L`Anatomie d`un Scandale : l`Affaire de la Compagnie des Indes

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L`Anatomie d`un Scandale : l`Affaire de la Compagnie des Indes
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L’Anatomie d’un Scandale :
l’Affaire de la Compagnie des Indes revisitée
(1793-1794)
Elisabeth Cross
« Ils ont si bien embrouillé et tortillé cette affaire
que personne n’y comprend rien. »
Fabre d’Églantine 1
Écrire l’histoire d’un scandale serait vouloir rassembler un puzzle dans
le noir : même si on en trouve toutes les pièces, comment les intégrer correctement ? La corruption, par nature, laisse peu de traces, lacune insoluble
dont l’effet est d’imposer des interprétations parfois douteuses sur les
fragments qui en subsistent. C’est en tout cas ce qu’il faut sans doute penser
de la liquidation de la Compagnie des Indes (1793-1794), ce scandale
financier sous la Terreur, qui dans ses étapes successives, aurait relevé d’un
soi-disant complot organisé par des conventionnels, complot qui aurait
entraîné non seulement des « délits d’initié » sur la bourse, mais la falsification également d’un décret de la Convention par la corruption de certains
députés accusés ultérieurement de « trafic d’opinion ». Le scandale, perçu
comme partie intégrale d’un ténébreux « complot de l’étranger », joua donc
un rôle important dans les dérapages politiques qui menèrent Danton à sa
chute. Par ce biais, cette affaire nous ramène ainsi aux origines même de la
Terreur.
Pour Jean-Clément Martin, l’affaire de la Compagnie des Indes aurait
été un « véritable serpent de mer 2 », ce qui nous semble très juste. L’histoire
de toute corruption politique exige d’ailleurs que l’on se résigne à ne pouvoir
probablement jamais saisir ici une « vérité » historique incontestable : toute
source ici sera, par nature, décevante. Les motivations des acteurs, animés
par la cupidité, l’égoïsme, ou la peur, sembleront toujours plus qu’aléatoires
aux tiers. D’où la difficulté, voir l’impossibilité, de trouver la logique d’un
tel événement, ce qui dans le cas est aggravé chez la Compagnie des Indes
1. AN, F7 4637.
2. Martin J.-C., Nouvelle Histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012, p. 414.
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à cause de deux principales raisons. Premièrement, parce qu’il nous manque
la quasi-totalité des documents se rapportant à cette affaire, les plus importants des interrogatoires et des rapports contemporains ayant disparu probablement en l’an III 3. Ce qu’il nous reste aux Archives Nationales et aux
Archives Nationales d’Outre-Mer est très incomplet et peu fiable : les confessions de Chabot, les notes et rapports de Fouquier-Tinville lors du procès
des dantonistes, et les mémoires préparés par la Compagnie a posteriori, qui
dénonce les députés considérés par les directeurs et actionnaires de la cidevant Compagnie comme la cause de leurs misères financières, qui furent
bien exagérées à chaque occasion 4.
Deuxièmement, les motivations idéologiques de certains des historiens,
dont le premier serait Albert Mathiez, pour qui l’étude de l’affaire fut
surtout l’occasion de prouver la corruption des dantonistes, pour lui,
prouvée définitivement par la signature de Fabre d’Églantine sur un décret
falsifié qui proposait à la Compagnie, en liquidation par ordre de la
Convention, des conditions financières plus douces 5. Inversement, mais au
fond pareillement pour ce qui est de la méthode historique, est l’œuvre
d’Henri Houben, Fabre étant pour lui une victime innocente de la politique
du Comité de salut public 6 qui s’efforçait de se placer au « centre du jeu
politique » pendant les six derniers mois de la Terreur : dans cette optique,
la chute des hébertistes imposait la fabrication d’accusations fausses contre
Danton et ses alliés pour frapper à droite. Comme Michel Eude l’explique,
« le Comité de salut public voyait en [Fabre] moins le député éventuellement corrompu que l’un des chefs de la faction des Indulgents. Le procès
était avant tout politique 7 ».
