150302 Barbara DONVILLE - Collège International de Philosophie

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150302 Barbara DONVILLE - Collège International de Philosophie
CONFERENCE 1
APRAXIE PENSEE PPROPRE ET REMEMORATION DES SOUVENIRS :
UNE REFLEXION AUTOUR DU VIDE PENSANT
Introduction
Ce premier séminaire retracera l’étape où un jeune garçon profondément apraxique, n’avait
pas la faculté d’agir de manière autonome ni l’accès à ses propres souvenirs. Il portera sur le
rôle du souvenir dans la naissance du mouvement volontaire et de la constitution de la
subjectivité. Nous verrons pourquoi le mouvement volontaire ne peut se constituer que si nous
possédons une pensée propre découlant de souvenirs propres.
Or, il ne peut y avoir de souvenir sans conscience du temps sur un mode autobiographique.
Le souvenir ne peut donc émerger à la conscience que lorsque le sujet a franchi toutes les
étapes du soi par des mouvements volontaires.
Pour étayer notre propos nous vous raconterons l’histoire d’un enfant, Killian, qui, pendant
des années n’a pas été capable de développer d’actions propres car il n’avait aucune mémoire
propre et aucune possibilité de penser si quelqu’un ne se trouvait pas à ses côtés. Nous
expliquerons, comment, petit à petit, avec des solutions concrètes, nous sommes arrivés à
faire naître le mouvement volontaire pour que le souvenir émerge enfin. Lorsque nous avons
rencontré ses parents pour la première fois il y a six ans, il n’était capable d’aucun type
d’action, ni sur ordre, ni a fortiori de façon volontaire. Il s’est donc agi de faire émerger les
souvenirs et de faire naître la pensée propre.
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Que se passe-t-il lorsque l’on n’a pas de pensée propre et que la fabrique des
idées et l’émergence des souvenirs sont impossibles ?
Lorsque nous avons constaté que Killian n’avait pas de pensée propre dans la mesure où il se
servait de la matière pensante de ceux qui se trouvaient à ses côtés et qu’ainsi il se montrait
incapable de « fabriquer » une idée, et n’était pas en moyen de faire émerger un souvenir,
nous nous sommes penchés sur le phénomène du vide et plus spécifiquement du vide
quantique dans la mesure où les phénomènes de superposition et d’intrication paraissaient
répondre en partie à ce que nous observions chez Killian. Nous avons tenté de faire un
parallèle entre ce qui se produisait pour les atomes et les particules et la façon dont on
pouvait interpréter le comportement des neurones. Dans un second temps , en nous appuyant
sur la théorie mathématique de la communication de Claude Shannon qui vise à élaborer un
système continu de connexions pour les réseaux téléphoniques en étudiant tous les types de
réseaux possibles, nous avons effectué une comparaison entre ce domaine et les connexions
neuronales, mais cette part de notre travail pour Killian fera l’objet de notre dernière
conférence.
COMPRENDRE LA NATURE DU VIDE DE LA MATIERE PENSANTE
Pour comprendre le type de phénomène auquel nous étions confrontés, c’est-à-dire
une apparence de vide de la matière pensante de Killian, nous avons été contraints de réfléchir
à plusieurs types de questions :
1) Quelle est la nature du vide quantique ?
Si les théories quantiques décrivent le comportement des atomes et des particules du
monde de l’infiniment petit, ce domaine de pensée nous a paru pouvoir répondre
également au comportement des neurones, qui font eux aussi partie de ce monde
microscopique, voilà pourquoi nous nous sommes penchés sur le vide quantique.
En mécanique quantique, l’état de vide constitue un état comparable à un autre. En
effet, ce que l’on appelle « matière » et « vide » sont en réalité deux composants d’une
même « soupe », cependant que le vide n’a pas d’énergie à grande échelle, alors qu’il
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en a une immense à toute petite dimension. Le vide ne se distingue donc pas de la
matière, il est en quelque sorte un « état » de celle-ci.
2) Comment pourrions-nous atteindre et faire « évoluer » ce vide pour autonomiser la
pensée de Killian ?
Pour « atteindre » ce type de vide et le faire évoluer, nous nous sommes appuyés sur
l’idée, courante en mécanique quantique, de mesure. En effet, nous sommes partis du
postulat qu’un phénomène quantique n’existe que s’il est observé. Or, s’il est observé,
c’est qu’il est observable ; et s’il est observable, c’est parce que la mesure adéquate
pour l’observer est atteinte. Pour faire émerger la matière pensante de Killian, il fallait
donc comprendre comment atteindre la bonne mesure pour que celle-ci devienne
observable. Or, si, l’état de vide, en mécanique quantique, est un état comparable à un
autre, il serait lui aussi très probablement, un état informatif, car un état se caractérise
d’abord par sa forme informative. Pour atteindre cette forme informative fondamentale
de la matière, nous n’avions d’autres moyens que de passer par le corps ; le corps,
matière immédiatement observable donc utilisable pour faire émerger, étape par
étape, la matière que constitue la conscience consciente.
