Au-delà du réel…
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Au-delà du réel…
DOSSIER : Ces pays qui ont mauvaise presse Au-delà du réel… Traversée de la RDC à vélo Aymeric réalise son premier voyage à vélo à 17 ans, au Maroc, l’année suivante il traverse l’Europe seul. Depuis, il a roulé au proche Orient, au Cachemire, en Irak, en Iran, au Pakistan… Durant l’été 2012, à 22 ans, il a traversé le Congo depuis Kinshasa, puis le Rwanda et l’Ouganda. Une aventure exceptionnelle. Texte et photos : Aymeric Malet cyclorizons.free.fr 12 août 2012 : une nouvelle fois, je m’effondre dans ma tente plantée hâtivement dans la brousse avant même 17 heures. Après une énième journée à devoir pousser mon vélo dans des pistes sablonneuses de la fin de la saison sèche, je suis malade et épuisé. J’ai perdu près de dix kilos en trois semaines, et ce jour-là, mis à part un ananas et quelques bananes, je n’ai pratiquement rien mangé. Une journée presque comme une autre en somme. Le pays le plus pauvre du monde Il y a encore un an, mes roues ne semblaient pas devoir croiser les pistes de l’Afrique centrale. Après avoir longuement parcouru le Moyen-Orient, je rêvais des Andes et des provinces tibétaines de la Chine. Pourtant, au fil des mois, je me suis intéressé au continent africain en concentrant mon regard sur un pays en particulier : la République Démocratique du Congo (RDC). Ce ne sont pas les paysages, le patrimoine ou encore les sites touristiques qui avaient alors attiré mon attention. Mais la littérature, historique ou contemporaine, me renvoyait une image mystérieuse de ce pays au cœur de l’Afrique et à la superficie quatre fois supérieure à celle de la France. Son image m’évoquait alors les explorations de Stanley à la fin du XIXe siècle, le roman Heart of Darkness de Joseph Conrad, ou encore la colonisation belge, caricaturée notamment dans les aventures de Tintin. Diamant, cuivre, or : les riches réserves minières de la région font de la RDC (ex-Zaïre) un carrefour géopolitique cristallisant les attentions des grandes puissances. Paradoxalement, le pays est le plus pauvre de la planète1. Dans le dernier quart du XXe siècle, la dictature de Mobutu a fragilisé les infrastructures au point de les rendre aujourd’hui exsangues. Les routes ne sont qu’exceptionnellement revêtues et le pays ne possède que deux vétustes lignes de chemins de fer. Les provinces du Nord et du Sud-Kivu, à l’est du pays, demeurent en proie à des luttes armées entre milices plus ou moins reconnues qui y trouvent là un prétexte afin de piller, torturer, et violer les populations locales. L’attrait de l’inconnu Ces maux ont depuis longtemps refermé le pays sur luimême. J’avais déjà parcouru l’Irak, l’Iran ou le Pakistan, mais jamais je n’avais été aussi anxieux avant l’entame d’un voyage. La République Démocratique du Congo me paraissait d’un tout autre « niveau ». Le tourisme est pratiquement inexistant. L’ambassade de même que quelques contacts locaux m’avaient formellement déconseillé la traversée, pointant du doigt ma folie et prétextant l’extension des conflits à l’ensemble du pays. Pourtant, je décidais de faire confiance à ceux qui 32 Carnets d’Aventures Aymeric et sa monture (Kasaï oriental, RDC) Ville de Kikwit : 500 000 habitants sans eau courante ni électricité (région de Bandundu, RDC) l’avaient réellement parcouru, à vélo, dans les mêmes conditions que les miennes. Peu nombreux sont ceux qui, aujourd’hui encore, se lancent dans une traversée de la RDC. C’est pourquoi chaque récit est aussi rare que précieux. Tous décrivent un pays bouleversant, peu conventionnel. Le voyage au Congo est un voyage dans l’inconnu. L’inconnu fait souvent peur. Moi, il me fascine tout autant. Après plus de quatre mois de préparation minutieuse, à la fin du mois de juillet dernier, je me lançais donc corps et âme dans une traversée à vélo de deux mois, me menant de Kinshasa, la capitale congolaise, jusqu’aux rives du lac Victoria, en Ouganda. Sur les quelque 3 500 kilomètres du voyage, trois quarts furent au cœur de la brousse de la RDC. Un chemin éprouvant Retour à Kabinda, en cette journée du 12 août. Je me trouve en plein cœur du Congo. Sur les 1 500 kilomètres parcourus, seul le premier tiers était asphalté. Ensuite ce n’était plus que des pistes de sable devenant de plus en plus fin au fur et à