
crier de plaisir. Quelquefois, une impatiente à la vessie torrentielle venait secouer violemment la porte, s’exaspérant de la
85
Elle avait grandi
voir interminablement close. Nous restions figés quelques
instants, plus muets qu’un banc de carpes, et tu en profitais
pour respirer mes effluves et décapuchonner d’un doigt fureteur mon minuscule bourgeon. Bientôt, une porte s’ouvrait à
côté de nous, et l’impatiente se jetait en maugréant sur le
Saint-Siège pour l’éclabousser d’une ondée d’autant plus
abondante qu’elle s’était fait désirer. Nous profitions de cette
rémission pour reprendre notre chevauchée fantastique puis
tu éjaculais enfin en moi et je t’accompagnais dans cette
jouissance qui nous faisait atteindre des cimes inviolées que
nous aurions voulu ne plus jamais redescendre.
Nous avions exploré les chemins de terre boueux, jupe
relevée jusqu’à la taille, culotte aux genoux, escarpins à talons
hauts fichés dans la boue, mon corps arc-bouté sur le capot.
Tu me prenais toujours par-derrière dans ces circonstances
particulières, sans doute pour le côté pratique des choses,
mais aussi parce que tu adorais voir mon cul. Je dois dire que
le fait de ne pas te voir, mais de seulement te sentir, m’excitait
terriblement. Nous avions connu les bosquets en bordure de
ville, la campagne pendant les vacances, ma chambre, la
tienne, le grenier chez des amis, les cabines d’essayage des
Galeries Lafayette, les toilettes publiques, les cabines téléphoniques, tous les lieux qui offrent un minimum de protection
quand le désir vous terrasse. Loin d’eux, à l’abri, sereins ; juste
à côté d’eux, sous leurs yeux, la peur au ventre ; fous, nous
étions fous, inconscients par moments, trop conscients du
danger à d’autres. Ce n’est pas que nous ayons une imagination débordante, ni même qu’il nous faille forcément de
l’exotisme ou encore que nous soyons devenus, du jour au
86
Elle avait grandi
lendemain, de redoutables pervers, mais, toute vie normale
nous étant interdite, nous essayions de profiter au maximum
des rares circonstances propices à nos ébats.
D’ailleurs tout cela représentait si peu par rapport à ce
dont nous rêvions…
– Prends-moi chéri, prends-moi…
J’entends ces mots sortir de ma bouche comme si c’était
une autre que moi qui parlait. Une qui n’aurait pas
d’éducation, une qui ne penserait qu’à ça.
Moi qui pendant ces premières années de ma vie de
femme n’ai réussi à atteindre l’orgasme qu’en me caressant,
j’ai découvert à tes côtés d’autres jouissances et appris qu’on
pouvait cumuler les plaisirs. Avec toi, j’ose tout et chaque expérience me conduit un peu plus vers celle qui est véritablement moi. Je t’appartiens, moi l’indépendante ; je t’appartiens
mon amant, mon homme, ma vie…
87
Elle avait grandi
UNE JOURNEE PARTICULIERE
Lui
Cette journée passée ensemble au bord de la mer a-t-elle
existé ? Sans doute, puisque je peux la raconter, minute après
minute, puisqu’elle reste imprimée dans ma mémoire et que
l’encre refuse de sécher, pour que jamais je ne la range dans
les archives des autres années, où elle risquerait de se perdre,
de se confondre avec d’autres bleus. Des bleus d’avant, des
bleus passés, des bleus délavés à force d’être ballottés dans la
machine des souvenirs…
Pour les autres, j’assistais à un congrès pour la circonstance. Toi, tu étais censée passer la journée dans une usine de
province pour étayer ton mémoire de thèse. Tu étais même
allée jusqu’à prendre ton billet de train pour ajouter à la vraisemblance.
Je t’ai cueillie sur la route déserte au petit matin, fraîche
d’avoir attendu dans la rosée de l’aube, les yeux encore engourdis de sommeil, le sourire radieux de ce bonheur à venir.
Tu tenais ton petit cartable d’étudiante dans ta main, tu portais un imperméable gris perle, très élégant, qui s’ouvrait sur
une jupe courte, jamais assez courte pour moi, toujours trop
88
Elle avait grandi
courte pour tous ces hommes qui cherchaient fiévreusement
du regard la transparence cristalline de tes dessous enivrants.
Le trajet en voiture a constitué un hors-d’œuvre à notre bonheur. Nous avons écouté Cali chanter l’amour et la souffrance, et tous ses mots étaient les nôtres. La route fuyait Paris, avalée par les deux cent soixante chevaux du moteur V6.
Une pluie fine et persistante noyait le paysage d’un halo brumeux et annonçait une mer froide, grise et sauvage. Le temps
n’avait aucune espèce d’importance. Nous avions choisi ce
timide début de printemps, pour être sûrs que la chaleur du
soleil ne stigmatiserait pas notre escapade en marquant nos
nez du rouge de la trahison. De temps en temps, je lâchais le
volant et prenais ta main pour la serrer et vérifier que tu étais
bien réelle, et que ce n’était pas un énième rêve auquel succéderait la déception du petit matin. Je sentais le velours de ton
regard sur moi, la caresse tiède de tes yeux, et ce sourire rêveur qui ne quittait pas tes lèvres. Nous restions silencieux,
comme respectueux de ce moment magique, en attente de
quelque chose de fort, conscients de la rareté de l’instant. Je
me suis arrêté à mi-chemin sur une aire d’autoroute déserte,
balayée par un vent violent, pour te confier le volant. Comme
nous nous croisions, nous avons été irrésistiblement happés
l’un vers l’autre et bientôt il n’y eut plus que la soif de ta bouche, la chaleur de ta peau sous la pluie froide, tes yeux noyés
de désir. Je t’ai fait l’amour sur le capot, désespérément, sans
les préliminaires que l’éducation requiert, comme si demain
pouvait ne plus exister et qu’il fallait prendre des réserves
d’amour pour la vie. Tu étais si belle, les cheveux et les yeux
mouillés, la jupe virevoltant sous le vent, la culotte sommai89
Elle avait grandi
rement écartée sur ta lande échevelée offerte aux éléments
déchaînés. Notre plaisir a été rapide et violent, et il nous a
laissés haletants et hagards, bouleversés de cette passion que
nous n’avions jamais connue auparavant.
Tu as repris sagement la route, nos cœurs cognaient dans
nos poitrines et nous avons attendu quelques kilomètres
avant de briser le silence. Étrangement, la nostalgie m’a envahi. Pourtant, pour cette fois tu étais réellement à mes côtés, et
une journée de bonheur s’annonçait. C’est justement, ce
bonheur présent et à venir, cette plénitude entrevue et ressentie, cette impression d’être enfin complet qui portent en euxmêmes l’idée d’un après, tellement moins, tellement sans, tellement autre, tellement tu me manqueras… Combien de fois,
pourtant, nous sommes-nous dit qu’il ne fallait pas gâcher ces
quelques instants rares et magiques en pensant à l’après. « Positivons », me dis-tu à chaque fois, comme une incantation,
alors que je vois tes yeux dire le contraire et que je feuillette,
dans les variations de lumière de tes iris, des pages de tristesse
qui s’égrènent aux heures de nos séparations. Les Hommes
ne sont pas faits pour vivre au présent, ils existent à travers la
faculté de se projeter vers un avenir, un lendemain, un ailleurs, et c’est de ce présent sans futur dont nous souffrons.
J’ai posé ma main sur ton genou et je l’ai serré un peu, beaucoup, passionnément, mais pas jusqu’à la folie. La folie, nous
la laissions aux autres, à ceux des films d’amour menteurs, à
ceux des romans de gare inachevés où les amoureux choisissaient toujours d’être heureux, seuls contre tous, sans jamais
se préoccuper de leur entourage. De ceux qui étaient là avant,
dont la douleur, la souffrance et l’amertume passaient
90
Elle avait grandi
d’autant plus facilement aux oubliettes de l’histoire que le
mot fin apparaissait sur l’écran.
Avait-on le droit de construire son bonheur en détruisant
la vie des autres ? Joli sujet de dissertation ! Nous avions
choisi, et nous souffrions à chaque seconde de ce choix, ou
plutôt de ce non-choix, qui pesait sur nos vies.
La mer approchait, je la sentais. Bientôt, elle fut là, sauvage, rebelle, échevelée, verte de rage, l’écume au bord des
lèvres, roulant des épaules comme un mauvais garçon cherchant « des cognes » à l’humanité tout entière. J’ai vu tes yeux
s’allumer dès qu’elle est apparue, ton souffle s’accélérer,
l’impatience te gagner. Tu as jeté la voiture sur la lande, tu es
sortie précipitamment et tu as gagné le sommet de la falaise
pour mieux voir cette cousine de nostalgie, cette sœur de détresse aux mêmes larmes salées, cette confidente anonyme.
Tu as couru au-devant d’elle comme lors de retrouvailles avec
un être cher dont on a été longtemps séparé. J’ai même failli
en être jaloux ! Puis, tu t’es immobilisée et tu lui as parlé. Oh !
pas avec des mots d’homme bien sûr, mais avec tes yeux de
jais fixés sur l’immensité, et le mouvement lancinant des vagues pour répondre aux battements de tes paupières. Que
vous êtes-vous dit ? Lui as-tu parlé de moi, de nous, durant
ces quelques secondes d’éternité avant que je ne te rejoigne ?
Je t’ai entourée de mes bras et j’ai plongé mon nez dans ton
cou pour te respirer. Ce parfum tellement irréel, Dune comme
le sable, Dune comme le vent, Dune comme la mer. Tu t’es
laissé aller en arrière en fermant les yeux, le visage offert aux
éléments, les yeux tournés vers l’intérieur, ailleurs. Nous
91
Elle avait grandi
avons marché longtemps sur la falaise déserte qui plongeait à
pic dans l’eau glacée, puis nous sommes descendus sur la
grève. La mer en semaine par mauvais temps, c’est comme
un désert de lune. Nous étions tellement bien, tellement loin,
enfermés dans notre bulle d’amour, à regarder l’empreinte de
nos pas violer la virginité matinale du sable. Le vent mugissait
sa peine, et la mer répondait par des fracas de paquets d’eau
qu’elle précipitait méchamment sur les récifs, fatigués de
toute cette violence, de ses assauts désordonnés, de cette tentative permanente de viol jamais consommé. Tu irradiais et je
buvais ton bonheur à l’eau de tes lèvres salées, porté par une
lame de fond d’amour qui me donnait envie de chevaucher
les vagues.
Nous sommes revenus vers la voiture qui, secouée par les
rafales, totalement dépaysée, résistait de son mieux au mal de
mer. Elle a semblé soulagée de nous accueillir et s’est évertuée à nous réchauffer le plus vite possible. Quelques kilomètres de côte, et nous nous sommes arrêtés devant un petit
hôtel dressé courageusement à flanc de mer, offrant son torse
grêlé aux éléments. Une femme élégante à l’accent anglais
nous a souhaité la bienvenue avec un regard bienveillant et
complice, de ceux qui vous disent : « Ici vous serez bien pour
vous aimer, cette maison est faite pour les amants. » Nous
nous sommes installés sur une table accolée à la baie vitrée, et
nous avons commandé un copieux petit déjeuner. Le café
noir fumait dans ma tasse, le pain tiède croustillait sous mes
dents, la confiture d’oranges amères d’origine anglaise exhalait des senteurs d’un autre continent ; je savourais avec délice
l’instant. Toi, tu as préféré le thé, les œufs dorés à l’anglaise
92
Elle avait grandi
accompagnés de bacon et le jus d’oranges pressées. Je t’ai taquinée sur ton petit côté british.
Je me demande comment on peut ne pas aimer le café ?
C’est comme ne pas aimer le petit matin, la chaleur rassurante
qui monte au visage et descend dans la gorge, l’odeur du réveil qui pénètre lentement dans les narines, l’élixir de vie qui
permet d’affronter la journée.
Dehors, la lande décoiffée, ébouriffée par le vent, luttait
pour rester accrochée à sa terre. Au loin, les bateaux vêtus de
carrés d’étoffes de couleur, délavés par le sel, dansaient une
gigue endiablée sur la crête des vagues. Nos yeux se sont rencontrés. Les tiens, à force de scruter la mer, dégoulinaient de
paquets de diamants noirs, les miens se réduisaient à deux
anneaux d’or brillant d’admiration. Je t’ai dit que tu étais belle,
tellement belle que je ne n’arrivais pas à réaliser que tu puisses
être là. Que tu avais la grâce d’un cygne, le même port de tête
fier et élégant, les attaches arachnéennes d’une cigale, les hanches d’une jeune gazelle. Tu souriais, incrédule devant cet
amour si entier, qui, disais-tu, me rendait myope à tes défauts
que tu t’efforçais en vain d’inventer, sans qu’ils ne
m’apparaissent autrement que des leurres destinés à
m’éloigner de ton chemin. Notre hôte nous a conduits vers
une chambre de rêve. Tapissée d’un papier à fleurs beige
orangé, elle était meublée d’un grand lit d’osier vert recouvert
d’un édredon de plumes d’une blancheur immaculée.
L’édredon s’ouvrait sur des draps qui sentaient l’herbe fraîchement coupée. Tous les meubles, le fauteuil, la table,
l’armoire étaient assortis, donnant à la chambre un parfum
exotique qui contrastait avec le paysage sauvage qu’une im93
Elle avait grandi
mense baie vitrée dévoilait à nos regards. Je t’ai déshabillée
doucement et allongée délicatement sur le lit, le satin de ta
peau sur le coton immaculé des draps, comme une caresse
frémissante. Je me suis coulé contre toi pour épouser ta chaleur et nous nous sommes endormis. C’était la première fois
que nous dormions ensemble, tant de fois à faire l’amour
sans jamais pouvoir s’endormir l’un contre l’autre, faute de
temps, faute de lieux, faute de vie ensemble… Je me suis
éveillé juste avant toi, et j’ai contemplé d’un œil gourmand les
courbes de ton corps. Au bout de quelques minutes, tes paupières se sont ouvertes sous l’insistance de mon regard qui
couvait ta peau. Un instant, tes prunelles ont erré à la recherche d’une réalité qui t’échappait, et puis tu as souri en réalisant où tu étais.
Nous avons fait l’amour doucement, longuement, sans
nous presser, sans nous dire qu’après il y aurait les cours, les
rendez-vous, les réunions, le quotidien dont la proximité
nous gâchait toujours l’instant. Ta peau avait un goût de sel et
ma langue assoiffée parcourait ton corps, sans pouvoir assécher ton plaisir. Tu gémissais doucement, abandonnée, les
yeux mi-clos pour mieux te refermer sur ta jouissance. Enfin
rassasiée, tu es sortie de ta torpeur pour me rendre la pareille,
et ce fut mon tour de découvrir le paradis, planté au fond de
ta gorge, enserré dans l’étau de ta bouche fiévreuse.
Notre désir provisoirement assouvi, nous avons enfilé
jeans et k-way et sommes sortis à l’instant où un rayon de
soleil perçait timidement la crinoline dentelée des nuages.
L’hôtel sommeillait un peu à l’écart de la ville. Nous avons
marché longtemps avant qu’apparaissent les premières mai94
Elle avait grandi
sons, les premières boutiques, les premiers passants. Je t’ai
acheté un foulard de soie rouge que j’ai noué délicatement
autour de ton cou.
Tu adores les foulards. Tu en as de toutes les couleurs et
de toutes les matières. Tu les choisis toujours judicieusement
pour mettre en valeur une robe, un chemisier, une paire
d’yeux à peine ombrés de la même nuance. Je t’appelle mon
élégante, et tu éclates de rire.
Nous avons flâné sans but précis, un luxe que nous nous
permettions rarement. Quelques marines nous ont attirés à
l’intérieur d’une boutique, où nous avons fait la connaissance
d’un vieux peintre qui connaissait Paris mieux que nous. Tu
m’as acheté des pastels, en me faisant promettre de dessiner
la mer telle que je l’avais entraperçue fugitivement dans tes
yeux. Autant me dire de peindre l’amour, le bonheur, le désir
et la peur, la nuit et le jour, l’hiver et le printemps.
Je n’aurai jamais ce talent.
J’ai juste celui d’aimer ceux qui m’aiment. Car voilà bien
une de mes limites : je ne t’aimerais pas si ce n’était pas réciproque. Il suffirait que tu cesses de m’aimer pour qu’aussitôt
mon amour se transforme en haine. Une haine totale, violente, destructrice, de celles qui protègent de la douleur tel un
rempart infranchissable. Les vrais amoureux sont sans doute
des amoureux transis, qui aiment sans espoir de retour et
poussent le désintéressement jusqu’à souhaiter le bonheur de
l’autre.
Conneries.
Moi, je ne tolère que tu sois heureuse que dans mes bras,
et toute idée d’un bonheur qui pourrait m’échapper reste insupportable.
95
Elle avait grandi
Nous avons déniché un petit restaurant à l’abri des regards et tu as commandé un plateau de fruits de mer pour
deux, avec des éclairs de convoitise dans les yeux. Les huîtres
sortaient de la mer, les bulots étaient fermes à souhait, les
tourteaux gras et dodus, les praires, les palourdes, les bigorneaux faisaient assaut de séduction pour être savourés les
premiers. Le beurre salé me rappelait les goûters chez ma
grand-mère, au cœur de la Bretagne, dans un autre lieu, dans
un autre temps. Nous avons mangé avec appétit, un appétit
de condamnés qui s’empressaient de profiter de tout avant le
lendemain, dont ils ignoraient de quoi il serait fait. J’ai rejeté
ces idées noires au plus profond de cet avenir hypothétique et
me suis concentré sur le présent. J’ai dégusté lentement cet
excellent muscadet Sèvres et Maine sur Lie, dans lequel tu as
à peine trempé tes lèvres, et j’ai soupiré d’aise en me laissant
enfin aller.
Nous avons regagné l’hôtel en passant par la plage. Les
parasols, recroquevillés sur eux-mêmes, tremblaient de froid
en attendant des jours meilleurs où ils pourraient étaler en
toute impudeur leurs corolles multicolores. Les bateaux
avaient traîné leurs carcasses blanchies par le sel des années le
plus haut possible sur le sable, afin d’échapper à la caresse
glaciale des flots. Nous avons relevé nos pantalons et pataugé
dans l’eau en poussant des cris d’orfraie, puis regagné l’hôtel
en grelottant. Sous la douche chaude, nos corps ont retrouvé
leur vigueur juvénile et nous avons fait l’amour. Tu sentais
l’eau, et je buvais à l’aube de ton corps qui disparaissait derrière un voile de buée. C’était comme une nouvelle naissance,
la perfection nimbée d’un manteau de brume, le début d’une
96
Elle avait grandi
autre vie. Je t’ai enveloppée dans un drap de bain couleur de
ciel qui sentait la lavande et je t’ai déposée comme un objet
précieux sur les draps. Tes cheveux gouttaient sur l’oreiller
qui se marbrait de ruisseaux de tristesse. Nous avons parlé
longtemps, de tout, d’eux, de nous, de cet amour tellement
fort qu’il nous étonnait, de l’avenir qui n’existait que dans nos
rêves, de nos projets qui jouaient la comédie d’un possible
lendemain. Nous étions bien, sereins, comme hors du monde
encore pour quelques heures. Puis bientôt ce ne furent plus
que des minutes, et nos yeux ont repris le chemin tellement
connu du cadran de nos montres. Le temps avait filé, nous
n’avions toujours pas trouvé comment l’arrêter.
La route du retour nous a paru plus triste sous ce qui était
pourtant la même pluie. Le silence et la musique ont été nos
compagnons de route. Nous avons révisé nos versions respectives, pour nous rassurer, et je t’ai déposée à proximité de
l’appartement, le cœur chaviré de douleur de t’abandonner.
Plusieurs jours déjà que je repasse cette journée de rêve
dans ma tête, et j’en mesure la rareté. Nous ne nous sommes
pas vus depuis. Heureusement, il me reste les souvenirs et un
petit espoir d’avenir, tenace comme un brin d’herbe orphelin
sur un terrain vague de banlieue,
Où es-tu en ce moment, à quoi penses-tu ?
97
Elle avait grandi
REVELATION
Elle
Je m’ennuie de toi. Depuis que tu as franchi ce pas – ce que,
malgré mon attirance, je n’aurais jamais fait moi-même –, tu es
devenu, jour après jour, plus indispensable à ma vie. J’ai réalisé que tu m’attirais, tu m’impressionnais, tu me troublais depuis longtemps déjà et ce, sans que je sache dire exactement
pourquoi. Du jour où j’étais enfin devenue une grande à tes
yeux, je m’étais surprise à soigner mes toilettes quand je savais que nous allions nous voir, à me maquiller, à me parfumer, pour être belle pour toi. Je me rends compte maintenant
que je n’existais déjà qu’à travers ton regard, comme un aimant qui m’aurait irrésistiblement attirée pour exiger le meilleur de moi-même.
Je m’appliquais à te plaire ; je m’intéressais à tes conversations, à tes émotions, à tes enthousiasmes, à tes tristesses. Petit à petit, tu prenais de la place dans ma vie. Mais je gardais
ça comme une sorte de fantasme, relégué dans un petit coin
de cerveau, quelque chose d’attirant et d’agréable mais qui ne
pouvait avoir de réalité. Ta vie, installée depuis longtemps,
semblait parfaitement stable et heureuse, la mienne était
98
Elle avait grandi
beaucoup plus récente, et je m’interdisais de penser qu’elle
puisse ne pas être la bonne. J’avais butiné comme chacun le
fait à cet âge et volé de flirt en flirt, avec un sentiment
d’insatisfaction chaque fois renouvelé. Et puis, la facilité, le
confort, l’habitude de voir Yann régulièrement m’avait conduite tout naturellement vers lui, avec, semble-t-il, ta bénédiction. C’est comme si tu me l’avais offert pour te protéger de
moi, pour être sûr de renoncer définitivement à me désirer
autrement qu’en petite fille que tu avais vue naître.
J’ai suivi le chemin que tu avais tracé pour moi, Yann était
amoureux, j’en ai été flattée et j’ai cru que cela suffirait pour
que je l’aime. L’appartement, la vie à deux, le mariage, je me
suis laissé porter par les événements, spectatrice de ma propre vie. Quand nous étions ensemble, tu rayonnais comme tu
savais si bien le faire en société, étais-je la seule à voir dans
ton regard une souffrance, une résignation, un désir inassouvi ? L’ai-je vraiment perçu, ou simplement inventé après ?
Sans doute, je ne sais plus.
Le jour de mon mariage, tout le monde nageait dans le
bonheur, moi en particulier, puisque cette fête était la mienne
et que j’étais entourée de tous ceux que j’aimais et qui
m’aimaient. Aujourd’hui encore, je me demande si ce n’était
pas avec toi que je me mariais.
Nous avons dansé. J’aime danser avec toi, j’aime respirer
ton parfum, sentir la douceur de tes mains sur moi, voir tes
yeux s’allumer en me regardant. Nous avons dansé, un peu
plus que d’habitude encore, un peu plus que ce que la décence aurait permis si nous lui avions demandé son avis. Plus
99
Elle avait grandi
nous dansions, plus ton parfum me montait à la tête ; plus tes
mains pesaient sur mes reins, plus ton corps m’attirait irrésistiblement. Je ne sais pas si tu le sentais, mais il répondait au
mien, comme si déjà il savait que nous étions faits l’un pour
l’autre. Tout le monde parlait, et ce brouhaha continu chloroformait les cerveaux, nous avions tous bu un peu plus que de
raison et personne n’a semblé remarquer quoi que ce soit. Je
crois que c’est ce jour-là que j’ai compris ce que tu représentais pour moi, alors même que – dansant enfin avec celui qui
venait de devenir mon mari – chacune de mes pensées convergeait irrésistiblement vers toi. Le corps de Yann n’éveillait
déjà plus ce désir que je ressentais dans tes bras ; j’étais ailleurs, accaparée par toi, te cherchant en permanence du regard. Un peu tard, n’est-ce pas ! Difficile de faire mieux pour
passer pour la dernière des salopes. Les dés étaient jetés,
j’avais honte de moi, mais je ne pouvais résister à ce sentiment venu du fond de moi telle une déferlante, comme s’il
avait fallu attendre ce moment pour réaliser ce que je portais
en moi depuis longtemps sans vouloir me l’avouer. Nous
n’avons dû qu’à des siècles de civilité, des puits de morale, des
océans de convenances de ne pas succomber là, tout de suite,
comme une urgence, une survie, un appel irrésistible de nos
corps. En nous quittant au petit matin, nous savions l’un et
l’autre. Tu m’as dit « Je t’appelle » et tu as glissé ta carte professionnelle dans ma main. Mon cœur s’est emballé comme à
mon premier flirt et le feu a envahi mes joues. Je me suis sentie nue, transparente ; j’avais l’impression que tout le monde
pouvait lire en moi cet amour tellement évident. Mais non,
les autres aussi étaient fatigués, suffisamment préoccupés par
100
Elle avait grandi
leur propre vie pour ne pas s’occuper de celle des autres, suffisamment angoissés de retrouver le quotidien après la fête
pour ne rien voir autour d’eux.
J’ai attendu ton appel avec un mélange d’impatience, de
désir, de peur et de culpabilité. Il est arrivé rapidement. Il fut
bref, l’émotion était palpable, les silences en disaient plus long
que nos mots. Tu m'as donné rendez-vous à la gare Montparnasse le lendemain midi. Je ne me rappelle plus rien de
cette matinée qui a précédé notre premier rendez-vous, sauf
qu’elle a duré une éternité et que j’ai égrené chaque seconde
de chaque minute jusqu’à midi. Je portais un tailleur jupe
crème, des talons hauts, des bas noirs pour paraître un peu
plus femme. Je me sentais tellement gamine à côté de toi que
j’avais besoin de ces accessoires pour me rassurer. Juste avant
d’arriver, j’ai vaporisé sur mon cou un soupçon de ce parfum
que tu aimes tant… et je t’ai aperçu. Ton visage s’est illuminé
quand tu m’as vue. Je te trouvais tellement beau que j’en étais
bouleversée. Tu m’as prise dans tes bras, doucement, et serrée durant quelques secondes. Puis tu as plongé ton regard au
plus profond de mes yeux, comme pour me découvrir audelà des apparences. Tu as posé ta bouche sur la mienne, et
nos lèvres et nos langues se sont trouvées passionnément,
impatientes de prendre leur revanche de tant d’attente, de
tant d’années. Je t’ai abandonné ma bouche comme jamais je
ne l’avais abandonnée, goulûment, brutalement, jusqu’à
t’arracher le cœur par la bouche et le mastiquer pour savourer
le goût de l’amour. J’avais l’impression de planer, de flotter
au-dessus du sol, suspendue à tes lèvres comme à un nuage.
