karl popper et la dynamique des conventions
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KARL POPPER ET LA DYNAMIQUE DES CONVENTIONS1 Franck Bessis Selon Karl Popper, les coordinations par lesquelles se développe la science s’appuient sur des conventions qu’elles contribuent à faire évoluer sous l’impulsion d’une attitude critique. La place accordée à l’argumentation et aux conventions autorise à voir en Popper un précurseur de l’Economie des Conventions au même titre que Keynes. Ce rapprochement permet d’éclairer d’un point de vue dynamique le lien entre la rationalité limitée et les conventions. Keynes et Lewis sont les deux figures revendiquées par l’Economie des Conventions comme précurseurs2. Cet article découvre une troisième référence clef pour cette approche dans l’épistémologie de Karl Popper. L’intérêt de ce rapprochement tient à la formulation alternative et étayée de plusieurs thèses. Contrairement à la façon dont la notion de convention est habituellement perçue, cette « nouvelle » formulation est d’emblée basée sur l’idée de changement. Elle reste néanmoins inscrite au niveau des jugements normatifs que peuvent formuler les agents. La partie la plus connue de l’épistémologie de Popper, l’énoncé d’un principe de démarcation pour les énoncés scientifiques, ne laisse en effet aucun doute sur la dimension normative de son projet. La présence d’énoncés normatifs au sein de la grille d’analyse descriptive des interactions sociales fournie par l’Economie des Conventions (EC) se situe, quant à elle, principalement dans le recueil de conceptions du bien commun explicitées et mobilisés par les agents dans les situations où les normes du débat public sont observées3. La grammaire des cités dont il est question ici ne fournit pas à elle seule une modélisation satisfaisante de l’homo oeconomicus de même que le seul argument de l’intérêt avancé traditionnellement par l’économiste ne saurait rendre compte de manière satisfaisante de son comportement dans toutes les situations. L’individu peut agir à l’encontre de ce que lui dicte son strict intérêt personnel de même qu’il peut agir en désaccord avec les principes de justice en vigueur. Il suit d’autant plus sûrement son intérêt personnel qu’il se perçoit comme un individu isolé et s’ouvre d’autant plus à d’autres logiques d’action qu’il quitte ce niveau d’identité pour se percevoir à l’un des deux autres principaux niveaux décrits par la théorie de l’identité sociale : le niveau du groupe et le niveau humain (Bessis et alii [2003]). En énonçant son principe de démarcation, Karl Popper se situe au niveau du groupe constitué par la communauté scientifique qu’il contribue à définir. La défense d’une norme de rationalité (le rationalisme critique) relève quant à elle du niveau humain. Il est courant d’opposer les conceptions normatives-idéalistes de Popper aux descriptions relativistes-réalistes de Thomas Kuhn qui seraient plus à même de tenir compte de l’opportunisme des individus dans leur positionnement vis-à-vis de tel ou tel paradigme. L’intégration de considérations normatives dans la description de l’activité de recherche par la prise en compte des différents niveaux d’identité auxquels les individus peuvent se situer et des différents niveaux de conventions sur lesquels ils s’appuient, permet au contraire de dépasser un tel antagonisme. Ce dépassement permet de mieux faire ressortir ce qui distingue 1 Ce document a été présenté à l’occasion de la Journée TIPS du 24 juin 2004. Je remercie Ariane Ghirardello, Philippe Batifoulier, Olivier Favereau et Guillemette de Larquier pour leur lecture critique de différentes versions du texte ainsi que les participants à la journée TIPS pour leurs nombreux commentaires. Les positions défendues dans ce travail n’engagent que moi-même. 2 La dette envers Lewis s’est dépréciée avec l’accent mis sur la rationalité interprétative (Batifoulier, [2001]). 3 C'est-à-dire dans les situations où les rapports de force ont été transposées (condition préalable à leur dénouement) sur un plan argumentatif (Bessy et Favereau [2003]). 1 le plus ces deux approches : leur manière d’appréhender le changement comme succession de périodes normales et de crises d’un côté, comme révolutions permanentes de l’autre. Ces deux façons de périodiser se présentent également comme dilemme pour les théories économiques qui renoncent à l’énonciation de régularités atemporelles. La fécondité des démarches de Popper et de l’EC prend sa source dans une même stratégie. Dans les deux cas, la situation de problème met aux prises une raison sans limite et ses apories susceptibles de la renverser entièrement. Dans le cadre de la théorie de la connaissance, l’impossibilité de fonder la raison absolue et le principe de l’induction créent une brèche par laquelle se sont engouffrées toutes formes d’irrationalisme. Dans le cadre de la théorie économique, l’impossibilité de rendre compte de la coopération sur la base de la rationalité optimisatrice et les paradoxes du common knowledge (Dupuy [1989]) mettent à mal le postulat de l’individualisme méthodologique et conduisent à introduire objets sociaux et institutions comme des paramètres exogènes. Dans les deux cas la solution a pour point de départ la prise en compte des limites de la raison, par la reconnaissance de l’incertitude. Pour l’EC, c’est l’existence même de l’incertitude qui permet de relancer l’action et de faire émerger des conventions là où la transparence complète ne débouche sur rien et bloque la situation. C’est à partir d’une hypothèse de rationalité limitée rendue nécessaire par l’incertitude qu’il est possible de modéliser des individus qui apprennent. Pour Popper, c’est aussi l’incertitude qui rend possibles les progrès de la connaissance et le rejet du relativisme. C’est parce que notre savoir est incertain que les échanges entre les cultures sont possibles, que les points de vue peuvent être questionnés, discutés et non systématiquement imposés. Dans les deux cas, « l’incertitude n’est pas le problème, c’est la solution » (Favereau [1997]) Proximités dans les dilemmes, proximités dans les stratégies et, comme nous allons le voir, proximités dans les architectures conceptuelles (partie 1), confèrent à ce rapprochement entre les notions de conventions utilisées par Popper et par l’EC une cohérence sémantique suffisante pour faire travailler ensemble ces analyses sur la question du changement (partie 2). 1 DEUX CONSTRUCTIONS ANALOGUES Dans cette première partie, je présente d’abord les conventions mobilisées par Popper selon les trois niveaux auxquels elles interviennent (1.1). Je rappelle ensuite plus brièvement la présence de ces trois mêmes niveaux dans l’EC (1.2) pour montrer la similarités entre les deux constructions (1.3). 