En revanche, le but de notre contribution sera de présenter l’affaire de
la Compagnie des Indes sans trop aborder la question politique, c’est-à-dire,
celle probablement impossible à résoudre (au moins d’une manière scientifique) de la culpabilité de Fabre d’Églantine, et donc du rôle du scandale
en accélérant la décadence de la faction dantoniste. Cela dit, cet article
tentera néanmoins de reconfigurer ce que nous savons (ou souvent inférons)
3. Mathiez A., Un procès de corruption sous la terreur : l’affaire de la Compagnie des Indes, Paris, Félix Alcan,
1920, p. 387 ; et Lestapis A., La « Conspiration de Batz » (1793-1794), Paris, Société des Études
Robespierristes, 1969, p. 203. Les documents disparus sont, à notre connaissance, les interrogatoires
de Delaunay d’Angers et de Chabot, et le rapport d’accusation préparé par Amar. Les seuls fragments
de ces documents qui nous restent sont les notes prises par Fouquier-Tinville et autres d’après les
originaux, qui se trouvent aux Archives Nationales sous la cote W 173.
4. Archives Nationales d’Outre-Mer (ANOM) 8 AQ 336, « Notice sur les faits » du 15 messidor an III,
dans lequel les administrateurs nomment Fabre, Julien de Toulouse, Delaunay d’Angers et Amar
comme leurs persécuteurs ; et 8 AQ 376, lettres de l’administration au Citoyen Ramel, Ministre des
Finances, an VI-VII, passim.
5. Mathiez A., Procès de corruption, op. cit., p. 387-390.
6. Houben H., Finance et Politique sous la Terreur : la liquidation de la Compagnie des Indes, 1793-1794,
Paris, Félix Alcan, 1932.
7. Eude M., « Une interprétation « non-Mathiézienne » de l’affaire de la Compagnie des Indes »,
Annales Historiques de la Révolution française, nº 244, avril-juin 1981, p. 250.
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de « la mécanique » du scandale. En même temps, tentons de le placer dans
un contexte plus large. D’une part, il faut reconnaître que l’acte d’attaquer
la Compagnie des Indes et les autres compagnies financières s’enracine dans
une longue tradition intellectuelle qui condamne le monopole et l’agiotage
comme funeste à l’économie nationale et même à la vertu publique, ce
concept essentiel à la légitimation de la République et de la Révolution
elle-même. Mais nous tenterons de voir dans quelle mesure cet idéal
imprégna la pratique véritable des législateurs, car on pourrait utiliser le
langage révolutionnaire à des fins pernicieuses. L’affaire de la Compagnie
des Indes témoigne que la politique jacobine de la vertu était contestée par
la persistance après 1789 de pratiques et d’idées qui auraient semblé
légitimes sous l’ancien régime – la manipulation des valeurs par le pouvoir
politique et la collusion illégale 8, et la croyance que la fonction publique
mènerait surtout à l’enrichissement financier personnel. La contribution
suivante montrera la mesure dans laquelle, face à cette continuité, la vertu
restait comme toujours un idéal insaisissable.
La troisième Compagnie des Indes, fondée en 1785 sous les auspices du
ministère de Calonne fut conçue, lors de sa création, comme moyen de
réaffirmer l’influence française dans l’Océan Indien après la victoire française
dans la guerre d’indépendance américaine et de soutenir le crédit de l’état
en encourageant l’investissement 9. Le ministère fonda une nouvelle compagnie plutôt que de restaurer le monopole de l’ancienne Compagnie des
*OEFTFMMFtFTUtEJUFjEF-BXxEFWFOVFOPUPJSFQBSMBCVMMFCPVSTJÒSFEF
1720 10. Cette compagnie, dont le monopole fut révoqué en 1769, fut la
cible d’une attaque soutenue par des économistes libéraux, comme les
Physiocrates et l’abbé Morellet, aux années 1760, qui lancèrent contre elle
des accusations de corruption, malveillance financière, et surtout, une
condamnation universelle de toute forme de monopole ou privilège économique, ce qui n’entraînerait jamais que la décadence morale 11. La nouvelle
8. Taylor G., « The Paris Bourse on the Eve of the Revolution, 1781-1789 », The American Historical
Review, vol. 67, nº 4, 1962, p. 951.
9. Susane G., La Tactique financière de Calonne, Paris, Rousseau, 1901. Cet auteur montre que le
maintien du crédit de l’État par moyen de l’investissement dans les travaux et institutions publiques
était l’idée de base du ministère de Calonne. Alors de la Compagnie fut constituée sous Calonne,
des projets pour une Nouvelle Compagnie commençaient dès 1782 par Joly de Fleury avec le
soutien de Vergennes, voir Bibliothèque Nationale de France (BnF), Collection Joly de Fleury 1442 ;
et Price M., Preserving the Monarchy : the comte de Vergennes, 1774-1787, Cambridge, Cambridge
U.P., 1995, p. 81. Le Maréchal de Castries, qui s’intéressait beaucoup à l’importance stratégique de
l’Océan Indien pour l’empire, endossa le projet aussi, quoique d’une manière bien plus timide,
craignant les effets du nouveau monopole sur l’économie des Mascareignes. Tarrade J., « Le
Maréchal de Castries et la politique française dans l’Océan Indien à la fin de l’ancien régime », dans
Wanquet C. et Jullien B. (dir.), Révolution française et Océan Indien : prémisses, paroxysmes, héritages
et déviances, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 45-46.