Nous nous sommes installés dans une brasserie, près de la
101
Elle avait grandi
vitre extérieure, insensibles aux mouvements des autres dans
ce monde dont nous n’étions plus. Les tables, trop larges,
nous éloignaient l’un de l’autre, et seules nos mains nous raccrochaient à cette nouvelle réalité. Nous avons commandé
deux salades gourmandes que nous avons à peine entamées.
L’émotion nous coupait l’appétit et, conformément au dicton, l’eau fraîche nous suffisait. Nous avons parlé, un peu,
intimidés, ne réalisant pas encore vers quoi nous nous engagions, inconscients des suites, trop conscients du bonheur
d’être ensemble sans les autres. Avant de nous séparer, nous
avons fixé notre premier rendez-vous d’amour au surlendemain.
J’avais plus de temps que toi, je t’ai dit que je
m’occuperais de tout pour montrer que j’étais une femme,
moderne, efficace, libérée. Deux jours plus tard, nous nous
retrouvions à l’hôtel Mercure. Pour cette grande première, il
ne fallait pas paraître mesquin ! Avec le temps, nous reviendrions à des choix moins dispendieux, réalité économique
oblige… Le sourire entendu du garçon d’étage nous a gênés,
nous n’étions ni l’un ni l’autre habitués à ce genre d’extra. La
chambre spacieuse et confortable a entraîné de ma part quelques commentaires élogieux destinés à évacuer la tension, le
trac qui contenait mon désir.
Tu m’as déshabillée doucement. Je m’étais faite belle pour
toi, un ensemble noir en dentelle : soutien-gorge, mini-slip
qui découvrait mes fesses et laissait deviner les boucles blondes de ma toison, bas et porte-jarretelles. Je revois encore ton
regard émerveillé, luisant de convoitise. Tu m’as prise dans
tes bras et toute ma peur s’est envolée sur tes lèvres. J’ai senti
102
Elle avait grandi
la force de ton désir quand tu t’es plaqué contre moi et les
heures ont défilé comme dans un rêve. Tu m’as fait l’amour
plusieurs fois, on ne m’avait jamais fait l’amour plusieurs fois
de suite, faute de temps ou de désir, je ne sais pas. À chaque
fois ce fut différent, à chaque fois ce fut magique. Pourtant,
quand deux corps ne se connaissent pas, les débuts ne sont
pas forcément une réussite. Ce doit être ça l’amour, il couvait
sans doute en nous depuis longtemps pour que je désire tellement ton corps, moi qui ne suis pas spécialement « portée
sur la chose » comme on dit.
J’aime cette sensation étrange de te voir me désirer encore et toujours, de te sentir impatient, frémissant, tendu de
désir dès que tu me touches. C’est troublant, excitant, émouvant. Ça me rend fière et incrédule à la fois, comblée et étonnée que ce corps, si banal pour moi, prenne à tes yeux autant
d’importance.
Tu t’es fait un café, pour reprendre des forces, à ce prixlà, la chambre était bien équipée ! Nous déambulions nus l’un
devant l’autre sans aucune gêne, comme si des années
d’habitude nous avaient conduits à cette complicité. J’exagère
un peu, je t’ai surpris à rentrer ton ventre pour jouer les jeunes premiers, et j’ai souri avec indulgence devant la naissance
de ces quelques bourrelets qui disaient ta quarantaine.
Et c’est comme ça que notre histoire a commencé. trois
ans déjà qu’elle dure, trois ans de secrets, de rendez-vous cachés, de bonheur et de détresse, d’espoir et de tristesse, de
hauts et de bas. Aujourd’hui encore, les choses ne sont pas
plus faciles qu’avant, loin de là. Plus notre amour croît, plus
c’est dur de continuer à vivre « normalement », de ne pas être
103
Elle avait grandi
ailleurs quand je suis chez moi, de faire le minimum pour
Yann afin de maintenir l’illusion, d’accepter que vous ayez
tout ce temps, toute cette proximité, d’accepter qu’elle t’ait
pour elle. Je me surprends à détester cette « tatie » qui était – au
fil du temps – devenue une grande sœur pour moi. Je lui en
veux de t’avoir près d’elle depuis vingt ans, de sentir la chaleur de ton corps tous les soirs. J’envie tout cet amour et
toute cette tendresse dont tu l’as abreuvée, tellement longtemps que mon retard me semble impossible à combler et
que parfois je songe à renoncer. D’autant que je n’assume pas
complètement mes trahisons, j’ai du mal à évacuer tous ces
mensonges, même quand je suis avec toi, et je ne suis pas
toujours aussi disponible que tu le souhaiterais. Je me dis parfois que je suis la dernière des dernières. Jeune mariée et déjà
infidèle, dans un film, je sais de quel côté j’aurais penché et ce
que j’aurais pensé de l’héroïne…
Il nous reste, au milieu de cette tourmente permanente,
ces quelques moments privilégiés, quand le temps paraît un
peu moins court que d’habitude et que l’événement nous
donne l’illusion d’une autre réalité.
Tu es le seul à me connaître telle que je suis vraiment, et
non telle que je me montre aux autres. Tu es le seul à comprendre mes doutes et mes rêves, mes peurs et mes désirs,
mes ambitions et mes faiblesses. Tu es entré en moi doucement, à petits pas, sans que je m’en aperçoive vraiment, et je
n’existe plus sans ton regard, ta voix, tes mains sur moi, tes
questions, tes conseils, tes encouragements, ton amour si
étourdissant…
Je n’arrive jamais à te le dire comme tu le souhaites, avec
les mots que tu veux entendre… Toujours les mêmes. Que
104
Elle avait grandi
tu es le seul, l’unique, le plus tendre, le plus doux, le plus passionné, que tu me fais l’amour merveilleusement, et le dire et
le redire encore jusqu’à l’overdose. Mais je n’ai pas besoin de
dire ce qui me semble si évident : tu le sais déjà ! Et puis non,
tu ne sais jamais rien que je ne te dise toujours et encore…
Quand je suis avec toi, je ne trouve jamais les mots pour exprimer à quel point tu es tout. Mais les mots peuvent-ils suffire pour décrire ce que je ressens, le langage de l’amour n’estil pas par essence réducteur, l’émotion peut-elle se contenter
d’une langue, aussi riche soit-elle ? Pour toi, peut-être. Tu sais
faire chanter les mots, et ceux que tu m’écris content l’amour
comme jamais on ne me l’avait conté. À tes côtés, même
mon blocage devant la feuille blanche s’est estompé, et j’ose
te rédiger de petits billets sans prétention mais qui représentent beaucoup pour moi.
En prose ou en alexandrins,
Mots de soie et mots de satin,
Caressent doucement mes tympans,
M’attirent tels des aimants,
Me parcourent comme un courant.
Avec toi, j’ai le sentiment d’apprendre en permanence :
apprendre à me connaître ; à mettre des mots sur des sensations, des attitudes, des désirs issus de mon adolescence ;
comprendre cette éducation qui m’a façonnée pour faire de
moi une autre ; comprendre, pour mieux échapper à l’image
qu’on a voulu m’imposer… et devenir enfin moi-même.
L’autre jour, en conduisant, j’entendais à la radio MarieChristine Barrault qui parlait du temps et de l’âge. Elle en par105
Elle avait grandi
lait tellement bien. Elle disait que le temps qui passe est un
privilège car, petit à petit, il nous permet d’être vraiment
nous-mêmes, de nous débarrasser de tous ces oripeaux que
nous avons endossés pour donner aux autres l’image attendue. C’est ce qui est en train de m’arriver, mais je découvre
que j’ai revêtu plusieurs couches de prêt-à-porter, et qu’il faudra de nombreuses séances d’essayage pour arriver à trouver
la tenue sur mesure qui m’ira comme un gant ! Si nous ne
sommes pas surpris avant dans notre cabine…
Je ne sais pas lequel de nous deux a le plus peur. Moi sans
doute, parce que je me sens coupable, mais aussi parce que
dans ces cas-là, c’est toujours la femme que l’on condamne.
Sera-t-il violent, ou la douleur le terrassera-t-elle ? Quand ma
mère a annoncé à mon père qu’elle le quittait, il s’est écroulé
par terre et s’est mis à sangloter comme un gamin. Je ne
l’avais jamais vu pleurer avant, et je crois que ce jour-là, j’ai
découvert qui il était. Ma mère est restée froide, professionnelle comme toujours ; elle lui a donné la liste de ce qu’il avait
à faire, devinant déjà que sans elle, il dériverait comme un
bateau sans son gouvernail. Puis, elle m’a embrassée et elle
est partie sans se retourner. Une voiture l’attendait en bas de
l’immeuble, un autre homme, une autre vie. Aurai-je un jour
la même détermination qu’elle ?
106
Elle avait grandi
PROMENADE A CHEVAL
Lui
Petit matin de satin dans la campagne encore engourdie
de sommeil. L’herbe, toute trempée de rosée après une nuit
de plaisir, dépose des gouttelettes scintillantes sur nos bottes.
Nous avançons d’un pas gaillard, dans ce sentier un peu glissant qui mène au haras. Je me souviens de ce temps où je t’y
conduisais, quand, vers l’âge de dix ans, le cheval reflétait ta
passion du moment. Je revois encore ton air fier sous ta
bombe noire, ton maintien un rien trop rigide, la douceur de
ton regard et de ta voix quand tu parlais aux chevaux.
Ce besoin de galoper, après tant d’années, t’obnubile depuis quelque temps déjà, et il nous a fallu un mois pour organiser cet énième rendez-vous secret. Il faut dire que notre
situation exclut toute improvisation, chaque projet doit être
soigneusement réfléchi et préparé pour éviter tout impair.
Je te regarde et je vois, à la petite flamme qui s’allume
dans tes yeux, l’excitation qui te gagne à mesure que nos pas
nous rapprochent des chevaux. Leur odeur imprègne
l’atmosphère, douce et forte à la fois ; une odeur d’ailleurs,
une odeur d’avant, si loin de celle des villes aseptisées dans
107
Elle avait grandi
lesquelles nous respirons le progrès. Pourtant, nous ne sommes qu’à quelques kilomètres de chez nous, au cœur de
l’Oise comme au bout du monde. La campagne bruisse sous
la caresse veloutée d’un vent tiède qui joue avec les boucles
échevelées des buissons et sèche tendrement la moiteur de la
nuit. Tes cheveux ondulent sous ce souffle vivant, et ta mèche s’écarte puis retombe sur ton front au rythme de cette
respiration de printemps.
Le lad comprend tout de suite qu’il n’a pas affaire à
une débutante. Je vous écoute distraitement parler technique. Ce jargon m’est totalement étranger, et je
m’attache surtout aux modulations de ta voix qui viennent me caresser sensuellement les tympans telle une
comptine familière. Tu choisis de monter un gris pommelé, dont la robe rappelle le ciel moutonnant d’automne.
Puis, tu enfourches ta monture et, après un dernier petit
signe de la main, tu claques les talons et pars avec gourmandise goûter l’ombre des sous-bois.
Je fais le tour des écuries en t’attendant. Tu m’en as expliqué suffisamment pour que je distingue un pur-sang d’un
percheron, un hongre d’un étalon. Ensuite, avec un peu de
jugeote, mon expérience m’aide à faire la différence entre une
jeune pouliche et une veille haridelle ! Les chevaux attendent
patiemment qu’on vienne les chercher, pour rompre avec la
monotonie de ces journées où leurs regards s’arrêtent à un
horizon de paille. Leurs muscles trépident sous la peau,
comme saisis par le froid ou tétanisés par la peur. Ce tremblement me rappelle irrésistiblement les expériences de dissection en sciences naturelles, au cours desquelles le courant
électrique injecté dans une grenouille déclenchait immuable108
Elle avait grandi
ment le frémissement du muscle, dans une grotesque parodie
de torture. Quelques mouches font de la figuration, par respect pour la tradition. Elles ne semblent déranger en rien les
chevaux qui, d’un battement de cil ou de queue, chassent ces
importunes avec la patience que confèrent des siècles
d’habitude. Les minutes coulent lentement, au rythme des
battements de queue des bêtes, et je guette déjà ton retour,
fébrile, en manque de toi, de la chaleur de ta main dans la
mienne, de ton parfum enivrant. L’attente me paraît interminable, je suis comme un enfant impatient de savourer la
gourmandise promise de longue date.
Enfin, je te vois émerger de la brume matinale, le feu aux
joues, tes cheveux courts plaqués sur ton front, la sueur ruisselant de ton visage, le corps luisant comme la robe détrempée de ton cheval d’un jour. Tu sautes lestement à terre, les
yeux brillant de plaisir, tes pieds semblant ne plus toucher le
sol. Tu jettes tes bras autour de mon cou et tu me fais tourner
pour m’associer à cette fête. Je mets fin à cette ronde infernale en collant mon corps contre le tien, et j’assèche ta bouche d’un baiser aussi fougueux que ton fier étalon.
J’ai envie de toi, inlassablement envie de toi ; je te ferais
bien l’amour là, les reins collés à la barrière, plaqué contre ton
corps chaud et mouillé, ta peau salée sous ma langue, mais je te
sens te raidir et ta main m’écarte doucement mais fermement.
Chaque chose en son temps, semblent dire tes yeux, et ne mélangeons pas les plaisirs. Cette attitude me rappelle une récente
conversation, au cours de laquelle je me suis ouvert à toi d’une
frustration liée à la fréquence de nos rapports physiques, ainsi
qu’à une certaine passivité que j’ai remarquée chez toi ces
109
Elle avait grandi
temps derniers. Tu as réagi assez violemment, en me disant
que tu en avais marre d’être un objet sexuel et que les reproches de ton mari sur ton peu d’enthousiasme au lit te suffisaient largement. Depuis, je n’ai plus osé te solliciter, et cette
tentative maladroite et déplacée n’est pas de nature à me redonner confiance. Je comprends ce sentiment de femme, mais
c’est la seule manière que j’ai de te sentir pleinement mienne,
de ne pas penser à la réalité de notre situation… Si nous occultons ces quelques moments de folie, que nous reste-t-il ?
Quelques repas rapides au restaurant le midi, une embellie une
fois par an comme notre escapade au bord de la mer, et des
heures de conversations téléphoniques, plus ou moins agréables en fonction des états d’âme de l’un ou de l’autre. Maigre
bilan pour alimenter un amour qui – avec un manque total
d’originalité – s’imagine plus grand et plus fort que les autres.
Nous nous installons dans l’auberge attenante pour reprendre des forces. En sirotant mon troisième café du matin,
je te regarde engloutir un petit déjeuner pantagruélique, toi qui
d’ordinaire te contentes d’un thé et d’une biscotte nature. Les
vertus du grand air ne sont décidément pas usurpées. Après
une balade main dans la main, où la frustration a déjà remplacé
la quiétude, nous rejoignons la voiture. Je te laisse un peu brutalement car hélas, une réunion prétendument stratégique
m’oblige à m’arracher à toi. Ma seule stratégie, c’est toi, le reste
part en quenouille au fil des mois qui scandent notre histoire.
110
Elle avait grandi
CHEZ EUX
Lui
Invités pour treize heures, nous arrivons trop tôt. Je suis
tellement impatient de te voir que je n’ai pas anticipé la scène.
Après avoir sonné et tambouriné de longues minutes,
M. Jogging finit par ouvrir, en prétextant qu’il ne nous a pas
entendus avec le bruit de la douche et en s’excusant pour
cette attente. Il revient d’un footing de quinze kilomètres et
déplore que tu ne sois apparemment pas encore levée. Mon
enthousiasme factice s’éteint brutalement comme une ampoule qui claque. Le voir si près de toi, dans cette intimité qui
me saute à la gorge tel un pitt bull affamé, me refroidit plus
radicalement que n’importe quel état d’âme. Lui, si banal, si
commun, installé dans sa routine, avec ses six paires de
chaussures de jogging qui décorent l’entrée, ses footings incessants pour garder une forme qu’il a déjà, ce refus systématique de goûter les vins qu’on lui propose en se jetant sur sa
bouteille d’eau minérale… Quelle pitié ! Comment ai-je pu
croire un seul instant qu’il t’était destiné ? Un mec qui n’aime
pas les grands vins peut-il aimer les femmes ? Je réalise que je
ne suis que de passage dans des espaces de vie comptés en
111
Elle avait grandi
dehors de la réalité. La réalité c’est vous deux, là, installés
dans votre petit nid d’amour. Yann se met en quatre pour
essayer de pallier ton absence momentanée. On voit bien
qu’il est contrarié, le pauvre ! Il nous montre – avec un enthousiasme en partie feint – vos nouveaux meubles en je ne
sais quoi et votre décoration à chier, où des reproductions de
Dali côtoient des posters de Formule 1. Brigitte s’extasie devant son absurde collection de cactus, qui mange le peu
d’espace vital du balcon. Le bruit a dû enfin te tirer du lit et tu
émerges dans ce peignoir blanc, immaculé, encore toute humide d’une douche rapidement improvisée, pendant que
Yann s’attarde sur les caractéristiques des nouvelles variétés
de cactus qui ont enrichi son herbier grandeur nature depuis
notre dernière visite.
Je te regarde.
J’aime quand la fatigue marque ton visage et te donne cet
air doux et vulnérable. J’aime quand la lassitude fait tomber
tes défenses et te met à nu, comme une ceinture de peignoir
qui se dénoue et s’ouvre sur un corps sans défense. Tellement pure, tellement belle avec ces griffes de sommeil qui
s’accrochent à tes yeux, cette asthénie qui sourd de ta peau
comme une nageuse au bout de son effort et me donne envie
de te prendre dans mes bras pour te poser délicatement sur le
lit et te laisser te rendormir jusqu’à que ton énergie soit reconstituée et que tu émerges du pays des rêves, reposée et
détendue.
Je serai là, à ton réveil, pour goûter tes premiers regards
étonnés. Je serai là, pour étouffer tes bâillements de ma bouche, pour sortir ton corps de l’écrin du sommeil, avec des ca112
Elle avait grandi
resses douces comme un petit savon ovale quand il court sur
la peau humide et déniche le moindre recoin caché. Je ganterai mes mains de soie pour extirper chaque parcelle de fatigue
de tes membres engourdis, je me ferai satin, je me ferai velours pour que ta peau frémisse sous mes doigts et s’éveille au
désir. Celui du matin ensoleillé, celui qui prend son temps,
qui goûte la naissance de la journée, même si la matinée a déjà
dévoré à belles dents ses premières heures… Le désir de ceux
qui, partageant toutes leurs nuits, se réveillent ensemble et
oublient à quel point c’est un bonheur incommensurable
quand on s’aime. Je te ferai l’amour tellement doucement,
tellement longtemps, que les jours et les nuits passeront
comme dans un rêve. Je vieillirai en toi et nous nous réveillerons dans un autre temps, une autre vie où notre amour sera
légitime et où nous pourrons construire un avenir à la mesure
de cette démesure qui nous habite.
J’examinerai chaque centimètre carré de ta peau, jusqu’à
les connaître sur le bout des doigts et pouvoir réciter par
cœur, dans ma tête, la carte de ton corps quand tu es loin de
moi. Je partirai de ton front bombé, caché derrière tes franges
dorées, passerai en frissonnant sur l’angle aigu de ton nez
toujours un peu froid comme une truffe de chien,
m’attarderai juste un instant pour me réchauffer à la chaleur
de tes lèvres ourlées de désir, et m’arracherai à leur douceur
pour ne pas succomber à leur pouvoir d’attraction et ne jamais finir mon voyage. Je bifurquerai à l’angle arrondi de ton
menton et plongerai dans le creux de ton cou, tellement tendre que ma main tremblera et que je ferai une embardée sur
l’arrondi de tes épaules soyeuses. Je les contournerai pour me
113
Elle avait grandi
reposer quelques instants, à l’ombre de ce dessous de bras
moiré, frais et humide comme une rosée matinale… Puis,
j’emprunterai la route qui conduit aux pentes neigeuses de tes
seins, et ferai le tour de leurs larges aréoles rose pâle dressées
comme un défi. La route me conduira ensuite paisiblement
vers la douceur vertigineuse de ton ventre, et le fusain de mes
doigts dessinera des arabesques autour de ton nombril. Je
m’évaderai quelques instants sur tes hanches et
m’approcherai à pas de loup du couloir de l’aine, en refoulant
l’émotion qui commencera à me gagner. Bientôt, l’ombre de
ta forêt de blés murs, gorgée de suc, m’accueillera. Sa toile
m’emprisonnera dans sa glu, et je devrai lutter pour
m’extirper de cette jungle musquée, collante, fascinante, et
sortir à la coulée de la cuisse, les doigts frissonnant
d’émotion. Mais, irrésistiblement, ta plante carnivore
m’attirera, et le cœur chaviré de désir, je glisserai lentement
vers le gouffre du plaisir, et plongerai dans ta source tiède où
il fait si bon s’abreuver. Les doigts gantés, j’avancerai comme
un aveugle, et seule la connaissance de ce passage secret
m’évitera de m’égarer et de trébucher au creux des vallons. Je
débusquerai ton minuscule bouton de nacre rosée, caché
dans les plis de ton sexe. Il émergera sous la caresse de sous
son petit capuchon de chair, et je m’accrocherai irrésistiblement à lui pour lui arracher quelques larmes. Comme souvent, je manquerai de patience, et il rentrera dans sa coquille
tel un escargot craignant un prédateur. J’abandonnerai avec
regret cette contrée sauvage, et reprendrai la route comme un
voyageur avide d’aventures. Je me laisserai glisser le long de la
paroi lisse, nue et fuselée de tes jambes jusqu’à tomber à tes
114
Elle avait grandi
pieds. Je contournerai l’obstacle de ton talon pour remonter
aussitôt sur le galbe de ton mollet, puis, accélérant ma reptation, j’atteindrai assoiffé ton cratère inviolé entre deux collines d’albâtre tellement parfaitement rondes que l’émotion me
gangrènera la gorge. Mes doigts les écarteront doucement
pour découvrir ton œillet sombre et fripé qui se contractera et
frémira sous la caresse encore inhabituelle. Mes mains remonteront sur le haut de tes reins et s’arrêteront à la cambrure pour se reposer, avant d’attaquer l’immense territoire
immaculé de ton dos, désert de sable doré vierge de toute
anfractuosité qui triompherait dans n’importe quelle élection.
Je finirai par ta nuque, tiède et fragile comme une coquille
d’œuf, et je masserai ton cou en me rapprochant imperceptiblement de ton visage pour verrouiller mon regard au tien,
jusqu’à voir perler à nos paupières des larmes de bonheur.
Alors, tout l’amour du monde rassemblé sur mes lèvres, je
t’embrasserai passionnément, jusqu’à ce que l’air nous manque et mette fin à cette extase absolue.
Ai-je réussi à te dire tout ça dans ces quelques secondes,
ou mon regard a figé le temps à l’échancrure de ton peignoir ? Quelqu’un a dû s’impatienter et appuyer sur la touche
play et le film de vos vies a repris.
Tout le monde s’affaire pour se donner l’illusion de rattraper le retard. Tu t’excuses en prétextant une baisse de tension. Je surprends, l’espace d’un éclair, le regard égrillard et
content de lui de Yann, et un tisonnier chauffé au rouge me
transperce le cœur. Dire qu’il va falloir faire bonne figure et
patienter quelques heures avant de fuir ce chez-vous que
115
Elle avait grandi
j’abhorre par tous les pores de ma peau ! Je déambule dans
l’appartement, et mes pas me conduisent inexorablement
vers votre chambre. Je jette un coup d’œil furtif par la porte
entrebâillée. La fenêtre est ouverte. Je renifle quand même,
pour essayer de capter l’odeur de ta trahison. Mais seuls les
effluves du repas, qui se prépare dans toutes les cuisines de la
cité, émergent. Je baisse les yeux sur le lieu du crime. Les
draps froissés, encore engourdis d’un plaisir abject, rampent
vers moi pour s’enrouler autour de mon cou et m’asphyxier.
Ils se tordent, se déplient, s’écartent et te découvrent couchée
sur le dos, les yeux révulsés de plaisir, la bouche murmurant
les mêmes mots que ceux que tu prononces avec moi, et je te
vois et t’entends jouir de la même façon, comme s’il n’y avait
pas de différence et que notre amour n’était qu’un remake
éculé. Soudain, j’entends un bruit derrière moi.
– Qu’as-tu ? Tu es tout pâle, me dis-tu en plantant tes
yeux dans les miens.
Je ne peux même pas répondre tellement je suffoque, et
je suis juste capable de te renvoyer un regard de bête traquée.
La porte du salon nous sépare des autres. Tu t’approches de
moi sans l’ombre d’une hésitation et me fais cadeau de ta
bouche en me buvant avec gourmandise. Puis tu plantes tes
yeux dans les miens et me dis :
– Ça n’a pas d’importance.
Tu plonges ta main dans mon pantalon. Évidemment,
mon sexe est dressé, dur à m’en faire mal. Tu me tires derrière la porte de la chambre, défais ma ceinture en un tour de
main, baisses mon slip d’un geste décidé.
116
Elle avait grandi
– Tu es folle… dis-je sans conviction, totalement à ta
merci, incapable de penser, égaré dans la cavité tiède et humide de ta bouche qui m’aspire pendant que ta main s’active
pour accélérer l’opération. Quelques secondes encore, puis
j’explose dans un éblouissement de pure jouissance, en
m’accrochant au chambranle de la porte pour ne pas tomber
dans un coma de plaisir. Tu t’attardes quelques secondes, les
yeux fermés, murée sur tes propres sensations. Puis, d’un
geste très professionnel, tu ranges l’objet du délit dans son
écrin, remontes ma fermeture Éclair et rattaches ma ceinture.
Tu te redresses et m’apostrophes :
– Ça va mieux ? Tu es rassuré ?
Je n’ai pas le temps de répondre, Yann apparaît dans
l’entrebâillement de la porte.
– Qu’est-ce que vous faites ? On vous attend.
– On arrive mon chéri, je racontais à Bertrand nos folles
nuits !
– Une fois n’est pas coutume, comme on dit.
– Heureuse de te l’entendre dire ! Bon, je me brosse les
dents et je reviens, dis-tu en m’adressant un clin d’œil complice tout en te passant la langue sur les lèvres avec délectation.
Je te laisse dans la salle de bains et je regagne le salon en
compagnie de Yann, encore groggy de plaisir, le cœur complètement chamboulé, incapable de penser de façon coordonnée.
Yann propose du jus de tomate en guise d’apéritif – on
est sportif ou on ne l’est pas –, et nous déjeunons de salades
sur fond d’eau minérale ! Je comprends mieux qu’il garde la
117
Elle avait grandi
ligne avec un tel régime. Heureusement, le café ne lui est pas
encore interdit. C’est mon seul plaisir gustatif du repas, et sa
chaleur me replonge, durant quelques secondes, dans l’extase
de ta bouche. Tes yeux me cherchent en permanence, les
miens te fuient en cadence. Je me sais incapable d’afficher la
sérénité que tu espères y trouver. J’hésite entre t’adresser une
fois de plus un regard de chien battu ou afficher aux parois
de mes pupilles une condamnation glaciale et sans appel. Ni
l’un ni l’autre ne pourraient me grandir à tes yeux, et je choisis
la lâcheté, faute de mieux. Nous abrégeons les débats, laissons notre petit couple vers quinze heures trente, et c’est avec
un certain soulagement que je fuis cette intimité qui m’est
étrangère, et qui me renvoie à la figure mon rôle et mon statut d’amant.