1.1 Les trois niveaux de conventions chez Karl Popper Les développements épistémologiques de Popper consistent à justifier l’adoption de conventions pour la méthode scientifique. Il existe une hiérarchie relâchée parmi ces conventions ; une règle de type supérieur (deuxième niveau) guide l’orientation de toutes les autres (troisième niveau). A un premier niveau, le choix fondamental entre rationalisme et irrationalisme est lui-même affaire de conventions. Niveau 1 : Le Rationalisme Critique Le rationalisme critique (RC) correspond à la conception de la raison avancée par Popper pour résoudre le problème de son fondement. La recherche de fondations ultimes consiste à démontrer la supériorité du choix en faveur de la raison sur toutes les formes d’irrationalisme. La solution de Popper ne repose pas sur la découverte d’une justification décisive, mais plutôt sur une transformation du problème solidaire de la nouvelle conception de la raison qu’il propose : le remplacement de la justification par une convention susceptible de résister à l’examen de la critique. Ce déplacement implique que la convention de 2 rationalisme critique demeure un choix parmi d’autres possibles, un choix non pas arbitraire mais moral (cf. Encadré 1). Sa principale alternative (rationnelle) est le « rationalisme absolu », qui vise la connaissance certaine à partir de sources indubitables et parie alors sur la possibilité de justifier chacune de ses propositions par le raisonnement ou l’expérience. Le RC n’est pas une règle méthodologique précise mais une posture basée sur la complémentarité entre une conception de la connaissance et une certaine disposition à l’échange d’arguments. Le rôle moteur de la discussion critique tient à sa capacité à révéler nos erreurs, par lesquelles nous sommes en mesure d’apprendre. Encadré 1 : Une mise en ordre de la question de l’arbitraire des conventions Pour Popper, l’arbitraire de la convention dépend de l’enjeu du choix, de ses conséquences : tous les domaines de décision ne se valent pas. Toutes les décisions à l’intérieur d’un domaine peuvent, en revanche, se valoir. Plus précisément, deux dimensions mises en avant par l’auteur permettent de distinguer convention arbitraires et convention non arbitraires : la prise en compte de jugements de valeur (le choix devient moral) et l’adoption d’une attitude critique. i) Le choix moral s’oppose au choix arbitraire en ce qu’il fait intervenir des valeurs. Il touche la vie d’autres personnes et engage la responsabilité de celui qui décide, avec pour seul juge sa conscience (Popper [1979], t.1, p.62). ii) L’adoption de l’attitude critique est toujours possible, même pour des choix que l’on considère habituellement arbitraire. Popper prend l’exemple du choix de porter sa montre au poignet gauche (Popper [1985], pp.183-205). L’attitude critique peut alors conduire à l’acceptation, au rejet ou à un compromis (pour l’exemple, changer de poignet un jour sur deux). Un autre exemple de choix dénué de considération morale donné par Popper est celui du côté de la route sur lequel conduire (Popper [1989b], p.25). Que l’on choisisse le côté droit ou le côté gauche n’a aucune importance du moment que chacun choisit le même côté. Notons que cet exemple de convention est aussi l’archétype des problèmes de coordination que traite Lewis [1969] en mobilisant les outils de la théorie des jeux. Ce sont des situations où la nécessité de se coordonner l’emporte sur toute autre considération. Ces problèmes existent parce que des questions plus importantes ont été réglées en amont. Dans ces dernières réapparaît un enjeu qui dépasse le seul besoin de conformité. Leur actualisation peut d’ailleurs remettre en cause les petites décisions. Par exemple, l’abandon du nom de jeune fille au profit de celui de du mari peut être dénoncé comme perpétuant insidieusement une inégalités entre les sexes. Le rejet de la solution dénoncée ne règle pas pour autant le problème du choix du nom des enfants. Ce rejet ramène seulement l’ensemble de choix à des solutions jugées équivalentes (assembler les deux noms, prendre une syllabe de chaque, arbitrer en fonction du classement alphabétique des deux noms…). Il ramène la solution choisie à une solution arbitraire…par rapport au respect de certains principes. Le choix relève ainsi d’une forme d’arbitraire épurée. L’enjeu moral est évincé par la sélection du sous-ensemble de solutions4. L’émergence du RC est présentée par Popper comme une transformation de la société intervenue dans la Grèce antique. Il marque le passage de la « société close », dans laquelle les personnes appréhendent les conventions crées par l’homme de la même façon que les lois de la nature, à la « société ouverte », où elles sont en mesure de critiquer et de modifier les règles en place. L’absence de distinction entre nature et convention, caractéristique de la « société close », implique une soumission irrationnelle aux règles de la collectivité. Celles-ci sont perçues comme relevant d’une autorité supérieure et ôtent ainsi toute responsabilité aux personnes dans la conduite de leur existence. Là où il n’y a pas de choix, il ne saurait, en effet, y avoir de responsabilité, ni de liberté. Chaque convention naturalisée peut ainsi être considérée comme une restriction de l’autonomie individuelle, de la liberté de choix. La reconnaissance du caractère construit des conventions (« dualisme des faits et des décisions ») offre au contraire à l’individu la possibilité de les discuter. Les tabous deviennent des 4 On notera au passage que le type de conventions étudiées par Lewis apparaît alors comme un cas limite. 3 conventions par rapport auxquelles on choisit de se positionner de manière responsable. Les capacités critiques, une fois libérées, interrogent également les explications consacrées des phénomènes naturels. Sous l’effet de la critique, les mythes sont ainsi progressivement remplacés par des explications scientifiques. Les anciennes explications apparaissent erronées, ou imparfaites. La connaissance apparaît réfutable (et incertaine). « De l’amibe à Einstein, il n’y a qu’un pas ». Popper use de cette formule pour souligner que l’adoption de la convention de RC consiste dans l’activation d’une compétence ordinaire. L’énonciation et la critique d’une position sont rendues possibles par les deux fonctions supérieures du langage qui distinguent l’homme de l’animal : la fonction descriptive, qui s’accompagne d’une prétention à la validité, et la fonction argumentative qui permet d’expliquer, défendre et mettre en cause cette prétention. Attribuer à l’homme une capacité critique ne relève donc pas d’une hypothèse cognitive héroïque. Le premier pilier du RC correspond à l’affirmation suivante : rien n’est à l’abri de la réfutation. Il n’est pas possible d’établir la véracité d’une proposition, mais seulement sa fausseté. Il n’existe aucun moyen de savoir si la vérité a été atteinte (il n’existe aucun moyen d’être certain de la véracité d’une proposition). En conséquence, les théories doivent toujours garder le statut d’hypothèse, même si elles passent avec succès les tests visant à les réfuter et qu’elles sont admises par