Pour faire émerger l’observable, nous avons mis en place des exercices d’observation
d’une part et des exercices de méditation d’autre part. Dans un premier temps, Nous
avons demandé à Killian de prêter attention pendant dix minutes à ce qui se trouvait
dans une pièce autour de lui, la pièce lui étant familière. Nous nous sommes
rapidement rendus compte que cette observation dans des conditions familières,
l’épuisait, il n’était pas capable de maintenir ses facultés observantes pendant autant
de temps. Nous avons donc diminué le temps jusqu’à deux minutes, puis nous avons
ré-augmenté progressivement lorsque Killian ne s’est plus montré épuisé. Nous avons
également mis en place des moments d’observation d’un objet, d’un tableau pour que
son cerveau effectue plusieurs types d’observations. Avec le temps, nous sommes
arrivés à ce que Killian exécute ce même exercice à l’extérieur, dans un lieu familier
tout d’abord, puis, dans n’importe quel lieu par la suite.
Parallèlement, nous avons mis en place, des exercices de méditation. Au début, cet
exercice s’est révélé d’une extrême difficulté, car Killian n’était pas en moyen de
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s’orienter vers son être intérieur, comme si celui-ci n’était pas suffisamment existant,
faisant en fait pendant à sa corporalité.
Pour remédier à cet état de fait, nous sommes passés par le corps, et par ce qui
pouvait le mieux « orienter le corps », c’est-à-dire le développement de ses sensations
musculaires. Killian avait un lourd passé de dystonie, il s’était longtemps montré
incapable d’orienter la moindre partie de son corps. L’orientation interne de notre
être intérieur forme un « Tout » avec l’être que nous sommes. Pour ce faire, nous
nous sommes appuyés sur les écrits de Poincaré et avons développé des exercices
autour des sensations musculaires en respectant les vues de Poincaré sur la question,
ce qui a permis d’établir un ordonnancement dans le développement de ce type de
sensations et d’orchestrer la logique de l’orientation corporelle.
Cette part de notre travail sera développée dans notre dernière conférence.
Nous avons alors constaté qu’au fur et à mesure que Killian progressait du point de
vue de ses sensations musculaires, il se montrait de plus en plus capable de
« méditer », donc de s’orienter vers son être intérieur, et cette « méditation », lui a
donnée des armes pour se concentrer. Comme nous l’espérions cette « concentration », ce développement de la conscience d’être un centre pour lui-même, allait
faire bouger le type de mesure que sa matière pensante utilisait jusqu’alors : de
manière infra-observationnelle, il allait se développer petit à petit une matière
pensante observable. De l’état de « vide pensant », c’est-à-dire d’un état que nous ne
pouvions pas atteindre car son énergie ne se manifestait pas de manière observable à
une échelle que nous pouvions appréhender, la matière pensante de Killian a
commencé à gravir les échelons vers l’observable, donc vers une conscience
consciente de pouvoir utiliser sa pensée par lui-même. « Mon cerveau m’obéit mieux,
je me sens plus libre par rapport au cerveau des autres, et mon corps fait mieux ce
que je veux », m’écrivait-il récemment.
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3) Les phénomènes quantiques de superposition et d’intrication répondaient-ils en partie
à la situation ?
Nous constations que jusqu’ici, Killian avait toujours utilisé la pensée des autres pour
« pouvoir penser » en quelque sorte, les phénomènes quantiques de
superposition et d’intrication, allaient correspondre à ce que nous constations
chez Killian. Cette part de notre travail sera traitée dans notre quatrième
conférence qui reviendra sur le phénomène d’apraxie engendrant une
impossibilité d’individuation du corps et de la pensée.
Comment se construit un souvenir ?
Parallèlement, nous avons cherché à comprendre comment s’élabore le processus
d’émergence du souvenir pour mettre en place des exercices concrets pour Killian. Pour ce
faire, nous nous sommes inspirés de l’œuvre d’Henri Bergson, notamment de Matière et
Mémoire, mais également des travaux d’Antonio Damasio, notamment de son livre intitulé
L’autre moi-même, les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions.