– Ils sont mignons tous les deux dans leur petit nid
d’amour, tu ne trouves pas ? questionne Brigitte en accélérant
puissamment.
Elle vient de m’arracher à mes pensées. Je maugrée un
« oui » peu convaincant, ayant envie de tout sauf de
m’attarder sur sa vision du couple modèle dans son appartement-témoin.
– Évidemment, toi, plus rien ne te touche, reprend-elle.
Moi je trouve qu’ils vont très bien ensemble. Il devrait lui
mettre un peu de plomb dans la tête et l’aider à remettre les
pieds sur terre. En contrepartie, elle va l’obliger à se bouger
un peu. C’est vrai qu’il a un côté un peu « installé » pour son
âge, il devrait se méfier, je crois qu’elle a besoin d’un peu plus
qu’un gentil mari, aussi mince et musclé soit-il… Enfin, le
temps fera son œuvre, comme toujours.
118
Elle avait grandi
Elle ne sait pas à quel point il l’a déjà fait, en brûlant les
étapes. C’est étrange, exceptionnellement, de savoir et de se
dire que les apparences peuvent être tellement trompeuses.
Combien de fois construisons-nous nos opinions sur des représentations qui ne disent rien de la réalité ? Autour de nous,
tout n’est-il que faux-semblants, simulacres, illusions, un peu
comme les images du Truman Show ?
119
Elle avait grandi
EQUILIBRE PRECAIRE
Elle
Bertrand est encore ailleurs. Moi qui espérais que la vision
d’un jeune couple dans le quotidien des débuts lui remonterait le moral, c’est raté. Même chez eux, je ne l’ai pas trouvé à
son aise, comme s’il se sentait « déplacé ». Pourtant, il la connaît depuis sa naissance, et qui plus est, lui a trouvé son mari.
À croire maintenant qu’il en est jaloux ! Il ne faudrait pas qu’il
confonde « tonton par adoption » avec « papa » ! Non, ça ne
peut pas être ça… Elle doit lui faire penser à celle qui hante
ses nuits. Il fantasme sans doute sur une de la même génération. Tiens, je lui en parlerai à Nadège, si ça se trouve, il a
flashé sur une de ses copines de fac ! Tous pareils, dès qu’ils
dépassent la quarantaine, il faut qu’ils se rassurent en draguant des jeunettes. Ça ne m’étonne pas, avec sa peur maladive de vieillir. Pour un peu, il m’échangerait bien contre
deux de vingt ans ! Je me demande ce qu’il en ferait. Une fois
par mois, c’est déjà beaucoup lui demander, alors quant à honorer tous les jours deux donzelles, il y a de la marge ! À
moins que ce ne soit qu’une question de motivation, allez
savoir… Eh bien non, justement, je ne veux surtout pas savoir, et la première que je verrai tourner autour de lui, je lui
120
Elle avait grandi
arracherai la tête. Quant à lui, je l’inviterai à prendre ses cliques et ses claques, il lui restera à se réhabituer à vivre dans
un studio, ça lui rappellera sa jeunesse, quant à être nostalgique, autant l’être pour quelque chose…
Moi aussi j’ai peur de vieillir. Mais, à la différence, il ne me
viendrait pas à l’idée de me rassurer dans les bras d’un gigolo
de vingt ans. Je ne serais pas dupe, et la lucidité en ce domaine gâche le plaisir. Par contre, je rêve parfois d’un homme
amoureux de moi, comme il l’a été il y a si longtemps… Redécouvrir le désir qui vous terrasse, cette boule dans le basventre qui vous enflamme les entrailles, les effluves de l’autre
que l’on traque, le sentiment d’être unique, ces regards qui
vous placent en permanence sur un piédestal. J’ai eu tout ça,
c’est mieux que certaines qui courent après toute leur vie.
Mais du coup, plus dure est la chute, et devoir me contenter
de l’apparence des choses en sachant que rien ne sera plus
jamais comme avant me mine.
J’adore conduire, ça me détend. Nous venons de nous offrir une Mercedes dont je rêvais depuis longtemps, et je ressens un plaisir presque sensuel à caresser le volant gainé de
cuir ou à m’attarder d’un doigt cajoleur sur les boiseries exotiques à la douceur complice. Le moteur rugit de plaisir sous
le cuir fauve de ma chaussure, et la voiture fonce sur la nationale au mépris de la limitation de vitesse. Une chose est certaine, je ne crains rien en cas d’alcootest ! Recevoir sans une
goutte d’alcool, quel manque de savoir-vivre ! Ce doit être
une question de génération, ou d’éducation… ou un peu des
deux. La voiture a toujours constitué pour moi un lieu idéal
121
Elle avait grandi
pour méditer. Bertrand somnole déjà, abruti par la route ou
engourdi par sa mélancolie, à défaut de l’être par l’alcool…
J’ai une envie irrésistible de cigarettes. Pourtant, je résiste.
Notre limousine reste un sanctuaire inviolable, le seul que je
respecte encore. Je suis devenue progressivement accro et
augmente régulièrement ma dose au fil des années, qui diffusent leurs parfums de nicotine… J’en suis rendue à deux paquets par jour, des Marlboro, comme au lycée. De là à prétendre que je cherche, à travers les effluves de tabac, les fragrances de ma jeunesse passée ! Je laisse à Bertrand le soin de
dérouler sa psychanalyse de bazar, quand il lui arrive encore
de me faire la morale. Je ne sais pas ce que lui recherche dans
l’alcool. Depuis son adolescence, il n’a jamais tenu plus deux
verres, et même s’il a singulièrement augmenté les doses, il ne
s’est guère endurci. Je lui accorde cependant un talent indéniable pour choisir un bon cru. Il faut savoir rester objective,
tout n’est pas complètement pourri en lui !
Le compteur flirte avec les cent quatre-vingts. Je ne sens
rien. Juste le déplacement furtif de l’air qui se défile devant le
V6 en rut. J’aime imaginer la voiture violant l’espace, labourant l’air à la recherche d’un plaisir jamais assouvi. Du plaisir,
j’en ai eu. Je sais trop bien ce qu’est un orgasme ; et la descente de mon plaisir sur l’échelle de Richter, associée à un
baromètre n’annonçant qu’exceptionnellement la tempête
des sens, me laissent affamée d’amour. Jusqu’à présent, je me
suis contentée de mes doigts mais je viens récemment, toute
honte bue, d’inaugurer la courgette. Très efficace cela étant
dit, une fois assumée, et de plus, en harmonie totale avec mes
dernières options politiques et mon soutien aux Verts ! Où va
se nicher la cohérence !
122
Elle avait grandi
La vitesse me permet également de tester mon envie de
vivre, ou plutôt, la puissance de mon désir de survie. Il serait
si facile de donner un léger coup de volant, de faire une simple embardée qui nous conduirait tous les deux au firmament… Mais je ne suis plus tout à fait assez sûre de vouloir
passer l’éternité à ses côtés, ni d’ailleurs qu’il vaille la peine
qu’on abrège sa vie pour lui. Quel homme, du reste, pourrait
justifier qu’une femme choisisse un tel raccourci, qui plus est
au volant d’une voiture neuve ! Il me reste suffisamment de
principes et d’éducation pour continuer à faire semblant, en
attendant un miracle qui lui ferait retrouver la paire de lunettes de ses vingt ans. Dans l’immédiat, il demeure définitivement myope à mes charmes et sourd à mes hurlements
muets. L’autre doit lui squatter la tête grave, comme dirait
mon fils, pour qu’il soit installé en permanence sur une autre
planète que la mienne.
Quarante minutes à peine après notre départ, je m’arrête
devant le portail de notre villa. La grille s’ouvre silencieusement et les pneus crissent sur le gravier. La porte basculante
du garage nous invite à nous réfugier à l’intérieur, et la pénombre envahit l’habitacle.
– Il faudra installer une nouvelle rampe de néons, dis-je,
ça fait six mois qu’on n’y voit rien.
– Si on a survécu six mois, ça peut sans doute encore attendre, répond-il d’un ton peu amène.
Sûr que si je compte sur lui, il vaut mieux que je devienne
nyctalope ou que je me fasse greffer une lampe de mineur sur
le front !
123
Elle avait grandi
Lui
De retour au bercail, je lis un dossier pour le lendemain
quand Brigitte m’apostrophe, un verre de whisky à la main.
– Bon, on ne peut pas dire que ça s’arrange nous deux, tu
ne crois pas qu’il serait temps d’en tirer les conséquences ?
Je ne m’attendais pas à ça. À tant de froideur, à tant de
force. Je reste là, tout près d’elle, immobile, muet, incapable
d’articuler le moindre son, de nier ou de la rassurer, comme si
la réalité me rattrapait enfin. Que pouvais-je faire d’autre, que
de rester et essayer de faire illusion ? Sa réaction me montre
que c’est un échec complet. Je le savais bien sûr, et je me demande jusqu’à quel point ce n’était pas volontaire, pour
qu’enfin des mots soient mis sur mes errances… Je sens sa
colère projetée comme un paravent pour masquer sa douleur.
Derrière, il y a la vérité mise à nu, qui essaie tant bien que mal
de dissimuler ses parties honteuses. J’ai bifurqué avant le terminus, à la faveur d’un aiguillage, et nous roulons maintenant
sur des voies parallèles. À la fois proches et irrémédiablement
séparés, nous regardons défiler nos vies, au travers des vitres
craquelées qui laissent nos brisures à vif. Je vois sa main tendue, luttant contre le vent et la vitesse, mais je me sens incapable de la saisir pour me remettre sur les bons rails. Il faudrait remonter la voie à contre-courant, pour regagner cette
gare de naissance où je l’ai croisée, retrouver ce compartiment de notre jeunesse si lointaine, respirer ce parfum de
passion et d’aventure qui nous a enivrés…
Devant mon mutisme, sa tentative désespérée tourne rapidement court, je vois ses épaules s’affaisser un peu plus et
sa main se crisper sur son verre bouée. Un aperçu de mes
124
Elle avait grandi
voyages intérieurs l’aiderait sans doute à mieux comprendre, à
défaut d’accepter, mais elle reste à quai, seule, pendant que
défilent dans sa tête des rames de souvenirs qui échouent
inexorablement sur une voie désaffectée.
Nadège est devenue mon élixir de jeunesse mais loin de
moi l’idée de prétendre à la moindre originalité. Combien
sommes-nous à ne pas accepter l’inéluctable, cette décadence
impitoyable du corps et de l’esprit qui nous rapproche inexorablement de la fin ? Pourquoi tant d’entre nous s’acharnentils à courir trois fois par semaine, passant du footing matinal
au vingt kilomètres, du vingt kilomètres au marathon, dans
une escalade de douleur rémission « Mon Dieu, rajeunissezmoi car j’ai expié sur la route » ? Quant à ceux qui préfèrent le
vélo, sans EPO, les côtes ne s’avalent pas comme des hamburgers, et la digestion est chaque fois un peu plus difficile.
Musculation, tennis, golf, chacun choisit sa fontaine de jouvence et tente de se rassurer sur ses possibilités, pour oublier
le débit ininterrompu des années.
J’ai choisi de boire à l’eau fraîche de Nadège pour arrêter
le temps, mais jamais je ne me sens désaltéré …
125
Elle avait grandi
MON HOMME
Elle
T’ai-je jamais dit à quel point tu me troubles et tu me
transportes, à quel point je suis fière de toi ? Tellement que je
voudrais montrer au monde entier que tu m’appartiens et que
c’est moi que tu aimes. Mais jamais je ne t’aurai à moi. La
place est déjà prise, et les racines plantées depuis tellement
longtemps sont profondes. Que peuvent mes bras frêles face
à cette bruyère tenace qui, à chaque morceau arraché, semble
repousser comme du chiendent ?
Quand tu m’écris, tu me dis de si belles choses que j’en
suis bouleversée. Je relis ton dernier poème, les larmes aux
yeux :
Dis-moi pourquoi quand tu me regardes,
Mon sang en rougit
Et le mal d’amour plante ses échardes
Dans mon cœur soumis.
Dis-moi pourquoi quand tu es absente
Ma vie tourne en rond
À chaque seconde ton image me hante
126
Elle avait grandi
Jusqu’à l’illusion.
Dis-moi pourquoi quand ton corps m’appelle
Le mien en frémit
Se tend et se love et mes doigts t’égrènent
Jusqu’à l’infini.
Dis-moi pourquoi quand ta lèvre me goûte
Et se fait velours
Je tremble et gémis et puis m’arc-boute
Et tombe en amour.
Dis-moi pourquoi ta salive m’abreuve
Telle une eau de vie
Et émerveillé que cette source m’émeuve
J’assèche son lit.
Dis-moi pourquoi quand ta bouche se soude
À mon sexe aimé
J’entrevois soudain au plaisir qui sourd
La félicité.
Dis-moi pourquoi ton regard s’embue
Quand soudain tu jouis
Que tes courbes pleines enfin dévêtues
Comblent mes envies
Dis-moi pourquoi j’aime tes détresses
À fleur de baisers
Ton cœur en émoi, ton corps qui proteste
D’être trop aimé.
Dis-moi pourquoi tes yeux sont si doux
Quand ils me feuillettent
Et brillent d’aveux, mèches d’amadou
Qui brûlent en cachette
127
Elle avait grandi
Dis-moi pourquoi
Tu es entrée dans ma vie
Et tu es devenue ma vie.
Je sens, à travers tes mots, un tel désir, un tel amour que
cela me bouleverse… J’ai besoin de toi comme de l’oxygène
que je respire. Tu es mon rayon de soleil, le phare qui me
montre le cap, ma boussole, ma canne. Sans toi je suis bancale, je perds mes repères, je ne sais plus le goût ni l’odeur des
choses, je ne sais plus toucher, sauf à tâtons, et je me cogne
sans cesse à la vie en m’égratignant toujours un peu plus profondément. Sans toi, je ne suis qu’un corps sans âme, un pantin de bois qui rêve d’une vraie vie. Tu es mon Geppetto et
mon Jiminy Cricket réunis. Je sens que je ne te donne pas
assez de preuves de cet amour sans mesure, et que cette maladresse entretient ce doute qui te ronge. Je sais que tu me
reproches de ne pas te montrer suffisamment mes sentiments. C’est tellement difficile pour moi, et si peu naturel ! Si
tu savais comme je force ma nature pour toi, même si cela
reste encore très loin de ce que tu attends. Quelquefois je me
dis que tu as besoin de preuves, qu’il faut que je te surprenne
pour te montrer à quel point je suis folle de toi, comme l'autre jour à l'appartement. Malheureusement, les circonstances
n'étaient guère propices à la complicité et je n'ai sans doute
pas choisi le moment le plus opportun pour te donner ces
preuves d’amour inconditionnel que tu attends comme un
drogué sa dose.
Ne crois pas que ce soit aussi simple que tu l'imagines. Je
ne suis pas spécialement délurée et sûrement pas autant que
128
Elle avait grandi
tu le voudrais, même si à tes côtés j'ai chaussé mes bottes de
sept lieues pour rattraper le temps perdu. Ce n’est pas que je
ne sache pas ce que tu veux, tu es d’une certaine manière
comme tous les hommes, tellement prévisible… Mais il ne
suffit pas toujours de savoir pour être capable de donner. Il
faut accepter de renoncer à ce qu’on nous a inculqué depuis
toujours : une femme ne doit pas faire d’avances, une femme
ne doit pas être vulgaire, une femme ne doit pas dire qu’elle
aime jouir. Il faut également prendre le risque, l’espace d’un
instant, d’être une autre que celle que vous connaissez, de
nous montrer sous un autre jour dont nous ne sommes jamais sûres, passée l’excitation du moment, qu’il ne vous
troublera pas plus qu’il ne vous a comblé… Je vous entends
déjà d’ici :
– Dis donc, elle aime ça, je me demande où elle a appris
tout ça ? Pas avec moi en tout cas, tu parles d’un tempérament, je ne dois pas être le seul à en profiter…
Et allons-y pour un énième tour de gamberge, la petite
musique est en route et ne s’arrêtera plus. Vous êtes tellement
compliqués à vouloir que nous soyons tour à tour ange et
démon, petite fille sage et femme fatale, mère et amante,
soumise et rebelle, puritaine et débauchée. Je ne sais pas être
tout cela à la fois, et j’improvise en permanence des rôles que
je ne maîtrise pas. Parfois avec talent, quand je trouve le ton
juste et que l’instant est bien choisi, parfois en bafouillant
mon texte et en me prenant les pieds dans les fils de cette histoire que j’ai contribué à tisser.
Plus le temps passe et plus tu m’inquiètes. Je ne veux pas
que tu sois triste ou déprimé par ma faute. Toi qui étais la joie
129
Elle avait grandi
de vivre, l’enthousiasme, l’optimisme même, je refuse de te
voir te replier tel un escargot dans sa coquille pour ruminer
des idées noires. J’ai peur que tu t’aigrisses comme un vin mal
bouché que l’air attaquerait sournoisement, que tu renonces
petit à petit à tous tes projets, faute d’énergie, faute d’envie
d’un lendemain dans lequel nous ne serions pas ensemble.
Si c’est ça que tu deviens à mes côtés, je partirai pour te
délivrer de moi.
130
Elle avait grandi
VACANCES
Lui
Vacances d’été, synonymes d’ordinaire, de sérénité, de
plaisir, voire de bonheur. Cette année, ces mots-là ne seront
pas de mise, ils laisseront la place à des antonymes : nostalgie,
tristesse, mélancolie… car tu ne seras pas là. Vous partez tous
les deux quelques jours en Dordogne, près de Sarlat, cette
ville si attachante que nous avons découverte ensemble, il y a
quelques années.
Je me souviens des ruelles ensoleillées au charme sépia,
des portes cochères où l’ombre se terre pour fuir le soleil, des
rues animées auxquelles jongleurs et musiciens confèrent en
permanence un air de fête. En ce temps-là, tu jouais la préado en jean taille basse, le nombril à l’air, une mèche rebelle
tombant sur ton front, les yeux déjà pétillants de malice.
Nous déambulions main dans la main, parcourant la ville à la
recherche de scènes originales, tels une nièce et son « tonton ». Tonton par adoption que j’étais devenu à travers les
années, car tes parents étaient de vieux amis qui avaient
moins lanterner en chemin que moi pour faire des enfants,
même si depuis je les avais largement rattrapés… On se ta131
Elle avait grandi
pait des méga-glaces arrosées de crème chantilly, et tu riais
aux éclats quand je ressortais de ma coupe, le nez barbouillé
de blanc, et que, d’un grand coup de manche, je balayais cette
mousse onctueuse et l’étalais copieusement sur mon visage,
comme une crème à raser. Je prenais un air penaud et déconfit et tu t’étouffais de rire en me montrant du doigt.
J’aime toujours te faire rire, même si je perds un peu la
main ces derniers temps. Tu as gardé la ligne depuis cette
époque et tu pourras sans crainte te gaver de foie gras, de
confit de canard et de flanc aux pruneaux sans que ta silhouette n’en pâtisse le moins du monde.
Après cette courte pause, fini le farniente, il te faudra passer le reste des vacances à tenter de terminer enfin cette fameuse thèse qui n’en finit plus de finir, et ce sera mon tour
d’être ailleurs, toujours loin de toi.
J’ai vécu votre départ avec douleur. Je t’ai quittée le midi,
plein de bonnes résolutions. Je me suis installé dans une
bulle, bien à l’abri, protégé par des parois de verre translucide
de la dépendance qui m’attache à toi. Malheureusement, sans
doute à ton initiative, vous êtes venus nous dire au revoir, et
les parois de ma bulle se sont fissurées. L’air s’est échappé
irrésistiblement et j’ai commencé à suffoquer. Je ne sais
même pas si j’ai réussi à faire bonne figure, tellement le gaz
carbonique m’asphyxiait les poumons, particulièrement
quand tu l’as appelé mon ange comme tu le fais avec moi.
La seule fois où, prenant mon courage à deux mains,
j’avais évoqué avec toi ce sujet, tu m’avais répondu que tout
ça n’avait pas la moindre importance, sans que cette réponse
132
Elle avait grandi
suffise à me soulager. C’est comme si je t’appelais comme
elle, comme si nous pouvions confondre dans un même mot
des amours si différents. Je m’étais construit une image de
vos relations à travers le peu que tu m’en disais, et j’imaginais
– sans doute pour me protéger – une certaine distance, incompatible avec cet ange déplacé. Mes illusions se sont lézardées tel un crépi de façade bâclé et j’ai aperçu, sous la couche
protectrice, des relents d’intimité nauséabonds qui suintent
aux pores des murs. Et le doute a ressurgi. Non pas celui de
ton amour, mais plutôt celui concernant votre vie.
N’est-ce pas pour me protéger que tu me dis que vous
vous éloignez l’un de l’autre ? Que puis-je réellement savoir
de cette proximité que vous partagez ? Quel ascendant
exerce-t-il sur toi, de quel avis te préoccupes-tu en dernier
lieu ? Ne suis-je pas dans l’illusion d’influencer le cours de ta
vie alors qu’il n’en est rien, ou si peu ? Et puis, quelle importance ? Je suis bien obligé d’admettre l’inéluctable, mais je
préférerais m’en faire une idée réelle plutôt que fantasmée.
Pour tenter de mettre un terme à ces questionnements
incessants, j’essaye de te retrouver en réécoutant d’anciens
messages, archivés dans ma boîte vocale. Celui que tu m’as
laissé, il y deux mois, parlait de ce désir irrésistible d’un bébé à
nous et m’a, l’espace de quelques jours, chamboulé. Mais je
n’ai plus l’âge de faire des bébés. Je ne suis pas dans le showbusiness et je ne recherche pas les jeunettes pour jouer les
grands-pères gâteux. Pour les enfants, j’ai déjà donné, et les
miens me suffisent amplement. Je ne veux surtout pas recommencer la même vie, je te veux uniquement, en femme,
en amante délurée, et sûrement pas en mère. Je veux un con133
Elle avait grandi
trat d’exclusivité, ne rien avoir à partager avec des enfants qui
nous pomperont tout notre amour pour nous le recracher au
visage quand il leur deviendra trop pesant, nous laissant vides
et asséchés, en manque d’eux et trop accro pour que la cure
de désintoxication soit efficace.
Ce samedi, mes vacances succèdent aux tiennes et c’est
mon tour de m'éloigner de toi. Impossible de simplement
nous entrapercevoir puisque tu dois être en ce moment
même sur la route du retour. Nous partons dans le Midi,
comme beaucoup en ces temps de météo incertaine.
Après une route interminable où toutes les voitures de
France s’étaient semble-t-il rassemblées pour l'élection du
plus bel embouteillage de l’année, nous sommes enfin arrivés
à destination aux portes de Ramatuelle.
Depuis, les jours s'étirent interminablement. Chaque coin
de mer entrevu, chaque crique, chaque auberge me rapprochent inexorablement de toi. Aujourd’hui, nous nous sommes baignés sur une plage de sable blanc balayée par une
brise légère. En bordure de mer, face au vent du large, trônait
une grande bâtisse blanche aux volets bleus, fermés sur
l’intimité des chambres, dans l’ombre préservée.
Je nous ai imaginés là, cherchant un souffle de fraîcheur
dans la pénombre des persiennes et nous gorgeant les yeux
de mer jusqu’à ce qu’elle dégouline de nos regards et nous
emporte sur l’autre rive. Dans cette autre dimension; nous
avions la vie devant nous et nous picorions de plage en plage,
de forêt en forêt, au rythme de nos envies. Tu te baignais nue
dans les cascades et les papillons s’arrêtaient de voler, les
134
Elle avait grandi
poissons de nager juste pour le plaisir de contempler ta beauté. Tu émergeais, souriante et fraîche, et tu venais te coller à
moi qui rougeoyais au soleil comme un lézard des villes à la
peau désespérément pâle. L’eau et le feu. Celui qui me saisissait à la vue de ce corps toujours désiré et qui m’entraînait à te
faire l’amour sur la pierre tiède, avec comme seuls spectateurs
les arbres centenaires, qui en avaient vu d’autres, et les sauterelles d’eau qui faisaient des bonds acrobatiques pour mieux
nous admirer.
Les jours passent dans cette existence où ma tête vit en
permanence en décalage avec mon corps. Les vacances se
prolongent sans toi, ou plutôt avec toi en toile de fond, en
filigrane, incrustée dans mes pensées comme un tatouage sur
la peau. En attendant de passer un jour du monde virtuel au
monde réel, avec toi, je m’attache à récupérer, après cette année de travail que j’ai trouvée plus harassante que d’ordinaire.
Sans doute parce que l’importance de mes enjeux personnels
m’a fait mesurer la vacuité de mes activités habituelles…
En bord de mer, les journées sont plutôt monotones et
nous n’avons guère autre chose à faire que de sacrifier au rituel de la plage. J'avais constaté, au fil des années, que le cérémonial d'arrivée sur une plage variait en fonction des âges
et des cultures.
Après avoir souffert le martyre, du temps où les enfants
étaient encore petits, à force de rappels à l’ordre pour les projections de sable envoyées d’une sandalette agressive à la tête
des gens ; après avoir péniblement supporter de trimbaler un
bazar aussi imposant qu’hétéroclite par tous les temps ; nous
avions, au fil des années, réduit notre équipement et notre
135
Elle avait grandi
présence à leur plus simple expression. Cela tenait certes d’un
souci de discrétion atavique, mais également du plaisir malsain de nous venger de nos errances passées en disséquant à
notre tout les autres que nous prenions pour cible, avec une
constance de devoirs de vacances pour surdoués.
Nous nous coulons donc aujourd’hui discrètement vers
nos mètres carrés de sable encore vierges de toute présence,
le pied aussi léger que le souffle, ne déplaçant que quelques
grains sur notre passage, telles des ombres venues d’un autre
monde. Notre dénuement nous a conduits à renoncer à toute
forme d’équipement, palmes, parasols, glacière et autres objets de culte prohibés. Même la crème solaire n’a pas obtenu
sa rédemption, et nous nous enduisons préalablement de
l’onction suprême dans la béatitude de notre limousine climatisée, loin des hordes de fanatiques huileux.
Une fois assis sur notre lopin de sable, nous ne pouvons
survivre quelques heures dans ce milieu hostile qu’au prix
d’une stricte économie de gestes. Nous ne respirons que du
bout des lèvres en feignant la nonchalance cotonneuse ou
l’ennui mondain tout en observant discrètement la faune environnante pour éviter d’être taxés de voyeurisme.