10. Faure E., La banqueroute de Law, 17 juillet 1720, Paris, Gallimard, 1977.
11. Morellet A., Mémoire sur la situation actuelle de la Compagnie des Indes..., 2e éd. Paris, Desaint,
1769 ; Du Pont de Nemours P.-S., Du Commerce et de la Compagnie des Indes, Amsterdam,
Delalain, 1769.
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Compagnie, par contre, dépouillée de tout pouvoir souverain en Inde, était
donc de son début une créature très différente, mais en dépit de cela, et
malgré sa forte rentabilité pour ses investisseurs, elle s’embourba rapidement dans le scandale. En mars-avril 1787, c’était principalement l’agiotage
sur les actions de la Compagnie des Indes qui déchaîna le chaos financier
sur la place de Paris et la chute du ministère de Calonne 12. Par suite à cette
crise, les Chambres de Commerce commencèrent une campagne de
« lobbying » contre le monopole auprès des successeurs de Calonne, et avant
même 1789 la Compagnie en risqua la révocation 13.
On pourrait donc faire de la Compagnie des Indes en 1793 qu’une
institution déjà défunte. Mais ça serait d’ignorer le fait que, suite à la
révocation de son monopole par l’Assemblée nationale en avril 1790, la
Compagnie opéra de son propre gré une transformation révolutionnaire
distinctive. Les actionnaires utilisèrent des idées révolutionnaires pour
défendre leurs droits de propriété et leurs droits de souveraineté sur le
capital social et la gouvernance de la Compagnie, en destituant plusieurs
administrateurs nommés par le Roi, en liquidant formellement l’ancienne
société constituée par l’arrêt de 1785, et en constituant une nouvelle. La
Compagnie des Indes, donc, de sa façon bien particulière, fut elle aussi
régénérée par la liberté après 1790 : une entreprise quasi-publique devient
une entreprise totalement privée, comment témoignait sa réussite financière
continue. Ainsi le 1er avril 1793 la compagnie afficha un bénéfice impressionnant de 7 805 942 lt 5 s 11 d et déclara un dividende de 170 lt par action,
un chiffre aussi élevé que leurs distributions prérévolutionnaires 14. Même
après la déclaration de guerre avec la Grande-Bretagne, la Compagnie fit
tout ce qu’elle pouvait pour continuer son commerce en Inde. Au printemps
1793, la Compagnie courtisa le décidément « pro-business » Ministre plénipotentiaire des États-Unis, Gouverneur Morris, pour obtenir de lui le droit
d’arborer le pavillon américain sur tous les vaisseaux de la Compagnie, ou
sinon, l’autorisation pour délocaliser la totalité de leurs opérations à
/FX:PSL#PTUPOPV1IJMBEFMQIJF pendant la durée de la guerre, une
opération qui finalement n’eut pas de suite 15.
12. Ilovaïsky O., La disgrâce de Calonne, 8 avril 1787 : vers l’abrogation des exemptions des charges fiscales,
Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2008 ; et Ghachem M.,
j"UUIF0SJHJOTPG1VCMJD$SFEJUB4UPSZPG4UPDL+PCCJOHBOE'JOBODJBM$SJTJTJO1SF3FWPMVUJPOBSZ
France » dans The Financial Crisis of 2008 : French and American Responses, Rogoff M. (dir.),
1PSUMBOE.&6OJWFSTJUZPG.BJOF4DIPPMPG-BXQ
13. ANOM, 8 AQ 327 ; et Archives Départementales de la Gironde, fonds de la Chambre de Commerce
de Guienne, série C, passim.
14. ANOM, 8 AQ 314 (bénéfice), 8 AQ 331 (dividende).
15. ANOM, 8 AQ 25, 9 mars 1793 (fos 95-97). Morris leur dit que ce serait franchement illégal pour
le gouvernement américain de leur permettre d’arborer le pavillon des États-Unis sur des vaisseaux
français, même marchands, mais que l’opération serait totalement légitime si la Compagnie passait
un contrat avec une maison américaine pour faire le commerce français des Indes sur des vaisseaux
américains. Par suite, le ministre recommanda son ancien ami, Robert Morris de Philadelphie
(aucun lien de parenté).