Avec Henri Bergson, nous avons compris que « notre mémoire choisit tour à tour diverses
images analogues qu’elle lance dans la direction de la perception nouvelle ». Il s’agit donc là
d’une forme « d’orientation », de « directionnalité », ce qui était justement impossible à
Killian étant donné son sévère passé de dystonie et d’apraxie. Ainsi pourrions-nous faire le
pont entre notre travail de réflexion philosophique et la réflexion que nous menions dans le
domaine de la physique quantique en lien avec ce que nous observions chez Killian. Bergson
écrivait encore : « Toute perception attentive suppose véritablement, au sens étymologique du
terme, une réflexion, c’est-à-dire une projection extérieure d’une image activement créée,
identique ou semblable à l’objet, et qui vient se mouler sur ses contours ».
Tout le cheminement bergsonien incitait au développement de la réflexion, et de la
conscience consciente de sa directionnalité qui se devait d’être précise et subjective : « Mes
sensations actuelles sont ce qui occupe des portions déterminées de la superficie de mon
corps ;le souvenir pur, au contraire, n’intéresse aucune partie de mon corps. Sans doute il
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engendrera des sensations en se matérialisant ; mais à ce moment précis, il cessera d’être
souvenir pour passer à l’état de chose présente, actuellement vécue ; et je ne lui restituerai
son caractère de souvenir qu’en me reportant à l’opération par laquelle je l’ai évoqué. »
Bergson décrivait exactement tout ce qu’il manquait à Killian, par ses réflexions observantes
Bergson nous donnait une piste pour avancer dans l’observation physiologique et comprendre
ce qui était défaillant chez Killian.
QUEL EST LE PROCESSUS PHYSIOLOGIQUE
DE L’ELABORATION DU SOUVENIR ?
En effet, un vaste réseau cérébral intervient dans la formation et l’évocation d’un souvenir.
Pour ce faire, il s’agit d’atteindre une certaine mesure. Une zone du cortex est spécialisée dans
les objets, une autre dans le contexte, et une troisième lie ces informations entre elles.
Le parcours d’un souvenir se fait en trois étapes :
1) L’encodage (ou emmagasinage) : qui est le processus qui permet de se référer aux
aspects du stimulus qui sont extraits pour former la base de la trace mnésique de ce
stimulus. Cette première étape met « en place » la trace mnésique. Une image est
transmise de l’œil vers le cortex visuel primaire, où elle est traitée et encodée. Les
informations sont ensuite transférées via la voie visuelle ventrale aux zones de la
mémoire. Les éléments de l’image y sont traités séparément : une zone du cortex
prend en charge la mémorisation des objets une autre zone celle du contexte.
L’hippocampe prend ensuite en charge le lien entre les deux types d’événements
pour former un seul et même souvenir.
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2) Le stockage ou consolidation : Le stockage se réfère à un processus pouvant mener
à une altération de l’information localisée dans la mémoire à long terme. Ce
processus est lié à celui de la consolidation, il reprend donc la manière dont
l’encodage a « mis en place » le souvenir et le stabilise. Dans les jours et dans les
mois qui suivent, le souvenir est consolidé car il a été stocké grâce au
renforcement des connexions entre l’hippocampe et les différentes parties du
cortex concernées. L’hippocampe continue à être le liant entre le souvenir de
l’objet et celui du contexte. Mais, avec le temps, le souvenir peut perdre sa vivacité
originale et se transformer en « histoire » plus stable.
3) La récupération ou remémoration : La récupération se réfère au processus qui
permet à une information d’être extraite de la mémoire à long terme, ce qui permet
au sujet d’utiliser ce souvenir de manière analogique dans plusieurs situations
différentes pour orienter son action. Cette troisième étape permet également de se
souvenir d’événements qui étaient en attente dans le cerveau. Or, chez Killian les
deux voies visuelles, en partie désactivées favorisaient son apraxie et sa dystonie.
Mais il existe plusieurs types de souvenirs pouvant générer ou non un acte
volontaire : En effet cependant Killian possédait certains types de souvenirs : il se
souvenait des visages, des lieux, mais pas des situations donc pas des liens possibles
entre deux actions, ainsi ne pouvait-il pas élaborer d’idées qui émergent entre autre
d’une capacité à juger un lien entre deux actions car il n’émettait aucun mouvement
volontaire et le mouvement volontaire provient de la mémoire propre, fruit d’une
pensée individuée.
Comment s’élabore la mémoire propre ?