la communauté scientifique. L’admission doit toujours être considérée comme provisoire. La conception incertaine de la connaissance motive ainsi une attitude : l’ouverture à la critique. Le renoncement à la certitude collective est aussi un renoncement à la certitude individuelle. L’attitude de raison consiste à se maintenir disposé à revenir sur chacune de ses convictions pour prendre au sérieux les objections d’autrui. Le deuxième pilier du RC peut alors s’exprimer ainsi : rien ne doit être soustrait à la critique. Toute forme de dogmatisme est ainsi rejetée. L’expérience, l’intuition et la tradition, si elles jouent toutes un rôle dans le processus de connaissance, ne doivent pas pour autant servir d’argument d’autorité. Accepter de remettre en question n’importe lequel de ses présupposés est une condition nécessaire à l’établissement d’un rapport de réciprocité conforme à la tradition critique : « Etre rationaliste, c’est admettre que l’erreur peut être de notre côté et la vérité de l’autre, c’est être disposé à un effort, et, s’il le faut, à un compromis, pour parvenir à la vérité dans des conditions susceptibles de rallier la majorité de l’opinion. » (Popper [1979], t.2, p.153) Le problème est ainsi déplacé des sources de la connaissance à la question du contrôle de la connaissance. Une seule autorité est reconnue à ce niveau : l’assentiment du groupe (ouvert à la critique) obtenu par la conformité à une méthode légitime. Le rationalisme absolu contient une exigence (tout doit être fondé avec certitude) que le choix en sa faveur ne respecte pas. A l’inverse, le RC contient une exigence (rien ne doit être soustrait à la critique) que le choix en sa faveur respecte : il est toujours possible d’interroger ce choix. En contournant les incohérences du rationalisme absolu, Popper renforce le choix en faveur de la raison, mais concède dans le même temps à l’irrationalisme le statut de concurrent légitime : « Le rationalisme critique peut parfaitement admettre l’existence d’une affirmation a priori, qui n’est autre qu’un acte de foi dans la raison. A nous de choisir entre l’irrationalisme, absolu ou non, et une forme de critique de rationalisme qui ne craigne pas de puiser sa conviction initiale dans une décision irrationnelle. » (Popper [1979], t.2, p.157) L’argument visant à mettre rationalisme et irrationalisme sur un pied d’égalité repose sur ce choix constitutif : dans les deux cas, c’est une décision irrationnelle qui est à la base de la posture. Ce point a fait l’objet de vives discussions entre disciples de Popper et partisans d’un fondement indiscutable pour la raison (Appel [1981], Bartley [1984], Radnitzky et Bartley [1987]). Nous retenons de ces débats que le choix initial en faveur de la raison, parce qu’il ne 4 peut s’appuyer d’emblée sur la raison, est irrationnel. Il n’y a aucun moyen de hiérarchiser a priori les positions du rationaliste et de l’irrationaliste ; mais parce qu’il est possible d’interroger ce choix à la lumière de la discussion critique, il peut faire l’objet d’une rationalisation a posteriori. Une fois adoptée, la convention de RC se renforce d’elle-même. Le dernier mot peut donc revenir à Popper lui-même : « le rationalisme auquel j’adhère ne contient pas en lui-même sa propre légitimation, mais il repose sur une confiance irrationnelle en l’attitude dictée par la raison. Je ne pense pas qu’il soit possible de dépasser cette aporie. Je pourrais éventuellement ajouter que cette croyance irrationnelle en un droit réciproque à convaincre autrui et à se laisser convaincre par lui est la marque d’une foi en la raison humaine ou, plus simplement, je dirais que je crois en l’homme. » (Popper [1985], p.520) En résumé, la convention de RC offre une représentation de la relation que forme les individus, en tant qu’êtres humains dotés de raison, lorsque ces derniers sont engagés dans une discussion rationnelle. Niveau 2 : Les représentations de la science (principe de démarcation) La convention de démarcation vise à distinguer ce qui doit être considéré comme scientifique de ce qui ne doit pas l’être. Elle fournit ainsi une représentation de la communauté scientifique et un cadre d’interprétation à partir duquel peuvent être évaluées et confrontées les différentes théories. Il s’agit de la partie la plus connue de la philosophie de Popper. C’est pourquoi nous ne nous y attarderons pas. Son principe peut s’énoncer comme suit : une théorie relève de la science si elle peut être contredite par les faits. Elle s’appuie sur la différence entre la vérification d’une théorie et sa réfutation, différence qui repose ellemême sur l’asymétrie logique entre les énoncés universels et leur négation (cf. Encadre 2). Encadré 2 : Enoncés universels, énoncés existentiels et énoncés singuliers Les énoncés universels au sens strict sont des hypothèses supposées vraies en tous lieux et en tous temps. Elles portent sur un nombre illimité de cas. Par exemple : (1) « Tous les corbeaux sont noirs » est un énoncé universel, et (2) « Tous les corbeaux ne sont pas noirs » est la négation de l’énoncé universel. Les énonces existentiels au sens strict sont des énoncés de la forme « il y a » : (3) « Il y a des corbeaux non-noirs » est un énoncé existentiel, et (4) « Il n’y a pas de corbeaux non noirs » est un énoncé de non-existence. L’exemple a été choisi pour illustrer un point important : « La négation d’un énoncé universel au sens strict est toujours équivalente à un énoncé existentiel au sens strict et inversement » (Popper [1973], p.83) [dans l’exemple, (2) Ù(3) et (1) Ù(4)]. Les énoncés singuliers sont situés dans le temps et dans l’espace. Il existe une asymétrie logique entre les énoncés de non-existence et les énoncés existentiels (ou entre les énoncés universels et leur négation). Seul les premiers peuvent être contredits par un énoncé singulier. La contradiction des énoncés existentiels (par exemple, « Il y a des chats rouges ») requiert, quant à elle, un énoncé universel (« Tous les chats sont non rouges »). En effet, pour rejeter l’hypothèse selon laquelle quelque chose n’existe pas, il suffit d’observer son existence dans un seul cas. En revanche, pour rejeter l’hypothèse selon laquelle quelque chose existe, il faut procéder à une exploration complète – dans le temps et dans l’espace – du monde. En tant que convention, la représentation de la science proposée peut ici encore être confrontée à plusieurs alternatives. Popper discute plus précisément avec deux d’entre elles : La conception positiviste prétend à la certitude scientifique des lois découvertes par accumulation de faits. Elle est de type « naturaliste ». Dans cette optique, il ne s’agit pas de 5 proposer « ce qui doit être » mais de dire « ce qui est ». Par exemple, sur le problème de la démarcation entre science et non-science : « Au lieu de considérer que leur tâche consiste à proposer une convention adéquate, ils[les positivistes] croient qu’ils doivent découvrir une différence