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La solidité financière de la Compagnie commençait cependant à susciter
de nombreuses questions au sujet de la nature de ses affaires. La hausse
continue des cours de la Compagnie – volatiles mais généralement au-dessus
de la valeur nominale de l’action – en particulier contrastait avec la dépréciation de l’assignat. L’agiotage sur la bourse était considéré parmi les causes
de cette dépréciation, et en 1792, on accorda une grande attention à la
réglementation des actions librement négociables actions au porteur. En
août 1792, l’Assemblée législative adopta ainsi une série de lois exigeant
l’enregistrement officiel de toutes les actions au porteur comme moyen de
ralentir l’agiotage, interdisant la négociation publique de toute action non
enregistrée 16. Ces actions seraient soumises au « droit d’enregistrement à
chaque mutation » et à la contribution du cinquième sur « le montant des
dividendes 17 ». Pour échapper à ces impôts, les actionnaires de la Compagnie
votèrent un système des transferts dans lequel les actions au porteur seraient
« retirées de la circulation pour être annulées 18 » et la valeur serait secrètement créditée au porteur 19. Dans ce cadre, comme le constate Albert Mathiez,
la Compagnie « interprét[a] à leur façon 20 » un article de la loi de 27 août
qui semblait impliquer que toutes les actions « retirées » seraient exonérées
d’impôts. En somme, la Compagnie des Indes avait au départ choisi une
stratégie d’évasion fiscale douteuse, sans être explicitement illégale.
Cependant, à cette même époque, la Compagnie se trouva menacée par
une conspiration de conventionnels et de certains spéculateurs qui envisageait de profiter des erreurs de la Compagnie. Cette coalition se forma,
probablement, au printemps 1793. Figuraient ici des conventionnels :
Delaunay d’Angers, d’abord, mais aussi l’ex-capucin François Chabot, et
Julien de Toulouse, un célèbre « député d’affaires » et, crucialement, un
membre du Comité de sûreté générale, comme l’était Chabot 21. Delaunay
donnait accès au cercle du Baron de Batz, aristocrate et financier notoire
comme baissier, et son complice, Benoît d’Angers. La participation
présumée de Batz offrait la justification principale pour les allégations
ultérieures de Fabre d’Églantine et de Chabot que, cachée sous la conspiration financière, on trouverait une conspiration aristocratique et étrangère
16. Archives Parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des chambres
françaises..., éd. Mavidal M.-J. et Laurent M.-E., Paris, Dupont (puis CNRS), 102 vol.,
1879-2012, t. XLVIII, p. 613-614 (ensuite indiquées AP) (séance de l’Assemblée législative du
22 août 1792).
17. Ibid., tome XLVIII, p. 681 (séance de la Convention du 24 août 1792).
18. ANOM, 8 AQ 336, délibérations du 16 octobre 1792.
19. Ces opérations étaient enregistrées dans les « journaux de transferts » aujourd’hui conservés à
l’ANOM sous les côtes suivantes : 8 AQ 336, 8 AQ 170-177.
20. Mathiez A., Procès de corruption, op. cit., p. 22. D’après un rapport du 26 thermidor an III, la
somme de ces impôts dus au Trésor Public, y compris le triple droit appliqué ultérieurement pour
punir leur évasion fiscale, montait à 3 693 948 livres tournois. ANOM, 8 AQ 377, « Extrait des
observations des Commissaires vérificateurs... »
21. Mathiez A., La Corruption parlementaire sous la Terreur, Paris, Armand Colin, 1927, 2e éd.,
chap. 6.
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pour déchirer la Convention 22. Et Julien de Toulouse, pour sa part, amena
éventuellement son proche, l’abbé d’Espagnac, un agioteur expérimenté,
notoire pour sa conquête impitoyable du marché des actions de la
Compagnie en 1787 23. D’Espagnac offrit de fournir quatre millions de
livres tournois pour les spéculations sur les actions de la Compagnie, une
offre rejetée par Delaunay 24. Pour sa part, Chabot, avec son mariage blanc
en octobre 1793 à Léopoldine Frey, sœur des financiers autrichiens Junius
et Emmanuel Frey 25, offrait un moyen pratique pour le blanchiment
d’argent 26. Le rôle de son ami, Claude Basire, également membre du
Comité de sûreté générale, est bien plus incertain, son crime ayant probablement été limité au fait qu’il n’avait pas dénoncé les machinations de ses
amis lorsqu’il les découvrit.