Pour que la mémoire propre se constitue il est nécessaire de pouvoir porter un jugement
sur un lien qui s’effectue entre deux actions se référant à une situation donnée dont on
perçoit tout le contexte tant social que psychologique et cela n’est possible que lorsque
nous avons élaboré toutes les étapes du soi.
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Pour répondre à cette question nous nous sommes appuyés sur les travaux d’Antonio
Damasio :
Dans L’autre moi-même. Les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions,
Antonio Damasio explique que le soi se bâtit par étapes distinctes :
•
Le protosoi est la première étape, c’est le sentiment élémentaire d’existence. Il
rend compte de l’existence de l’organisme. Il consiste à rassembler des
images décrivant des états relativement stables du corps et engendrant des
sentiments spontanés du corps vivant, que Damasio nomme «sentiments
primordiaux ».
•
Le soi-noyau c’est la seconde étape qui résulte de l’établissement d’une
relation entre l’organisme représenté par le protosoi et un objet (une action).
A cette étape, le cerveau introduit dans l’esprit un élément qui n’était pas
présent auparavant que Damasio nomme protagoniste qui va permettre que le
protosoi se modifie au fur et à mesure que le soi-noyau se liera aux
événements dans lesquels il est impliqué.
•
Le soi autobiographique est la troisième étape qui se définit en termes de
connaissances biographiques qui vont du passé aux anticipations de l’avenir.
Il faut qu’un processus physiologique singulier s’échafaude pour que la mémoire propre
émerge : Des mécanismes d’encodage de stockage et de remémoration va découler trois
processus mémoriels que sont la reconnaissance, l’attention et l’actualisation
Ces différents phénomènes mémoriels qui découlent les uns des autres et qui construisent
une pensée propre ne sont possibles que si le sujet a atteint une « mesure observable » par luimême de sa propre pensée. Et c’est justement ce dont Killian se montrait incapable. Son
« vide pensant » traduisait une impossibilité d’atteindre une mesure observable de sa propre
reconnaissance et de sa propre attention pensante, de fait, il ne pouvait donc pas actualiser. Il
se trouvait dans un cercle vicieux où n’étant pas capable d’action volontaire, il ne pouvait
donc pas développer de pensée reconnue et attentive pour lui-même ; de même que ne
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développant pas de pensée reconnue et attentive pour lui-même, il ne pouvait pas développer
non plus d’action volontaire autonome. Il s’agissait de comprendre comment fonctionnait
l’émergence d’un souvenir et d’une pensée pour réfléchir à la possibilité de faire évoluer la
mesure vers une mesure observable.
Killian étant apraxique, il n’encodait pas les souvenirs et donc ne passait ni à la seconde, ni
à la troisième étape du stockage et de la récupération pour l’utilisation analogique d’un
souvenir.
Au niveau de l’encodage il y avait d’emblée un problème, car l’image que fournissait le
cerveau apraxique de Killian était comme hachée et ne construisait pas de liens entre les
différents éléments qui constituaient une scène, donc il n’y avait pas de scène cohérente. Cette
« hachure » entraînait de fait, une désorganisation de la représentation mentale des gestes à
exécuter et rendait donc impossible l’exécution d’un mouvement volontaire. Or, c’est au
niveau de l’emmagasinage que se crée le souvenir (le contexte et les objets concernant le
contexte) qui entraîne l’action volontaire.
Le souvenir ne naissant pas à l’étape à laquelle il devait naître ne pouvait effectivement pas
naître, car l’image restituée par le cerveau apraxique ne constituait pas une scène cohérente
avec des éléments reliés entre eux, ainsi l’action volontaire n’émergeait pas, et la mémoire de
Killian ne pouvait donc pas créer de lien entre son passé et son présent ;
Lorsque cela fonctionne normalement c’est notre passé qui fait agir
notre présent et qui construit notre futur
Si le soi autobiographique, la dernière étape de la construction du Soi nécessite un
Protosoi modifiable par un soi-noyau protagonisé, (c’est-à-dire un soi engagé) cela
entraîne que le sujet se sente toujours concerné par l’objet proposé, mais pour cela il
faut une image mémorielle cohérente et liable au présent par le passé pour aller vers le
futur. Or, l’apraxie se caractérise justement par une impossibilité d’agir, que ce soit
sur ordre, et, bien entendu, de manière volontaire : il n’y a donc pas d’élaboration du
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Soi autobiographique car il n’y a pas de mouvement du passé vers le présent pour
élaborer un futur.
Pour que cela puisse se faire, il faut que la mesure de la matière pensante du sujet
doit être observable par lui-même pour qu’il soit capable de reconnaître cette pensée
comme étant sienne
Qu’est-ce que la reconnaissance ?