mesure de l’avancée de la saison sèche. J’ai parcouru la moitié du chemin. Désormais, les véhicules sont inexistants. Chaque jour, durant de longues heures, je pousse ma monture, luttant tant bien que mal contre le sable dans lequel mes roues s’enfoncent durant une grande partie de mes journées. Rarement un voyage ne m’a paru aussi difficile. Traverser de part en part la RDC demande un engagement intense, de tous les jours, de tous les instants. Deux jours. C’est le temps qu’il me faut à Kabinda afin de soigner mes plaies infectées par tant de marche dans le sable. La paroisse locale jouxte une cathédrale de brousse coloniale belge aux airs mystiques. Le syncrétisme religieux, les croyants en transe et les chants des enfants me bercent. Je songe aux dures réalités de ce pays si bouleversant. Deux jours pour oublier la piste, qui me tendra inévitablement les bras pendant encore plus d’un millier de kilomètres jusqu’à la frontière rwandaise La RDC en quelques mots Prénommée « Congo belge » jusqu’à son indépendance en 1960, la RDC s’est ensuite appelée « Zaïre » pendant les années Mobutu (1965-1997), le dictateur sanguinaire bien connu pour avoir pillé les immenses richesses minières de son pays (diamants, or, cuivre…) et avoir caché ses milliards de dollars en Suisse. En 1996, des milices Hutus envahissent une partie du territoire congolais après le génocide rwandais (dont elles sont responsables) et l’installation au Rwanda d’un gouvernement Tutsi. Avec l’aide de Laurent-Désiré Kabila, opposant congolais à Mobutu, elles prennent le pouvoir à Kinshasa. Sitôt évincé Mobutu, en 1997, Laurent-Désiré Kabila s’autoproclame président et rebaptise son pays République Démocratique du Congo. Mais la guerre continue : le Rwanda et l’Ouganda qui l’ont aidé à prendre le pouvoir veulent leur part des richesses minières. Cette guerre aurait fait 3,9 millions de morts entre 1997 et 2005 : c’est la guerre la plus meurtrière depuis la seconde guerre mondiale, mais elle a fait bien peu souvent les gros titres dans les journaux occidentaux… Aujourd’hui, le pays est encore loin d’être complètement pacifié. La zone à éviter absolument si vous comptez vous y rendre est celle du Nord-Kivu (à l’est du pays, près du Rwanda) : plusieurs milices, dont le tristement célèbre M23, constituées de mercenaires rwandais et d’anciens militaires de l’armée congolaise, y sèment encore régulièrement la terreur. En employant souvent la forme de violence la plus ignoble qui soit : le viol des femmes (et des hommes aussi parfois). Les sources divergent mais citent toutes des chiffres effroyables : 500 000 femmes violées durant les 16 dernières années, 1 100 nouvelles victimes tous les jours, dont certaines ont moins de 5 ans. Les populations villageoises du Sud-Kivu qu’Aymeric a traversé sont aussi victimes, dans une moindre mesure, de ces exactions. La RDC a été ruinée par ses dirigeants corrompus et ses guerres civiles. La pauvreté aujourd’hui est immense, elle se manifeste par la malnutrition qui touche entre 30 et 50 % des femmes et des enfants, le SIDA et le paludisme qui font des ravages dans la population, l’espérance de vie de 48 ans seulement. Vous l’aurez compris, le tourisme y est quasiment inexistant. Sources : ONU (FAO et PNUD), Le Monde, Wikipedia. Carnets 33 d’Aventures DOSSIER : Ces pays qui ont mauvaise presse qui ne m’a jamais paru aussi loin. Il me faut repartir. En demandant conseil dans chaque village, on m’indique d’étroits chemins de délestages, empruntés chaque jour par des centaines de convois de cyclotransporteurs. Souvent, je n’ai qu’à suivre la trace de leurs pneus. Ces cyclotransporteurs sont probablement ceux qui ont le plus marqué ma traversée. Je garde encore en tête la vision de ces hommes, poussant seul, à deux, voire à trois leur vélo bricolé et surchargé de près de 200 kg d’huile de palme ou autres marchandises dans le sable. Je perçois encore leur souffrance, leur véritable chemin de croix les amenant à effectuer quelques centaines de kilomètres en plusieurs jours, plusieurs semaines, parfois jusqu’en Angola. Ces forçats de la route meurent jeunes et vivent sommairement, dormant à même le sol, se reposant souvent dans les nombreux villages isolés au cœur de la brousse, si loin de tout. L’essentiel du commerce national repose sur leur courage. Cela fait relativiser