L’objet de la conspiration à ses débuts en juillet 1793 était ainsi une
opération d’initiés telle qu’on les avait compris avant 1789. L’idée était
d’utiliser le pouvoir législatif pour manipuler le cours d’actions de la
Compagnie. En faisant baisser les prix par des menaces de poursuites contre
la Compagnie pour faire appliquer les lois d’août 1792, les députés achèteraient le plus grand nombre d’actions que possible, avant de rehausser le
prix avec de la législation favorable à la Compagnie. Cheville ouvrière de
cette faction, Delaunay lança sa partie du plan avec son discours à la
Convention du 9 juillet, dans lequel il accusa la Compagnie d’avoir soutenu
la contre-révolution en encourageant l’agiotage. Il demanda ainsi la mise
22. Lestapis A., op. cit., 259-260, soutient la thèse provocante que le « complot de l’étranger » était le
fond de l’affaire et que toutes les allégations financières étaient négligeables. Mathiez A., « Fabre
d’Églantine, inventeur de la conspiration de l’étranger », Annales révolutionnaires, vol. 8, 1913,
p. 311-335, et Procès de corruption, op. cit., p. 107, soutient l’inverse.
23. Le rôle d’Espagnac dans l’affaire reste fortement contesté par les historiens. Lestapis A., op. cit., 71 et
passim, par exemple, soutient qu’Espagnac était totalement innocent quant à la Compagnie des
Indes, et de plus qu’il fut l’ennemi intime de Batz depuis longtemps. Toutefois, Cambon allégua
lors du procès que les spéculations prévues auraient effectué en utilisant de l’argent prêté par
d’Espagnac. Mathiez A., Procès de corruption, op. cit., p. 348. Évidemment, la notoriété d’Espagnac
dans les opérations boursières de 1787 et dans son propre affaire des fournitures frauduleuses à
l’armée sous la raison sociale de « Compagnie Masson et Espagnac », doit nous inciter à réfléchir
que l’inclusion d’Espagnac lors du procès sur la liste des intrigants servait les buts des accusateurs
sur les comités.
24. AN, F7 4434, lettre de Chabot du 29 frimaire an II, contient l’allégation de l’offre d’Espagnac et le
refus de Delaunay. Houben H., op. cit., 149, soutient qu’Espagnac aurait dû être le créancier des
conspirateurs par l’intermédiaire de son ami Julien de Toulouse, mais Houben conjecture que son
manque d’argent personnel à cause de ses litiges avec Cambon et le Trésor Public au sujet de ses
fournitures et ses pertes subies par la liquidation de ses actions de 1787 (voir note 52) rendit un tel
prêt impossible. Houben soutient également que Delaunay regardait d’Espagnac à cause de toutes
ces disputes comme un fardeau, et qu’il ne voulait pas une association entre sa faction et lui.
25. Scholem G., Du frankisme au jacobinisme : la vie de Moses Dobruska, alias Franz Thomas von
Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Gallimard le Seuil, 1981, p. 81.
26. Linton.ji%PZPVCFMJFWFUIBUXFSFDPOTQJSBUPST wDPOTQJSBDJFTSFBMBOEJNBHJOFEJO+BDPCJO
politics, 1793-1794 », éd. Campbell P., Kaiser T. ; et Linton M., Conspiracy in the French
Revolution, Manchester, UK, Manchester UP, 2007, p. 138. Riviale P. La Révolution française dans
l’infortune de la finance, Paris, Harmattan, p. 184, soutient que la dot de Léopoldine Frey au
montant énorme de 200 000 livres tournois faisait partie du pot-de-vin reçu de la Compagnie par
les députés.
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en vigueur des lois sur les enregistrements 27. La Compagnie pour sa part,
et riche de son expérience prérévolutionnaire, laissa faire et ne fit aucune
déclaration, considérant que les manœuvres de Delaunay n’étaient qu’une
banale tentative par les baissiers « qui... avaient beaucoup vendu à découvert » avant l’échéance de leurs commandes la fin du mois 28. Une hypothèse
fortement probable ici serait, étant donné que Batz et ses alliés étaient
ouvertement connus comme baissiers 29, la Compagnie n’avait pas à s’inquiéter outre mesure de cette manœuvre. Les directeurs pensaient que ces
tentatives de fluctuations n’auraient que peu d’effet sur leurs investisseurs
axés sur la véritable valeur de leurs actions. Ils crurent que le scellage des
magasins de la Compagnie à Lorient, décrété le 26 juillet, n’était qu’une
tactique d’intimidation et un inconvénient qui serait renversé dès que les
spéculateurs auraient achevé leurs projets – ou quand les autres négociants
lorientais, dont les magasins furent également scellés comme appartenants
à la Compagnie, se fussent plaints à la Convention 30. Il n’était pas encore
à ce stage ni pour les députés véreux ni pour la Compagnie d’envisager la
liquidation totale.