existant dans la nature des choses pour ainsi dire, entre, la science empirique d’une part, et la métaphysique de l’autre » (Popper [1973], p.31). Cette posture découle de la distinction opérée par les positivistes entre, d’un coté les énoncés logiques ou empiriques susceptibles de dire des choses, et de l’autre, les énoncés métaphysiques dépourvus de sens. Pour être digne de considérations, les questions de méthode doivent se rapporter strictement aux premiers types d’énoncé. Elles doivent alors nous renseigner sur les choses telles qu’elles sont. La posture naturaliste fournit des affirmations autoritaires. En décrétant de manière définitive ce qu’est la science et ce qu’elle n’est pas, les positivistes privent la communauté savante de sa capacité à inventer, aménager et comparer ses propres règles. Imposées de l’extérieur, les règles méthodologiques deviennent indiscutables. Popper souligne le dogmatisme d’une telle conception : « …je rejette la conception naturaliste. Le sens critique lui fait défaut. Ses défenseurs ne parviennent pas à comprendre que chaque fois qu’ils croient avoir découvert un fait, ils ont seulement proposé une convention. C’est ainsi que la convention est susceptible de dégénérer en dogme. » (Popper [1973], p.50). Bien que dans ce qui précède la représentation de la science de Popper apparaisse clairement « conventionnaliste », ce terme est généralement peu employé pour qualifier son épistémologie car il est déjà rattaché à d’autres développements auxquels Popper s’oppose : le conventionnalisme de Poincaré. Cette source de confusion sur les termes nécessite d’insister sur ce point. Par son opposition au conventionnalisme, Popper ne rejette pas l’idée que la science repose sur des conventions (comme nous venons de le voir), mais seulement l’affirmation selon laquelle les énoncés scientifiques eux-mêmes seraient des conventions. « Pour le conventionnaliste, la science théorique n’est pas une image de la nature, mais une simple construction logique. Ce ne sont pas les propriétés du monde qui déterminent cette construction, c’est au contraire la construction qui détermine les propriétés d’un monde artificiel : un monde de concepts implicitement définis par les lois naturelles que nous avons choisies. La science ne parle que de ce monde là. » (Popper [1973], p.77) Dans ces conditions, le conventionnalisme de Poincaré assigne comme but aux théories la plus grande simplicité possible dans leur construction. Cette simplicité est à chercher du côté des systèmes théoriques en vigueur. En cas de contradiction entre les hypothèses théoriques et les observations, plusieurs stratégies d’esquive de la réfutation (ou « stratagème conventionnalistes ») sont préconisées. Ces stratagèmes sont en opposition avec la convention de démarcation proposée par Popper, axée sur la réfutation. Entre ces deux représentations de la science, il faut choisir. Popper défend sa conception sur la base de sa fécondité. Privilégier les théories testables serait plus à même d’encourager des progrès de la connaissance, dans la mesure où cela suscite des explications toujours moins incomplètes et fait ressortir de nouveaux problèmes à chaque étape. Niveau 3 : Les règles méthodologiques et énoncés de base Le troisième niveau de convention concerne directement les règles méthodologiques. Comme elles visent à réguler les pratiques des chercheurs au quotidien dans chacun de leur domaine particulier, ces conventions ne peuvent pas être toutes explicitées. De plus, leur liste doit être considérée comme ouverte en raison de la possibilité d’occurrence de situations 6 inédites intrinsèques au processus de découverte scientifique. Popper donne toutefois quatre exemples de ces conventions : (1) Les hypothèses ad hoc visant à aménager la théorie pour la rendre compatible avec des faits qui la réfutent ne doivent être acceptées que si elles permettent de déduire de nouvelles conséquences testables indépendamment de ces faits ; (2) Des changements dans la définition des concepts ne peuvent être admis qu’à condition de prendre en compte toutes les conséquences qu’ils impliquent, y compris au niveau d’anciennes conséquences admises ; (3) Un accord antérieur sur les faits ne doit pas être remis en cause simplement au profit d’une théorie qu’il viendrait à contredire ; (4) Une théorie réfutée ne peut être maintenue sur le simple espoir de « dérivations logiques devant être découvertes par la suite » (Popper [1973], p.82) L’« accord antérieur sur les faits » dont il est question dans (2) souligne la reconnaissance par Popper de l’absence de certitude sensible. Contrairement à ce que suggère un « empirisme naïf » (Chalmers, [1987]) largement rejeté aujourd’hui, il n’y a pas d’accès direct au fait5. Pour garantir le caractère empirique des énoncés sur les faits, il faut encore distinguer l’expérience privée de celle qui rend possible un contrôle intersubjectif. Cette nouvelle démarcation entre le non observable et l’observable n’a pas de critère défini, mais se concrétise au cours de l’activité de recherche par l’accord auquel aboutissent les chercheurs. En dernier lieu, ce sont encore des conventions qui fixent l’acceptation ou le rejet des énoncés de base : « Notre acceptation des énoncés de base résulte d’une décision ou d’un accord et à cet égard ces énoncés sont des conventions. » (Popper [1973], p.105) Si les chercheurs ne parviennent pas à s’entendre, les évènements en question apparaîtront rétrospectivement non observables. Popper ne peut pas expliciter les modalités d’un tel accord. Il s’agit d’un choix libre pour lequel les critères de décision semblent devoir émerger des situations et de leurs problèmes particuliers. Au même niveau de convention, on peut citer les seuils d’acceptation ou de rejet des tests statistiques, la notion de « fait stylisé » et les conditions de reproductibilité des expériences de laboratoire. En résumé, les conventions méthodologiques régulent les comportements des chercheurs. Le suivi de ces conventions permet la lisibilité et la validation de leurs travaux. 1.2 Les trois niveaux de conventions dans l’Economie des Conventions Niveau 1 : Le sens de la Justice L’axiomatique du modèle des économies de la grandeur fournit une conception conventionnelle de la Justice. Sa construction n’est pas uniquement spéculative. Elle s’appuie à la fois sur des œuvres classiques de philosophie politique et sur un travail d’investigation empirique de situations dans lesquelles les personnes ont mobilisé, soit pour se justifier, soit pour dénoncer, l’idée de Justice. La conception de la justice qui ressort de cette axiomatique est compatible avec différentes spécifications du bien commun. Les personnes sont considérées comme fondamentalement identiques, en tant qu’êtres humains (axiome 1), mais chaque spécification 5 La traduction des expériences sensibles immédiates en énoncés requiert une médiation par le langage. Cette médiation introduit nécessairement des termes universels qui dépassent l’expérience immédiate et forment des hypothèses. Il n’y a pas d’observation sans théorie. En d’autres termes, il n’y a pas de métalangage, pas de langage qui construise la réalité telle qu’elle est. Toute description est sélective et hypothétique. 