La reconnaissance est donc le fait d’une remémoration d’un « déjà-vécu- en propre », c’est
ce type de remémoration qui rappelle le souvenir au présent pour le réemployer de manière
appropriée à la situation présente. Et Il faut que cette reconnaissance évolue : la
reconnaissance doit devenir une reconnaissance attentive. Elle doit se prolonger par une
perception ressentie dans le présent, qui permette de rendre nôtre les images de ce souvenir.
C’est donc ce sentiment de possession d’une sensation présente déjà vécue en propre dans le
passé qui crée la reconnaissance attentive. Sans la reconnaissance attentive, la production
d’images reste inconsciente et il y a un « vide pensant ».
C’est justement ce qui ne se produisait pas chez Killian. Lorsque nous avons constaté qu’il
n’avait pas de souvenirs propres, nous avons demandé à sa mère de sortir les photos des
dernières vacances. Nous étions à la fin du mois de novembre et les vacances de la Toussaint
n’étaient donc pas loin. Lorsque la maman de Killian lui montra les photos des vacances, elle
constata que toutes ces photos ne lui disaient absolument rien, alors qu’à peine quinze jours
nous séparaient de ces événements.
Nous avons alors demandé à sa mère de sortir les photos du jour où Killian avait reçu la
pouliche dont il rêvait. C’était un événement que nous avions préparé longuement avec les
parents. Nous espérions que cela provoquerait un débordement émotionnel et que
l’intentionnalité de Killian progresserait. Ce fut effectivement le point de départ de
l’émergence de ses émotions. Mais lorsque Killian vit les photos, alors qu’il reconnaissait
tout à fait sa pouliche, il fut incapable de se souvenir de cet événement qui, pourtant, avait été
très marquant pour lui. Les événements n’étaient pas vécus en propre et la reconnaissance ne
se faisait donc pas. Même s’il était capable de reconnaître les visages, le contexte ne lui disait
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rien, il ne voyait pas de quoi il s’agissait. Le stade de la reconnaissance du souvenir était
encore impossible pour Killian.
C’est au stade de la reconnaissance que se développent les mouvements volontaires car pour
reconnaitre un souvenir ou une pensée comme étant siens, il faut également pouvoir
reconnaitre les mouvements de notre corps comme nous appartenant : Pour que la
reconnaissance s’opère comme un déjà-vécu-en-propre, et que le souvenir se prolonge en
perception engendrant une action volontaire, il faut que les modifications du protosoi (la
première étape du soi de Damasio) se connectent aux images de l’objet-cause. Reconnaître,
c’est attribuer à une perception présente un statut familier donc déjà vécu en propre : le
souvenir s’actualise alors et devient donc utilisable. Cette perception présente se traduit alors
par des mouvements appropriés parce que les perceptions concernées génèrent des
mouvements familiers, déjà vécus en propre qui vont mener à la possibilité de créer une
attention.
Qu’est-ce que l’attention ?
C’est parce que le protosoi se montre suffisamment éveillé qu’il se modifie et engendre le
soi-noyau (deuxième étape de Damasio). Cela permet qu’une chaîne d’événements se mette
en place et transforme les sentiments primordiaux en sentiment de connaissance. Cette
connaissance, ce savoir, crée une saillance de l’objet : c’est cette saillance de l’objet,
engageant l’esprit que l’on peut définir sous le terme d’attention.
L’attention est une faculté d’analyse permanente : L’esprit recèle des images concernant une
séquence simple d’événements car un objet a engagé le corps quand il a été regardé, touché,
entendu dans une perception spécifique. Cet engagement a causé un changement dans le
corps ; la présence de cet objet a été ressentie et celui-ci est devenu saillant et a engendré
l’attention. Pour que l’attention émerge il faut que soit engendrée la saillance d’un objet
engageant l’esprit dans un processus attentionnel et analysant qui va mener à une
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reconnaissance attentive. C’est le corps qui est le fondement de l’esprit conscient : Pour
élaborer la conscience d’un point de vue physiologique, il faut un fonctionnement
stabilisateur. Ce sont les cartes cérébrales qui élaborent cette stabilité et qui contribuent à la
création des images qui élaborent les souvenirs. Ce sont donc ce type d’images mentales du
corps produites dans les structures cartographiques corporelles qui constituent à terme le soi, à
travers les différentes étapes que nous avons évoquées.