Nous accordons souvent une attention toute particulière
à la famille des beaufs. Sans doute parce qu’à l’opposé de notre souci de nous fondre dans cette communauté artificielle
sans qu’aucune de nos caractéristiques ne transparaisse, ils
n’ont souvent de cesse que leur arrivée soit connue de Pampelune à Nice. Ils envahissent nos espaces vitaux plus sûrement que l’eau de mer la bouche d’un naufragé. Ils ont le don
de repérer en un clin d’œil, l’emplacement libre : deux mètres
136
Elle avait grandi
carrés de sable innocent isolés au milieu d’un océan de corps
qui s’essaie vainement à respirer, faisant fi des odeurs
d’aisselles, de protections solaires d’indices inégaux ou de cochonnailles en sueur. Avec force cris de gorets, la famille
tuyau de poil escalade les corps embaumés en projetant des
tonnes de sables qui s’échappent en gerbe de leurs tongs
géantes. La colonne s’arrête brutalement en plein milieu de
son parcours pour souffler qui un trop-plein de bière, qui un
relent de lait caillé, vapeurs de reproches jetées à la face des
cadavres momifiés qui jonchent le sol comme autant
d’obstacles à l’atteinte de leur destination. Le père, ou supposé tel, s’éponge alors le front, projetant çà et là des flaques de
sueur qui se mélangent avidement et sans aucune pudeur aux
embruns marins. Le ventre débordant hideusement projeté
en avant comme une insulte à l’esthétisme, il ouvre la marche,
suivi par une colonie de souffreteux malingres et sournois.
Les aînés ricaneurs s’arrangent au passage pour écraser, qui
une main nonchalamment posée à côté de sa serviette, qui un
orteil dépassant ostensiblement de son rectangle de couleur,
en s’excusant hypocritement comme on le leur a enseigné.
Les plus jeunes courent pour ne pas perdre la trace en projetant des tombereaux de sable qui dégorgent des squelettes
plastifiés qui chaussent leurs pieds. La matrone, rougeaude et
luisante, véritable voiture-balai croulant sous les parasols, serviettes, gourdes, paniers et autres transistors, ferme la marche,
se confondant en sourires obséquieux et hurlant de temps en
temps après le dernier chiard de la portée qu’elle a eu la fierté
d’engendrer. Quand ils atteignent enfin leur sanctuaire, ils
s’avachissent lourdement sur le sable, qui renonce définitive137
Elle avait grandi
ment à protester. Ils entreprennent alors, pour marquer leur
fief, de planter leur bannière multicolore avec force ahanements tout en apostrophant un voisin de circonstance, un
peu moins lâche que la moyenne, qui tente de s’insurger
contre cette prise de pouvoir dictatoriale. Bientôt, ce héros
d’un instant, accablé par les quolibets de lutte des classes qui
revendiquent, à défaut de fraternité, l’égalité et la liberté
d’emmerder le monde, se recroqueville sur sa serviette en attendant que l’orage passe. Après de longues minutes
d’agitation où transats, serviettes, parasols, glacière et autre
transistor sont déployés frénétiquement, la famille tuyau de
poil, radieuse et apaisée, goûte un repos bien mérité.
À quelques mètres de nous, deux vieilles peaux, cuites et
recuites de chaque côté par les différents soleils de toutes les
plages du monde, exhibent leurs mamelles distendues, tels
des appas d’une autre époque. L’une, casque orange sur la
tête, fard violet dégoulinant sur le papier mâché des joues, pis
dégoûtant sur la ceinture, s’escrime à enfiler un maillot de
bain sec, en faisant semblant de cacher ce qui, de toute façon,
ne peut que révulser les regards. Après maintes circonvolutions, elle émerge de sa serviette dans un string pailleté de la
plus simple expression. Las, les plis et méandres sont si nombreux que le tissu capricieux s’est installé dans une cavité parallèle, laissant la plus profonde et la plus ombragée au grand
air. La vieille doit sentir quelques courants d’air furtifs, et une
sorte de nostalgie envahit durant quelques secondes son visage. Un reste de pudeur la conduit à tirer sur sa ficelle pour
la remettre dans la bonne rainure, dans laquelle elle s’enfonce
comme dans du beurre. Elle retrouve derechef tout son
138
Elle avait grandi
aplomb et déambule quelques minutes, sans doute pour
qu’un hypothétique pervers puisse constater que les excroissances de devant et de derrière constituent un ensemble, sinon harmonieux, du moins homogène dans leur décadence.
Quand le gant de toilette gauche, vermoulu, se secoue, la
fesse mitée, tannée, cuite et recuite de tant de soleil, se crispe
l’espace d’un instant, en souvenir du muscle qu’elle a été un
jour, puis continue imperturbablement son dandinement ridicule. Le ventre bombé semble appeler désespérément un
rut enfoui sous des années d’abstinence. Peut-être la main
crochue aux ongles incarnats arrache-t-elle encore des gémissements factices de ce cloaque marécageux ? S’étant pavanée
au-delà de toute décence, la bourgeoise s’avachit sur son drap
de bain jaune canari afin de se faire copieusement tartiner la
couenne par sa copine de cirque. Après un court entracte,
l’acte deux reprend, et nos deux madones s’installent en bord
d’eau pour jouer au jokari. Leur maladresse égale leur impudeur, et elles minaudent en expédiant la balle de caoutchouc
sur les corps surchauffés qui essaient désespérément de les
ignorer. J’ai dit « vieilles » un peu rapidement, elles n’ont
même pas l’excuse de l’âge avancé, tout juste dépassent-elles
la cinquantaine… Mais à force de s’être doré la couenne au
micro-ondes, la carte du visage a craquelé, telle une terre sans
eau, et la sécheresse a creusé des ravines sur ce qui a dû être
des visages humains.
À quelques portées de regards de là, les seins émouvants
d’une adolescente pubère s’essaient à la séduction, et pointent
hardiment leurs aréoles roses et sucrées à travers le délicat
tissu blanc d’un ersatz de maillot de bain. La dulcinée, alan139
Elle avait grandi
guie sur sa couche molletonnée, laisse sa main, plus tout à fait
innocente, errer aux abords de son fragile estuaire, dont on
devine la touffeur moite et ombrée derrière l’étoffe symbolique. La sueur perle à ses tempes et à l’ourlet de ses lèvres et,
les paupières closes, elle sommeille. Sont-ce les effets d’un
soleil torride ou ceux d’un rêve érotique qui s’ébauche à son
insu ? Une mouche taquine la tire soudain de sa torpeur et
elle retire précipitamment sa main, qui s’enhardissait à
l’échancrure de son triangle isocèle. Comme un homme surpris en pleine érection, elle se retourne prestement pour
éteindre ce feu qui couve dans son ventre et offre à ma vue
ses deux pommes d’amour juvéniles, au galbe irréprochable.
Si proches et si éloignés à la fois, l’avenir et le passé se
côtoient sous mon regard panoramique de mouche aux
aguets, le premier conquérant et assoiffé, le second décadent et asséché. La plage reste sans doute le dernier lieu
démocratique en ce bas monde. La laideur la plus obscène
y côtoie la beauté la plus pure, dans une promiscuité terrifiante ; et le snobisme et le populisme font assaut de
mauvais goût.
140
Elle avait grandi
DECADENCE
Lui
Las de ces observations anthropologiques, je détourne les
yeux vers la mer qui, si elle n’est plus de première jeunesse,
garde pourtant intact son pouvoir de séduction. La robe céruléenne aux reflets de jade conserve un drapé irréprochable, et
la dentelle d’écume blanche confère à l’ensemble une note
d’élégance et de tradition rassurante. Mon regard distrait
s’égare vers les yachts des golden boys qui mouillent à quelques
pieds du commun des mortels, amarrés à leurs bittes d’acier.
Leurs maîtres plongent chaque soir leurs propres bites
d’airain blasées dans des chattes mousseuses et bon marché
de jeunes filles en herbe, aseptisées à coup d’euros.
Qui pourrait en vouloir aux uns et aux autres ? L’argent
sert depuis toujours à acheter du sexe, à défaut d’amour ; et la
pauvreté donne tous les droits. Pour certaines, l’été se résume
à courir dix heures par jour de table en table par une chaleur
accablante, en se faisant engueuler en permanence et en essuyant force mains au cul, le tout pour un SMIC dérisoire.
Pas étonnant que d’autres préfèrent se servir de leur dit cul
sur un bateau de luxe, noyant leur pudeur et leur morale dans
141
Elle avait grandi
le champagne et s’envoyant en l’air en mer, dans l’espoir de
durer plus d’un été.
À travers les années, la concurrence – comme dans beaucoup de corporations – se fait cependant de plus en plus
rude. Entre les lycéennes à peine pubères qui arrondissent
leur ordinaire en rêvant de se faire tirer par une future star et
les étrangères en situation irrégulière qui cassent les prix, le
métier de prostituée fout le camp par tous les trous. Du coup,
le marché s’élargit, et il n’est pas rare, une fois l’éclat fugitif
des dix-huit ans passé, qu’elles se replient sur une clientèle
légèrement moins exigeante, car moins huppée.
J’ignore si les cabinets de Conseil s’y sont mis récemment
ou si mon nouveau statut d’associé m’a ouvert des horizons
insoupçonnés… Toujours est-il que, lors de notre dernier
séminaire international, organisé à Bucarest, j’ai eu la surprise
d’entendre frapper à ma porte le premier soir. Croyant
d’abord à une erreur, puis à une coïncidence, et enfin à une
opportunité comme celles que le monde des affaires réserve
de temps en temps, j’ai découvert que le hasard n’y était pour
rien quand la jeune et jolie fille, qui parlait le français comme
une apprentie étudiante, a dégrafé mon pantalon, sorti ma
queue encore flasque et entrepris de la sucer en me précisant
au préalable :
– N’ayez pas de vous inquiéter, tout pris en charge par
maison.
La formation était indubitablement bien faite, car la pensée d’un débit intempestif sur le compte en banque familial
aurait produit des effets dévastateurs sur la libido de tout
consultant raisonnable. A contrario, toute idée de consommer
142
Elle avait grandi
sans payer rendait la chose excitante au possible et,
l’héliotropisme aidant, mon sexe s’est dirigé tout naturellement vers la sombre et chaude cavité buccale. Qui prétend
que l’argent ne suffit pas à motiver ? La jeune Slave s’est activée sur ma queue qui ne pouvait en aucun cas, en elle-même,
justifier tant d’entrain. Telle une ménagère avertie, elle n’a
négligé aucun recoin et a nettoyé toute la surface, d’une langue rapide et efficace. On aurait dit l’une de ces anciennes
repasseuses à pattemouille qui, à leur millième chemise, peuvent, les yeux fermés, vous rendre un col sans le moindre
faux pli et sans qu’une goutte d’eau ne vienne éclabousser
l’ouvrage. Évidemment, cela perdait en poésie ce que cela
gagnait en efficacité, et la nostalgie de la débutante m’a envahi
durant quelques secondes. L’agilité de sa langue a cependant
eu raison de mes quelques réticences héritées d’une culture
judéo-chrétienne. J’ai éjaculé dans sa main en pensant à Nadège, et ce fut à la fois bon et douloureux. J’ai renvoyé la fille
plus tôt que le contrat le prévoyait et j’ai dû lui certifier, devant son petit air inquiet, que cela n’avait rien à voir avec la
qualité de sa fellation, qui méritait un oscar. Je doute qu’elle
ait compris les subtilités de ma métaphore, mais elle semblait
rassurée en quittant la chambre.
À me remémorer cet épisode récent, mon sexe – toujours
aussi mal élevé malgré les années d’éducation – a pris ses aises et mon maillot de bain, tout élastique qu’il est, menace de
ne pas contenir longtemps l’objet du délit. Heureusement, je
suis allongé sur le ventre, et les anfractuosités du sable suffisent amplement à contenir un hypothétique scandale. Dans
un éclair de lucidité, je jette un coup d’œil vers la bouche
143
Elle avait grandi
d’incendie en string qui continue à s’agiter avec sa raquette, et
l’effet est immédiat. Les appas fanés noient mes ardeurs plus
sûrement qu’un jet d’eau glacé, et je reprends mon observation. Il fait chaud, mais un souffle d’air vient caresser les
échines brûlantes qui rôtissent à feu vif. Je me tiens calfeutré
à l’ombre dérisoire d’un chapeau de paille, seul sacrifice consenti au rite de la plage, la discrétion de l’objet l’emportant sur
son efficacité.
J’ai depuis longtemps renoncé à colorer ma peau d’une
sous-couche de chêne clair, qui me coûte généralement force
coups de soleil pour un résultat médiocre et éphémère. Du
coup, je me suis pris d’aversion pour toutes ces peaux qui, à
longueur de journée, traquent le moindre rayon pour passer
de l’albâtre au sapin naturel ou du chêne clair au chêne foncé.
Le résultat tant convoité, qui impose à tous les acharnés une
discipline de fer sous un soleil de plomb, laisse souvent à désirer. Il est surtout inversement proportionnel à l’âge, et la
dépendance produit des dégâts chez les plus de quarante ans.
Ces prestidigitatrices, qui s’entraînent chaque jour à gommer
soigneusement toute trace de ride à l’aide d’une panoplie digne d’un artificier du 14 juillet, laissent leur nouveau maître
d’un été souligner sans le moindre tact les pattes d’oie de
leurs yeux, les crevasses de leur front, les cratères de leur cou.
Elles rêvent sans doute que les ruines embellissent sous le
soleil et redeviennent le nouveau pavillon-témoin que chaque
mâle aspirerait à visiter.
À quelques centimètres de mes yeux, une puce des sables
construit inlassablement un domaine en recomposition permanente. Et moi, que me reste-t-il à construire ? La messe
144
Elle avait grandi
n’est-elle pas dite ? Y a-t-il un avenir quand le passé prend
tant de place ?
– On rentre ?
La voix de Brigitte me tire de mes méditations.
– Attendons encore un peu, il va y avoir du monde sur la
route… dis-je pour gagner du temps que je n’aurai pas besoin
de meubler.
Elle
Je pousse un soupir et replonge dans mon bouquin. Décidément, il ne s’arrange pas avec l’âge. Son nouveau personnage hésite entre l’ermite et le misanthrope, tout en conservant un cynisme qui ne sied ni à l’un ni à l’autre. Ma patience
commence à s’user, à force de se frotter à son indifférence et
à sa mauvaise foi. Il a pourtant réussi comme on dit, que
veut-il de plus ? Devenir un écrivain célèbre ? Il a passé l’âge
des découvertes, et à part trois ou quatre poèmes pas mal
tournés et quelques feuillets épars qui n’ont jamais constitué
un tout, rien ne laisse transpirer un talent en jachère… Un
peu à l’image de sa vie, avec des morceaux réussis mais qui,
de son point de vue, n’ont jamais constitué un aboutissement. J’ai dû faire partie d’un de ces morceaux qui ont eu leur
heure de gloire, avant qu’il ne renonce à me relier à son projet
global et que je ne devienne un électron libre à la recherche
de son pôle d’attraction.
La mélopée lancinante des vagues est bientôt troublée par
un halètement sauvage. Je tourne la tête et découvre un épa145
Elle avait grandi
gneul fauve qui creuse frénétiquement un trou à l’aide de ses
pattes de devant, faisant voler le sable autour de lui, au grand
dam de quelques rôtis rougeoyant sur leur serviette. Tout à
coup, son corps disparaît dans la cuvette qu’il vient de creuser. Contrairement à ses voisins, il a choisi l’ombre, faute
peut-être de crème solaire à sa disposition… à moins que le
bronzage ne soit passé de mode chez la gent canine ! Seule sa
tête émerge du sable, créant une étrange impression qui déclenche en moi un malaise inexplicable. L’espace de quelques
secondes, la vision d’une plage plantée de chiens de toutes
races me regardant avec gourmandise et avidité, de leur
monde souterrain, se dessine dans mon esprit. Un frisson de
terreur me parcourt et je me lève précipitamment.
– Bon, moi j’y vais ! dis-je tout haut pour que Bertrand
entende.
Il pousse un soupir de condamné à perpétuité et se lève
lourdement. Son tour de taille ne s’arrange pas avec l’âge, et
les bourrelets commencent à devenir disgracieux. Il remet
son bermuda loto, chausse ses mocassins en peau de chèvre,
réajuste son sombrero ridicule et part vers la voiture d’un pas
traînant. Je raccroche mon haut de maillot de bain, en me
disant que mes seins sont encore beaux, m’entoure de mon
paréo indigo, saisis mon sac de plage en osier et me jette maladroitement dans les traces du chef de cordée, en équilibre
instable sur mes mules à talons.
La Mercedes, qui sommeille en plein soleil depuis des
heures, est surchauffée. Bertrand chausse méthodiquement
ses gants et caresse avec sensualité le volant en ronce de
noyer. Pour un peu, j’en serais jalouse car lui sent au moins
146
Elle avait grandi
des mains attentives sur lui de temps en temps, même s’il
reste désespérément passif !
Les notes hermétiques de la Quatrième Symphonie de Sibelius sortent des haut-parleurs Pionner 200 watts installés sur
la plage arrière et se déversent en pluie dans l’habitacle.
J’exècre cette musique. J’en ai eu ma dose de concerts à
Pleyel, du temps où il fallait donner des signes d’appartenance
à une intelligentsia snob et intransigeante. Depuis cette époque, je déteste tous les musiciens contemporains, même si
Sibelius est loin d’être le pire. Après quelques minutes, la climatisation fait son effet et l’impression d’être hors du temps
s’accentue. L’aisance a incontestablement ses avantages,
même si cela ne suffit pas au bonheur… Nous regagnons
l’hôtel en quelques minutes et retrouvons notre suite, climatisée comme il se doit.
147
Elle avait grandi
TRANCHES DE VIE
Lui
Je m’échappe quelques minutes de la chambre pour
t’appeler, nous échangeons quelques courts instants sans que
cette conversation ne m’apporte le moindre réconfort.
Contrairement à toi, à chacun de tes appels, quel que soit
le moment, je me fais douceur, tendresse, amour. J’écoute ma
voix changer, complètement tournée vers toi, comme pour
dépasser cette distance si souvent présente. Je supporte
d’autant moins l’absence de réciproque quand, l’espace d’une
conversation, tu restes à des années-lumière de moi, comme
tu le fais en ce moment. Tu as beau prononcer les mêmes
paroles que d’habitude, elles ne sont pas habitées. La chaleur,
la sincérité, la douceur restent aux abonnées absentes.
J’essaie en vain d’exister dans un espace qui m’est provisoirement interdit et j’entends, au-delà des mots, que ce n’est
pas le moment de parler de ça, que je te dérange, que tu n’es
pas prête à partager mes états d’âme du moment. Une sorte
de barrière immatérielle, une paroi de verre à travers laquelle
je t’observe comme une étrangère… Une qui ne serait plus
amoureuse, une qui en aurait un autre en tête, comme dans
148
Elle avait grandi
ces films où la caméra zoome tour à tour sur chaque protagoniste et nous révèle, sur le visage de l’un, ces signes
d’impatience et de lassitude que l’autre ne voit pas. L’effet est
terrifiant, il me renvoie à ma dépendance et à l’idée qu’elle est
unilatérale. Où plutôt qu’elle n’existe pour toi que de façon
fugitive, quand tu en éprouves le besoin, quand elle te devient
utile, voire indispensable en fonction de tes états d’âme, de
tes humeurs, de tes chagrins. Comme par hasard, cette distance s’érige à des moments où mon besoin de toi se veut
plus fort que jamais, et tu demeures sourde à mes appels
muets. Peut-être perçois-tu inconsciemment cet état ? Peutêtre cette attitude constitue-t-elle un système de défense pour
éviter de parler de nous, de l’avenir surtout, nous qui préférons vivre au jour le jour de peur d’avoir à tirer les conséquences de nos choix ou de nos non-choix… Je te demande
si je te dérange, tu me réponds « non », bien sûr, mais
j’entends le chuchotis du « oui » en écho, et je ne pose
d’ailleurs la question que parce que j’ai déjà senti, à peine les
premières phrases échangées, cette distance entre nous. Tu
restes parfaite en surface, sans imaginer que l’on puisse entendre au-delà des mots, mésestimant cette prescience qui
sommeille en moi et qui n’attend qu’une petite sonnerie pour
se mettre en éveil.
Je voudrais être autre chose pour toi qu’une complication
de plus dans ta vie, pouvoir te donner tout et t’aider à devenir
celle que tu es déjà au fond de toi : une femme forte, belle,
sensuelle, intelligente, épanouie, une femme à l’orée de sa vie,
capable de surmonter toutes les épreuves pour progresser à
149
Elle avait grandi
chaque fois et atteindre un nouvel équilibre. Mais, pour
l’instant, j’incarne plutôt la difficulté de la vie, entre espoir
insensé et renoncement.
Je regagne rapidement la chambre pour éviter que mon
absence ne paraisse suspecte.
– Je te rappelle que ce soir, nous dînons avec les Quelard,
tâche d’être prête à l’heure et d’être présentable.
– C’est-à-dire ? réplique Brigitte. Naturelle, déguisée en
femme heureuse, à poil avec une plume dans le cul ? C’est
quoi son truc à ton patron, le cuir, la soie, les portejarretelles ?
– Je t’en prie, ne sois pas vulgaire, évite simplement le
jean ou le jogging et ça ira.
– Pourquoi ? Ça me fait un gros cul ? Il n’aime pas le
sport ? Il lui faut un aperçu sur mon string ? Tu t’es engagé ?
Il faut que je mouille tout de suite ou j’attends la prochaine
rencontre ?
Je pousse un profond soupir et m’enferme dans la salle
de bains en claquant la porte.
Elle
Ça me fait du bien de le provoquer, lui tellement bien
éduqué qu’il faut le pousser à bout pour qu’il daigne claquer
une porte. Rien que de penser aux gros yeux globuleux de
Quelard posés sur moi pendant tout le repas, j’ai envie de
gerber. Il devrait s’appeler Queutard, ce nom serait plus approprié. Lui au moins, il me trouve à son goût et ça se voit. Il
en bave. Ses yeux s’accrochent à chaque ondulation de mes
reins, et si sa queue suit les mêmes mouvements, il doit se
sentir à l’étroit dans son slip. Deux heures à bander, enfermé
150
Elle avait grandi
dans son pantalon, il est bon pour une luxation du membre.
La particularité de la guérison impose le maintien de
l’érection dans la durée pour la bonne tenue du bandage, ça
menace d’être coton ! Quant à imaginer une pommade au
camphre sur son rameau, les effets secondaires risquent de le
faire danser pour quelque chose ! Dommage pour lui,
l’attirance n’est pas réciproque et même mon abstinence forcée ne lui donne pas plus de chances qu’à un eunuque. En
cette saison, le concombre et la courgette sont en promotion ; pourquoi s’encombrer d’une queue qui, tel un Esquimau sous le soleil, ramollit au moindre effort et vient lamentablement s’échouer au port, en dégorgeant prématurément
tel un escargot incontinent ? À sa décharge – si je peux
m’exprimer ainsi –, le pauvre homme se voit affligé d’une
femme qui, à elle seule, réinvente les contours du mot bêtise.
Genre évaporée du cerveau, toujours en train de minauder et
de parler pour ne rien dire, comme si elle courait le risque, en
s’arrêtant quelques secondes, de tomber dans le vide sidéral
de ses pensées. Le fric donne manifestement le droit d’être
conne et, sur ce plan, elle pourrait gagner des concours si elle
était capable de remplir le coupon d’inscription. Elle refuse
de vieillir et, à quarante-huit ans, s’habille comme une jeunesse de dix-huit. Elle arrive avec sa bouée ventrale à l’air, un
piercing en diamant planté dans sa valve et, à chaque fois, je
suis prise d’une envie irrésistible de tirer dessus pour voir
cette baudruche se dégonfler. Les cheveux teints couleur acajou, irradiés de reflets mauves, s’ornent de nattes afro, affreux ! Elle porte une minijupe à ras la foufoune qui dévoile
deux cuisses de grenouille fibreuses, panachées d’un cul de
151
Elle avait grandi
négresse qui donne l’impression qu’elle va, à chaque pas,
tomber en arrière ! Étrangement, par un de ces miracles que
dame Nature réserve, ses deux pastèques trop mûres, mal
contenues par un minuscule soutien-gorge à balconnets, font
contrepoids, et elle oscille sans choir, en équilibre précaire sur
des talons de huit centimètres. Là, je dois dire que je
m’incline devant le talent du chausseur. Avoir rentré ses deux
petits boudins boursouflés dans des escarpins aussi fins relève du miracle ou de la mystification… Car enfin, comment
expliquer qu’un pied plus large que long puisse surfer sur une
planche de quatre centimètres de large, sauf à l’avoir moulé
directement dedans ? Pour couronner le tout, elle est décorée
en toute saison comme un sapin de Noël. Entre le bruit de
quincaillerie qui l’accompagne et les reflets du soleil sur sa
verroterie, on croit toujours voir arriver R2D2 dans le hall de
l’hôtel !
J’ai l’air, comme ça, d’être remontée contre eux, mais il
faut dire qu’ils n’ont rien trouvé de mieux que de venir en
vacances suffisamment près de notre hôtel, à Ramatuelle,
pour que nous nous les goinfrions à dîner tous les trois jours.
La cuisine a beau être à la hauteur, ils finissent par me couper
l’appétit.
Je me glisse dans une petite robe de coton droite, blanche, qui fait ressortir le doré de ma peau. Je la relève d’un collier à grosses perles marron ramené d’Afrique et de boucles
d’oreilles assorties. Un soupçon de rouge à lèvres rose perle,
une touche de Samsara, et je suis prête pour l’examen du docteur Quelard.
Après trente minutes de patience, Bertrand sort enfin de
152
Elle avait grandi
sa salle de bains. Il braque ses yeux sur moi et, pendant une
fraction de seconde, je vois bien qu’il apprécie ce qu’il a sous
les yeux. Évidemment, il évite soigneusement de me dire que
je suis saisissante, époustouflante, classe et tout et tout, le
contraire de cette pouffe de Quelard qui va encore nous la
jouer collégienne sur le retour. Ça lui écorcherait la gueule un
petit compliment, du genre : « Tu es jolie ce soir. » C’est
pourtant pour lui que j’ai fait un effort, pas pour son patron
libidineux. Je suis sûre qu’il a été tenté de me le faire, ce compliment, mais c’est contraire à ses principes moraux à deux
balles. Il ne peut pas avoir une maîtresse, être amoureux d’elle
et faire des compliments à sa femme, sinon il y aurait surchauffe là-haut, du côté de la chaudière à condensation. Il n’a
pas appris ça au catéchisme, ce n’est dans aucun traité de savoir-vivre, ça tient de l’instinct… et de l’instinct, il n’en a pas.
Il n’est pas mal du tout, ce mec avec ses yeux verts qui ressortent sous le bronzage, vêtu de son pantalon Torrent beige, sa
chemisette Cardin flamme et ses mocassins italiens ; je me le
ferais bien ! Ah merde, je ne l’avais pas reconnu, c’est le mien
et il ne veut plus de moi ! Tant pis, il faudra que je trouve autre chose.
