Nokia, une défaite européenne

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Nokia, une défaite européenne
Dossier La planète financière : espaces et territoires à l’ère de l’économie globalisée
Nokia, une défaite européenne
Marc Chevallier
Alternatives Economiques n° 328 - octobre 2013
Plombé par la concurrence et des choix industriels inadaptés, l'européen Nokia a dû vendre son activité de
fabrication de téléphones mobiles à Microsoft.
Le 3 septembre deviendra probablement jour de deuil national en Finlande : l'annonce, le mois dernier, du
rachat de l'activité fabrication de téléphones mobiles de Nokia par le géant américain des logiciels
Microsoft est venue clore une histoire industrielle qui a fait la fierté et la prospérité du petit pays nordique
durant une quinzaine d'années. Au-delà des erreurs de stratégie qui l'ont précipitée, la déconfiture de
Nokia est cependant également emblématique du déclin de l'Europe dans les secteurs de haute
technologie.
Avec la vente de sa division téléphones portables, le groupe finlandais abandonne l'activité qui, après avoir
fait sa renommée et sa fortune, était devenue depuis quelques années un important foyer de pertes. Grâce
au rachat, opéré quelques mois plus tôt, de la participation de l'industriel allemand Siemens dans leur
filiale commune NSN, Nokia se recentre donc sur la fabrication d'équipements de réseaux. Il se positionne
aussi comme un acteur qui compte dans les services de géolocalisation, grâce à une autre acquisition
effectuée en 2007, celle de l'éditeur de logiciels de cartographie Navteq. Le nouvel ensemble voit son
chiffre d'affaires divisé par deux et 32 000 salariés, sur les 88 000 qu'il comptait encore (contre 134 000 en
2011), rejoindront le giron de Microsoft.
Leader jusqu'en 2011
Nokia n'en est pas à sa première mue : au cours de sa longue histoire, cette vieille dame âgée de près de
150 ans a fabriqué tour à tour du papier, des bottes en caoutchouc, des pneus, des câbles et mêmes des
téléviseurs. Des activités qu'elle a abandonnées en 1993 pour se consacrer uniquement à la téléphonie
mobile, alors sur le point de connaître une explosion des usages. A l'époque, l'Europe est LE continent du
mobile. Les Européens avaient en effet pris conscience très tôt des inconvénients liés au développement
par chaque pays de sa propre norme de téléphonie mobile : cela allait empêcher l'usage des portables dans
un autre pays que leur pays d'origine. C'est pourquoi la Conférence européenne des administrations des
postes et télécommunications (Cept) avait mis sur pied dès 1982 un groupe de travail, le Groupe spécial
mobile (GSM), chargé d'élaborer un standard commun de communication numérique. Fruit de ce travail,
la norme GSM, dont l'acronyme a pris la signification de Global System for Mobile communications, est
entrée en service en avril 1991. S'imposant très vite au-delà des frontières de l'Europe comme un standard
mondial, elle a même été adoptée par plusieurs opérateurs télécoms américains, alors même que les EtatsUnis possédaient leur propre norme.
Comme toujours lorsqu'un pays ou un groupe de pays parvient à imposer ses standards technologiques,
ses entreprises en tirent profit. Le finlandais Nokia y a gagné un avantage compétitif sur ses concurrents
extra-européens. Avantage qui, conjugué à son excellence industrielle, lui a permis de détrôner l'américain
Motorola et de devenir le premier fabricant mondial de téléphones portables en 1998, une couronne qu'il a
gardée jusqu'en 2011. Le début des années 2000, c'est en effet l'époque où tout le monde a un portable
Nokia dans la poche : le constructeur vend plus de 280 millions d'exemplaires de ses modèles 3210 et
3310, populaires grâce à leur solidité et à leur simplicité d'utilisation. Il règne alors sans partage avec une
part de marché mondiale dépassant les 40 %. Sa valeur en Bourse côtoie les cimes pour avoisiner 223
milliards d'euros en 2000. Un montant qui contraste singulièrement avec les 5,4 milliards d'euros que
Microsoft a mis sur la table pour acheter sa division mobile le mois dernier. Que s'est-il passé entretemps ? L'iPhone est arrivé.