7 du bien commun induit des différences (axiome 2) hiérarchisées (axiome 4) et justifiables : les inégalités que produit cet ordre sont légitimes parce qu’elles profitent à tous ; elles servent le bien commun spécifié par la cité (axiome 6). Chaque position dans la hiérarchie est ouverte à toutes les personnes (axiome 3), mais l’accès à une position supérieurs nécessite un sacrifice (axiome 5). En résumé, l’axiomatique conventionnelle des économies de la grandeur offre une représentation de la relation que forment les individus, en tant qu’êtres humains dotés d’un sens de la justice, lorsque ces derniers sont engagés dans un processus d’allocation. Niveau 2 : Les représentations du collectif A un deuxième niveau, les conventions sont des « représentations du collectif [que forment les individus] associé à un fonctionnement satisfaisant de leur relation. Cette image d’un monde commun justifié sert de grille d’évaluation. » (Bessy et Favereau [2003]). Elles sont valables à un niveau global dans le cas des six cités répertoriés dans les économies de la grandeur comme correspondant à autant de spécification du bien commun. Leur validité est plus locale dans les autres cas où la contrainte de justification publique n’est pas maximale. Les conventions de ce niveau coordonnent « non pas les décisions elles-mêmes, mais les représentations sur la base desquelles sont prises les décisions » et aboutissent à la création d’entités collectives qui n’ont « aucune réalité physique objective (ce sont des constructions abstraites, ou mieux : des représentations sociales) » (Favereau [1986])6. Elles ne sont pas un moyen de coordination parmi d’autres, mais nécessaires à tous ces moyens (règles, coutumes, marché…). Elles comportent une dimension normative : l’idée du fonctionnement correct du collectif constitué. Niveau 3 : Les règles de comportement Les conventions du troisième niveau ont les caractéristiques sont des règles (le plus souvent implicites) visant à coordonner directement les comportements. Le développement de cette notion s’est fait principalement dans le cadre de la théorie des jeux à travers l’approche stratégique des conventions (Batifoulier [2001]), dans laquelle l’harmonisation des représentations est assurée par hypothèse à travers le recours à la notion de common knowledge. 1.3 Articulation entre les trois niveaux / Comparaison entre les deux constructions Tableau 1: Les conventions forment la même architecture conceptuelle pour Popper et l'EC Niveau 1 2 3 Karl Popper Economie des conventions Esprit critique Sens de la Justice Rationalisme Critique Axiomatique des EG Principe de démarcation Cités et Monde Commun Représentation de la Représentation du communauté scientifique collectif Règles méthodologiques Régularités de de la science comportement Rapprochement avec des terminologies existantes (cf. note 6) Métaconvention Convention 1 Convention 2 6 Dans un souci de clarté, je n’utilise que dans le tableau 1 la terminologie employée par Favereau dans son article de 1986, car ce qu’il nomme « Convention1 » correspond ici au niveau 2 (et « Convention2 » au niveau 3). J’emploie alors pour le niveau 1, le terme de « Métaconvention » déjà employé par Billaudot [1996] dans un sens assez proche du mien, c'est-à-dire au sens d’une compétence transversale. 8 L’articulation entre les niveaux 2 et 3 de conventions découle de leur différence de nature : la représentation permet et contraint (partiellement) l’existence de règles de comportement. La convention de niveau 2 fournit une représentation commune du monde à partir de laquelle les conventions de niveau 3 sont construites et interprétées. La représentation délimite « dans l’ensemble des comportements concevables, un sous-ensemble, plus ou moins copieux, de comportements appropriés » (Favereau, [1986], p.256). Inversement, la présence de certaines régularités conduit à exclure les représentations avec lesquelles elles ne sont pas compatibles. La convention de niveau 3 délimite « dans l’ensemble des représentations individuelles concevables, un sous-ensemble plus ou moins étroit des représentations associés au comportement » (Favereau [1986], p.260). Remarquons qu’à l’intérieur d’un ensemble de comportements délimité par une représentation, il reste le plus souvent des marges de liberté correspondant au choix entre différentes conventions de niveau 37. Le comportement ne découle nécessairement de la représentation (et inversement) que dans des cas limites : « La perfection dans l’homogénéisation des comportements individuels serait de déboucher sur un comportement obligé. » (Favereau [1986], p.264). Le niveau 2 délimite donc le niveau 3 sans le déterminer. La hiérarchie entre les niveaux 2 et 3 apparaît aussi clairement dans l’épistémologie de Popper : la convention de démarcation (niveau 2) guide l’orientation de toutes les conventions méthodologiques (niveau 3) : « On commence par poser une règle suprême qui sert en quelque sorte de norme décidant des autres règles ; c’est donc une règle de type supérieur. C’est elle qui nous dit que les autres règles de la procédure scientifique doivent être établies de manière à ne mettre à l’abri de la falsification aucun énoncé scientifique. » (Popper [1973], p.51) Ici encore, le niveau 3 (les conventions méthodologiques) découle du niveau 2 (la convention de démarcation) sans nécessité stricte : « il ne s’agit ni d’un rapport strictement déductif, ni d’un rapport logique. Ce rapport résulte plutôt du fait que les règles ont été élaborées en vue d’assurer l’applicabilité de notre critère de démarcation. » (Popper [1973], p.51) Popper illustre ce point par une analogie entre la « Logique de la Découverte Scientifique » et la « Logique des Echecs », qu’il distingue de la « Logique » pure. Cette image suggère que l’articulation entre les règles méthodologiques répond à des formes de congruence relâchées plutôt qu’à des rapports de déduction nécessaires. En effet, des n-1 premières règles du jeu d’échec ne découle pas automatiquement la dernière – par exemple, celle relative aux déplacements du roi. Toutefois, l’aspect stratégique du jeu d’échec, posé comme règle de type supérieur – le jeu d’échec consiste à élaborer une stratégie en vue de mettre mat le roi adverse – ferme partiellement l’ensemble des choix possibles concernant la dernière règle – que le roi puisse se déplacer avec la même aisance que la reine semble par exemple exclu du fait que cela anéantirait toute stratégie d’approche comprise comme construction sur plusieurs coups. Cette analogie souligne encore une fois l’importance de la règle de type supérieur, qui se rapporte au sens que l’on choisit de donner à l’activité. Le sens de la justice et l’attitude critique (niveau 1) sont des compétences transversales à différentes représentations du collectif (niveau 2). En suivant la convention de démarcation (niveau 2), il est possible de construire des théories, de les évaluer, de les tester et d’en éliminer (niveau 3), bref, il est possible de trancher. En tant que propositions normatives, la convention de démarcation et toutes ses alternatives de même niveau (par exemple, les conceptions des positivistes ou de Poincaré) ne peuvent pas faire l’objet du même traitement, mais seulement d’une discussion critique. Seule 7 Et inversement pour le choix entre différentes convention de niveau 2. 