ma propre souffrance et force encore mon admiration. Il m’arrivait de partager mon eau, chaude, brunâtre ou blanchâtre demandée dans les villages, de partager mes repas, de contribuer à réparer leur vélo archaïque. Pourtant, souvent, j’assistais impuissant à leur détresse, concentré à surmonter ma fatigue devenue chronique au fil des semaines. Au cœur du pays, il est difficile de se nourrir autrement que de bananes, d’arachides, de chenilles (parfois très Femme marchant vers son village, effrayée par l’appareil photo, probablement traumatisée par la guerre civile (Katanga, RDC) 34 Carnets d’Aventures bonnes), de chikwange (manioc fermenté), et surtout de fufu (purée à base de farine de manioc) pour lequel j’ai développé une aversion de plus en plus importante. Peutêtre sont-ce les maux de la fatigue, mais je ne supporte plus la nourriture locale. Une hospitalité bienveillante Le Blanc (mundele) est très riche. Malgré cette image bien ancrée, malgré les nombreuses mendicités, l’hospitalité reste intacte. Rarement j’ai été sujet à autant de curiosité de la part de populations peu confrontées au tourisme. Aussi les premiers kilomètres de mon voyage ont rapidement essuyé toutes mes craintes présupposées. Par ici, j’apprends que je suis le premier touriste à passer en cinq ans. La présence d’un touriste blanc trouble la vie de ces villages à l’écart des échanges, du commerce, de l’électricité, de nos préoccupations. En tutoyant le quotidien des populations, j’écoute l’âme meurtrie du Congo. Tout en me laissant bercer par les chants traditionnels, je m’émeus de la complainte de son peuple. Les Congolais semblent vouloir se confier. Comme pour se libérer des maux qui les rongent. Comme s’ils voyaient en moi un homme providentiel qui viendrait les libérer de leur misère. Autant de questions sans réponse… « Votre gouvernement corrompu en est la faute […]. Vous avez des chèvres, des poules, mais vous ne savez pas traire le lait, vous ne produisez pas d’œufs […]. » Mon discours est parfois dur. Mais cette absence de tout m’écœure tellement… Les enfants grouillant de part et d’autre s’agitent frénétiquement à mon passage dans un brouhaha de cris, de sourires et de hurlements. Souvent, je plante ma tente dans les villages sans eau ni électricité, sous la bienveillance du chef, de la population, des abbés. Dans chaque ville, le visiteur trouvera toujours refuge auprès de l’humanisme des Pères, au sein d’une paroisse diocésaine, dans laquelle il pourra se faire héberger ou soigner. Héritages de la colonisation belge, les paroisses catholiques sont omniprésentes et sont souvent le lieu le plus apaisant. Selon les villes, elles côtoient les églises protestantes, néoapostoliques, ou encore d’autres cultes (Témoins de Jéhovah) très représentés dans un pays où la religion occupe une place centrale dans le quotidien des populations. Personne ne veut ni ne comprend pourquoi je campe parfois dans la brousse. Pourtant, j’y trouve là quelques moments de calme et de tranquillité au terme de longues journées agitées à devoir traverser ces innombrables villages et ces cris d’enfants. Je me suis toujours senti en sécurité. Partout où je passais, j’étais accueilli de la même manière, même dans la province du Sud-Kivu dans laquelle je me suis engouffré avec hésitations, après avoir traversé le lac Tanganyika en bateau. Dans cette région troublée, le trafic relativement important, les postes militaires, les véhicules de l’ONU et surtout les nombreux villages et villageois marchant sur le bord de la route m’y ont fait sentir en sécurité. Les conflits au Kivu sont localisés et concentrés sur certaines zones, plus au nord que l’itinéraire que j’ai emprunté. Toutefois, je n’y ai jamais pris le risque de dormir dans la nature, Les cyclotransporteurs : ceux-là sont assez peu chargés (Kasaï, RDC) préférant la proximité d’un camp de militaires pakistanais de la MONUC (mission de maintien de la paix créée par l’ONU au Kivu) ou encore d’un centre de soins. manière, certains officiers de la DGM se montrent plutôt bienveillants à mon égard, à l’image de ce pays finalement… Une corruption institutionnalisée Un pays envoûtant « Bonjour, je suis officier de la DGM (Direction Générale des Migrations, la police pour étrangers). Je voudrais contrôler vos documents. » Un homme en chemise multicolore vient