Interview de Patricia Cornwell : « Avec la légiste
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Interview de Patricia Cornwell : « Avec la légiste
Interview de Patricia Cornwell : « Avec la légiste Scarpetta, j’ai créé un nouveau genre » *** Votre premier livre, "Post mortem" (Le Livre de poche), a été publié en 1990. Comment avez-vous vécu ces vingt ans de succès ? Cela a commencé très lentement. On m'avait refusé trois manuscrits. Avec raison. La légiste Kay Scarpetta n'était qu'un personnage secondaire, et je n'apportais rien de vraiment neuf. Puis j'en ai fait l'héroïne. Toutefois, Post mortem n'a été tiré qu'à 6 000 exemplaires. Et on m'a payée 6 000 dollars (4 200 euros). L'éditeur n'a fait aucune campagne de publicité. Ne m'a organisé aucune tournée. Je n'avais pas conscience que ce livre allait changer quelque chose dans la littérature policière. Pourtant le héros, non plus détective, mais médecin légiste, est désormais beaucoup utilisé, dans les séries télévisées en particulier... Tout d'abord, j'étais seulement contente d'être publiée, et je me disais que je serais heureuse si j'avais quelques lecteurs. Et Post mortem n'est pas entré sur la liste des best-sellers. C'est venu avec la deuxième enquête de Scarpetta. Mais en effet, avec Scarpetta, cette héroïne médecin légiste, j'ai créé un nouveau genre. Une voie que d'autres ont suivie. A cause de tout cela, je dois essayer de ne pas donner le sentiment de reproduire ce qu'on voit désormais souvent à la télévision. Je n'ai pas vraiment été copiée, mais j'ai rendu accessible je crois, et d'une certaine manière attirante, la médecine légale. Qui est plutôt considérée généralement comme repoussante. En fait je ne savais pas écrire de romans policiers. J'en lisais peu, sauf quelques classiques comme Agatha Christie. Mais, en sortant de l'université, je suis devenue journaliste, et je suivais la police. C'est cela qui m'a donné envie d'écrire des livres. Ancrés dans la modernité. Dans le monde actuel. On dit qu'avec ce succès vous êtes passée du stade artisanal à l'industrie. Vous avez créé une société, Cornwell Enterprises, vous avez plusieurs employés, des documentalistes... A Richmond, en Virginie, où j'habitais alors, j'ai en effet créé cette société. Désormais, je vis à Boston, la société s'appelle Cornwell Entertainment, elle gère les droits annexes, les adaptations, tout l'arsenal juridique. Mais il est faux de dire que j'aurais une équipe de documentalistes qui ferait les recherches à ma place. Il arrive que j'aie besoin d'un documentaliste. Je travaille alors avec lui, je l'envoie chercher quelque chose de précis que je ne peux pas trouver moi-même ou n'ai pas le temps d'aller chercher. Mais j'ai une mentalité de journaliste. Je fais mes enquêtes moi-même, je vais à la morgue quand il le faut. Je ne pourrais pas travailler sur du matériau préparé par d'autres. Vous vous intéressez aussi à la recherche en psychiatrie. Que faites-vous avec l'hôpital McLean, affilié à Harvard ? C'est un hôpital psychiatrique dont je suis membre du conseil national, qui fait des recherches que je trouve passionnantes et que je soutiens. J'aimerais même m'investir davantage dans les recherches. Je ne suis pas seulement liée à cet hôpital, mais aussi à plusieurs autres institutions dont j'admire le travail, notamment en matière de médecine légale, et que j'essaie d'aider, dans la mesure de mes moyens. Ce n'est pas seulement parce que vous étiez journaliste que vous vous êtes intéressée à la violence, aux victimes... Il y a des racines plus profondes, en particulier dans mon enfance, où j'ai été rejetée. Puis, plus tard, j'ai subi la violence. Tout cela peut vous amener à reproduire, à devenir violent vous-même. Ou bien cela peut vous amener à mieux comprendre ce que ressent une victime, comment il faut la traiter, comment elle a été psychologiquement blessée pour toujours. Mais c'est surtout comme reporter, en suivant la police et en voyant le travail des médecins