Des concurrents novateurs
Nokia a raté le virage des smartphones (*) , entend-on souvent. L'apparition du smartphone sur le marché
ne date cependant pas du lancement de l'iPhone en 2007. Plusieurs générations de téléphones et
d'assistants personnels l'ont précédé, depuis Simon, le modèle pionnier mis au point par IBM en 1993, en
passant par les assistants personnels (PDA) de Palm, très populaires auprès des cadres dans les années
1990, ou encore le Nokia 9000 "Communicator", lancé en 1997 et considéré à l'époque comme un coup de
maître du constructeur finlandais : pour la première fois, il rassemblait des fonctions SMS, e-mail, fax et
Internet comme celles classiques d'un assistant personnel (calendrier, calculatrice et carnet d'adresses). Le
premier véritable smartphone, l'Ericsson 380, est quant à lui sorti en 2000 : il comportait déjà un écran
tactile et utilisait la première version de Symbian, le système d'exploitation (OS) pour smartphones
initialement développé en commun par Nokia, Ericsson, Motorola et Matsushita, et racheté par Nokia en
2008 pour son usage exclusif.
Chiffre d'affaires du groupe Nokia, en milliards d'euros
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Profits avant impôt du groupe Nokia, en milliards d'euros
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Part de marché des principaux constructeurs dans les ventes mondiales de téléphones mobiles, en %
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L'iPhone a cependant rebattu les cartes. Pourtant, le pari d'Apple de tout miser sur un seul modèle et de le
vendre très cher paraissait a priori aventureux. Les fabricants traditionnels comme Nokia multipliaient au
contraire les modèles pour réduire les risques et cherchaient à réduire leurs coûts pour baisser les prix de
leurs produits. La clé du succès d'Apple a été d'avoir conçu un produit à destination du grand public (à
l'exception de son prix) en exploitant au maximum les possibilités de la technologie tactile, alors que les
smartphones étaient jusqu'alors tournés vers les usages des professionnels et n'utilisaient que de manière
marginale cette technologie. Le lancement de l'App Store en 2008, la plate-forme d'applications de
l'iPhone, a ensuite été une innovation commerciale majeure : en y distribuant des milliers d'applications
mises au point par des développeurs indépendants, moyennant une commission de 30 % sur les ventes
passant par ce biais, Apple s'enrichit à peu de frais et prolonge la vie de ses produits sur un marché où
quelques mois suffisent pour ringardiser un modèle. Tout-tactile et magasin d'applications : Apple a fixé
les règles du jeu selon lesquelles le marché s'est développé depuis.
Comme un coup dur n'arrive jamais seul, Nokia a également vu débarquer en 2008 un autre acteur sur son
marché : Google. Le moteur de recherche a lancé son propre système d'exploitation pour smartphones
Android, avec une démarche totalement différente de celle de la firme à la pomme : contrairement à
Apple, dont le système d'exploitation et les applications ne sont disponibles que sur ses produits maisons,
Google fournit gratuitement son OS aux fabricants de téléphones portables, avec la possibilité de l'adapter
et de le modifier afin qu'ils puissent produire leur propre interface, et donc leur ligne de smartphones
personnalisée à moindre coût. Cette stratégie d'ouverture maximale a fait sa force et lui permet aujourd'hui
d'équiper près de quatre smartphones vendus dans le monde sur cinq. En bénéficiant de la dynamique d'un
fabricant comme Samsung, devenu en 2012 numéro un mondial en lieu et place de Nokia, et qui a fait le
choix d'Android pour sa gamme Galaxy.
A travers cette stratégie, l'objectif de Google est d'acclimater sur le mobile le système de services gratuits
(Gmail, YouTube, Maps…) qui lui procure de colossales recettes de publicité sur l'Internet fixe. Une OPA
plutôt réussie jusqu'ici : Google pèse plus de la moitié des quelque 16,6 milliards de dollars que devrait
représenter le marché de la publicité sur mobile en 2013, selon le cabinet d'études eMarketer.