Or, lorsque la mesure observable de la matière pensante n’est pas atteinte, tout cela est
impossible
C’est parce que les souvenirs sont absents, que le corps n’est pas ressenti en propre et n’est
donc pas vécu comme utilisable. Ainsi comprend-t-on que, pour que l’action soit volontaire, il
faut une reconnaissance attentive du souvenir qui va permettre qu’il s’actualise, c’est-à-dire
qu’il reprenne pour un temps un statut d’action dans le présent, ce qui n’est possible que si,
dans le passé, cette action, de nouveau au présent, a déjà été reconnue comme telle parce que
vécue en propre de manière attentive par un souvenir antérieur similaire.
Qu’est-ce que l’actualisation ?
L’actualisation c’est donc la faculté de pouvoir rappeler un souvenir au présent, qui, de
nouveau utilisé, perd de ce fait son statut de souvenir pour le temps de cette utilisation. Le
mécanisme reliant le Soi et l’objet, ne s’applique pas uniquement aux objets réellement
perçus, mais également aux objets dont on se souvient et dont le souvenir est donc de nouveau
actualisable. Lorsque nous apprenons à connaitre un objet, nous effectuons des
enregistrements non seulement de son apparence, mais aussi de notre interaction avec lui (les
mouvements de nos yeux, de notre tête, ceux de notre main). Le phénomène du souvenir
implique donc le rappel d’interactions motrices mémorisées.
Lorsque nous avons commencé à travailler l’action sur ordre avec Killian, nous nous sommes
efforcés de trouver des contextes qui lui plaisaient de façon à ce qu’émotionnellement cela
soit vivable pour lui. Nous avons donc axé nos demandes d’actions sur les chevaux car c’est
son domaine de prédilection. Nous avons demandé que Killian emmène son cheval de son box
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vers le pré. Nous savions que c’était quelque chose qu’il aimait beaucoup faire, mais jusquelà, il ne l’avait jamais fait seul. Dans un premier temps, nous avons réduit l’action à sa plus
simple expression. On proposait le cheval à Killian une fois que le licol était mis et que son
box était ouvert. On lui demandait juste de traverser le pré qui séparait le box du champ où le
cheval allait brouter. Dans les premiers temps, même cette simple action était impossible de
manière fluide. Killian s’arrêtait en plein milieu du pré et ne repartait pas si l’on ne lui
rappelait pas ce qu’il était en train de faire. Alors qu’il l’avait fait des centaines de fois,
accompagné, et qu’il connaissait parfaitement la situation, sa mémoire se vidait, comme une
batterie d’ordinateur, il ne se souvenait plus qu’il fallait se souvenir. En réalité, le souvenir
ne s’actualisait pas, il n’était pas rappelé à nouveau dans le présent comme utilisable sous
forme d’action volontaire.
Ce sont tous ces contenus mentaux émergés et ordonnancés qui ont permis de faire émerger
petit à petit la mesure vers une mesure observable vers la mémoire consciente.
Qu’est-ce que la mémoire consciente ?
La mémoire consciente n’est pas seulement composée d’images dans l’esprit. C’est une
organisation de contenus mentaux orientés et centrés sur l’organisme, qui les produit et les
motive. Pour que le cerveau devienne conscient, il lui faut acquérir une propriété nouvelle :
la subjectivité (cette con-centration capable de ré-flexion orientée par un soi interne en lien
avec un soi corporel). Et ce qui la définit, c’est le sentiment qui accompagne les images dont
nous faisons l’expérience subjective : il s’agit de rendre nôtre ces images, de nous en sentir
les possesseurs. Pour que tout cela soit possible il faut que la mesure observable de la matière
pensante soit atteinte pour que le sujet la reconnaisse comme étant sienne. Or, c’est bien cela
qui ne se produisait pas chez Killian et, de fait, ses images conscientes ne se formaient pas.
Lorsque nous avons commencé à travailler les actions sur ordre avec Killian, tant le
processus d’emmagasinage que celui de remémoration étaient déficients. Pour susciter les
premiers progrès, nous avons utilisé des situations qu’il connaissait très bien et aimait
particulièrement. Nous avons demandé à sa mère de le diriger dans le pansage d’une
pouliche, activité qu’il connaissait parfaitement. Cependant, non seulement il était incapable
d’effectuer une gestuelle suivie et s’arrêtait en plein milieu d’un geste, ne coordonnait aucun
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de ses mouvements qui se montraient tantôt saccadés, tantôt inexistants par défaut
d’emmagasinage, mais encore, lorsqu’on le faisait passer à une seconde pouliche, alors qu’il
venait de faire les gestes sur la première, il fallait le diriger de nouveau comme s’il ne l’avait
jamais fait, Il n’avait pas la capacité de rejouer un geste déjà utilisé, d’accéder à ce
qu’Edelman appelle un « présent remémoré ».