de débarquer en pirogue de l’autre côté d’une rivière que je dois traverser. Les contrôles de documents sont choses courantes et je m’y suis habitué. En réalité, ces vérifications sont obligatoires dans chaque ville, mais j’y ai jusqu’à présent toujours échappé, même lorsque les officiers venaient me chercher. Chaque excuse est une nouvelle opportunité, du faux rendez-vous au départ anticipé. L’officier recopie si lentement les quelques chiffres et numéros de mon passeport et de mon visa que je me demande s’il va s’endormir dessus. « Maintenant, il vous faut payer votre droit d’identification, en bières si possible. » Comme si je lui étais redevable de m’inscrire sur son petit cahier d’écolier ! En négociant, parfois avec humour, je n’ai jamais rien payé. La corruption est institutionnalisée, mais se déroule dans une atmosphère très peu velléitaire. D’une certaine Car la RDC semble concentrer en elle tous les maux, mais aussi toutes les merveilles de l’Afrique. Il ne s’agit pas là d’un pays pour pratiquer un tourisme conventionnel. Certes les paysages sont assez bucoliques dans le Kivu, certes les cascades et les parcs nationaux sont nombreux, mais les problèmes auxquels le pays est confronté demeurent un frein à son développement touristique. Jamais je n’ai parcouru un pays aux conditions de vie et de voyage aussi difficiles. Paradoxalement, la traversée de ce pays se prête formidablement bien au voyage, à la découverte. Elle est l’occasion de vivre une expérience unique, bouleversante et intense, aux émotions parfois diamétralement opposées. L’isolement, la difficulté, les rencontres marquantes sont autant de raisons de s’immerger, de s’imprégner de ce pays si spécial. Le voyage en RDC est une expérience en décalage avec notre réel. Avec les difficultés d’accès et l’absence de voie de communication et de transport, le voyage peut devenir un luxe : la location de véhicule est chère et le prix du carburant peut atteindre près de 5 dollars le litre. Si le Carnets 35 d’Aventures DOSSIER : Ces pays qui ont mauvaise presse voyage à vélo peut constituer une opportunité, il demande au Congo un engagement physique et mental particulier, l’acceptation d’un dénuement parfois total. Les traversées sont possibles, mais ne peuvent que demeurer rares. Et en RDC, elles retranscrivent plus qu’ailleurs une vie aux battements des rencontres, un partage des souffrances avec les cyclotransporteurs… On ne peut revenir indemne d’une traversée de ce pays. Aussi, le passage au Rwanda puis en Ouganda a constitué un changement radical. Avec de l’asphalte, de l’électricité y compris dans les villages, du trafic routier, des banques, des commerces aux étals plus garnis et un tourisme plus développé, ces deux pays n’offrent pas le même visage que leur géant voisin. Si le charme du Rwanda est indéniable, si l’accueil et la diversité de l’Ouganda en valent largement le détour, ces brefs passages n’ont pas eu le même impact pour moi qu’en RDC. Ce pays m’a transformé plus que n’importe quel autre. Aujourd’hui encore, je me laisse bercer par mes souvenirs : le Congo me paraît toujours flou, la vie surréelle, l’expérience difficile et envoûtante. Dans un village congolais, région du Kasaï Finalement, ce voyage a conforté mes sentiments sur les pays peu touristiques. Il s’agit de se laisser guider par la curiosité, par la lecture de récits réels ou fictifs. Le sentiment de rareté touristique, d’unicité permet au voyage d’aventure d’y trouver sa pleine expression. Les découvertes, les rencontres chamboulent, renversent aussi bien l’image du pays autant qu’elles apportent leurs lots de surprises quotidiennes toutes aussi fascinantes les unes que les autres. Elles ébranlent les préétablis, les préjugés et ouvrent une porte sur l’acceptation de valeurs universelles, de tolérance, de compréhension de régions mal connues. Le premier pas est le plus difficile. Il ne suffit que d’oser… Un rapport du PNUD concernant l’indice de développement humain classe la RDC au 187e rang sur 187 pays en 2011 : http:// hdr.undp.org/en/media/HDR_2011_FR_Complete.pdf. À signaler néanmoins que l’absence de données ne permet pas à la Somalie de figurer dans le classement. 1 En RDC, 60 % de la population a moins de vingt ans ! Paysage bucolique de lacs et collines au Rwanda 36 Carnets d’Aventures Carnets 37 d’Aventures