Je referme la porte sur le luxe feutré de la chambre. Bertrand me prend le bras bien comme il faut, genre couple en
harmonie nageant dans le bonheur, alors que nous faisons
eau de toutes parts. Il aborde son sourire managérial irrésistible et s’avance, conquérant, vers le couple Quelard, qui nous
attend dans le hall en sirotant un whisky.
La soirée a été banale à en pleurer. Les mecs ont parlé
boulot pendant les trois quarts du temps – bonjour les va153
Elle avait grandi
cances – et la mère Quelard a parlé pour deux, tout en
s’arrangeant pour ne rien dire d’intéressant en quatre heures
de temps. Une telle constance dans la performance soulève
forcément l’admiration. Quand Quelard ne parlait pas boulot, il me déshabillait du regard en commençant à chaque
fois par un morceau différent. À un moment, un rien provocante, j’ai écarté lentement les cuisses en remontant légèrement ma robe, j’ai cru qu’il allait péter une durite. Il s’est
resservi un verre de Chablis en prétextant la chaleur, sans
pour autant quitter mes cuisses des yeux. Je l’ai imaginé,
pendant quelques secondes, tombant à genoux et jetant son
groin huileux sous ma robe pour me lécher à grands coups
de langue râpeuse. Mais lui aussi doit être bien élevé, il s’est
contenté de se lécher les lèvres. Sûr qu’en ce moment
même, elle doit y avoir droit la mère Quelard, elle pourra
me remercier la prochaine fois… À moins qu’il ne préfère
s’astiquer tout seul devant sa glace, en imaginant son regard
errant sur mon entrecuisse béant. Bon, il faut que je me
calme ou que je passe pour de bon au concombre, avant
d’appeler le garçon d’étage, comme dans les films. En attendant, mon homme a bien pris soin de mettre son pyjama
d’été malgré la chaleur, et s’est tourné vers le mur opposé en
bafouillant un « bonsoir » lointain. Il doit déjà l’avoir rejointe
je ne sais où. Il me reste mes doigts, à défaut de concombre.
Comme d’habitude, quelques secondes me suffisent pour
atteindre ce fameux orgasme qu’ils mettent tant d’énergie à
ne pas nous procurer. Je n’ai même pas essayé d’être discrète, tant mieux si ça le culpabilise, à défaut de l’exciter.
Après avoir bien soupiré, en exagérant ce qu’il faut pour en154
Elle avait grandi
tretenir l’éternel complexe masculin, je me retourne
bruyamment de mon côté et m’endors en ressassant un passé encore bien trop présent.
155
Elle avait grandi
MAMAN
Lui
Les vacances se sont achevées, et la vie a repris son traintrain quotidien. Le week-end, je vaque à mes occupations, je
recompose une énième fois mon portefeuille boursier. Avec
la prescience qui me caractérise, j’anticipe toujours les courants boursiers à l’envers ! Je me fais également les dents sur
ma collection de timbres qui m’absorbe pendant des heures.
Ces petites vignettes, dont chacune raconte une histoire, me
fascinent ; et je tente, souvent en pure perte, de leur arracher
des fragments de souvenirs. Parfois, je me fends d’une petite
gueulante auprès de mes ados, pour tester mon autorité et
contribuer à les maintenir dans le droit chemin.
– Arrêtez de regarder ces émissions débiles.
– Videz-moi le lave-vaisselle.
– T’as passé l’aspirateur dans ta chambre ?
– T’as pas de travail pour lundi ?
Si on me demandait ce qu’est le droit chemin, je serais
bien en peine de répondre. J’ai juste quelques intuitions, par
exemple celle que la route que je prends est plutôt tortueuse
et qu’elle s’écarte irrésistiblement des sentiers battus. Pour
156
Elle avait grandi
eux, le risque est différent : laisser filer les études, boire, se
droguer, taper sur leur mère, ne plus aller rendre visite à leur
grand-mère, dépenser tous leurs sous, manger trop de crème
au chocolat… Non, je déconne, tout n’est pas comparable :
la crème au chocolat tient plutôt du péché véniel, les dépenses également, et ma mère est morte depuis trois ans déjà.
Je l’aimais, bien sûr, comme on aime son enfance, la silhouette qui se penchait le soir sur le lit pour chasser les ombres de la nuit, l’odeur de savon à la violette qui imprégnait
son cou, les draps soigneusement bordés d’un geste sûr qui
me rendait invulnérable… J’aimais sa présence tellement rassurante quand la fièvre engourdissait mes membres ; sa main
fraîche posée sur mon front, qui calmait mes douleurs et mes
angoisses ; la douceur de ses joues dans lesquelles je plongeais
mon nez pour extirper les effluves discrets de son parfum
que je tentais vainement de conserver quelques heures dans
mes narines.
Elle ouvrait les volets en fin de matinée, sur le soleil, à
l’heure où d’autres travaillaient déjà depuis plusieurs heures,
et préparait mon petit déjeuner : un grand bol de café au lait
accompagné de tartines recouvertes de beurre demi-sel. Le
four ronronnait déjà et diffusait des exhalaisons de clafoutis
aux pommes à se damner. Les repas alternaient immuablement entre les traditionnelles nouilles au gruyère du samedi
soir – depuis j’ai appris qu’il faut dire « pâtes » – ; les endives au
jambon du lundi nappées de gruyère doré, sur lesquelles je
me brûlais la langue à la sortie du four, faute d’un minimum
de patience ; et le rosbif frites du dimanche midi qui ensoleillait le week-end.
157
Elle avait grandi
Des années de maladie immunohématologique. Juste un
mot savant pour ne pas dire la douleur. Les rayons comme
un raz-de-marée de nausées éternelles à vomir la planète entière. Cette conscience d’être seulement à demi consciente,
noyée dans un brouillard de souffrance, perdue, égarée à des
années-lumière de ce qu’est une vie normale. Les cheveux qui
tombaient jusqu’à lui laisser le crâne dénudé, fragile, vulnérable, comme un moineau transi en hiver… Des mèches qui
s’évaporaient par poignées comme un symbole, une partie de
la vie qui s’échappait, souvenirs qui s’effilochaient et filaient
au rythme des cellules malignes dansant leur sarabande infernale. La chimio se travestissait grossièrement en espoir pour
lui donner l’illusion de durer encore un peu, afin qu’elle continue d’espérer. Elle voulait à toute force tenir : jusqu’à ce que
sa petite-fille se marie, jusqu’à la naissance de son arrièrepetit-fils, jusqu’à ses cinquante ans de mariage… Tenir jusqu’au bout pour ne pas laisser le père tout seul, tant elle restait
persuadée qu’il ne saurait pas se débrouiller… Elle luttait toujours et encore pour les autres, challenge permanent qu’elle
entretenait avec la mort, sa volonté arc-boutée sur la survie.
J’allais la voir, lors de ses séjours réguliers à l’hôpital…
L’hôpital sentait l’hôpital, un mélange d’odeurs de médicaments, de désinfectants, de maladies et de mort, à gerber. Je
marchais dans d’interminables couloirs blancs qui essayaient
de faire croire aux anges et au paradis dans cette aile de
l’enfer. Je croisais des vieux et des jeunes promenant leur perfusion, attachés à elle comme des chiens à leur laisse. Le
même crâne rasé ; le même pas lent de ceux qui savent qu’ils
ne rattraperont jamais le temps ; le même regard lointain,
158
Elle avait grandi
tourné vers cet avant dans lequel ils ont vécu sans en savourer chaque seconde, trop sûrs qu’ils étaient là pour un morceau d’éternité…
Je la découvrais derrière trois chiffres anonymes, minuscule au fond de ce lit haut perché, cachée derrière des draps
immaculés, essayant de sourire du fond de sa douleur, de
demander des nouvelles, de s’inquiéter des autres une fois de
plus. Le corps si menu dans sa chemise de nuit à dentelles,
comme un ultime souci d’élégance, la bouche sèche qui
l’empêchait d’articuler et cette exaspération de se sentir diminuée, elle sur qui d’ordinaire tout reposait.
Et puis, au fil des visites et des mois, cette force qui
l’animait l’avait désertée, et même sa fierté ne suffisait plus à
la tirer de sa torpeur. L’infection gagnait du terrain et gangrenait jour après jour son corps et son esprit.
Je la revois encore quelque temps avant la fin, le visage cireux comme un masque de mort, la tête en arrière, les yeux
qui passaient du blanc de l’absence au noir de la folie, un
tuyau dans le nez, et cette respiration rauque comme une
forge, un peu usée d’avoir trop soufflé. Je lui parlais sans savoir si elle m’entendait, comme on s’adresse à un bébé dans
le ventre de sa maman. Son visage n’était plus qu’un masque
opale strié d’ecchymoses bleues. Le manque de plaquettes
provoquait un hématome au moindre choc. J’avais du mal à
respirer. J’essayais de rester naturel, de lui parler de tout, du
traitement qu’on lui administrait, des enfants, de la pluie, de
son retour… Je la regardais, ses yeux me fixaient intensément
comme s’ils voulaient me parler.
« Tu parles avec tes yeux », lui disait papa à chaque visite.
159
Elle avait grandi
J’évoquais son petit-fils qui l’attendait et, tout à coup,
sourdait de son œil droit une larme qui débordait de sa paupière et venait glisser sur sa tempe.
– Tu m’entends alors ? disais-je en retenant mes sanglots.
Et je m’accrochais à cet espoir pour continuer à parler,
pour éviter que le silence ne me donne un avant-goût de la
mort.
Mon père venait souvent avec moi et la regardait comme
au premier jour. Cinquante ans de vie commune, cinquante
ans d’épreuves traversées de temps à autre par des fulgurances de bonheur. Il l’appelait « ma puce », il lui disait qu’elle
était belle, qu’elle était toute rose, qu’il l’aimait infiniment,
qu’il avait besoin d’elle. Il lui expliquait qu’il avait fait le ménage pour que tout soit propre dès le jour de son retour, qu’il
s’était occupé des papiers pour la Sécurité sociale, que tout
était en règle. Ah ! la règle, il avait passé tellement d’années à
son service qu’elle le traquait jusque dans sa retraite. Plus le
temps passait, et plus il tremblait de peur devant
d’hypothétiques sanctions d’une administration dictatoriale
qui étendrait ses tentacules sur sa pauvre vie pour en étouffer
toute protubérance suspecte.
Elle était déjà partie et revenue tant de fois, sa petite
femme, qu’il devait penser que ces allers-retours seraient
éternels. Mais je savais que cette fois, elle ne reviendrait pas
chausser ses pantoufles fourrées, parcourir l’appartement de
son pas léger de souris grise trotte-menu, repasser une millionième fois le chiffon à poussières sur le buffet breton, s’user
les yeux sur sa couture… L’ourlet resterait éternellement en
bâti, travail inachevé pour une vie inachevée. Mais qui peut se
dire, au seuil de sa mort, que sa vie est achevée ?
160
Elle avait grandi
Ma sœur était présente également, revenue de ses exils
lointains pour être près de celle qui tenait tant de place dans
sa vie. Elle faisait preuve d’une force exemplaire pour aider
notre mère à lutter. Elle lui parlait comme à un bébé, mais
elle lui parlait juste, usant de tous les subterfuges pour l’aider
à s’accrocher.
Certains jours, les pires pour moi, elle nous attendait, l’œil
noir, toutes ses maigres forces tendues dans un seul but :
nous dire qu’elle était morte, foutue, qu’il fallait la laisser partir. Je retrouvais celle qui nous terrorisait parfois quand, enfants, nous désobéissions… Son air dur, son sourcil froncé,
sa bouche vindicative. Elle nous faisait comprendre que tous
ceux qui la soignaient étaient méchants et lui en voulaient,
qu’elle en avait assez de se battre, que c’était tellement long…
C’était tout juste si nous n’avions pas l’impression d’être de
trop quand nous répétions inlassablement les mêmes mots
d’encouragement, comme une mélopée monotone qui
l’irritait à force de ne pas jouer l’air attendu. Et il fallait une
telle énergie pour l’aider à remonter la pente, pour lui mentir
inlassablement en lui disant qu’elle avait connu le pire et que
tout irait mieux, que nous ressortions abattus, vidés de toute
notre énergie.
L’hôpital l’avait envoyée en maison de repos et ne la reprenait périodiquement que pour les séances de chimio. Papa
l’avait rejointe là-bas, dans cette immense bâtisse au cœur
d’un parc démesuré, usé lui aussi par cette longue lutte. La
maison de repos portait bien son nom, tant la solitude et le
silence semblaient habiter les lieux. Cet univers se résumait
à des vieux sans jambes, aperçus au fond de leur lit par
161
Elle avait grandi
l’entrebâillement d’une porte ; et à des vieux sur pattes, le
regard ailleurs, qui parlaient à d’autres gens dans un autre
temps. Les infirmières la levaient de force, pour la mettre
dans son fauteuil afin d’éviter les escarres. Elle disparaissait
au fond, écrasée par le dossier, le corps cassé par la souffrance, à attendre qu’elles la recouchent enfin.
Toujours trop tard.
Papa, qui nous avait tant étonnés par sa solidité pendant ces longs mois, avait craqué. Inexorablement, les couches d’angoisse enfouies au plus profond de son subconscient étaient remontées à la surface. Il restait là, posé dans
le fauteuil à côté du lit, ne la regardant même plus, les traits
déformés par la peur. Ses yeux faisaient penser à ceux
d’une bête traquée, terrorisée par tout ce qui l’entourait. Il
répétait inlassablement les mêmes mots : qu’il nous demandait pardon, mais que jamais nous ne pourrions
l’excuser, qu’il avait envoyé les papiers pour la Sécurité sociale avec du retard et que c’était pour cela que tout était
foutu… Que l’Île-de-France n’était pas l’Île-de-France,
qu’il n’y avait plus qu’une seule chaîne de télévision, qu’on
y parlait russe ou arabe, et que tout n’était que simulacre. Il
commençait des phrases et s’arrêtait au beau milieu, cherchant en vain des suites au plus profond de sa nuit. Il
s’accrochait à l’accoudoir du fauteuil comme à une bouée,
le serrant convulsivement par moments, en poussant des
gémissements de chiot apeuré. Nous essayions de l’aider à
évacuer ses peurs et, au bout de quelques heures, entouré
qu’il était par toute la famille, elles refluaient peu à peu, et
une forme de paix silencieuse l’habitait pour un temps.
162
Elle avait grandi
Mais hélas, la thérapie restait éphémère, et dès que nous les
laissions à leur solitude, dans cette maison de repos mouroir, la terreur reprenait possession de son esprit.
Il n’appartenait plus vraiment au même monde que
nous, quand un beau jour, maman a jeté l’éponge. Elle est
morte de lassitude. Trop d’années à vivre avec la souffrance, trop de combats à gagner, trop d’efforts faits pour
les autres. Elle est morte de n’avoir plus la force de
s’accrocher à sa souffrance comme à une bouée, d’avoir
accepté enfin la morphine de plus en plus souvent pour
fuir la réalité. Elle est morte d’avoir oublié de se sentir indispensable aux siens. Elle est morte d’avoir tellement
souhaité se reposer loin des sentiers de la douleur, qu’elle
parcourait depuis si longtemps… Cette douleur avec laquelle elle avait vécu tant d’années, qui lui rongeait le corps
inlassablement – tel un chien s’acharnant sur son os –, qui
lui suçait la vie globule blanc par globule blanc, compagne
inséparable chevillée à son corps, greffée à son cerveau, qui
se repaissait de cette vie tellement volontaire qui refusait de
renoncer.
– T’es toute molle mémé, disait son petit-fils Lilian en lui prenant la peau juste en dessous du menton.
– Tu vas voir si je suis molle ! répondait-elle en simulant la colère, serrant son poing de toutes ses forces afin qu’il retrouve,
pour quelques secondes, la mémé d’avant.
Maman, où es-tu aujourd’hui ? Si je croyais au paradis, je serais sûr que tu y es… Mais je crois seulement que tu pourris sous
terre, comme tant d’autres depuis que la vie existe, et que seuls
nos souvenirs te confèrent une réalité et prolongent encore pour
quelques années ton existence, jusqu’au crépuscule de nos vies…
163
Elle avait grandi
AVEUX
Lui
J’aurais tellement voulu lui dire que je t’aimais. Mais c’était
impossible : cela aurait été une souffrance de plus, un pan de
certitudes qui se serait écroulé, un désespoir que la vie puisse
de temps en temps être simple qui l’aurait envahie. Le seul de
ses enfants qui vivait une vie normale, au regard des archétypes établis, irrémédiablement amoureux de la jeune femme
de son ami ! Celui dont on pouvait dire aux voisins, aux amis,
à la famille : « Mon fils est ceci, mon fils est cela, il est marié
avec une gentille petite femme, il a une belle situation, il vient
nous voir de temps en temps… » Pour les autres, elle s’était
condamnée à se taire au fil du temps. Ce n’était pas parce
qu’elle les aimait moins, bien au contraire, puisqu’ils avaient
encore plus besoin d’elle, mais parce qu’elle ne voulait pas des
regards compatissants des autres, de leur fausse sympathie, de
ces simagrées de solidarité qui ne servaient qu’à se rassurer de
n’être pas dans la même situation. Le malheur des autres
comme un exorcisme au sien, du genre :
– Vaut mieux que ce soit chez eux que chez nous, et vous
ne m’enlèverez pas de l’idée qu’ils y sont pour quelque chose,
les chiens ne font pas des chats !
164
Elle avait grandi
Toute la mesquinerie de l’humanité résumée en quelques
mots : se réjouir de la souffrance des autres pour mieux se
convaincre de son propre bonheur minable.
Les autres, « chez nous », c’était d’abord Michel, mon cadet, qui, après des années de galère, était parti on ne sait où. Il
avait tout pour réussir comme on dit, sauf l’envie, sauf la patience, sauf le courage de faire semblant d’être heureux en se
rendant au bureau jour après jour, inexorablement… Il avait
tenu deux ans dans une banque avant de jeter l’éponge. Pas
fait pour les compromis, les demi-mesures, les fauxsemblants. Avec au fond de lui l’idée que la vie devait être un
éternel étonnement et que, pour cela, il fallait en changer
constamment, quitte à faire souffrir les autres… Il abandonnait régulièrement ce qu’il construisait pendant les quelques
mois ou années où l’espoir d’une nouvelle vie à venir restait
suffisamment présent pour l’aider à patienter dans celle du
moment. De temps en temps, il nous donnait de ses nouvelles. Nous faisions semblant de croire à ses nouveaux projets,
ses nouveaux rêves, et nous partagions pendant quelques
heures ses enthousiasmes.
Au début, je m’entêtais à vouloir qu’il soit comme tout le
monde, qu’il se fixe, qu’il arrête de rêver, qu’il remette les
pieds sur terre. J’étais prêt à l’aider quelle que soit la nature du
projet, aussi farfelu soit-il, pourvu qu’il dure un peu plus que
le temps de l’évoquer quelques heures, les yeux brillants de
fièvre, à la lueur ambrée d’un verre de whisky. Et puis j’avais
appris. J’avais appris à accepter sa différence, à ne pas le
croire mais à ne pas lui tenir rigueur de ses mensonges, à
l’aimer tout simplement, sans exiger d’autre contrepartie que
165
Elle avait grandi
ce bonheur éphémère que je lisais dans ses yeux quand il
choisissait de recroiser ma route.
La plus belle mystification reste la fois où il est revenu
après un mois d’absence, sans avoir donné la moindre nouvelle, en nous disant qu’il s’était lancé dans l’import-export de
vins avec la Chine. Il nous a parlé de son comptoir de Shanghai, du créneau particulier des vins de pays qui avait été délaissé et qui créait une opportunité, de son partenariat avec
l’Espagne et l’Italie. Il était comme toujours convaincant, tant
son talent de conteur s’épanouissait dans ces légendes exotiques. Nous avons découvert, quelques semaines plus tard,
que les contacts s’étaient arrêtés au comptoir d’un bar de Paris, et qu’il s’était fait arnaquer des mille euros qu’il venait de
gagner au casino… Mais la plupart du temps, ses projets ne
survivaient même pas aux lueurs de l’aube. Il les enterrait au
petit matin, quand les lambeaux de nuit se déchiraient, laissant place à la lucidité aveuglante et glaciale du jour, qui
l’aspirait irrésistiblement dans la spirale d’un désespoir que les
cadavres de bouteilles ne suffisaient pas à noyer.
« Dans la famille Rebois, je voudrais la sœur ! ». Chez
nous c’était Fanny, la petite dernière, dont nous avions découvert sur le tard qu’elle était lesbienne. Elle avait pris soin
de préserver les parents, qui s’inquiétaient cependant de ne
pas la voir mariée. Infirmière pour Amnesty International, ses
fréquents déplacements dans des pays chaotiques lui permettaient de justifier l’impossibilité de se fixer. Elle semblait heureuse de cette indépendance et de cette distance, qui la laissaient libre de vivre sa vie à sa guise sans s’occuper des commérages d’un entourage toujours à l’affût de ragots pour
166
Elle avait grandi
tromper l’ennui. Je représentais donc, à mon corps défendant, l’orthodoxie. Vingt ans de bonheur sans nuages, l’image
d’un couple exemplaire, quatre enfants forcément merveilleux, une bonne situation ; tout pour en parler sans que les
questions puissent devenir embarrassantes.
On appelle ça la réussite. Réussite mon cul, réussite illusion, réussite mouroir, avec laquelle je vieillis et m’étiole à
mesure que mes projets s’échouent au port des illusions perdues. Tu as fait irruption dans ma vie et, de jour en jour, les
choses me semblent moins faciles. Chaque heure qui passe
sans toi, c’est du temps qui court pour rien.
Jouer la comédie devant les autres, danser sans trop coller
mon corps contre le tien alors que je n’en peux plus de désir… Faire glisser mes mains discrètement sur ta peau de
soie, l’air de rien, le regard ailleurs pour brouiller les pistes…
Te respirer à distance, mes yeux à facettes aux aguets, tel un
insecte craignant un prédateur… Résister à l’attraction de ta
bouche et t’entendre me dire :
– J’ai tellement envie de t’embrasser, je ne sais pas ce qui
me retient.
Moi, je sais.
Des années de bonne éducation, des années au cours
desquelles nous avons appris ce qui se fait et ce qui ne se fait
pas. Des années où nos comportements ont été modelés,
conditionnés pour éviter de précipiter le scandale.
J’imagine la scène.
Au début, ils n’y croiraient pas, quand nos lèvres commenceraient à se chercher impatiemment. Et puis, les secondes passeraient et un silence anormal envahirait la pièce.
167
Elle avait grandi
La musique continuerait sa sarabande, un peu déconcertée de
voir tous ces corps immobiles. Nous, nous aurions oublié où
nous serions. Il ne resterait que ce plaisir immense de nos
langues entremêlées, de ta salive qui coulerait dans ma bouche, de cette soif l’un de l’autre qui nous submergerait. Les
barrages enfin rompus, rien ne pourrait plus endiguer notre
désir trop longtemps contenu derrière les barricades du savoir-vivre.
L’entourage nous regarderait hébété, les uns horrifiés, les
autres excités et attentifs ou encore figés comme des statues
de sel. Le temps serait suspendu à nos bouches qui continueraient à se chercher, de plus en plus profondément, de plus
en plus indécemment, jusqu’à ce qu’aucun doute ne subsiste.
Jusqu’à ce que l’inéluctable éclate en public, et que la signification de ce baiser interminable franchisse les murailles du
silence et s’infiltre dans les cerveaux cadenassés sur leurs certitudes ancestrales.
Que feraient-ils ?
Elle, je crois qu’elle pleurerait. D’abord doucement, en se
disant qu’elle n’est pas encore sûre, en se laissant une chance
de s’arrêter en chemin et de faire marche arrière, comme un
magnétoscope qu’on rembobinerait pour retrouver le bon
film, celui que tout le monde aime parce qu’il finit bien. Progressivement, ses sanglots s’amplifieraient à mesure que les
secondes s’écouleraient, puis, le spectacle de sa propre douleur lui deviendrait insupportable et elle fuirait cette maison,
ce cauchemar, ces témoins d’une réalité qu’elle rejetterait de
tout son être. Elle errerait dans la nuit, terrassée de douleur, le
cœur à la dérive, repassant en accéléré le film de sa vie pour
168
Elle avait grandi
mieux sentir la souffrance, pour la rendre vivante, palpable, et
avoir une chance de l’étouffer… Elle se tasserait dans un coin
sombre, le corps désarticulé par le chagrin, et les heures passeraient au tamis de la nuit, jusqu’au petit matin qui viendrait
inexorablement lui rappeler le temps qui passe. Alors, elle
s’inquiéterait pour les enfants, et elle parcourait lentement
son errance à l’envers pour réaffronter le lendemain. Un lendemain qui, pendant un temps impossible à chiffrer, ressemblerait à la fin d’un rêve ou au début d’un long cauchemar.
Un lendemain à supporter la condescendance des autres, celle
des hypocrites qui, dès qu’elle leur tournerait le dos, se répandraient en commentaires fielleux :
– À l’entendre ça ne pouvait arriver qu’aux autres, elle se
croyait plus maligne, elle va voir maintenant ! Sa fierté elle va
pouvoir se la mettre où je pense ; remarque, ça compensera !
– T’es vraiment une belle salope de dire ça, c’est dur à vivre !
– T’en sais quelque chose toi, t’en as déjà largué deux. Ce
sont elles qui t’ont expliqué ce qu’elles ressentaient ?
– Je t’en prie, ne revenons pas là-dessus.
– Quand je pense que soi-disant, ils ne se disputaient jamais ! Je savais bien que c’était louche.
Les langues de vipère s’en donneraient à cœur joie pour
exorciser leurs propres peurs, et être, pour un temps, dans le
camp des rescapés, à l’abri sur la rive, à regarder les autres
lutter pour garder la tête hors de l’eau. Puis, les commentaires
s’estomperaient au fil des mois. Comme pour la grande consommation, seule la nouveauté fait recette ; il faut de nouveaux emballages, de nouveaux parfums pour l’actualité sen169
Elle avait grandi
timentale, et le dernier amant d’Isabelle prendrait bientôt le
pas sur le chagrin de Brigitte. Elle aussi sans doute reprendrait le dessus, c’est du moins ce que je veux croire. Plus facile à assumer que de l’imaginer au fond du trou pour toujours, voire morte, moins prétentieux également, on se croit
sans doute toujours plus important qu’on ne l’est réellement
pour les autres.
Yann essaierait pendant quelques secondes de résister en
plaisantant :
– Faut pas vous gêner tous les deux, faites comme si je
n’étais pas là !
Puis il blêmirait, les yeux rivés sur nous, un fer chauffé au
rouge au fond du cœur. Il chercherait nos regards pour nous
dire le poids de notre trahison, sa honte et sa colère, son humiliation et sa haine, la fin de tout. Est-ce qu’il quitterait la
pièce sans rien dire ? Est-ce qu’il nous arracherait l’un à
l’autre pour nier l’évidence ? Est-ce qu’il se ruerait sur moi
pour sentir ma chair sous ses poings et expulser sa douleur ?