L’intervention de Fabre d’Églantine fut décisive sur l’évolution de cette
situation. Un des rares points d’accord entre les témoignages ultérieurs,
comme ceux de Chabot, fut que la participation de Fabre dans tout ceci
n’était pas au départ désirée par le groupe originel 31. Car ce fut par l’effet
de ses interventions, à partir du 16 juillet et finalement dans ses rapports
du 3 et 14 août, que se radicalisa le discours législatif sur la Compagnie, ce
qui dérangeait l’opération limitée d’initiés prévue par le cercle de Delaunay.
Certes, c’est bien Delaunay qui fut le premier à alléguer que la Compagnie
encourageait l’agiotage à la demande de Pitt afin de nuire à la valeur de
l’assignat et de miner la crédibilité du gouvernement révolutionnaire 32 – ce
qui était alors tout à fait crédible, l’assaut ayant commencé au moment
même où l’assignat était au plus bas, et où le prix des actions de la
27. AP, t. LXVIII, p. 488-491 (discours de Delaunay d’Angers, 9 juillet 1793).
28. ANOM, 8 AQ 25, lettre du 27 juillet 1793.
29. Mathiez A., Procès de Corruption, op. cit., p. 59.
30. AP, t. LXIX, p. 551-552 (séance de la Convention du 26 juillet) ; ANOM, 8 AQ 25, lettre du 3 août
1793.
31. Cette hypothèse est fondée sur l’un des points vraisemblablement fiables dans les dénonciations,
confessions, et lettres de Chabot, qui ne sont pas généralement dignes de confiance. Cela dit, il y a
une cohérence entre eux : il répétait constamment que les députés « travaillants » sur la Compagnie
des Indes furent divisés en « deux factions », l’une dirigée par Delaunay, l’autre par Fabre, et qu’il
y avait un fort ressentiment entre eux. Chabot tentait de se représenter, à Robespierre et autres,
comme un médiateur désintéressé qui ne voulait que de fournir renseignements sur l’affaire au
gouvernement. Voir AN W 342, dossiers 3-6 (déclarations de Chabot du 25 brumaire et 28 nivôse),
et Eude M., art. cit., p. 248. Quoique peu fiable dans la plupart de ses conclusions, la théorie des
« deux factions » est également avancée par Batz C., Les Conspirations et la fin de Jean, Baron de Batz,
Paris, Calmann-Lévy, 1911, p. 233-234, 236, qui allègue sans fondement que Batz, comme un deus
ex machina, contrôlait les actions de Fabre et l’incita à sa position de ligne dure contre Delaunay
comme moyen de diviser la Montagne.
32. AP, t. LXVIII, p. 488 (discours de Delaunay, 9 juillet 1793).
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Compagnie était anormalement élevé au-dessus de leur valeur nominale 33.
Toutefois, Delaunay n’avait jamais demandé d’aller au-delà de l’application
des lois d’août 1792 – dans tous ces discours de l’été, Delaunay n’a jamais
parlé de la suppression de la compagnie 34. Fabre, par contre, à partir de sa
première intervention du 16 juillet, demanda « un mode pour enfin éteindre
ces compagnies 35 ». Dans ses rapports du 3 et 14 août, il reprenait ainsi les
accusations de Delaunay mais il alla beaucoup plus loin. Pour lui, il n’y avait
qu’une seule solution pour mettre fin à l’agiotage, conspiration contrerévolutionnaire : les compagnies financières, expliqua-t-il, « fournissent toujours de l’aliment à l’esprit d’agiot. Il faudra... les anéantir... [les] faire disparaître du sol français 36 ». Ce faisant, Fabre et les autres députés qui suivirent
éventuellement, empruntaient un langage d’économie politique antimonopolistique des Physiocrates qui firent du nom de Compagnie des Indes un
synonyme pour l’excès, l’avarice et la corruption. Placée dans un contexte
jacobin, les pratiques financières peu scrupuleuses de la Compagnie avaient
de plus en plus l’air de trahison – non seulement leur évasion fiscale antipatriotique, mais peut-être plus accablantes encore leurs relations continues
avec des banques étrangères, y compris plusieurs maisons importantes à
Londres. Désormais, la Compagnie des Indes, une institution « dont le nom
seul rappel[ait] l’ancien régime » selon Julien de Toulouse 37, devenait une
cible de choix. Ce qui aurait dû rester un simple scandale financier
devint une cause célèbre, qui entraîna la disparition de la Compagnie tout
entière.