9 l’attitude d’ouverture à la critique (l’adoption de la convention de rationalisme critique – niveau 1) permet un choix raisonné entre les différentes conventions de niveau 2. Que l’idée de Justice soit transversale aux cités est plus immédiat encore dans la mesure où il s’agit d’une propriété obtenue par construction. Un autre point mérite plus d’éclairage : la dynamique du modèle des économies de la grandeur suppose aussi la convention de rationalisme critique. Celle-ci est moins apparente parce que nichée dans les postulats méthodologiques qui ont guidé la construction, son influence sur l’ensemble n’en est pas moins essentielle : prendre au sérieux les justifications des agents, c’est reconnaître leur capacité à confronter leurs arguments au cours d’une discussion critique, c’est reconnaître leur adhésion à la convention de rationalisme critique dans le but de parvenir à un accord. Laville [1999] retrace dans cette optique le parcours qui, partant d’une critique de la rationalité calculatrice standard, conduit à la théorisation d’une rationalité argumentative (qui nécessite plus que la convention de rationalisme critique) sous-jacente au modèle des économies de la grandeur. Ainsi l’idéal régulateur de l’ordre scientifique (le Vrai guidé par la Raison) interfère dans l’ordre pratique (régulé par la Justice). Il y a donc rationalisation du juste, mais aussi normativité de la raison, car l’attitude de raison est soutenue par des valeurs morales. Popper met en avant quatre types d’implications morales du rationalisme. La réciprocité induite par l’attitude ouverte consiste à considérer son interlocuteur comme fondamentalement identique à soi en tant qu’être doué de raison. Comme rien ne doit pouvoir être soustrait à la critique, l’adhésion au rationalisme implique la défense de la liberté d’opinion et de critique. L’unité de la raison humaine est défendue sur la base de la discussion critique, seule capable d’aboutir à l’élaboration d’un langage commun. Surtout, l’attitude critique est nécessaire à l’élaboration d’un accord sur la méthode scientifique, donc à la possibilité de la science elle-même : « Certes la vérité d’une règle morale ne peut être ni prouvée ni défendue, comme le serait une règle scientifique ; mais si la morale n’a pas de base scientifique rationnelle, la science, elle, a une base morale. » (Popper [1979], t.2, p.161) Toutes les conventions méthodologiques évaluées et défendues à la lumière du principe de démarcation, tout comme ce principe lui-même, sont soumises à une la convention de rationalisme critique qui inclue des jugements de valeur. Le niveau 1 constitue ainsi la dimension normative véhiculée à travers toutes les conventions. Il concerne des compétences conventionnelles dans la mesure où celles-ci permettent aux personnes de se coordonner et peuvent être plus ou moins (ou pas – aucune nécessité !) activée selon les situations. 2 LE ROLE DYNAMIQUE DE LA CRITIQUE Dans cette seconde partie, je montre en quoi le recours au RC de Popper permet de développer l’hypothèse conventionnaliste selon laquelle les capacités critiques reconnues aux personnes sont l’un des principaux facteurs du changement8. Je défend d’abord l’unité des conceptions de la critique mobilisées par les deux analyses (2.1) puis présente les trois principaux apports essentiels du détour réalisé : deux conceptions du changement (2.2), la condition nécessaire à l’apprentissage organisationnel et une présentation dynamique des conventions (2.3). 8 Je laisse de côté la critique de type exit dont relève la logique de « déplacement » (voir Bessy et Favereau [2003] et Boltanski et Chiapello [1999]). 10 2.1 La distance critique Tandis que le rationalisme critique concerne d’abord le domaine de la connaissance basé sur l’idéal régulateur de Vérité, l’importance attribuée par l’EC à la critique traite d’emblée de la pratique basée sur l’idéal régulateur de Justice. Dans un cas, la critique porte sur le caractère vrai ou faux des théories ; dans l’autre, sur le caractère juste ou injuste des situations. Cette présentation contrastée peut être dépassée pour dégager l’unité de la critique. Rappelons d’abord un enseignement de la première partie : l’adoption du RC ellemême, si elle ne peut être soustraite à la critique, se renforce moins par sa pertinence empirique que par ses motivations et/ou implications morales. Popper ne limite donc pas la pertinence de l’attitude critique au seul problème de la vérité d’un énoncé. De plus, l’examen critique des conventions et institutions ne vise pas prioritairement la vérité, mais la quête de libertés. Il s’agit d’ouvrir les yeux sur leur caractère construit afin de pouvoir les améliorer, plutôt que les considérer comme des contraintes naturelles affranchies de la responsabilité humaine. L’attitude critique importe donc pour la reconnaissance de la convention. Elle est également nécessaire, comme alternative à la violence, à la possibilité de parvenir à un accord sur son évolution. Popper en déduit une ligne de démarcation simple entre les institutions politiques : celles d’une démocratie permettent un changement sans violence, parce qu’il est possible de les mettre en question tandis que celles d’une tyrannie excluent cette possibilité (Popper [1985], p.502). Enfin, c’est le même geste de mise à distance qui définit la critique dans les deux analyses. Adopter une attitude critique à l’égard d’une convention revient à s’extraire de la situation -dans laquelle on peut la suivre inconsciemment (par la force de l’habitude) ou par obligation- pour la juger selon des critères susceptibles de dépasser son efficacité immédiate (efficacité qu’elle tient d’abord de la conformité qu’elle véhicule). De même, pour Boltanski [1990], c’est « l’extériorité qui, en dernière analyse, définit la critique. Critiquer, c’est se désengager de l’action pour accéder à une position externe d’où l’action pourra être considéré d’un autre point de vue ». Cette mise à distance peut aussi être explicitée, en sens inverse, par la thèse des 3 mondes de Popper (voir encadré 2). Encadré 2 : La thèse des 3 mondes La thèse des 3 mondes est la solution de K. Popper au problème épistémologique de la possibilité de la connaissance objective. Elle lève l’impasse des conceptions intellectualistes et