Futur du travail - CE Cheminots de Bretagne

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Futur du travail - CE Cheminots de Bretagne
LES ECHOS, 18/01/2016
Futur du travail : la peur de la fin du salariat
Par Benoît GEORGES
Travailleurs humanoïdes dans la série télévisée « Real Humans ». Pour la plupart des experts, la principale
menace pour l’emploi ne viendra pas des robots et de l’intelligence artificielle, mais du remplacement des
salariés par des « freelancers ». - SVT 1
A quelques jours d’intervalle, l’OCDE et le Forum de Davos se penchent sur le futur du travail. Avec un
constat similaire : davantage que l’automatisation, c’est le risque de remplacement des salariés par des
travailleurs indépendants qui devrait avoir le plus d’impact.
Pour son premier rapport consacré au « Futur des emplois », le Forum économique mondial a choisi un chiffre
choc : plus de 5 millions d’emplois pourraient être supprimés dans les quinze principales puissances
économiques mondiales d’ici à 2020. Dévoilé lundi, à deux jours de l’ouverture du sommet des leaders
économiques et culturels mondiaux à Davos, le document détaille, par secteurs et par pays, les créations et
les destructions de postes anticipées par les dirigeants et les responsables des ressources humaines de
2.450 entreprises dans le monde. Selon eux, la « quatrième révolution industrielle », terme de l’édition 2016
du Forum (lire ci-dessous) devrait entraîner la création de 2,1 millions d’emplois nouveaux en cinq ans, mais
aussi la destruction de 7,1 millions de postes « en raison des sureffectifs, de l’automatisation et de la
désintermédiation » des emplois.
Le Forum de Davos est loin d’être le seul à voir dans l’adaptation des travailleurs à la révolution numérique
un des défis majeurs du XXIe siècle. Jeudi et vendredi derniers, l’OCDE organisait à Paris un colloque sur « le
futur du travail », afin de déterminer comment les pays de l’organisation pourraient se préparer aux
bouleversements à venir. Le plus connu de ces bouleversements, et le plus médiatisé, concerne
l’automatisation : la montée en puissance de la robotique, de l’intelligence artificielle et du « machine
learning » (algorithmes capables de s’améliorer sans intervention humaine) va entraîner la disparition de
certains emplois, ou en tout cas la substitution d’emplois humains par des robots ou des logiciels. « On
s’attend à une diminution de la demande pour les tâches manuelles cognitives. Est-ce que cela veut dire que
nous allons faire face à une augmentation du chômage technologique ? Il est encore difficile de le dire »,
estime Stefano Scarpetta, directeur de l’emploi, du travail et des affaires sociales de l’OCDE.
« Economie des petits boulots »
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En septembre 2013, un article de Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, chercheurs à l’université
d’Oxford, avait alerté le monde entier en affirmant que « 47 % de l’ensemble des emplois aux Etats-Unis »
risquaient de disparaître d’ici à vingt ans à cause de l’automatisation. Abondamment reprise et adaptée
depuis, cette prédiction laisse perplexe l’OCDE. L’organisation a lancé sa propre étude, dont les résultats
seront connus au printemps. Pour Stefano Scarpetta, s’il est encore trop tôt pour en livrer les conclusions,
« on sera sans doute loin des 47 % » avancés par les chercheurs d’Oxford. Pour lui, il y aura « une montée de
l’automatisation au sein de différents métiers », mais cela ne veut pas dire qu’il y aura une substitution.
Pour les experts interrogés par le Forum économique mondial, l’automatisation n’est pas encore vue comme
un facteur majeur de changement, en tout cas d’ici à 2020 : à peine 9 % d’entre eux classent la robotique
avancée et le transport autonome parmi les « tendances lourdes » pour l’emploi, et 6 % dans le cas de
l’intelligence artificielle, loin devant le Big Data (26 %) ou l’Internet mobile et le cloud (34 %). La tendance la
plus importante, pour 44 % des sondés, ne concerne pas la robotique, mais le changement de nature du
travail. « Alors que les technologies rendent le travail possible de n’importe où et n’importe quand, les
entreprises fragmentent les tâches d’une façon qui n’était pas possible précédemment », indique le rapport.
Il cite comme exemple le plus marquant « l’économie des petits boulots » (« gig economy »), dans laquelle un
travail jadis salarié est confié, via des plates-formes numériques, à une multitude de travailleurs
indépendants.
La première grande substitution à venir ne serait donc pas celle du travailleur humain par les robots et les
algorithmes, mais celle du salarié par les « freelancers » – c’est-à-dire la « désintermédiation » du rapport de
Davos. Là aussi, cette tendance ne se voit pas encore dans les chiffres, mais elle est prise de plus en plus au
sérieux. La preuve : le premier grand débat de l’OCDE sur le futur du travail, jeudi dernier, associait des
universitaires, des représentants d’institutions, comme le directeur général de l’Organisation internationale
du travail (OIT), Guy Ryder, mais aussi David Plouffe, vice-président d’Uber, entreprise symbolique de la
disruption du monde du travail.
Filet de sécurité
Si ce dernier s’est pour l’essentiel contenté de dire qu’Uber fournissait « des emplois à ceux qui en sont
privés » et offrait « la liberté aux chauffeurs de travailler plus quand ils ont besoin d’argent », les autres
intervenants se sont montrés bien plus sceptiques, voire critiques, sur les progrès apportés par les platesformes. Comme le résume Guy Ryder, « la disruption peut offrir de formidables opportunités… à condition
d’être le disrupteur ! Et les gens n’ont pas envie que leur vie soit disruptée. »
Pour Stefano Scarpetta, « c’est la notion même de dépendance ou d’indépendance du travailleur qui est en
train de changer. Cela n’est pas forcément subi, mais cela va poser des questions très importantes en termes
de protection sociale, d’accords salariaux ou de représentation collective ». Dans un monde où les risques liés
à l’activité économique ne concernent plus l’entreprise, mais sont transférés sur les travailleurs, comment
garantir les retraites ou l’assurance-chômage ? Pour Philippe Aghion, professeur d’économie à Harvard, ce
phénomène est à l’origine de la montée du débat sur un éventuel revenu minimum d’activité : « Les
néoconservateurs pensaient que, dans une économie de la technologie, il n’y aurait plus besoin d’Etat. En fait,
c’est le contraire : les gens auront besoin de l’Etat pour pouvoir passer d’un emploi à un autre. Vous prenez
plus de risques si vous avez un filet de sécurité. »
Reste que l’adaptation des Etats à ce nouveau monde de l’emploi prendra du temps, qu’il s’agisse d’améliorer
la formation continue, notamment pour apprendre à travailler avec les machines, ou d’organiser la
protection des travailleurs indépendants. Or, comme le souligne Eli Noam, professeur à Columbia Business
School, « la plus grande menace est le fossé croissant entre la vitesse exponentielle des technologies et la
lenteur à laquelle nos sociétés peuvent évoluer. La loi de Moore ne s’applique ni à la société ni à la
régulation. »
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