Est-ce que, la respiration coupée, il s’écroulerait de chagrin ?
Je ne sais pas, je ne saurai jamais, je ne veux pas savoir.
J’ai peur de leur douleur, j’ai peur de leur chagrin, j’ai peur de
leur colère, j’ai peur de leur mépris. Devant eux, je garderai
toujours ma bouche à une distance décente de la tienne, je
sourirai même quand j’aurai tellement envie de hurler, je serai
civilisé, lâche, humain. Je te raccompagnerai dans ses bras, il
t’embrassera et la jalousie me labourera la poitrine comme
une herse géante, découpant mon cœur en milliers de petits
morceaux de souffrance vivaces et joueurs. Alors, je quitterai
quelques minutes la pièce pour ne pas que la souffrance se
170
Elle avait grandi
lise sur mon visage ; j’essaierai de respirer normalement,
d’évacuer, de relativiser, puis je reviendrai pour éviter que
mon absence paraisse anormalement longue. Avec cette
sorte de prescience qui habite les femmes, Brigitte surprendra
mon regard de bête traquée, je lui dirai : « J’ai la migraine,
c’est le champagne… Il ne faudrait pas tarder à rentrer. »
Mais je ferai traîner jusqu’à votre propre départ, incapable de
décider de partir avant toi, et je mesurerai le vide de ton absence au sentiment d’insignifiance qui m’envahira devant les
propos des autres. Comme d’habitude, Brigitte ne dira rien,
elle sera compréhensive, attentive, discrète, et elle calculera
ses attitudes pour préserver un équilibre fragile. Elle essaiera
une fois de plus d’être un peu plus parfaite, pour ne pas me
donner de prétexte, pour préserver cette vie confortable qui
oscille dangereusement entre les prolongations et le but en
or.
Mon bébé, je ne veux pas détruire les autres pour nous,
j’ai peur qu’un amour construit sur leur malheur n’ait pas de
fondations assez solides pour durer. J’ai peur que cette solitude à deux, qui serait la nôtre, nous pèse et alimente des rancœurs et des regrets. Pas très glorieux, j’en ai conscience, et
encore moins original…
171
Elle avait grandi
QUAND L’AUTRE VIE ME RATTRAPE
Lui
Qu’est-ce qui t’a pris ce lundi matin de me raconter ? De
m’annoncer ça brutalement, au cours de ces retrouvailles téléphoniques où nous devisions du week-end et faisions état
de notre humeur à la maison ? Je n’ai rien vu venir. Il faut
dire que tu t’es approchée de moi sans le moindre bruit de
fond qui m’aurait mis la puce à l’oreille. J’ai reçu tes mots
comme un crochet au foie. Terrible crochet, de ceux qui vous
laissent le souffle coupé, la bouche tout à coup asséchée, à
happer l’air comme un poisson hors de son bocal tout en
étant incapable de parler, incapable de penser, le cerveau en
apnée… Quelques secondes d’éternité, et ta voix si loin làbas, qui cherchait désespérément à jeter une passerelle entre
les deux bouts de la ligne. Des années-lumière de souffrance
que tu venais de mettre entre nous, à ma demande, car dans
ce silence effrayant, j’entendais au loin l’écho de ta voix me
rappelant que j’avais exigé de savoir, et que tu ne faisais que
tenir tes engagements.
Pas comme ça mon amour, je t’en supplie, pas comme
ça ; protège-moi un peu s’il te plaît.
172
Elle avait grandi
Mais les dés étaient jetés, tu as craché ces mots dans mon
oreille, et plus rien d’autre n’existe que la souffrance. Pour
aller jusqu’au bout de la douleur, pour que les images émergent du bac révélateur, j’ai demandé des détails… et je les ai
obtenus. Il t’avait demandé d’essayer de nouveaux dessous
érotiques de marque, qu’il s’était procurés grâce à une combine. Trente euros l’ensemble string et soutif, ça faisait pas
cher la passe, du genre rapport qualité-prix imbattable, de
quoi dégoûter à vie les professionnelles de l’amour. Alors tu
t’étais sentie vulnérable dans cette tenue, devant ses yeux admiratifs qui te dévoraient, et tu l’avais laissé faire…
À force de zapper dans ma tête pour ne pas rester plus de
quelques secondes sur des images de film insupportables,
j’avais fini par oublier les détails des scènes. Celle où ta main
félonne enserre son sexe dressé, celle où un autre que moi
entre en toi et te pénètre, celle où ton souffle se fait rauque,
où tes yeux se noient quelques secondes et où je n’y suis pour
rien. T’imaginer jouir avec un autre, t’entendre dire que c’est
bon, que tu le sens bien, que tu en as tellement envie… Mon
amour, comment peut-on avoir si mal, est-ce le cancer du
cœur qui fait souffrir comme ça ? Pourquoi n’as-tu pas ignoré, une fois de plus, cette invitation au plaisir ? Inlassablement, la question me taraude le cœur. Pourquoi ce soir-là,
alors qu’il y a eu tant et tant d’occasions où ce cauchemar aurait pu se produire et où tu m’as laissé croire qu’il n’avait plus
de réalité ? Je suis là, comme un con avec mes rêves en rose,
mes rêves de midinette, mes rêves de papier qui se froissent
et se déchirent jusqu’à n’être plus qu’une bouillie informe où
tout se mélange : l’amour, le cul, le désir, la souffrance, le plai173
Elle avait grandi
sir. Qui ? Moi, lui, comment, où, pourquoi… Et le doute
pour finir, qui, tel un rongeur patient, grignote petit à petit la
confiance qui squatte dans ma tête, en attendant patiemment
l’été avant d’être expulsée.
Je ne crois pas que les choses arrivent par hasard. Toi, tu
ne veux jamais comprendre pourquoi tu fais ceci ou cela,
comme si rien ne dépendait de ta volonté, ou plutôt, comme
si tu avais peur de connaître à chaque fois les raisons de tes
actes. Mais peut-être que cet aveu seul relève de l’exception,
et que la règle reflète la routine de vos ébats…
Était-ce bon ? As-tu joui autant qu’avec moi, plus qu’avec
moi ? Étais-tu déjà trempée de désir, comme sous mes caresses, quand il t’a prise ? Ces questions stupides de mari jaloux
se bousculent aux portes de mes lèvres, mais je n’ose pas les
poser et elles s’échouent lamentablement sur la grève des renoncements. Il me semble que je pourrais tuer de mes mains
tous les hommes qui ont pris ou qui prendront ma place au
cœur de ton corps, au plus profond de ta nuit, même si, avant
de mourir, ils me suppliaient en me disant qu’ils étaient là
avant moi et que c'était moi l’intrus.
Tu ne peux pas savoir la douleur, car tu as la force et
l’intelligence de ne pas la laisser t’envahir quand tu
m’imagines dans les mêmes circonstances. Tu es parfaitement en droit de me dire qu’il en va de même pour moi, que
tu cèdes sans doute moins souvent, et qu’en plus, il me faut la
désirer alors que toi, tu peux te contenter de subir. Mais tu ne
dis rien… Les femmes sont moins stupides que les hommes,
et ne placent pas forcément leur jalousie dans leur culotte. J’ai
beau me raisonner, entre le comprendre, l’accepter et le vivre
dans ses tripes, il y a un monde… et j’en crève quand même.
174
Elle avait grandi
Elle
Pourquoi m’y suis-je si mal prise mon amour ? Je suis
nulle, je t’ai tellement fait souffrir que j’entendais, au-delà de
ce silence interminable qui planait tel un vautour sur les kilomètres de ligne, un hurlement terrifiant de bête prise au
piège, comme si les crocs aiguisés d’un piège à loups s’étaient
plantés dans ton cœur.
Depuis samedi soir, je me demandais comment faire,
comment te dire. Tout un dimanche avec ça sur le cœur,
comme une mer entière à dégueuler. Vomir ma faiblesse,
vomir ma lassitude, vomir cette vie qui ne m’appartient
plus…
Et puis quoi, qu’est-ce que j’y peux, qu’est-ce que ça peut
bien faire ? Je suis sa femme, non ! Est-ce que tu penses un
peu à lui ? Non, bien sûr, je ne peux pas te demander ça. Mais
c’est moi qui vis avec sa détresse de me voir m’éloigner tous
les jours un peu plus et de ne pas comprendre pourquoi celle
qu’il a connue n’est plus la même… C’est moi qui vis avec
cette trahison que je n’accepte que par amour pour toi, alors
qu’elle est tellement contraire à tous les schémas de vie que
l’on m’a inculqués. Alors, je donne des miettes de moi de
temps en temps, un petit morceau de mon corps à défaut
d’un bout de mon cœur, que tu as confisqué. Quelques centimètres carrés de peau aseptisée, anesthésiée, qui ne sort de
sa cure de sommeil que sous tes doigts et tes lèvres. Un corps
tellement endormi que même toi, tu n’as pas toujours assez
de temps pour le réveiller.
Mon amour, mon amant, combien de mots encore et
toujours répétés seront nécessaires pour que tu sois enfin
175
Elle avait grandi
sûr ? Moi qui ne suis guère démonstrative et qui, pour toi, ai
délivré des tombereaux de je t’aime, jusqu’à t’ensevelir et
t’empêcher de respirer…
Sais-tu le dégoût de lui qui me saisit quand il me touche ?
Sais-tu la forteresse de ma bouche quand il m’embrasse ?
Sais-tu les remparts que je dresse héroïquement avant
d’abaisser enfin le pont-levis pour quelques secondes afin
d’éviter qu’il ne se noie, empêcher la culpabilité de m’envahir
et de m’étouffer et mettre fin à un siège interminable ?
Je savais que j’allais te faire souffrir, mais je ne savais pas
comment l’éviter. J’ai arraché le pansement sans précaution,
un peu comme un élastoplaste collé sur un cœur non rasé. Tu
m’as demandé des détails et je n’ai pas su quoi te répondre.
Quoi que je dise, j’ai tort, quoi que je fasse, j’attise au lieu
d’apaiser. J’aurais dû te préparer, à l’image de l’annonce de la
mort d’un proche, mais je ne sais pas tricher, je ne sais même
pas jouer… Il faut juste que je me défausse de ce trop-plein
de cartes qui ne tiennent plus dans ma main.
176
Elle avait grandi
IDEES NOIRES
Lui
Est-on conduit au suicide pour ne pas avoir à choisir,
pour ne pas prendre une option de vie et en assumer les conséquences ? Est-ce une fuite ? Relève-t-elle du courage ou de
la lâcheté ? Qui peut le dire, et peut-on généraliser ?
J’en suis là de mes méditations matinales, le nez collé au
Velux, essayant d’apercevoir le ciel à travers le rideau de pluie
qui tambourine bruyamment sur la vitre. Il faut forcément du
courage pour renoncer à la vie, non pas parce qu’elle est formidable – ceux qui pensent ça ne sont pas des candidats potentiels aux adieux prématurés –, mais parce qu’il faut renoncer à la conscience des choses, renoncer à exister en tant
qu’individu particulier, accepter la communauté du néant. Il
faut forcément être, sinon lâche, du moins faible ou épuisé,
ou encore se cogner contre les parois de verre d’un dilemme
inextinguible pour tirer sa révérence et laisser les autres avec
leur douleur. Quel paradoxe d’accepter de faire souffrir de sa
mort et de lutter de toutes ses forces pour ne pas faire souffrir de son vivant… Il s’agit toujours et encore de la conscience des choses, de la propre appréciation que l’on a de soi177
Elle avait grandi
même. Ce n’est en aucun cas le jugement de Dieu qui nous
effraie, mais notre propre jugement sur ce que nous sommes.
Ceux qui choisissent de faire souffrir les autres, assassins, violeurs, tortionnaires de tout poil, ont abandonné tout regard
critique sur eux-mêmes et se laissent conduire par leurs instincts, sans jamais les confronter à un quelconque système de
valeurs. Seuls face à eux-mêmes, ils ont raison contre tous et
s’enferment dans leur bulle, hermétiques aux réactions des
autres, immunisés à jamais contre le remords.
Ces jours-ci, la mort me poursuit. Nous sommes allés récemment à l’enterrement d’un voisin, décédé soudainement
dans un banal accident de voiture. La mort la plus douloureuse reste la mort inopinée, celle qui vous prend par surprise
au détour du chemin et bouleverse le fragile édifice d’une vie,
érigé patiemment année après année. L’assemblée suintait le
chagrin et la peur. Chacun était triste pour ce brave homme,
pour sa famille et puis, par anticipation, pour lui-même…
Comme si cet entraînement exorcisait l’inquiétude de vivre la
même chose et protégeait en quelque sorte d’un après dont la
seule inconnue reste la date. Peur du Tout-Puissant, non pas du
Dieu infiniment bon présenté dans les manuels de catéchisme, mais d’un Dieu vengeur, capable de dire :
– Ah, tu es resté indifférent à la mort de ton voisin ! Eh
bien pour te punir, je vais t’arracher une vie qui t’est chère.
Alors, par précaution, nous compatissons sur tout : les
morts proches et lointaines, les catastrophes aériennes, les
tremblements de terre, les tempêtes, les famines, les génocides, les tsunamis. Nous avons, pour la plupart d’entre nous,
178
Elle avait grandi
découvert ce mot peu familier à l’occasion de la dernière
grande catastrophe naturelle en date, qui a conduit à un élan
de solidarité jamais observé. Finalement la générosité, c’est un
peu comme le loto, ça coûte peu et ça peut rapporter gros !
Reste l’éternelle question, à qui ? La corruption gangrène
même les Organisations Non Gouvernementales, et les intermédiaires se sucrent souvent au passage. En tout cas,
comme il est aisé de s’en convaincre pour s’abstenir de donner, sans que notre conscience nous tiraille à la couture du
portefeuille !
Quelquefois, devant telle ou telle image prétendue insoutenable, mais que nous soutenons en nous resservant un
verre, nous éprouvons de la honte durant quelques secondes
et nous dissertons sur l’incroyable égoïsme de nos sociétés
industrielles. Dans le même temps, nous stigmatisons
l’opulence des pays riches et le dénuement total des pays
pauvres. Quand nous voulons qu’ils croient à un avenir possible – ou quand ils commencent à rapporter –, nous les baptisons « pays émergeants », tout en nous efforçant de leur
maintenir la tête sous l’eau suffisamment longtemps pour
qu’ils ne sachent jamais nager sans nous. Nous n’allons cependant pas jusqu’à les noyer, tant que nous avons encore
besoin d’eux…
Après ces quelques minutes d’indignation policée, nous
entamons le plateau de fromages, la misère des restaurateurs
français en ces temps de vaches maigres ayant déjà remplacé
la famine au Niger. Pas d’inquiétude superflue, notre indignation collective ne dépasse pas la minute de prise de conscience et ne débouche sur aucun acte concret… Trop diffi179
Elle avait grandi
cile, trop impliquant, cela nous demanderait trop d’énergie
alors qu’il nous en faut déjà tellement pour nous coltiner avec
nos vies de nantis !
J’ai suivi le cortège jusqu’à l’église, je ne suis pas croyant
mais je trouve que les églises se prêtent bien au deuil. Je
n’imagine pas honorer un mort en dehors d’un lieu sacré où
le recueillement semble aller de soi. Les églises sont plus faites pour les morts que pour les vivants, ceux-ci les fréquentent uniquement pour se rassurer et se mettre en paix avec
tout ce qui pourrait exister dans cet après dont personne n’est
jamais revenu pour dire quelle tête il a. L’ombre de la grande
faucheuse plane sur leurs prières. La religion n’est rien sans la
trouille ; celle de pourrir sous terre, habités par des vers parcourant inlassablement les couloirs de nos narines, jusqu’à la
fin des temps… Je comprends l’engouement pour le crématoire. Il vaut mieux s’imaginer volutes noires s’envolant vers
un ciel d’azur, ballottées par les courants chauds que cadavre
vert nourrissant des armées de rampants… Sans compter que
les revenants s’incarnent toujours dans un corps – plus ou
moins bien conservé – et que jusqu’ici, on n’a jamais vu de
cendres danser une sarabande infernale dans des maisons
hantées !
Mais notre propre mort n’est rien à côté de celle de nos
proches… Pour tester ma résistance à la souffrance, je me
complais souvent à imaginer la mort d’un de mes enfants.
Mais la réalité me rattrape quand le rêve vient me hanter, toujours le même, à quelques variantes près…
La lune plisse ses paupières ourlées de tendresse sur
l’enfant. Il sourit dans son sommeil. Blotti sous son édredon
180
Elle avait grandi
de nuages, on ne voit émerger que ses cheveux bouclés dont
les reflets s’éteignent doucement sous le regard déclinant de
la lune. Puis, le rêve disparaît et les souvenirs avec, immense
trou noir, puits sans fond aux confins de la troisième dimension… Mon sommeil est si compact que rien ne semble
pouvoir le pénétrer. Seul l’enfant réussit à y creuser une brèche, tel un foret de tungstène venant perforer mon crâne,
créant une fissure dans laquelle il s’engouffre et qui s’élargit
jusqu’à rejeter le sommeil aux franges de ma conscience. Il
emplit ma tête et ses éclats de rire s’égrènent à l’infini, se répercutant en écho sur les parois d’une gigantesque montagne.
Il marche, les pieds nus sur la dalle de marbre, et son pas résonne tel un écho au cœur d’une nuit d’été. Il est la vie, il est
l’amour, la joie et la lumière… Tout à coup, la montagne
s’affaisse et l’ombre recouvre progressivement l’enfant. Je le
cherche désespérément au fond de mon rêve, mais la lumière
disparaît irrésistiblement, happée par la nuit.
Mon sommeil se prolonge encore quelques instants,
froid, gris, métallique.
J’ouvre bientôt les yeux. La lumière crue me brûle la rétine et je suis contraint de les refermer aussitôt. Durant quelques secondes, je flotte à la lisière du rêve et de la réalité, puis
je la franchis et la douleur me coupe le souffle. Je supplie
éperdument pour qu’elle me terrasse à jamais, pour que je ne
puisse plus me souvenir, pour que la souffrance disparaisse.
Mais elle prend un malin plaisir à tester le seuil de
l’intolérable, en prenant garde à ne pas perdre son patient.
Les images du rêve se mêlent à la réalité. L’enfant, mon enfant, court sur le sable doré, bras tendus vers moi. Au mo181
Elle avait grandi
ment où je suis sur le point d’accueillir ce petit corps souple,
chaud, doux comme un gant de soie, il disparaît ; et une main
de glace et de feu enserre mon cœur jusqu’à ce que j’étouffe.
C’est comme si je franchissais des goulets de douleur jusquelà inviolés, sans jamais en atteindre le sommet… Et la question qui me hante revient sans cesse, lancinante, comme une
bouée à laquelle je tente vainement de m’accrocher pour ne
pas sombrer dans la folie :
« Pourquoi lui ? »
J’implore les dieux auxquels je n’ai jamais accordé la
moindre importance pour qu’ils justifient l’injustifiable, pour
qu’ils remontent le temps et déroulent un autre scénario,
pour qu’ils sacrifient quelqu’un d’autre… Et ces quelques secondes, où tout semble encore possible, sont autant de bouffées d’oxygène que j’arrache à la vie avant de l’abandonner.
Le sommeil s’empare à nouveau de moi et, pendant des heures, je parcours une immense route goudronnée sortie du
néant, sans arbres, sans ciel, sans horizon, comme si une caméra avait filmé un même plan unique et monotone dans un
mauvais film d’auteur. Soudain, la route s’arrête net au bord
d’un gouffre sans fond. Mes yeux scrutent le vide, et
j’entends distinctement l’appel au secours, si loin et si proche
à la fois… Je plonge sans hésitation, et la chute vertigineuse
dure une éternité pendant laquelle plus rien n’existe que
l’absence de repères, la négation de tout espace et de tout
temps. Je me réveille en hurlant, trempé de sueur, les mains
accrochées aux barreaux de mon lit pour ne pas toucher le
fond du gouffre. Les images que je découvre ne me disent
rien pendant encore quelques secondes, le temps que ma
182
Elle avait grandi
mémoire ouvre les vannes du passé et se répande comme un
torrent dans ma tête. Alors, je me mets à gémir, je me recroqueville sur ma couche en position fœtale et je décide de survivre indéfiniment comme cela, juste avec ma souffrance et
mon enfant à jamais avec moi.
Reste à vivre le vrai réveil, mélange d’indicible soulagement et de restes de douleur accrochés de toutes leurs griffes
à mon cœur, qui me suggèrent qu’entre le rêve et la réalité, il
n’y a qu’un pas.
Quoi de positif ? Je m’entraîne au malheur, au cas où…
Toujours prêt, comme les scouts !
183
Elle avait grandi
UNE NUIT SUR MON EPAULE
Lui
Enfin, c’est arrivé, nous allons avoir droit à notre première nuit ensemble. Tu as réussi à t’échapper quelques jours
loin du quotidien. Une semaine rien que pour toi, seule pour
te ressourcer… Enfin, officiellement seule, car je viens te retrouver pendant deux jours sur les remparts de Saint-Malo,
où tu prends le vent en regardant si ma voile crèvera bientôt
l’horizon.
Tu es venu me chercher à la gare, comme les amoureux le
font. D’autorité, tu saisis un des sacs qui m’encombre, et
nous nous dirigeons vers ta voiture. J’ai l’impression de rajeunir, de refaire le chemin en arrière vers l’adolescence, où
les autres prenaient en charge notre vie. Tes yeux sont ma
canne blanche et me guident avec assurance. Tu sembles irradier de bonheur après cette longue attente, que j’imagine
sereine et interminable à la fois. J’ai encore quelques difficultés à évacuer le stress du boulot, d’autant que je suis censé
être au travail pour cette première journée et que mon portable doit rester allumé en permanence. Il me faudra sans doute
plusieurs heures pour me débarrasser de cette tension et profiter pleinement de l’instant.
184
Elle avait grandi
– Ça va ?
Inlassablement, à intervalles réguliers, tu me reposes cette
question.
– Oui, ma chérie, ça va très bien.
Il faut croire que je ne suis pas totalement convaincant
pour que tu insistes ainsi. Je perçois de tout mon être ton besoin d’être rassurée qui te conduit à ces redondances incantatoires, destinées à te protéger de l’angoisse que ces moments
tellement désirés ne soient pas à la hauteur de nos espoirs.
À la cinquième fois, je m’impatiente.
– Mais arrête de me demander si ça va, bien sûr que ça
va !
Mon irritation vient autant de la répétition de ta question
que de mon incapacité à te rassurer, à te convaincre que je
suis bien avec toi et que mes pensées ne vagabondent pas
entre Saint-Malo et Paris, l’amour et le travail, ici et ailleurs…
Nous vivons en sens inverse des situations déjà explorées
maintes fois, mais, exceptionnellement, c’est toi qui te sens
totalement libre et moi qui ne suis qu’incomplètement avec
toi. Excellente occasion qui m’est donnée d’apprécier la différence et de mieux comprendre certains atermoiements que
j’ai pu te reprocher en d’autres temps. Nous marchons autour
des remparts, bras dessus bras dessous, laissant progressivement la tension s’évacuer dans les paquets d’embruns salés
qui balayent nos visages. Nous entrons progressivement dans
notre rendez-vous d’un autre monde.
Le vent et le soleil ont hâlé tes épaules, tes yeux pétillent
d’amour et de lumière, nous nous sentons de mieux en mieux
à mesure que les minutes défilent. Évidemment, tu proposes
185
Elle avait grandi
de mettre les pieds dans l’eau. Tu enlèves tes chaussures à
talons, peu compatibles avec le sable, et tu m’entraînes en me
tirant par la main. Je te lâche aux abords des vagues qui lèchent déjà tes pieds. Ma tenue de cadre en voyage d’affaires
n’est guère compatible avec l’eau de mer ! Toi, tu as relevé ta
jupe et je redécouvre tes longues jambes, en même temps que
le désir de toi ressurgit brutalement. Comme si tu ressentais
instinctivement cette soif de toi qui monte, après un bref regard circulaire pour t’assurer que nous sommes seuls au
monde, tu remontes en un éclair ta jupe jusqu’à la taille et
j’entraperçois fugitivement ton intimité blonde, vierge de
toute protection.
– Coquine, tu n’as pas mis de culotte !
– Je n’ai pas eu le temps ! Et puis, je savais que ça te plairait comme ça.
Comme pour t’en assurer, tu t’approches de moi pour caresser la bosse qui déforme maintenant mon pantalon.
– J’avais raison, dis-tu en souriant, ça te fait toujours de
l’effet.
Nous regagnons le bord de la plage et je me mets à tes
pieds pour les essuyer soigneusement avec mon mouchoir,
afin que tu puisses te rechausser. Geste d’amoureux, geste
d’amant, geste de voyeur également car j’en profite pour couler un regard concupiscent à l’échancrure de ta jupe…
Il n’est que dix heures, et je me laisse convaincre d’aller
prendre un café en terrasse malgré le désir qui me tenaille.
Nous sommes en mai, et le temps est doux et ensoleillé. Une
jeune fille enjouée, au teint hâlé, nous sert un café accompagné d’un délicieux petit chocolat.
186
Elle avait grandi
– Fais attention à ta ligne, me dis-tu en souriant.
L’indulgence du ton dément le propos.
– Pourquoi, tu n’aimes plus mes bourrelets ?
– Si, mais déjà que je suis avec un vieux, si en plus c’est
un vieux gros, mon image de marque va en prendre un coup !
– Je croyais que je faisais jeune ?
– Tu es parfait, me réponds-tu en plantant tes yeux dans
les miens, et je suis folle de toi.
La force et l’aplomb de ton propos me laissent sans voix,
abasourdi qu’une jeune et jolie femme comme toi puisse penser ça de moi. Une sorte de frénésie nous pousse à abandonner précipitamment la terrasse. Nous prenons ta voiture, et tu
me conduis vers l’appartement que les parents d’une de tes
copines de fac t’ont prêté pour la semaine. C’est une résidence d’été, petite mais bien équipée. La terrasse donne sur
un plan d’eau et des odeurs de terre montent jusqu’au premier étage. À peine la porte claquée, je soulève ta jupe et
plonge mes doigts dans la moiteur enivrante de ton sexe.
– Tu es déjà toute mouillée ma chérie…
– Oui, tu me fais de l’effet, si tu savais comme tu
m’excites !
Je sais.
La réciproque m’en donne une idée précise.
Je me dévêts en un rien de temps et plante mon sexe en
toi sans plus attendre. Je coulisse pendant quelques secondes
dans ce fourreau à nul autre pareil, ma bouche essoufflée sur
la tienne, contemplant tes yeux noyés qui s’accrochent à mon
regard.
– Tu m’excites chéri, tu m’excites…
187
Elle avait grandi
– Toi aussi mon amour, je vais jouir trop vite, c’est trop
bon !