empiristes, qui, prenant l’évidence de vérités révélées ou observées comme justification ultime de la connaissance, sombrent dans l’impossibilité d’objectiver, une fois réalisée l’inanité de la quête de certitude. L’absence de sources indubitables ne renvoie pas la connaissance au statut de simple croyance. Son énonciation l’objective parce qu’elle la rend critiquable. Le monde 1 rassemble l’ensemble des éléments matériels, les contraintes naturelles, les « objets physiques ». Le monde 2 est celui des « expériences subjectives ». Il comporte les « états mentaux » (sensations, croyances, craintes, etc.) et joue le rôle de médiateur entre les deux autres mondes. Le monde 3 est celui des « contenus objectifs de pensée », le monde « des idées au sens objectif ». Il couvre l’ensemble des systèmes théoriques, des problèmes, des arguments et autres créations humaines dont les institutions9. La croyance subjective relève du monde 2, la connaissance objective du monde 3. Le passage du monde 2 au monde 3 est assuré par l’extériorisation que produit l’énonciation d’une idée. Mises à distance, les croyances énoncées peuvent faire l’objet d’un examen critique par autrui (mais aussi par son auteur lui-même) et acquièrent ainsi le statut de théorie objective (vraie ou fausse). L’énonciation 9 Tout comme Popper [1974], Bessy et Favereau [2003] situent les institutions dans le monde 3 en « posant que les « institutions » sont dans le monde 3, tandis que les « conventions » ou les « cités » importent dans le monde 2 des objets du monde 3 (ainsi que du monde 1) pour leur donner vie, et les ré-exporter ensuite, après transformation ». 11 et la critique sont rendues possibles par les deux fonctions supérieures du langage qui distinguent l’homme de l’animal : la fonction descriptive s’accompagne d’une prétention à la validité (c’est une prétention à la vérité dans la perspective de l’idéal régulateur de vérité) que la fonction argumentative permet d’expliquer, défendre et mettre en cause. L’importance de la thèse des 3 mondes ne s’arrête pas là. Hors de nous (contenus par exemple dans les livres), les objets du troisième monde possèdent des propriétés « cachées » (qu’on pense à l’ensemble des implications d’une théorie), qui peuvent faire l’objet de découvertes ultérieures. Le troisième monde est « largement autonome, même si constamment nous agissons sur lui et sommes agis par lui : il est autonome, bien qu’il soit notre produit et qu’il ait un puissant effet de rétroaction sur nous » (Popper [1991], p.189). 2.2 Deux conceptions du changement L’opposition entre distance critique à la convention et soumission irréfléchie au dogme réplique celle entre société ouverte et société close abordée pour la présentation du RC et permet d’expliciter la différence entre deux formes de changement. L’absence de distinction entre nature et convention, propre aux sociétés closes, implique que seul un saut irrationnel (d’une convention à l’autre) peut produire un changement. Ces sauts irrationnels correspondent à la représentation de la science inspirée par Kuhn [1983] en terme de paradigmes, périodes normales et crises, dont la déclinaison la plus répandue conclut au relativisme 10 . Outre l’adoption de cette représentation de la science par phases, une telle conclusion requiert l’hypothèse d’une incommensurabilité systématique entre les paradigmes. Ces deux prémisses sont rejetées par Popper. Bien que pertinente pour certains cas, une représentation de la science par phases ne semble pas épuiser la description de ses évolutions. Popper propose plutôt de voir dans la critique un effet de « révolution permanente » (Popper [1974], p.1147). Il existe des effets de mode dans les sciences et des sauts irrationnels d’une théorie à l’autre. Ces sauts ne concernent toutefois pas la communauté scientifique dans son ensemble mais des comportements individuels. La discussion à partir de différents cadres de référence (où l’extériorité de la critique est directement assurée par la contradiction d’autrui) est difficile et n’aboutit pas forcément à un accord, mais la discussion peut quand même être rationnelle et fructueuse, du moment qu’elle conduit à produire des arguments nouveaux, à clarifier sa position ou à la corriger partiellement sous l’effet de la critique (Popper [1989b]). Il est donc possible d’accepter l’idée de cadre de référence ou de paradigme tout en rejetant celles d’incommensurabilité (la discussion critique est toujours possible) et de crise systématique pour permettre le changement. Le ressort principal de l’apprentissage (de l’amélioration de nos connaissances) est la détection de l’erreur permise par le RC. Un paradigme peut connaître une transformation radicale, mais on observe aussi des crises qui durent, des hypothèses éphémères et des critiques à tous les niveaux du paradigme durant les « périodes normales ». Cette prise en compte de différents cas de figure permet de distinguer, pour penser le changement, deux idéaux-types : (1) des révolutions permanentes ou réformes, transformations minimales d’un jeu de langage afin de le débloquer (Favereau [1985]) et (2) des « révolutions » par la crise. 10 J’insiste sur la différence entre cette déclinaison et le point de vue de Thomas Kuhn lui-même. Cette différence tient notamment à la manière dont on interprète l’incommensurabilité entre les paradigmes. Pour son auteur, l’idée d’incommensurabilité n’empêche pas que le choix entre deux paradigmes puissent tenir à de bonnes raisons (voir notamment la postface ajoutée à son ouvrage et Martin[2000] pour une présentation d’approches relativistes inspirées de ses travaux). 12 2.3 Les dynamiques des conventions La distinction entre deux conceptions du changement selon le rôle joué par le RC peut désormais être utilisée dans le cadre opérationnel fourni par Argyris [2000]11. En l’absence de problème détecté (en cas de succès), l’usage répété des règles dans les organisations produit leur durcissement en normes « obligatoires » (focalisées sur leurs objectifs) ou en routines « mécaniques » (focalisées sur les moyens qu’elles prescrivent de suivre). En dehors de ce sentier d’évolution stable de pleine efficacité, l’utilisation de la règle (ou convention de niveau 3) requiert son interprétation à l’appui d’une convention (de niveau 2) 12 . L’apprentissage boucle simple correspond à une adaptation ou a une changement de règle à convention inchangée, l’apprentissage boucle double est une transformation de la convention. La réflexivité dont témoigne le RC « réduit la dualité entre les deux niveaux d’apprentissage » (Rebérioux et alii [2001], p.262) : le recours à la convention pour interpréter/ajuster la règle précise simultanément le schéma d’interprétation. La convention est transformée par cette plus ou moins grande découverte (ou révolution). En l’absence du RC, elle subit également une évolution quand les règles sont durcies : dans la mesure où l’interprétation laisse place à des comportements