Il a donc fallu développer chez Killian ses capacités d’emmagasinage, et d’encodage, et
commencer un long chemin de désintrication, pour que naisse petit à petit une pensée propre
et des souvenirs qui stimulent les fonctions sensori-motrices :
Il a fallu, dans une première étape apprendre à Killian à agir sur ordre, mais dans un
premier temps, bien que comprenant nos consignes, il était incapable de les exécuter, il fallait
donc lui montrer, et agir en même temps que nous lui donnions la consigne. Nous avons
demandé à sa mère de lui faire exécuter une action dans un contexte qui nécessitait qu’il
reproduisît toujours les mêmes gestes dans le même ordre. Il s’agissait d’ouvrir la fenêtre et
de fermer le volet. Autrement dit, l’emmagasinage s’exerçait de manière répétitive pour des
gestes simples s’impriment dans son cerveau. Tout d’abord sa mère exécutait l’action devant
lui, en décomposant tous les gestes et en les répétant plusieurs fois. Cette étape visuelle était
indispensable. En même temps, elle lui expliquait chaque geste. Puis, lorsque sa mère l’avait
fait, elle accompagnait Killian dans ses propres gestes en lui prenant la main et le lui faisait
faire. Il fallut plusieurs semaines pour que le cerveau de Killian emmagasine cette série de
mouvements et les coordonnent correctement. Il pouvait commencer et s’arrêter au milieu
d’une action aussi simple que tourner la poignée de la fenêtre ou tirer le volet à lui. Il fallut
environ un mois pour qu’une séquence gestuelle de ce type s’emmagasine dans son cerveau.
Lorsqu’il a progressé, nous avons demandé à sa mère de lui apprendre à mettre le couvert, en
lui montrant en même temps qu’elle verbalisait. Mais à la différence de l’action d’ouvrir la
fenêtre et de fermer le volet, la séquence gestuelle était beaucoup plus riche car elle pouvait
s’exécuter dans des ordres divers. Cette fois, il allait falloir que le cerveau de Killian
emmagasine des séquences gestuelles interchangeables puisqu’on pouvait sortir les assiettes
avant les verres ou inversement, ou bien placer les fourchettes avant les cuillers. Il fallut
environ deux mois pour que Killian emmagasine ce type de séquences gestuelles et commence
à élaborer volontairement l’action.
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Le mouvement volontaire est une habitude de souvenir
L’habitude du souvenir d’utiliser un objet fini par créer et organiser un ensemble de
mouvements volontaires et de perceptions, à la manière d’un réflexe. On se souvient d’un
objet pour l’utiliser dans un but précis, parce que le protosoi a été modifié par l’objet-cause.
Ces modifications ont inauguré le soi-noyau, étape à laquelle apparaît dans le cerveau cette
faculté de protagoniser donc d’engager l’organisme. Grâce à cette protagonisation, on
développe le sentiment de connaître l’objet et ce sentiment engendre une saillance de cet
objet engageant l’esprit dans un processus attentionnel.
La constitution de la subjectivité est donc engendrée par la perception que nous avons de
notre corps. Cette perception se forge par les modifications du protosoi qui inaugurent la
création du soi-noyau par une chaîne d’événements, dont l’engagement attentionnel mène à
la constitution de la subjectivité. Une perception est toujours le prolongement d’un souvenir
qui a déjà été vécu en propre de manière similaire : Il n’y a pas de perception reconnue
possible s’il n’y a pas d’abord une étape primordiale de souvenir d’action.
Que mémorisons-nous lorsque l’on rencontre un objet ?
1- Les structures sensorimotrices associées à la vision de l’objet
2- Les structures sensorimotrices associées au toucher et à la manipulation de l’objet
3- Les structures sensorimotrices résultant de l’évocation de souvenirs préalablement
acquis et pertinents de l’objet
4- Les structures sensorimotrices liées au déclenchement des émotions et des
sentiments relatifs à l’objet.
Dans le cas des diverses apraxies dont était atteint Killian, tout ce processus était donc
inexistant. Dès lors on comprend qu’il n’y ait pas de constitution subjective, dans la mesure
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où la subjectivité émerge de l’action vécue en propre, qui passe préalablement par le
souvenir : Un souvenir est toujours un composite d’activités sensorielles et motrices liées à
l’interaction entre l’organisme protagonisé et l’objet-cause. La subjectivité ne peut surgir que
si le cerveau enregistre les conséquences multiples des interactions de l’organisme avec
l’objet concerné et si la production d’images est effectivement reconnues en propre.