– Jouis mon cœur, jouis, j’aime quand tu viens vite.
J’éjacule en toi en hurlant de bonheur, la tête dans ton
cou à la recherche de ton parfum aphrodisiaque.
– Mon chéri, mon chéri…
Tu me caresses doucement les cheveux pour m’apaiser,
toujours étonnée d’être à l’origine d’une telle jouissance. Mon
corps tremble et frissonne sous tes caresses, encore électrisé
par cet amour violent qui nous laisse à chaque fois secoués et
vidés de toute énergie. Après une petite toilette rapide, nous
revenons nous blottir l’un contre l’autre, pour tranquillement
nous savourer…
Elle
Je t’ai attendu, je t’ai tellement attendu. Je t’attends depuis
toujours, mais cette fois-ci, j’ai enfin pu savourer cette attente.
Sans arrière-pensée, sans faire semblant, sans les autres autour, sans les rappels à l’ordre de l’autre vie, la vraie, celle
dont je ne veux plus. Quelques jours pour l’oublier et me dire
qu’autre chose est possible, que je ne finirai pas comme Meryl Streep dans Sur la route de Madison, ce film qui m’a tellement bouleversée tant il illustre avec une finesse et une sensibilité extrêmes l’amour, l'importance du temps qui passe, la
séduction, le coup de foudre, les choix de vie que nous avons
à faire…
C’est la mienne qui se déroule devant mes yeux, et tu es
mon photographe amoureux, aussi prisonnier que moi… Et
188
Elle avait grandi
je pleure devant cette impossibilité d’imaginer un avenir ensemble, qui paraît nous conduire inéluctablement vers la résignation. Aujourd’hui, je suis loin de lui. J’ai eu quelques jours
pour évacuer toutes les tensions, et je suis exceptionnellement sereine. J’essaie de t’imaginer à la descente du train,
scannant la foule de tes yeux laser jusqu’à me verrouiller dans
ton regard et ne plus me lâcher, tel un agent secret en mission
de repérage. Quel costume porteras-tu ? Quel sac de voyage
auras-tu emporté ? Serai-je une Mata Hari à la hauteur ?
Il me restera de ce week-end ton bonheur d’être avec
moi, la surprise toujours renouvelée de pouvoir te rendre
heureux, la force de ton amour, mais aussi ta difficulté à être
totalement serein compte tenu des circonstances… Peux-tu
être à moi vraiment ? Question naïve, la réponse est évidemment négative, tu appartiens à tant de gens. La quitterastu un jour ? Je ne le pense pas, il faudrait pour cela que tu acceptes de devenir quelqu’un d’autre, que tu renonces à cette
fameuse image de toi qui t’obsède jusqu’à te faire perdre le
jugement. Toujours vouloir être plus ceci, plus cela, ne jamais
te satisfaire de tes réussites mais les banaliser à peine atteintes
et imaginer de nouveaux challenges, bien plus ambitieux à
ton avis mais qui, une fois relevés, rentreront dans le rang
pour venir grossir les bataillons d’hommes de troupe ayant
rêvé de diriger des armées…
À qui veux-tu encore et toujours prouver quelque chose ?
À cette société anonyme dont les valeurs te donnent la nausée ? À cette société de consommation qui vend de la fumée
en flacon, en écrin, en poudre et passe son temps à façonner
189
Elle avait grandi
les emballages du vide qu’elle promeut ? À quel moment
cette lucidité, avec laquelle tu dissèques le monde, irriguera-telle ton propre regard sur toi ?
Mais je sais que tu n’ignores rien de tout ça et que cette
recherche d’absolu, qui t’obsède, s’attache à toi comme une
protubérance maligne qui repousse après chaque ablation.
Pour moi tu es déjà tout, pour elle aussi depuis longtemps ;
pourquoi veux-tu être encore autre chose si nous sommes ta
solution ? Je réalise à travers ces deux jours pleinement partagés que tu n’es sans doute que de passage dans ma vie, ou
plutôt que mon impuissance sera la même que celle des autres à te faire abandonner ta quête. Et même quand j’arrive à
me persuader que je pourrais être celle qui t’apportera tout ce
que tu continues de chercher, j’ai tellement peur d’affronter
l’image de moi que me renverraient les autres si je t’enlevais à
eux, que je préfère me préparer au renoncement. J’en viens
du coup à douter de notre amour, pourtant tellement évident… Serons-nous suffisamment attentifs pour voir arriver,
à pas feutrés, cette part de faux-semblants qui s’attachera à
ronger méticuleusement ce qui semblait, hier encore, inoxydable ? Pourrai-je vivre avec ce doute ? Prendrai-je les devants pour éviter l’irréparable…
190
Elle avait grandi
DETRESSE
Lui
Je suis, une fois de plus, parti pour des vacances loin de
toi. Tu n’allais pas bien avant mon départ, tu parlais même de
ne pas partir avec lui cet été et de le quitter. Cette intention
m’effraie. Je t’ai fait promettre avant de m’éloigner de surseoir à cette décision et d’attendre mon retour pour que nous
en parlions.
Je suis en Irlande, en pleine nature, essayant de retrouver
l’ambiance que Michel Déon avait si bien rendue dans Un
Taxi mauve, ce livre qui avait bercé ma jeunesse. Mon téléphone ne fonctionne pas à l’étranger, et le fil de nos destins
est provisoirement rompu.
Mauvaise surprise à mon retour : je ne trouve aucun message sur mon répondeur. J’essaie de te joindre en vain, mais
seule ta boîte vocale répond inexorablement : « … ici c’est
bien Nadège la fugueuse… »
La semaine se traîne comme une garce, jusqu’à étirer le
temps pour qu’il compte double. Enfin, jeudi, un appel sur
mon portable :
– C’est moi.
191
Elle avait grandi
Silence.
– Comment vas-tu ?
– Mal.
– Il sait qu’il y a quelqu’un ?
– Oui, je lui ai dit.
– Tu n’as pas dit que c’était moi ?
– Bien sûr que non, je ne suis pas folle.
– C’est normal qu’il s’accroche… Et toi, tu es décidée ?
– Je ne sais pas, je ne suis pas bien du tout.
– Je comprends mon cœur, on peut se voir ?
Les secondes s’écoulent, interminables.
– Écoute, je vais mal.
Tu raccroches sur des tonnes de non-dits, j’ai l’impression
de passer à côté de quelque chose d’essentiel. Le week-end
passe comme un cauchemar. Lundi arrive. J’essaie en vain de
te joindre, où es-tu ? J’ai laissé trois messages sur ton portable, pas de signe de vie. Je sors vers midi. J’appelle dans la
boîte où tu fais ton stage.
– C’est moi ! Pourquoi tu ne m’as pas rappelé ?
– Je ne veux pas te parler.
– Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?
Silence interminable.
– Qu’est-ce qu’il y a, dis-moi ?
Je crie, je suffoque, j’ai peur. À force de te dire de parler,
tu te décides enfin :
– J’ai fait une énorme connerie.
– Quoi, dis-moi ! hurle ma voix brisée par l’angoisse.
– Non, je ne peux pas te le dire.
– Mais qu’est-ce que c’est !
192
Elle avait grandi
Toujours ce silence, épais comme les murs d’une citadelle. Je te devine à l’autre bout de la ligne, mal à en mourir.
– Alors, c’est quoi ?
– Je ne peux pas te le dire, je ne veux pas te le dire, jamais !
– Mais qu’est-ce qu’il y a, je vais devenir fou, dis !
– Je suis partie.
Je respire enfin une gorgée d’air, provisoirement soulagé.
– Eh bien ce n’est pas si grave, il fallait bien te décider un
jour… Ça te met dans un tel état, où es-tu ?
– Non, je ne peux pas.
– Tu ne peux pas quoi ?
L’angoisse me reprend jusqu’à m’assécher totalement la
bouche, j’ai tellement peur.
– Mais qu’est-ce qu’il y a, tu vas parler !
Et les mots tant redoutés dégueulent dans mon oreille
comme une gerbe de tuberculeux.
– Je suis avec quelqu’un.
Ma terre s’arrête de tourner, l’obscurité tombe sur mon
monde, mon cœur s’enraye, ma raison fout le camp par ondes successives.
Je lutte encore un peu pour me laisser un semblant de répit.
– Qu’est-ce que tu racontes ?
– J’ai rencontré quelqu’un.
Je hurle :
– Quand, qui ?
– Personne, ça n’a pas d’importance.
– Mais quand ? Mais… et nous ? Mais tu n’as pas pu faire
ça, ce n’est pas possible !
193
Elle avait grandi
Tu sanglotes.
– Je ne peux pas en parler.
Pendu à mon portable, je hurle, entouré d’une foule anonyme qui me dévisage avec réprobation.
– Mais comment as-tu pu faire ça, comment est-ce possible ? Comment as-tu pu me mentir comme ça ?
Tes sanglots redoublent.
– Je ne t’ai pas menti.
– Tu te fous de moi en plus ! Mon Dieu, ce n’est pas possible, pas nous, pas comme ça… Tu es la pire des salopes !
Mais dis quelque chose !
– Laisse-moi.
Tu raccroches.
La honte, la douleur, la rage m’étouffent.
Et il faut que je reprenne le boulot, que je fasse semblant… Comment vais-je faire mon Dieu, comment vais-je
vivre, qu’est-ce que tu as fait ? Mais pourquoi, pourquoi ?
L’après-midi scande ses heures dans un brouillard opaque. Je me suis enfermé dans mon bureau en demandant à ne
pas être dérangé. La tête dans les mains, je n’ai même plus la
force de penser. Je suis vide, je ne suis qu'un puits de souffrance, comme tant d’autres avant moi sans doute…
194
Elle avait grandi
HAINE
Lui
Dix-huit heures, je fonce vers elle, en délirant à haute voix
dans ma voiture.
– Tu crois peut-être que tu vas me jeter comme ça, sans
une explication ! Si je n’avais pas appelé, j’aurais peut-être appris ta trahison sur le répondeur, tellement tu es courageuse !
Je suis dans un état second, je conduis comme un fou, j’ai
tellement mal. Un étau me broie le cœur à chaque battement.
Je me gare en double file devant sa boîte et me dirige vers le
portail. Tout à coup je l’aperçois, elle est avec un mec et lui
donne la main… Mon cœur saigne des lames de rasoir. Je
fonce vers elle, la haine déforme mes traits. Soudain, elle me
reconnaît. L’espace d’un instant ses yeux prennent peur, puis
elle durcit son regard et m’apostrophe :
– Qu’est-ce que tu fais là ?
– Tu croyais peut-être que j’allais attendre sagement de
m’être rongé jusqu’à l’os ? Tu croyais que tu pourrais t’en tirer par un coup de fil ?
L’autre fait mine de s’interposer.
– Casse-toi, lui dis-je, ça ne te regarde pas ! Tu ne peux
pas comprendre, tu n’es pas le premier, tu ne seras pas le
195
Elle avait grandi
dernier, le prochain sur la liste ce sera toi… Alors écoute et
apprends, ça pourra toujours te servir.
Il n’a pas l’air bien dégourdi et il reste en retrait, l’air embarrassé. Elle lui dit quelques mots à l’oreille – j’ai tellement
mal de les voir si proches – et revient vers moi.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Qu’est-ce que je veux ? Rien ! Survivre, respirer, oublier,
mourir… Qu’est-ce que je veux ? Que tu me dises quelque
chose ! Pourquoi, pourquoi ?
Je hurle, le regard halluciné.
– Viens.
Elle m’entraîne dans un coin plus discret ; l’autre ne la
suit pas, il sent qu’il est de trop. J’ai tellement mal que je
pourrais la tuer. Je supplie, je sanglote, j’expulse ma douleur
en frappant les murs de mes poings.
– Pourquoi ? Pourquoi ? Comment as-tu pu faire ça ? Ce
n’est pas possible…
– Je ne sais pas. Ça ne pouvait plus durer comme ça, je
n’en pouvais plus. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour
mettre fin à cette histoire.
– Mais pourquoi tu ne m’en as pas parlé, pourquoi tu ne
m’as pas dit que tu n’allais pas bien ?
– Pour dire quoi ? On en a parlé cent fois, ça n’a jamais
fait avancer les choses.
– Mais est-ce que tu as pensé à moi ? Tu ne t’es pas dit
que tu allais me faire souffrir au-delà de tout ?
– Mais si bien sûr, je ne pense qu’à ça, c’est pour ça que je
ne pouvais pas te le dire…
– Mais pourquoi lui ? Mais qu’est-ce que tu lui trouves ?
C’est pour ça que tu m’as quitté, ce pauvre mec ?
196
Elle avait grandi
– Tu ne le connais pas, et puis peu importe, il était là au
bon moment, pour l’instant il n’a pas plus d’importance que
ça. Demain, ce sera sans doute un autre.
Elle a cet air égaré que je lui ai déjà vu de temps en temps,
dans nos périodes les plus noires.
Je crie.
– Mais réponds, nom de Dieu ! Mais qu’est-ce que tu as
dans la peau, mais combien t’en faut-il en même temps ? Tu
n’as donc aucune fierté ! Tu te fais mettre par le premier venu
et tu me craches ça au visage ! Mais tu n’as pas honte ; comment peux-tu te regarder en face, comment peux-tu vivre
avec ce que tu es ? Mais tu es pire que la dernière des putains !
La souffrance tord mes traits dans une parodie de Guignol ; j’ai envie de la secouer, de lui arracher les vérités qu’elle
ignore. Elle est pâle comme une morte, ses yeux brillent, mais
elle tient le coup.
– T’es content, ça t’a fait du bien, tu t’es soulagé ? Alors
va-t’en maintenant, c’est fini, fini.
– Tu ne me connais pas ! Tu t’imagines qu’on peut me jeter comme ça ? Je vais te pourrir la vie comme tu n’imagines
pas, je vais te détruire…
– Ne dis pas n’importe quoi, tu ne détruiras rien du tout,
tu as bien plus à perdre que moi.
Je sanglote, dans un état second.
– Mon bébé, mon amour, pourquoi, oh pourquoi ? Je
t’aimais tellement…
– Je sais.
– Tu étais tout pour moi, tu étais ma vie.
197
Elle avait grandi
– Je sais.
Les larmes trop longtemps retenues coulent sur son visage.
– Il faut que tu partes, je suis déjà en retard.
– Oui, je vais partir… Mais promets-moi de le quitter.
– Non, pas maintenant. Laisse-moi du temps.
– Du temps avec lui…
– Peu importe. J’ai vingt-sept ans, c’est quoi ma vie ? Assumer éternellement le statut de maîtresse, continuer cette
parodie de vie avec mon mari ? Je veux vivre pour moi, pas
pour les autres ; je veux tout recommencer pour ne plus avoir
à mentir… Va-t’en, je t’en supplie.
Je m’éloigne.
Ses yeux dégoulinent de souvenirs qu’elle essaie vainement de retenir du bout des doigts. Je tourne le dos avant
qu’ils ne débordent et que le plancher ne les absorbe inexorablement, larmes déjà fanées d’une autre vie, si loin, si proche… Je prends le chemin de la maison. La route est floue, je
suis ailleurs. Je conduis comme un robot, seul mon cœur me
paraît vivant tellement il me fait mal. Je parcours mes souvenirs au rythme du moteur qui ronronne sa vie routinière.
Ce « nous » qui n’existe plus. Notre amour si fort, mes
rêves, mes doutes que j’avais enfouis sous des torrents de
fausses certitudes, mais qui étaient en moi depuis si longtemps… Depuis qu’elle avait fait irruption dans ma vie,
comme une lave incandescente sur mon cœur et mon corps.
Il me reste, à l’intérieur, un amas de cendres encore tièdes qui
couvent et brûlent lentement, distillant une odeur nauséabonde de trahison.
198
Elle avait grandi
J’arrive à la maison. Ma maison, ma femme, mes enfants,
pour combien de temps encore ? Toujours ou quelques
jours ? L’heure du coucher arrive enfin. Et le tourbillon des
souvenirs et des regrets déroule de nouveau sa spirale infernale, entrecoupé de « pourquoi » et de « comment a-t-elle
pu », qui me vitriolent l’intérieur. Parfois, des bouffées de
haine pure comme de l’uranium m’envahissent, et des désirs
de meurtre m’assaillent. Et puis, le chagrin regagne du terrain
et double la haine à la corde, et je pleure cet amour perdu qui
sera sans doute mon dernier…
199
Elle avait grandi
DEBALLAGE
Lui
Les semaines ont passé, je suis vide, je suis sec, je n’ai plus
rien à donner ; tu as usé mes sentiments, il n’en reste que la
trame ajourée et tout passe à travers. Dans ces trous béants,
des femmes s’engouffrent en espérant que les mailles se refermeront derrière elles. Mais la nasse ne retient plus rien. Les
nœuds ont été tellement sollicités qu’ils ont perdu toute velléité d’attacher qui que ce soit. Mon cœur est un puits sans
fond dans lequel elles plongent inlassablement, en espérant
trouver de quoi se désaltérer. Mais elles repartent, la bouche
sèche, les lèvres gercées d’avoir raclé le fond de ma solitude,
noyée dans les vapeurs du souvenir.
Tu es partie avec l’eau du puits, tu es partie en emportant
mes rêves d’adolescent, mes années de maturité, mes lendemains de vieux… Il me reste des tombereaux d’amertume,
des silos de cynisme, des stocks de souvenirs jaunis, périmés,
passés, invendables, invendus. Et une question récurrente,
lancinante, insatiable, qui m’obsède jusqu’à la nausée : pourquoi ? Quand je pense qu’on parle de prédestination, de rencontres, de gens faits les uns pour les autres, alors qu’il n’y a
200
Elle avait grandi
que des hasards, des conjonctions de circonstances qui rendent tout possible… y compris aimer du jour au lendemain
un autre homme que tu aurais pu ne jamais rencontrer et
dont tu vas, au moins pendant un temps, te contenter. Ce
qui reste le plus insupportable pour moi, c’est qu’à chaque
fois que j’ai senti que notre histoire ne tournait plus rond, je
t’ai proposé d’y mettre un terme. À chaque fois, tu m’as répondu que je t’étais indispensable et que tu ne concevais pas
la vie sans moi. Ce n’est que quelques jours après ces engagements « définitifs » que j’ai découvert que tu en avais choisi
un autre, renonçant à moi du jour au lendemain. Sans doute
sais-tu mieux que quiconque à quel point celui qui reste maître du choix est infiniment plus protégé que l’autre.
Depuis cette annonce, je flotte, chaque jour un peu plus
inutile. Comment as-tu pu assumer de me détruire ? Mieux
que toute autre, tu sais ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour
me faire mal et tu as sciemment choisi le pire, alors que,
comme en médecine, des méthodes plus douces existent. Je
t’en veux plus pour ta lâcheté, tes mensonges, ton hypocrisie
que pour ton départ, dont j’ai toujours été persuadé. Quel est
ton objectif ? Jouer aux quilles avec ceux qui s’arrêtent quelque temps pour te regarder vivre et les abattre un à un, à coup
de mensonges, de trahisons, d’abandons, d’incohérences, de
tentations, de revirements, jusqu’à ce qu’ils perdent toute jugeote, comme moi actuellement ? Faible et dépendant, entraîné dans une descente infernale, un coup la tête en haut à
pouvoir respirer, un coup la tête en bas à suffoquer… Un
coup le cœur à l’endroit, un coup le cœur retourné. La vie
comme la grande roue de la Foire du Trône, à gerber ma fai201
Elle avait grandi
blesse par tous les pores de ma peau, à te haïr jusqu’à en crever, à rêver d’enfin toucher le fond de l’indifférence pour
pouvoir récupérer…
Si tu me rappelles, je t’enverrai te faire mettre par un autre, un de plus. Je te dirai :
– C’est fini de chez fini, tu croyais que tu allais pouvoir
jouer à ça pendant dix ans ? Tu croyais qu’on pouvait
m’utiliser comme un objet que l’on oublie, que l’on range
dans une malle au grenier et qu’on ressort un jour d’ennui ; tu
te croyais irrésistible, inoubliable ? Fous le camp, ne me rappelle plus jamais, tu entends, plus jamais, je ne veux plus rien
savoir de toi, je t’ai rayée de ma vie, comme on efface une
tache sur un pantalon. Tu n’es qu’une simple tache, un peu
plus tenace qu’une sauce au vin, mais je t’aurai à l’usure. À
force de frotter mon cœur au mépris, tu vas t’effacer et retrouver la place que tu n’aurais jamais dû quitter : celle d’une
paumée comme il y en a tant.
« Qu’ai-je à faire d’une paumée de plus ? Il y en a plein les
rues. Celle que j’aimais était tout autre et n’a sans doute existé
que dans mon imagination. Une jeune femme forte, indépendante, autonome, moderne, courageuse, belle, tellement
femme, tellement décidée qu’elle m’embarquait dans un
tourbillon d’amour qui m’aidait à me dépasser. Un rêve, un
fantasme, une chimère. Regarde-toi, ça ne peut être toi, ça n’a
pas pu être toi, jamais. Tu es vide, insignifiante, inutile, nuisible. Comme un vampire, tu te repais du regard des autres qui,
pour un temps, te réconcilie avec toi-même. Puis tu repars
dans ta quête en faisant erase sur le passé, en t’essuyant les
pieds sur les cœurs de ceux qui t’aiment au nom de "ton droit
202
Elle avait grandi
au bonheur", murée dans ton égocentrisme forcené d’où tu
oses dire que tu en as marre de vivre pour les autres et non
pour toi. Tu es un cas clinique, mais tu te gardes bien de
t’approcher des psys capables d’ouvrir la serrure qui cadenasse tes certitudes. Tu as trop peur de ce que tu découvrirais, trop peur de ne pas pouvoir regarder en face celle que tu
es vraiment. Dis-moi, qu’est-ce que ça fait de s’en prendre
plein la gueule ? Ça fait mal, hein ? Pas aussi mal que ce que
tu m’as fait, mon amour, c’est impossible, pas aussi mal… »
Mais bien sûr, tu ne m’appelleras pas ; il est difficile
d’assumer en direct ses incohérences et plus simple de jouer
les autruches dans l’émerveillement des premiers jours. Je suis
pourtant sûr que tu vas foutre le camp de nouveau. Je vous
donne quelques mois maximum. Ensuite, tu vas commencer
à tortiller ton cul sur le canapé en te demandant comment
rester toute une vie dans cet appartement avec ton nouveau
pantin. Tu voudras lui parler, alors qu’il n’aura rien de plus à
dire que ton ex-joggeur. Il prendra son air de chien battu, te
demandera pourquoi ça ne va pas, ça allait si bien au début…
Il te dira qu’il fait tout pour toi, le ménage, les courses, le petit
déjeuner, l’amour, qu’il ne sait plus ce qu’il faut qu’il fasse. Il
ne saura pas qu’il aurait simplement fallu qu’il soit quelqu’un
d’autre, quelqu’un qui te permette de renaître vierge de tout
passé, quelqu’un qui te regarde de nouveau comme si tu étais
neuve… Tu traîneras ta misère au fond du lit, enfouie sous
les couvertures, pour fuir la vie, l’air pur du dehors, la descente de lit achetée chez Ikea, les objets anonymes qui ne
viennent de nulle part. Moi pas vouloir souvenir, moi pas
vouloir m’attacher, juste dormir et oublier. Mais voilà, tu ne
203
Elle avait grandi
peux pas te fuir toi, et c’est ça qui te mine : être obligée de
vivre avec ce que tu es devenue, essayer de te comprendre,
essayer de te trouver des excuses et tourner en rond sans
trouver d’issue.
Pendant ces quelques minutes où je tire désespérément
sur mon joint de haine, je respire un peu mieux, mais ça ne
dure pas. Les souvenirs affluent et réalimentent la pompe
jusqu’à que je sois capable de couper l’alimentation et de rester seul, sans respirer son gaz carbonique jusqu’à mourir asphyxié d’amour et de regrets. J’ai tout essayé et déroulé tour à
tour le fil de la haine, celui de la compassion, celui du
temps… Mais je n’arrive jamais à dévider la totalité de la bobine, et la douleur me cueille brutalement, au sortir d’un tour
de fusette, puis me coupe la respiration en me broyant le
cœur de ses mains gantées de ton parfum.
204
Elle avait grandi
ASSUMER
Elle
Voilà, c’est fait. J’ai enfin eu le courage de mettre fin à
cette situation sans issue qui me pesait chaque jour un peu
plus. Je ne suis pas particulièrement fière de moi, car je n’ai
pas réussi à faire ça proprement. Je les ai fait souffrir l’un et
l’autre, de façon différente. Mon mari est plus vexé que détruit, sans doute sentait-il depuis longtemps que les choses ne
tournaient pas rond. Il m’a juste dit de ne pas remettre les
pieds à l’appartement et m’a envoyé mes affaires dans une
valise, tout à fait à l’image du personnage.
Par contre, celui qui a tant représenté pour moi vit apparemment très mal mon départ, même si cette séparation
m’épargne la vision de sa détresse en direct. J’ai déjà eu droit
à la grande scène et tenu le coup, mais j’espère de toute mon
âme ne pas avoir à en affronter une autre. Je sais que ce qui le
blesse le plus est de ne pas comprendre, et de chercher en
vain ce qu’il a fait ou n’a pas fait pour en arriver là. Il n’y est
évidemment pour rien, prisonnier comme moi de cette situation inextricable où nous n’avons jamais eu ensemble et au
même moment le courage d’aller jusqu’au bout de notre passion. L’image de moi que m’auraient renvoyé tous ceux qui
205
Elle avait grandi
me connaissent, si j’avais brisé son couple, m’aurait été insupportable, du coup j’ai préféré renoncer à lui.
Évidemment, il va me haïr, ne serait-ce que pour
s’accrocher à quelque chose de tangible. Je n’ai pas réussi à lui
dire la vérité avant que les choses ne se concrétisent avec celui que j’ai choisi pour m’enfuir. Il a le privilège d’être disponible, de me regarder comme son rêve réalisé et de me proposer un avenir. Pour le reste, j’ai le temps de voir, et s’il
s’avère que ce n’est pas le bon, je serai libérée d’eux et de leur
amour incompatible qui m’interdisait d’exister.
Il ne peut pas croire que j’ai été sincère, que j’ai pu l’aimer
comme je le lui ai dit et montré… et que je parte avec un autre. Je ne comprends que trop bien sa détresse, moi qui reste
jalouse de celles qui l’entourent, et j’ai mal de sa douleur et de
cette haine destructrice qui le conduit à douter de tout ce que
nous avons vécu, de tout ce que nous nous sommes donné… Peut-être a-t-il besoin de ça pour tenir le coup. J’aurais
tellement voulu qu’il ne conserve que les bons souvenirs et
qu’il s’appuie dessus pour rebondir. Mais je le sens prêt à se
laisser dériver pour s’immerger dans ce spleen qui n’est jamais bien loin derrière la façade de la réussite et du cynisme
protecteur. J’espère de tout cœur que ce ne sera que provisoire et qu’il reprendra le dessus, qu’il assumera son âge, notre rupture, et qu’il se projettera vers l’avenir et cherchera de
nouveaux challenges. Je n’ose penser à une autre issue, tellement l’idée de sa chute me terrifie et décuple mon sentiment
de culpabilité.