routiniers, la convention « périclite d’être moins sollicitée » (Favereau et Le Gall [2003], p.8). Cette disparition du « monde commun » fait reposer la spécification des forces valorisées (l’équilibre des pouvoirs) au sein de l’organisation sur les règles telles qu’elles sont suivies. Le remplacement de ces règles suite à leur défaillance peut faire intervenir, en l’absence de contrôle, n’importe quelle force et produit ainsi un nouvel équilibre des pouvoirs, qu’une reconstruction des épreuves pourra légitimer, contribuant ainsi à l’élaboration d’un nouveau « monde commun ». C’est en ce sens que l’évolution des conventions apparaît à Rebérioux et alii [2001], « toujours conflictuelle, du fait de la recomposition de l’ordre social qu’elle induit » (p.276). Cette reconfiguration sans entrave permise par le conflit est à mettre en parallèle avec les sauts irrationnels entre paradigmes puisque n’importe quel critère de choix peut désormais faire l’affaire. La conclusion précédente semble toutefois sous-estimer l’importance des routines défensives, par lesquelles les agents, pour préserver leurs acquis, n’accordent d’importance qu’aux cas qui confortent les règles en vigueur. Cette attitude minore les chances d’occurrence d’un tel scénario mais rend du même coup le changement plus délicat, tandis que son contraire, l’attitude ouverte à la critique, augmente de manière décisive ses chances de réussite. Dans la mesure où elles consistent à chercher uniquement ce qui confirme les règles, les routines défensives correspondent à des stratégies d’esquive de la réfutation13. A contrario, le changement dépend, pour une part essentielle, des dispositions à mettre à l’épreuve les règles : l’apprentissage repose sur la détection de l’erreur que permet l’ouverture à la critique. L’adoption du rationalisme critique est la condition nécessaire à l’apprentissage organisationnel. Le saut irrationnel consiste à remplacer un système de dogmes par un autre, tandis que l’évolution rationnel transforme l’existant par le travail de la critique. La différence entre les deux démarches tient au transport sans altération14 des dimensions coercitives et mécaniques de la règle dans le premier cas (il n’y a pas de changement d’attitude à leur égard), à 11 Ma présentation des développements d’Argyris sur l’apprentissage organisationnel reprend la lecture qu’en font Favereau et Le Gall [2003]. 12 Dans la suite du texte, la notion de convention est utilisée exclusivement pour les conventions de niveau 2 présentées dans la première partie. Les conventions de niveau 3 et les règles sont assimilées. 13 Voir Argyris [2000], pp.293-294, pour une référence explicite à Popper. 14 Mais avec redistribution éventuelle des pouvoirs. 13 l’effacement de celles-ci au bénéfice de la dimension cognitive des règles dans le second. En restaurant les marges d’adaptation des règles, l’attitude critique ménage à la fois la possibilité d’un apprentissage boucle simple et d’une évolution de la convention soutenue par une partie des règles déjà là. « Je ne crois d’ailleurs pas que nous puissions jamais nous affranchir totalement des liens de la tradition. Cette prétendue libération n’est en fait que le passage d’une tradition à une autre. Mais nous pouvons nous affranchir des tabous véhiculés par une tradition, et ce n’est pas seulement en la rejetant, mais en l’acceptant de manière critique. » (Popper [1985], p.186) Et cette différence de compréhension se répercute sur les chances d’une adhésion collective au changement, d’un apprentissage collectif. L’abandon de l’ancienne convention pour la nouvelle prive les agents de repères durant la phase de transition. Désamorcer les routines défensives nécessite d’accorder une attention particulière aux problèmes rencontrés à cette période. Leur résolution concertée conditionne la réussite du changement et préfigure ce que sera la nouvelle convention. Les forces valorisées sont spécifiées en chemin par la logique de « catégorisation » (Boltanski et Chiapello [1999]) rendue possible par la discussion critique. Pour la construction du nouveau monde commun, « le « nouveau » compte moins que le « commun » » (Favereau et Le Gall[2003], p.14). Le maintien des deux (méta)conventions que sont le RC et le sens de la justice est ici essentiel. Elles forment le plus petit socle commun que peuvent conserver les personnes durant la phase de transition entre deux mondes. L’ouverture à la critique achève la présentation d’une conception raisonnée du changement de convention alternative à la pure épreuve de forces délivrées par la dissolution d’un monde commun et équivalente à un saut irrationnel entre paradigmes. Les points aveugles des paradigmes représentent la dégénérescence complète de l’efficacité des règles durcies en normes et routines. Popper défend 15 la possibilité d’une autre forme de changement, basée sur des individus moins systématiquement aveuglés. La convergence avec l’EC s’éclaire avec la prise en compte de l’indéterminisme qui sous-tend, pour les deux analyses, la priorité de l’accord sur son contenu16 : Face à une connaissance limitée (sans fondement indubitable), améliorer un système de proposition sur le monde ne consiste pas à imposer sa vérité, mais à confronter ses hypothèses à la critique. L’activité scientifique exige de maintenir un jeu de langage commun plutôt que d’opposer/imposer un autre jeu de langage17. Face à un univers incertain, améliorer un système de règles pour le monde (social), ne consiste pas à se tenir dogmatiquement à un plan, mais le rendre plus efficace sous contrainte de maintenir l’accord. 15 Et cette défense se situe autant à un niveau normatif – Popper préconise le RC- que positif – il insiste sur l’existence de cette capacité. 16 Il est peut-être nécessaire de rappeler ici que cette priorité de l’accord sur son contenu concerne le sousensemble des propositions non réfutées et non n’importe quelle proposition. Cette priorité ne peut pas déboucher sur n’importe quoi et la réfutation effective d’une proposition est supposée pouvoir faire l’objet d’un accord avec plus de force que la plupart des autres arguments envisageables. 17 C’est pour cette raison que la décision prise par Keynes, si l’on suit l’analyse de Favereau [1985], de refondre son projet radical en projet pragmatique, peut être comprise comme « rationnelle » sans dévoiler le cynisme d’un pur calcul académique sous la production d’un discours audible…tout comme peut l’être celle de poursuivre le projet radical aujourd’hui que le jeu de langage de l’économie a buté sur un nombre grandissant de blocages à mesure qu’il s’écartait du mode de coordination marchand. 14 BIBLIOGRAPHIE APPEL, K.O. [1981], « La question d’une fondation ultime de la raison », in Critique, tome XXXVII, n°413. ARGYRIS, C. [2000], Savoir pour agir. Surmonter les obstacles à l’apprentissage organisationnel, Paris, Dunod [1993] BATIFOULIER, P. (dir.) 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