Quel lien y a-t-il entre la perception, l’attention et l’actualisation du
souvenir ?
C’est la perception qui prolonge l’actualisation d’un souvenir
Pendant très longtemps, le corps de Killian était pour lui un fantôme. Il ne ressentait
absolument pas son corps, aucun membre ne lui appartenait. D’ailleurs, nous avions constaté
qu’il était incapable de désigner son propre corps : Il était autotopo-agnosique. Il lui était
également impossible de désigner un autre corps vivant, au mieux pouvait-il désigner
quelques parties du corps de son ours en peluche, mais c’était tout.
Il fallut donc trouver le moyen que cette auto-désignation pût se faire. Au début, avec l’aide
de sa mère, il travaillait devant une double glace en pied, mais cette auto-désignation ne
progressait pas. Sa mère eut alors l’idée d’envelopper son corps dans une couverture très
serrée pour qu’il ressente peut-être mieux son corps dans sa totalité. Cela provoqua chez le
petit une intense fatigue, mais les progrès dans l’auto-désignation commencèrent à se
dessiner. Peu à peu, il commença à désigner son corps, cependant la partie allant du cou au
bassin lui restait impossible à percevoir en propre. Ce n’est que lorsqu’il cessa d’être épuisé
par la couverture serrée autour de son corps que peu à peu l’auto-désignation totale de son
corps put se faire : il n’y avait tout d’abord aucune perception propre de son corps, aucun
ressenti de l’état actuel de ce dernier, ce qui entraînait une impossibilité d’adapter son corps
à toute attitude consciente, laquelle conscience d’attitude découle précisément de l’attention
comme faculté permanente d’analyse. Cela venait du fait, qu’à cette époque, l’actualisation,
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c’est-à-dire la possibilité de rappeler comme utilisable au présent un souvenir de nouveau
vivable sous forme d’action volontaire, était absente.
Nos sens se développent à travers l’ensemble des connexions établies entre la
perception sensorielle et le mouvement qu’ils utilisent. À mesure que l’impression se
répète, la connexion se consolide. Lorsque l’on ne ressent pas son corps en propre, on
est incapable de le désigner. Si l’on ne situe ni l’avant ni l’arrière du corps, s’il n’y a
pas de connexion entre l’impression sensorielle et le mouvement, il n’y a pas non plus
de souvenir d’un geste familier, reconnu comme réutilisable, pas plus que de volonté
possible pour effectuer ce mouvement.
La pensée propre ne peut émerger que si les ingrédients de l’esprit conscient se constituent
de manière ordonnée parce que la bonne mesure a été atteinte. Ce sont d’une part l’état de
veille comme processus par lequel l’attention se fait en permanence analysante qui permet au
sujet de s’ajuster par rapport à l’objet ; et d’autre part, les images comme source d’objets à
connaître de manière consciente, celles-ci étant de toutes variétés sensorielles. Elles se
rapportent à toute action ou à tout objet traité par le cerveau.
La pensée propre découle de ces éléments qui constituent l’esprit conscient. L’esprit
conscient provient donc de l’établissement d’une relation entre l’organisme et l’objet à
connaître. Mais cela n’est possible que si la conscience sait qu’elle s’observe elle-même parce
que la mesure observable de la matière pensante du suet par lui-même a été atteinte, d’où
notre recherche sur le vide quantique pour tenter de faire évoluer cette observation du pensant
par Killian pour que celle-ci ne reste pas à une mesure infra-observationnelle que l’on appelle
l’état de « vide ».
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Bibliographie
•
L’autre moi-même, les nouvelles cartes du cerveau, de la conscience et des émotions
Antonio Damasio, Editions Odile Jacob 2010
•
La mémoire in Les dossiers de La Recherche juin 2012
•
Le cerveau volontaire Marc Jannerod, Editions Odile Jacob 2009
•
Le sens du mouvement Alain Berthoz, Editions Odile Jacob 1997
•
Matière et mémoire Henri Bergson, PUF collection Quadrige
Quelques articles autour de la mécanique quantique…..
•
Qu’y a-t-il là quand il n’y a rien là ? Robert Mills in Le vide : univers du tout et du
rien Bruxelles, Editions Complexe 1998
•
Le vide diffère-t-il de la matière ? Christophe Schiller in Le vide : univers du tout et du
rien Bruxelles, Editions Complexe 1998
•
Entre rien et quelque chose : Les paradoxes du vide Marc Lachièze-Rey in Le vide :
univers du tout et du rien Bruxelles, Editions Complexe 1998
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