Face à cette évolution de son environnement concurrentiel, Nokia a paru pris de court. Il a fallu attendre la
fin de l'année 2008 pour que le finlandais commence à commercialiser son premier téléphone équipé d'un
écran tactile. Ces précieux mois perdus et un appareil qui n'a guère convaincu les consommateurs l'ont
obligé à un important réajustement à la baisse de son prix. "Le tort de Nokia, c'est de ne pas avoir identifié
ses véritables concurrents, au premier rang desquels Apple, au contraire de Samsung pour qui la firme à
la pomme est rapidement devenue un modèle à rattraper, analyse Basile Carle, expert dans les terminaux
mobiles à l'Institut de l'audiovisuel et des télécoms en Europe (Idate). Alors que Nokia était l'un des rares
fabricants à posséder des compétences dans les logiciels grâce au rachat d'entreprises comme Symbian, il
est resté dominé par une culture d'ingénieurs convaincus de la supériorité de leur matériel et n'a pas
accordé assez d'importance à son intégration avec le software, leur partie logicielle". C'est pourtant cette
intégration poussée qui a permis à Apple de fournir avec son iPhone une "expérience utilisateur" (*) qui a
fait la différence.
Erreurs stratégiques
Nokia a aussi pâti d'avoir fait, à partir de 2004, le pari du low cost. Fort de son excellence industrielle, il a
réalisé des efforts importants de productivité pour fabriquer des terminaux à bas prix avec l'objectif de
pénétrer les marchés émergents. Mais cette focalisation croissante sur les appareils bas de gamme a écrasé
ses marges. Et la firme finlandaise n'a pas anticipé la concurrence accrue des constructeurs chinois,
comme Huawei et ZTE, qui lui ont taillé des croupières sur ce segment.
Résultat : Nokia s'est trouvé pris en sandwich entre un marché haut de gamme qu'il a négligé et un
segment bas de gamme qui lui échappait. Pire, les smartphones ont cannibalisé, nettement plus rapidement
que prévu, le marché des téléphones mobiles classiques, y compris dans les pays émergents. Pour la
première fois au deuxième trimestre 2013, les ventes mondiales de smartphones ont dépassé celles des
téléphones mobiles classiques : les premières ont progressé de 50 % au cours de l'année écoulée, tandis
que les secondes reculaient de plus de 20 %. Conséquence de son positionnement, les ventes de Nokia ne
cessent de chuter et sa part de marché, qui dépassait 40 % en 2007, est tombée en dessous de 15 %. Si
Nokia reste encore numéro deux du marché des téléphones mobiles dans son ensemble, il demeure un
acteur marginal sur le segment des smartphones : avec 3 % du marché environ, il n'apparaît même pas
dans le top cinq des constructeurs.
Part des différents systèmes d'exploitation, en %
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Le coup de grâce pour Nokia est venu de son propre PDG, Stephen Elop, un ancien cadre de Microsoft
nommé à la tête de l'entreprise en 2010. En février 2011, pour enrayer son recul de Nokia dans les
smartphones, il a annoncé l'abandon de l'OS maison Symbian, qualifié de "plate-forme en feu", au profit
de Windows Phone, l'OS de son ancien employeur. Une décision sans doute inévitable, compte tenu du
retard de Symbian par rapport à ses concurrents, mais qui a eu pour résultat immédiat de plomber les
ventes de Nokia : dix mois se sont en effet ensuite écoulés avant que le premier smartphone de Nokia
équipé de l'OS de Microsoft voit le jour, alors que les clients désertaient ses produits équipés de l'ancien
OS condamné à disparaître. Le grand gagnant de cet accord a été Microsoft, dont Windows Phone,
marginalisé jusqu'ici, est devenu depuis le troisième OS le plus utilisé. Ce qui a nourri la rumeur selon
laquelle Stephen Elop était en réalité un cheval de Troie toujours au service du géant des logiciels. Ce ne
sont pas la vente de l'activité mobile de Nokia à Microsoft deux ans plus tard, ainsi que la réintégration
d'Elop chez son ancien employeur dont il est amené à devenir vice-président, qui la dissiperont.
Système intégré
Malgré ces erreurs de stratégie, Nokia aurait-il pu échapper à son sort ? Pas sûr. Comme les acteurs
d'autres industries (l'électronique grand public, la photographie, les équipements télécoms…), Nokia a été
victime de l'irruption de l'informatique dans son activité. La téléphonie est désormais dominée par des
acteurs venus de ce secteur, qu'il s'agisse d'Apple ou de Samsung, conglomérat géant qui a construit son
empire en produisant des semi-conducteurs, le composant de base des ordinateurs. Quant aux acteurs
historiques du mobile, les Siemens, Ericsson, Motorola, Alcatel ou Sagem, ils ont quitté le marché ou
paraissent près de la sortie de route, tel Blackberry, actuellement en vente. Apple a fait la démonstration
que l'intégration poussée entre matériel et logiciel est devenue la martingale. Et ses concurrents cherchent
désormais à l'imiter : c'est le sens du rachat de Nokia par Microsoft, de celui des actifs de Motorola par
Google auparavant, ou encore de la volonté de Samsung de développer son propre système d'exploitation
pour s'émanciper d'Android. L'enjeu - énorme - dépasse de beaucoup le seul marché du mobile, car le
smartphone et surtout son système d'exploitation sont amenés à jouer un rôle important dans un nombre
croissant de nos interactions quotidiennes : au travail, dans les applications utilisées en entreprise, aussi
bien que dans l'espace privé, notamment dans la domotique (le contrôle électronique de l'environnement
de vie) ou encore en situation de mobilité, par exemple pour le paiement mobile, les voitures connectées
ou la télémédecine.