L’intervention de Fabre, inattendue par les conspirateurs, remit tout en
question. Ses allégations déstabilisèrent les conspirateurs qui eux visaient la
baisse mais non pas l’effondrement des actions de la Compagnie 38. À la
demande de Ramel, la soi-disant « Commission des cinq » – puis six,
après l’ajout ultérieur de Fabre – fut constituée le 27 juillet. Par suite, la
Compagnie des Indes commença à prendre la situation au sérieux. Elle
prépara un mémoire en sa défense, et chargea six actionnaires de le présenter
à la barre de la Convention, ce qu’ils firent le 18 août 39. En trouvant
Delaunay et Fabre implacables, l’un d’entre eux, Baumier proposa aux
33. ANOM, 8 AQ 25, lettre du 27 juillet 1793. Pendant le mois de juillet les actions atteignirent
1 200 lt ; les deux discours de Delaunay entraînèrent leur chute à 1 100 et puis 1 080 lt. La dénonciation de Basire allègue une chute de 1 500 à 650 lt, mais il ne donne pas les dates.
34. AP, t. LXVIII, p. 488-491 (discours de Delaunay, 9 juillet 1793) ; ibid., t. LXIX, p. 50-51, 551-552
(discours du même, 16 et 26 juillet 1793).
35. Ibid., t. LXIX, p. 50 (discours de Fabre d’Églantine, 16 juillet 1793).
36. Ibid., t. LXXII, p. 164 (discours de Fabre d’Églantine, 14 août 1793).
37. Ibid., t. LXXII, p. 24 (discours de Julien de Toulouse, 25 août 1793).
38. Il est très douteux que les conspirateurs envisageaient la suppression de la Compagnie au départ ;
le discours de Delaunay d’Angers du 9 juillet 1793 est curieusement conciliant envers le négoce.
Par exemple, il exigea la réouverture de la bourse afin d’encourager la circulation des « effets nationaux ». AP, t. LXVIII, p. 490.
39. Précis justificatif pour les intéressés dans la société commerciale connue sous le nom de Nouvelle Compagnie
des Indes, Paris, Lottin, 1793 ; AP v. LXXII, p. 387.
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directeurs de courtiser Danton et Cambon, ce qui pourrait, peut-être,
arrêter le torrent qui les menaçait 40. Finalement, la participation de Fabre
força un changement dans le projet des députés corrompus afin de reprendre
en main la situation. Vers mi-août eut lieu, en absence de Fabre, une
réunion à la maison du Baron de Batz à Charonne 41. Désormais, le plan
du cercle de Delaunay serait non pas de faire baisser la valeur des actions
de la Compagnie, mais de la rançonner et d’extorquer des pots-de-vin
contre la promesse de conditions de liquidation favorables aux actionnaires.
Ce changement est signalé par le rôle plus important joué par Julien de
Toulouse à la fin du mois d’août, sa position sur le Comité de sûreté générale
donnant à la faction la capacité de justifier des menaces de mort contre les
directeurs et actionnaires 42. Son discours à la Convention le 25 août alla
dans ce sens : Julien accusa la Compagnie d’avoir financé la contre-révolution en prêtant de l’argent à Louis XVI en 1792 43. Quiconque connaissait
les pratiques parcimonieuses de la Compagnie – particulièrement envers le
gouvernement royal 44 – aurait pu reconnaître la fausseté évidente de cette
allégation, et bientôt, comme Mathiez le montre, on la réfuta publiquement 45. Mais cela représentait l’accusation la plus grave portée contre la
Compagnie, car, si prouvée, il se serait agi d’un crime pour lequel les
administrateurs paieraient non seulement avec leurs fortunes, mais de leurs
têtes. Delaunay et ses amis changèrent leur fusil d’épaule : il ne s’agira plus
pour eux de gagner par la spéculation, mais d’une extorsion pure et simple.
La suppression de la Compagnie fut décrétée le 24 août, présenté par
Cambon, l’un des membres de la Commission des Six, immédiatement
après celui portant création du Grand livre de la dette publique 46. Mais le
débat sur la nature de sa liquidation était à peine commencé. Désormais,
si la Compagnie chercherait à sauver ses biens en soudoyant les députés,
Delaunay et ses amis seraient les premiers à en profiter.
40. ANOM, 8 AQ 328, lettre de Baumier à l’administration, 19 août 1793.
41. Cette réunion est décrite dans les dénonciations de Chabot (AN W 342) et de Basire (AN F7 4590).
Tous les récits existants sont d’accord que Fabre d’Églantine ne fut pas présent.