légistes, que j'ai mieux compris tout cela. Comment on doit se comporter avec les proches de la victime, en cas de meurtre, comment les aider dans ce moment qui est le pire de leur vie. Vous semblez très critique à l'égard de la société américaine... Je trouve cette société affreusement violente. Qu'est donc un monde où chacun pense avoir le droit de posséder des armes ? Sans permis. Quand on possède des armes, on va toujours, à un moment ou à un autre, s'en servir. La possession d'armes incite au crime. On n'est jamais parvenu, aux Etats-Unis, à faire voter une loi pour tenter de réglementer l'achat des armes. Et si on y arrivait enfin, je me demande bien comment on parviendrait à récupérer toutes les armes en circulation. Comment ne serait-ce pas terrifiant ? Comment peut-on considérer qu'il faut un permis pour conduire une voiture et pas pour acheter une arme ? Je ne sais pas si c'est lié à la mentalité de pionnier. Peut-être, mais une société moderne civilisée ne devrait plus le tolérer. On dit que vous avez peur, que vous essayez de vivre dans un environnement totalement sécurisé, est-ce vrai ? C'est assez vrai, j'ai peur de beaucoup de choses. J'ai vu tant et tant de violence, tant et tant de crimes. Ce qui ne signifie pas que je n'ai aucun courage, mais j'ai peur. Par exemple, quand je conduis ma moto. Mais cela ne m'empêche pas de le faire. Plutôt qu'une personne craintive, je suis une personne vigilante. Parce que je sais ce qu'est la violence, je l'ai vue de près. J'anticipe ce qui pourrait arriver, et j'essaie de me prémunir contre. On s'accorde à trouver votre nouveau livre, "Havre des morts" (traduit de l'anglais - Etats-Unis - par Andrea H. Japp, éd. des Deux Terres, 450 p., 22,50 euros), une nouvelle enquête de Kay Scarpetta, comme particulièrement terrifiant. Comprenez-vous pourquoi ? Oui, à cause de ce que je dis des nouvelles technologies, du neuroterrorisme notamment. En commençant ce livre, je savais seulement que ce serait une nouvelle enquête de Kay Scarpetta. Mais je me demande toujours ce que je pourrais aller chercher de neuf, quelque chose que je ne connaisse pas encore très bien. Et c'est là que je trouve des idées pour un nouveau livre. Je ne commence pas avec une idée préconçue. Là, j'ai pensé aux investigations que l'on fait dans le domaine militaire, auxquelles je m'étais déjà intéressée. Avec la guerre en Irak, il était certain qu'il se passait de ce côté-là des choses intéressantes. Alors je me suis dit que mon héroïne devait fatalement être engagée là-dedans, et cela m'a amenée à me poser des questions sur elle, sur son passé, dont je n'avais jamais parlé. Sur ses secrets. Peut-être, finalement, avait-elle commencé par là. J'en ai fait une femme qui venait d'un milieu modeste, et il est très fréquent d'intégrer l'armée pour qu'elle paie vos études, quand on n'en a pas les moyens financiers. Je suis allée là-bas, sur la base de Dover, dans le Delaware, qui reçoit les corps des soldats morts au combat. On n'a pas le droit d'entrer dans le "Port Mortuary". Mais je connais le lieu et j'ai cherché les informations qui me permettraient d'écrire ce livre. C'est ainsi que je me suis notamment intéressée aux autopsies virtuelles, grâce auxquelles on peut voir tout le corps, avant d'intervenir sur lui. On le fait à Dover pour tout le monde. Pour les civils, cela commence aussi, mais on ne le fait pas encore partout de manière systématique. Cela va venir. D'autant que certaines religions sont très opposées à l'autopsie, et qu'ainsi on peut en faire une sans toucher au corps. Il me paraissait indispensable que Scarpetta ait connaissance de toutes ces nouvelles techniques, ait accès aux nanotechnologies, soit confrontée aux nouveaux petits robots comme les "flybots" - on peut trouver tout ça sur Internet. Et il y a tout ce qui est développé et qu'on ne connaît pas encore. Cela ouvre des horizons terrifiants. Auxquels on préfère parfois ne pas penser. Josyane Savigneau (Controverse) Source : LeMonde.fr