Le smartphone au centre de l'univers numérique
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Comme sur de nombreux marchés technologiques, l'effet de réseau sera déterminant dans la lutte entre
concurrents : une loi selon laquelle l'utilité du bien ou du service s'accroît avec son nombre d'utilisateurs.
En clair, le succès va au succès, comme on l'observe déjà pour les smartphones : plus l'iPhone et les
mobiles équipés d'Android comptent d'utilisateurs, plus de développeurs sont incités à mettre au point des
applications pour eux, et plus d'annonceurs vont acheter de la publicité, etc. Google, avec Android, et dans
une moindre mesure Apple dominent aujourd'hui l'écosystème des terminaux mobiles. Il sera difficile de
les détrôner. Nokia n'était sans doute pas armé pour ce combat-là.
L'Europe peut-elle encore exister dans la "high-tech" ?
Le rachat de la branche téléphones mobiles de Nokia par Microsoft est une nouvelle défaite pour la hightech européenne. L'électronique grand public est aujourd'hui dominée par des entreprises américaines ou
asiatiques, Philips, le dernier acteur européen, ayant annoncé qu'il quittait ce marché en janvier dernier. Il
n'y a guère que sur les marchés B to B, le commerce interentreprises, que l'on compte encore quelques
champions européens d'envergure, tel SAP, le géant allemand des logiciels, ou l'équipementier télécoms
suédois Ericsson.
Bien sûr, l'Europe peut s'enorgueillir de compter un acteur important dans les semi-conducteurs, ST
Microelectronics, ainsi que quelques champions "cachés" de taille moyenne, souvent installés sur une
niche, tels Gemalto dans les puces et la sécurité digitale ou TomTom dans les services de localisation et de
navigation. Au total cependant, alors que les technologies de l'information et de la communication (TIC)
sont amenées à bouleverser de nombreux secteurs, depuis l'énergie jusqu'à la santé, en passant par le
transport et l'éducation, seulement quinze des cent plus grandes entreprises mondiales de TIC sont
européennes, selon une étude réalisée en 2012 par le cabinet ATKearney [1]. Une piètre performance au
vu du poids du Vieux Continent dans l'économie mondiale. Le risque apparaît donc sérieux que
l'économie européenne devienne de plus en plus dépendante de technologies étrangères.
Parmi les raisons avancées par ATKearney pour expliquer ce déclin, on retiendra le marasme du marché
européen ou le manque de financement : l'Europe investirait en capital-risque 15 milliards de dollars de
moins chaque année que les Etats-Unis. Mais aussi un marché domestique moins bien protégé que les
marchés américain ou asiatique et un déficit d'innovation. A cette litanie, on est tenté d'ajouter les carences
de la construction européenne, qui a privilégié la régulation au bénéfice des consommateurs, au détriment
de l'investissement et de la construction de grands acteurs industriels paneuropéens.
[1] "The Future of Europe's High-Tech Industry", ATKearney, septembre 2012.
* Smartphone : téléphone dit "intelligent", disposant d'un écran tactile ou d'un clavier azerty et des
fonctions d'un ordinateur portable relié à l'Internet à haut débit, d'un appareil photo numérique et
pouvant être enrichi par des applications à télécharger.
* Expérience utilisateur : terme employé pour évaluer le ressenti de l'utilisateur d'un objet ou d'une
interface.
En savoir plus
"L'iPad, nouvelle vache à lait d'Apple ?", Alternatives Economiques n° 292, juin 2010, disponible dans
nos archives en ligne.
Marc Chevallier
Alternatives Economiques n° 328 - octobre 2013
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