J'aurais sans doute pu m’y prendre autrement. Mais il
aurait fallu pour ça que je lui dise que nous n’avions pas
206
Elle avait grandi
d’avenir alors même qu’il était là, près de moi, doux et
caressant, l’admiration dans le regard… Il aurait fallu que
je ne l’aime plus, mais je n’y arrivais que par à-coups, à
distance et replongeais dès que ses yeux s’illuminaient
pour moi, dès que ses mains me caressaient, dès que sa
bouche m’emportait ailleurs. Je ne pouvais pas imaginer la
vie sans lui sans en avoir amorcé une autre, c’était aussi
simple que ça.
J’ai donc attendu, sans chercher plus que ça, que
l’occasion fasse le larron, que je puisse projeter un morceau d’avenir avec quelqu’un d’autre avant de le (les) quitter pour me refaire une santé, loin de cette vie bancale qui
me secouait jour après jour un peu plus fort, loin de cette
route interminable et désertique qui ne conduisait nulle
part.
Seule la distance me permet de l’éloigner vraiment de
moi. C’est comme une nouvelle vie qui recommence, et
j’oublie d’autant plus facilement que je suis absorbée par
la découverte d’un autre et la construction d’un futur
dont les limites ne sont pas déjà tracées. Évidemment, ce
doit être beaucoup plus dur pour lui, qui se retrouve
« seul » à gamberger sur son âge et ma trahison. Si jeune
et déjà femme fatale ! Je voudrais bien revenir en arrière
et faire les choses dans le bon ordre, mais je n’ai pas ce
pouvoir. J’en suis juste à vouloir retrouver une vie normale, un peu de tranquillité, de sérénité, de sincérité. Vivre en permanence dans le mensonge me pesait, bien que
le paradoxe veuille que je n’aie jamais tant menti que durant ces dernières semaines, incapable d’affronter son
chagrin en face.
207
Elle avait grandi
Me pardonnera-t-il un jour ? Parfois, je me dis : « Peu
importe, tu ne le reverras jamais », à d’autres moments je donnerais
un bras pour être sûre qu’il m’absolve et me souhaite bon vent, à
défaut de me bénir…
208
Elle avait grandi
SEULE
Elle
Mes quatre baguettes me scient les doigts. Je n’ai pas de
filet, et comme j’utilise déjà ma main gauche pour porter mon
micro-ordinateur et mon sac à main, ma marge de manœuvre
est somme toute assez étroite. J’avance d’un pas désabusé
vers la maison de mes rêves. La maison est toujours là, les
rêves ne sont plus que des souvenirs. Bertrand est là sans être
là. Il ne quitte plus cet air hagard d’extraterrestre en survie sur
une planète qui n’est plus la sienne. J’ai tout essayé, je n’ai
plus accès à sa mémoire centrale, j’ai perdu le mot de passe.
– Bonjour ma chère Brigitte, comment allez-vous ?
Voilà bien ma chance de tomber sur cette commère !
Qu’est-ce que ça peut bien lui foutre à cette vieille truie,
comment je vais ? Elle carbure au malheur des autres ? Elle
voudrait sans doute que je me lâche, que je me déboutonne
devant elle pour mettre sur la table mes tripes chamboulées,
mon con rance et sec, ma bile et mon haleine amères. Elle se
jetterait dessus comme un naufragé sur une bouée pour s’en
délecter, oublier sa non-vie, sucer mon malheur à défaut
d’avoir jamais sucé autre chose, connaître son premier orgasme en découvrant l’étendue de ma souffrance…
209
Elle avait grandi
– Très bien ma chère Madeleine, mieux que bien, plus de
bonheur serait insupportable ! lui dis-je dans un éclat de rire
aussi factice qu’une promesse électorale. Et vous, toujours
toute seule ?
Je sais où frapper pour qu’elle me lâche. Moi aussi, je suis
capable d’être salope et de me repaître du malheur des autres.
C’est quand même rassurant d’en voir qui ne peuvent même
pas regretter quelque chose, faute d’avoir le moindre souvenir
qui vaille la peine d’être sauvegardé. Pas besoin de carte mémoire Madeleine, gain d’espace et gain tout court, avec la
gueule de l’unité centrale, sûr que personne n’investira dans
une reconfiguration du système… Elle est d’une version périmée, et les paliers techniques sont trop nombreux pour
qu’on puisse rattraper le temps perdu.
– Pfut, vous me voyez m’encombrer d’un homme à mon
âge ? Je suis bien trop tranquille comme ça !
Un homme, comme elle y va ! Je ne suis pas branchée
science-fiction. J’avais tout simplement pensé à un chien, un
chat, un poisson rouge, je ne sais pas moi, quelque chose qui
ne pense pas, en tout état de cause. De là à en conclure que
les hommes pensent, ma formule est ambiguë : ils pensent
surtout avec leur queue, et les neurones disparaissent instantanément dès qu’un morceau de nylon noir entre dans leur
champ de vision. Plus fort que la trépanation, le bas résille ôte
à l’homme toute capacité de réflexion et le renvoie brutalement à l’état d'animal sauvage en rut pressé d’assouvir ses
besoins. Enfin, pas toujours. Même mes bas ne déclenchent
plus rien, sinon de l’indifférence, quand ce n’est pas du dégoût qui dégueule de son regard de bête traquée et coule sur
moi comme autant de suppositoires contre l’amour. Je me
210
Elle avait grandi
retiens de lui dire que ça me soulage qu’il ne m’embrasse plus,
vu que son haleine devient aussi pourrie que sa vie ! Je laisse
Madeleine tremper toute seule dans sa solitude sur son trottoir et ruminer sur sa tranquillité, dont toutes les pièces sont
d’origine.
Je pousse le portillon en lui donnant un discret coup de
talon et je m’avance dans l’allée, pavée par mon tendre
époux, du temps où il lui arrivait encore de faire quelque
chose d’utile. Mon talon se coince entre deux pavés et je me
tords la cheville, maudissant son goût de chiotte pour cet esthétisme moyenâgeux qui lui a fait renoncer aux dalles en fibrociment. Je me traîne en boitant jusqu’à la porte, laisse
tomber mes baguettes en essayant d’attraper mes clés et réussis enfin à refermer la porte sur le monde extérieur. Je parcours du regard cet intérieur si patiemment aménagé où tout
est à sa place, dans une harmonie irréelle que seule ma présence incongrue vient perturber. Le somptueux Isfahan
trône dans l’entrée, souvenir d’un voyage éclair en Iran. Il est
comme moi, il perd ses poils. Remarquez, après avoir passé
des années à les raser, je pourrais apprécier cette nouvelle situation… Hélas, fuite du temps et fuite des poils vont de
pair, et je sens mes couleurs se défraîchir à force d’avoir été
lavées par mes larmes. Rien d’original, Souchon a déjà chanté
« passez notre amour à la machine », je suis bonne pour me
faire taxer de plagiat. Sur le meuble bibliothèque trônent cinq
statues africaines en ébène. Deux d’entre elles viennent du
Sénégal, deux de Nouvelle-Guinée et une du Congo.
Nous avons eu notre période africaine, trois ans de suite à
nous apitoyer sur les petits Noirs, trois ans de suite à nous
émerveiller devant l’incroyable gentillesse de ces peuples. J’ai
211
Elle avait grandi
remarqué que plus on les voit loin de chez nous, plus on les
trouve adorables et tellement typiques. Évidemment, c’est
moins vrai dans la cité HLM d’à côté, où ils perdent leur innocence et répandent des odeurs de bouffe écœurantes. Le
manioc en plein air en Afrique et dans une cage d’escalier, ça
ne le fait pas pareil. Il est vrai que les buffets typiques ont été
occidentalisés et passés à la bombe désodorisante de la civilisation. Nous avons acheté beaucoup de souvenirs, à défaut
d’avoir été capables d’en garder d’authentiques. Bertrand s’est
senti obligé de satisfaire à la tradition du marchandage, et j’ai
failli mourir de honte quand il a acquis deux statues d’ébène
pour vingt euros après trente minutes de « négociation ». Il
est revenu vers moi, l’air triomphant de celui qui vient
d’établir la supériorité définitive de la race blanche sur la race
noire. Ce n’est que six mois plus tard, en laissant tomber l’une
d’entre-elles, qu’il s’est étranglé avec sa supériorité en constatant que la statue était en résine. Après quelques minutes de
rage, où il a fait ressurgir des tréfonds du passé des appellations aussi châtiées que « fumier de négro » et « tous des voleurs », il s’est repris en éclatant de rire et en affirmant que
vingt euros, ce n’était de toute façon pas cher ! Il ne peut pas
savoir ce que ça m’a fait plaisir de voir qu’il s’était fait rouler
par ce jeune Africain qui lui avait paru « tellement innocent ».
Quelques secondes à le voir ravaler sa pseudo-supériorité de
cadre supérieur blanc près de ses sous, un vrai bonheur,
mieux qu’un verre de Cognac !
Parti comme il est, il n’en a plus pour longtemps. Ses absences occupent maintenant la majeure partie de la journée.
Le week-end, il reste assis des heures dans son fauteuil, les
yeux hagards, ne répondant même plus à mes questions ni à
212
Elle avait grandi
celles des enfants. Que j’essaie la douceur et la tendresse ou
que je hurle ma rancœur, rien n’engendre la moindre réaction, comme si son encéphalogramme était devenu définitivement plat et que les décharges électriques ne produisaient
déjà plus d’effets. Une sorte de gros légume en costume qui
pourrit sur un vieux fauteuil en cuir. De temps en temps, il se
redresse brusquement et sort de sa léthargie comme un robot
télécommandé. Il se jette sur les clés de la voiture et il démarre en trombe pour je ne sais où, puis il revient, la nuit
tombée, aussi apathique qu’au départ. Quand je pense qu’une
femme peut mettre un homme dans un état pareil ! Quel
pouvoir… et quelle pitié. Je ne sais pas ce que ça donne au
travail, j’ai trop peur de me poser la question. Il ne manquerait plus qu’il se fasse virer et qu’on se retrouve dans la
merde, après avoir tout eu !
213
Elle avait grandi
UNE VIE QUI FOUT LE CAMP
Lui
Il faut que je me force.
Pour tout.
J’essaie de continuer à jouer à la vie, mais je ne connais
plus ma partition. Mon rôle devient, jour après jour, heure
après heure, minute après minute, un fardeau insupportable
que je n’arrive plus à porter.
Chaque geste me coûte.
Me réveiller d’abord, alors que je suis si bien, noyé dans
l’absence de sommeil, isolé de tout, dans le noir total ou
plongé dans une autre réalité où elle est encore là, encore à
moi. Me lever ensuite, pour m’arracher à la moite torpeur de
la couette dans laquelle j’ai transpiré ma douleur jusqu’à
inonder le matelas. Me traîner jusqu’à la salle de bains et rester d’interminables minutes figé devant la glace, qui me renvoie l’image d’un inconnu aux yeux hagards, au teint cireux, à
l’haleine fétide. Dans un effort démesuré, je mets la tête sous
le robinet pour essayer de me tirer de cette torpeur éveillée. Je
passe machinalement le rasoir sur mes joues, sans souci
d’exhaustivité, et j’émerge de cette fraîcheur mentholée avec
des cicatrices rituelles sur le visage. J’enfile ensuite des vête214
Elle avait grandi
ments froissés qui dorment tous les jours au pied de mon lit,
comme des chiens fidèles ; je prends mon attaché-case noir,
plein de souvenirs d’un autre temps, et je sors dans ce dehors
qui m’écrase tous les jours un peu plus. Cet espace avec son
ciel immense, si loin et si proche, qui menace à chacun de
mes pas de m’écraser contre terre pour m’apprendre le respect des autres. Cette lumière aveuglante qui me brûle la rétine, me forçant à baisser les yeux. Ces tourbillons d’air démesurément vivaces qui me cinglent le corps à grands coups
d’oxygène pour me faire expier.
Les quelques bribes de lucidité qui surnagent dans mon
esprit me chantent une comptine rayée : « Va travailler, va
travailler. » Je m’accroche à ces notes familières et prends le
chemin de la grande ville. Les autres grouillent autour de moi
comme des larves envahissantes, et je dois redoubler de vigilance pour ne pas les laisser me sucer la raison. Je slalome,
l’œil collé sur mes chaussures, évitant les pièges qui s’ouvrent
sous mes pieds : plaques d’égout béantes, flaques d’eau sans
fond, fissures abyssales dans lesquelles je pourrais disparaître
à jamais. Mais je n’ai pas tout à fait fini, et je m’accroche au fil
du caniveau pour ne pas tomber dans ce néant. Je monte
dans le train sans jamais le toucher et je reste en équilibre instable durant tout le trajet, refusant la séduction hypocrite des
banquettes qui m’invitent à un confort trompeur pour mieux
m’arrimer définitivement à leur corps usé, à leur peau vieillie
et flétrie. Je mets mon attaché-case entre moi et les barres
chromées, qui scintillent comme des guirlandes maléfiques
pour m’inciter à les caresser d’une main chaude qui se glacera
définitivement à leur contact. Je ne suis pas si naïf et, au prix
215
Elle avait grandi
de plusieurs chutes qui pendant quelques secondes me mettent en contact avec les larves, je réussis à leur échapper.
Certains jours, j’erre toute la journée pour semer mes ennemis, d’autres, j’arrive jusqu’à La Défense. Je rentre un peu
plus ma tête dans mes épaules, tant je sens la pression de toutes ces tours qui m’écrasent de leur arrogance et me renvoient
d’un espace à l’autre, tel un pantin désarticulé, une boule de
flipper ballottée entre les néons clinquants du pouvoir. Une
fois franchi l’ensemble des chausse-trappes, je m’engage dans
le tourniquet d’accès de ma tanière, du temps où j’étais encore un lion. Les gazelles, prudentes, ronronnent encore timidement sur mon passage. Mais ce ronronnement sonne
faux, l’odeur me trahit, je pue la disgrâce, elles savent que
mon heure est passée. Elles font semblant, dans un ultime
souci de prudence, mais aussi par réflexe, pour ne pas perdre
la main, jusqu’à repérer leur prochaine proie. J’appuie sur le
bouton du vingt-troisième en prenant soin d’enfiler mes
gants, pour ne pas rester inexorablement collé dans les entrailles de la tour. Je sors d’un bond avant que les portes ne se
referment, déjà trempé de sueur et épuisé de cette lutte permanente contre ce monde qui m’a tout pris. Je badge devant
les portes vitrées de mon étage, gagne mon bureau, referme
la lourde porte anti-feu et prends soin de tourner la clé dans
la serrure. J’allume mon ordinateur et j’attends que les portes
s’ouvrent, en déjouant les pièges qui dressent devant moi des
mots de passe impromptus pour essayer en vain de me détourner de toi. Enfin, je reste immobile jusqu’à ce que l’écran
de veille s’anime, et je regarde défiler tes photos en boucle,
216
Elle avait grandi
jusqu’à m’immerger en toi à jamais. J’entends par moments,
dans le lointain, d’étranges sonneries, comme des cornes de
brume émergeant de l’abîme, à la recherche de leur chemin.
Des coups aussi, sourds, répétés, des voix artificielles fabriquées pour me piéger. Derrière la porte, les artefacts attendent pour me proposer d’autres voyages loin de toi. Les heures défilent, la lumière décline dans ma caverne. Toi, tu brilles
toujours sur l’écran, étincelante, éternellement amoureuse, me
chuchotant des mots à rendre fou. Heureusement, je ne cède
pas à tes caprices et je garde toute ma lucidité. Tu t’imagines !
Si on nous surprenait en train de faire l’amour dans ce bureau ! Je te raisonne en te disant que tu peux bien attendre un
peu, que je vais bientôt rentrer, que d’ailleurs je n’ai même
pas enlevé mon manteau et que toi, tu vas prendre froid par
ce temps, dans ton maillot de bain deux-pièces jaune. J’éteins
enfin l’écran sur toi, car il est l’heure que tu rentres, sinon il va
s’inquiéter et peut-être se méfier, il vaut mieux ne pas prendre
le moindre risque. Quand, l’écran éteint, le bureau n’est plus
qu’ombres silencieuses, je colle mon oreille contre la porte
pour guetter le bruit des voix synthétiques qui fredonnent
avec une insouciance feinte, cherchant à m'aspirer dans leurs
gosiers d'acier. Quand le silence me renvoie les seuls échos
des craquements de la carcasse de la tour, je tourne silencieusement la clé et sors furtivement de mon bureau. J’évite le
piège grossier des ascenseurs et je descends, aux aguets, les
vingt-trois étages en prenant soin de ne jamais m’appuyer sur
les mêmes marches, dans une parodie de danse moderne.
Après de longues minutes de descente épuisante, j’émerge
217
Elle avait grandi
dans le hall encore éclairé. Mon badge décadenasse l’accès
protégé ; les gardes n’osent pas m’interpeller, car c’est toi que
leurs chiens cherchent, et je t’ai laissée endormie là-haut, protégée par des couches de mots de passe. Je reprends le train
en sens inverse, évitant de regarder tous ceux qui veulent
m’arracher à toi. Ma comptine chante sa chanson du soir
« Maison, maison », et je me laisse porter jusqu’à ces lumières
qui surgissent du noir et dessinent les fenêtres de ma vie
d’avant.
C’est toujours chez moi et ça ne l’est plus. Je vis ailleurs,
dans un univers parallèle où le décor reste celui que je connais, mais où je ne peux plus communiquer avec les personnages de l’histoire. Ils tournent autour de moi en bougeant
frénétiquement leurs mandibules, éructant, postillonnant ce
qui semble être des reproches qui ne franchissent jamais la
barrière ouatée de mon univers autiste. Quelquefois, une
main me frappe, mais la traversée des différentes dimensions
annihile toute douleur, et je ne sens qu’un vague picotement,
dû sans doute à quelques perturbations électriques. Les images des enfants passent fugitivement devant mes yeux. Je devine qu’il faudrait que je réponde, que je joue à la vie, que je
redevienne comme avant… Mais est-ce que la rivière regagne
son lit après l’avoir quitté, est-ce que le déserteur revient saluer le drapeau, est-ce que le noyé respire à nouveau ?
Je t’ai envoyé un énième poème sur notre fin, sans que
cela ne déclenche la moindre réaction de ta part.
218
Elle avait grandi
Regrets
Je croyais que nos routes après s’être croisées,
au détour de nos doutes feraient une embardée,
prendraient une autre piste, un chemin de travée,
vers des aires d’autoroute fleurant la liberté.
Nous laisserions nos corps se parler d’avenir,
et nos cœurs s’emballeraient au rythme du désir,
qui nous envelopperait d’un manteau de plaisir,
dans l’attente de nos nuits pour à jamais en jouir.
Mais je reste au carrefour, le regard tourné
vers l’horizon des doutes à jamais accrochés,
par leurs griffes qui mordent mon cœur tuméfié,
et font saigner les croûtes à peine refermées.
J’ai mal à ma mémoire, ma tête a déraillé,
j’ai raté l’aiguillage d’une vie à tes côtés,
j’aurais dû faire mes malles avant ce triste été,
où j’ai perdu ma place sans rien voir arriver.
Remplacé sine die sur ma plage, exilé,
où tu planais sur l’onde toujours à mes côtés,
où je comptais les heures pour mieux me rapprocher
de l’acide vérité qui allait me ronger.
219
Elle avait grandi
Vivre avec mon chagrin et pouvoir lui parler,
lui dire, tu te souviens comme elle m’avait charmé,
comme elle était sublime, comme elle était aimée,
combien nous étions libres nos deux corps enchaînés.
Dormir sur ma douleur pour ne pas oublier,
lui laisser la lueur d’une bougie allumée,
sombrer dans la torpeur d’un sommeil fabriqué,
où dansent les souvenirs en talons aiguisés.
Me réveiller en pleurs la mémoire apeurée,
refuser ce cauchemar qui n’a pu exister,
respirer pour survivre dans mon lit allongé,
rien ne peut être pire que ce dont j’ai rêvé.
Et puis tout doucement suinte la vérité,
tu m’as quitté mon ange, c’est ma réalité,
ne plus te voir grandir et ne plus te parler,
autant dire ne plus vivre, ne plus jamais aimer.
Ne plus t’apprendre à lire le cours de tes pensées,
ne plus être l’aiguille qui tisse tes années,
j’ai perdu sans rien dire, un soir de cet été,
un morceau d’avenir, un espoir, un passé.
Il me reste mes rimes, mes larmes, quelques années,
pour chercher dans mes livres ce qui a dérapé,
pourquoi dans la torpeur de ce dernier été,
tu inventais un monde où j’étais le passé.
220
Elle avait grandi
Je suis réveillé tôt, comme d’habitude. Tous les soirs, je
prends un somnifère vers minuit et j’émerge, au petit matin,
dans un état nauséeux. Après quatre heures de sommeil sans
rêve où, enfin, j’oublie mon cauchemar, la réalité s’infiltre insidieusement dès la cinquième heure.
– Messieurs, la cour.
Autour de moi, je reconnais les membres de la famille et
les amis proches, le visage sévère, tous revêtus d’une robe
d’avocat. Je préside ce tribunal d’exception. Elle est là, à genoux, les cheveux rasés, dans le box des accusés, la tête dans
un billot de guillotine. Curieusement, je suis aussi l’avocat de
la défense, et le président me donne la parole.
– Monsieur le Président, cette femme n’est coupable que
d’avoir trop aimé et de n’avoir pas su choisir.
– Mensonge !
Le ministère public vient de prendre brutalement la parole
sous les traits de Yann.
– Cette femme est un monstre d’hypocrisie, elle ne m’a
jamais aimé et m’a trahi avec cette vieille ordure qui se prétendait mon ami, elle ne mérite aucune pitié !
Ces traits se modifient, et je reconnais à peine les miens derrière ce masque de haine qui me déforme le visage. Je crache
ma rancœur et ma souffrance.
– Cette femme est la perfidie incarnée. Elle est hypocrite,
menteuse, lâche, enjôleuse, ensorceleuse, elle doit être brûlée
vive, c’est une hérétique !
Dans cette parodie de tribunal, l’accusée n’a pas la parole.
Je vois ses yeux, que j’ai tant chéris, dégoutter des cascades de
larmes noires qui remplissent progressivement la cour d’une
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Elle avait grandi
eau putride. L’assemblée dans un mouvement mécanique de
robots bien dressés se lève d’un même élan, tend un doigt
accusateur vers Nadège et se met à psalmodier :
– Coupable, coupable, coupable !
Cette mélopée me déchire les tympans, et je lâche mon
marteau de justicier pour me boucher les oreilles. Celui-ci
touche le pupitre dans un silence de cathédrale. Je vois le
couperet de la guillotine descendre à la vitesse de l’éclair et
s’abattre sur le cou de ma bien-aimée. Le hurlement que je
pousse en voyant sa tête rouler sur le carrelage de la cuisine
me tire de mon demi-sommeil. Je me réveille, épuisé par cette
nuit sans repos, le cœur débordant d’amour et de haine, avec
le sentiment d’un immense gâchis, irréparable.
Je m’habille à la hâte, saisis le trousseau de clés bien à
l’abri dans sa petite cage de bois d’olivier et sors dans le jardin. J’appuie sur la télécommande, la porte du garage bascule
silencieusement. Je pénètre avec soulagement dans ma voiture et mets le contact. Le ronronnement rassurant du moteur vient troubler le silence pendant qu’une voix criarde
ânonne :
– Votre ceinture n’est pas attachée, votre ceinture n’est
pas attachée…
Je déconnecte brutalement l’importune. Encore une femelle hypocrite qui essaie de me leurrer ! Mais cette fois-ci, je
suis prévenu, et je n’ai pas l’intention de me laisser faire. Je
franchis la pente du garage en faisant ronfler le moteur huit
cylindres. Le temps est orageux, l’horizon plombé. Je quitte
rapidement cette banlieue huppée où nous jouons à la vie et
prends l’autoroute vers Rouen. Le paysage défile de plus en
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Elle avait grandi
plus vite, comme dans un film en accéléré. Les images de notre histoire clignotent au même rythme sur le pare-brise, kaléidoscope coloré qui se recompose en permanence devant
mes yeux.
L’orage, tapi paresseusement derrière les nuages, s’ébroue
brutalement, et des trombes d’eau noient bientôt la route. Les
essuie-glaces déclenchent mécaniquement leur lancinant vaet-vient. L’aiguille de l’accélérateur flirte outrageusement avec
le deux cents, et la voiture se fait de plus en plus légère sous
mes doigts.
J’aperçois fugitivement son visage derrière le rideau de
pluie, sans jamais réussir à le rattraper. J’accélère encore. J’ai
envie de voler et de dépasser cette barrière grise et opaque
pour émerger vierge de tout passé, sous un ciel bleu et serein.
Je crois y être parvenu quand je sens soudain les roues quitter
le sol…
Je reste pendant quelques secondes suspendu entre terre
et ciel, mes souvenirs se bousculent une dernière fois pour
revendiquer la place qui leur est due. Je sens la voiture qui
tente pendant quelques instants de voler de ses propres ailes.
Puis, elle retourne brutalement sa veste et amorce une trajectoire descendante, rattrapée par les lois de la gravité…
Le choc coupe définitivement l’image et le son. La voiture bascule et heurte la route, rebondit par ricochets successifs tel un galet lancé par une main habile sur la crête des vagues et, après un interminable glissement, s’arrête enfin dans
les rails de sécurité.
La sonnerie du téléphone tire Brigitte d’un sommeil artificiel.
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Elle avait grandi
– Madame Rebois ?
– Oui ?
– Ici la Gendarmerie de Mantes la Jolie…
Elle repose le combiné et se tasse un peu plus sur ellemême et reste prostrée pendant un temps qu’elle a du mal a
estimer.
« Il ira sans doute mieux là où il est parti », se dit-elle, enfin sortant de sa torpeur. Quant à elle, il lui faut bien continuer cette comédie de vie. Que va-t-elle dire aux enfants ?
Comment leur expliquer ? Comment vont-ils réagir ? Autant
de questions angoissantes qui se bousculent.
Dommage, elle ne saura sans doute jamais quelle femme
a pu lui rendre la vie si insupportable… Elle sort son agenda
du sac à main Longchamp qu’il lui avait offert pour une quelconque Saint-Valentin, et commence courageusement la
ronde des appels.
– Allô, Nadège ? C’est Brigitte. J’ai une mauvaise nouvelle à
t’annoncer ma chérie, Bertrand a eu un accident …
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Achevé d’imprimer au 1er trimestre 2008
Par l'imprimerie Copy-media
Dépôt légal 1er trimestre 2008
ISBN n° 978-2-9531123-0-6
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