42. Houben H., op. cit., p. 163. Julien, Chabot, et Basire tous perdirent leurs places au Comité de sûreté
générale le 14 septembre, voir Dictionnaire historique de la Révolution française, Soboul A.,
Suratteau J.-R. et Gendron F. (dir.), Paris, Presses Universitaires de France, 1989, p. 609, 199,
90. Évidemment Chabot et Basire étaient également membres du Comité de sûreté générale, mais
ni l’un ni l’autre ne prit la parole à la Convention au sujet de la Compagnie.
43. AP, t. LXXIII, p. 24 (discours de Julien de Toulouse, 25 août 1793).
44. La Compagnie résistait notamment toutes les tentatives de la Marine de la faire payer les soi-disant
« frais de souveraineté » dans les petits comptoirs du Bengale, c’est-à-dire Dacca, Patna, Cassimbazar,
etc., lesquels ont été regardés par la Marine comme uniquement commerciaux et n’ayant aucun
usage militaire, ce que la Compagnie regardait comme contraire à son monopole « uniquement
commerçant ». Elle était quand même obligée de faire quelques avances pour le maintien de ces
comptoirs en 1786-1787, et elle poursuivait l’indemnisation contre l’État pour les montants y
avancés jusqu’en an II et bien après pendant sa liquidation prolongée. ANOM, 8 AQ 375-376.
45. Mathiez A., Procès de corruption, op. cit, p. 54. La dénonciation de Basire soutient que Julien
lui-même en admit la fausseté (AN F7 4590).
46. AP, t. LXXII, p. 701.
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Et ils en ont bien profité. Au cours des deux mois suivants, les députés
recevaient probablement 500 000 livres tournois en pots-de-vin des directeurs et syndics de la Compagnie 47. Il est cependant probable que la
Compagnie offrit de son propre gré les pots-de-vin aux députés. On sait que
la Compagnie, certainement dès la Révolution, mais probablement bien
avant aussi, connaissait bien l’art du « lobbying » – probablement par tous
les moyens. Joseph Delaville-Le Roulx, député de Lorient à l’Assemblée
Constituante, dont le mandat avait été explicitement d’obtenir la révocation
du monopole 48, déclara se trouver frustré par les efforts de la Compagnie.
Dans ses lettres à la municipalité de Lorient, ce ne fut que par leur capacité
de se trouver des « partisans » à l’Assemblée au moyen des « intrigues 49 »,
écrivit-il, que la Compagnie parvint à différer en hiver/printemps 1790 tout
débat sur la révocation de son monopole. L’habilité de la Compagnie à
exercer le pouvoir politique au moyen de la corruption est bien démontrée
par la facilité de ses agents de garder l’anonymat pendant toute l’affaire de
1793 – le nom d’un seul administrateur, le banquier Guillaume Sabatier,
apparaît dans les dénonciations 50.
Les pots-de-vin furent offerts en échange de législation qui conférait aux
administrateurs le contrôle de la liquidation, leur permettant encore d’éviter
les impôts sur les actions transférées. Cette législation a été secrètement
préparée par Delaunay, de Batz et Benoît d’Angers en opposition aux vœux
exprimés dans la Convention le 8 octobre, quand Fabre, avec le soutien de
Robespierre 51, exigea que la liquidation serait dirigée par des fonctionnaires
publics afin d’assurer la rentrée au Trésor Public des impôts dus à la Nation.
Cette proposition fut hautement contestée par Cambon, qui craignait avoir
à faire à une série de poursuites intentées contre l’état par les intéressés pour
cause de pertes financières subies pendant une telle liquidation. Cambon
47. Houben H., op. cit., 163.
48. Claeys T. et Le Bouëdec G., « Commerce libre et Compagnie de Calonne », dans Les Compagnies
des Indes, Estienne R. (dir.), Paris, Gallimard, 2013, p. 81 ; Le Bouëdec G., « Delaville Leroux,
député aux Etats Généraux, porte-parole du lobby négociant lorientais », dans Chagny R. (dir.),
Aux origines provinciales de la Révolution, Grenoble, Université des sciences sociales de Grenoble,
p. 309-319.
49. Archives Municipales de Lorient, Correspondance de Delaville-Leroux, éd. Estienne R., lettres du
23 janvier 1790 et 26 février 1790.
50. On retrouve le nom de Sabatier, l’un des directeurs fondateurs de la Compagnie en 1785, dans les
deux versions de la dénonciation de Basire, celle de sa propre main (AN, F7 4590, plaquette 5,
dossier 79) et la version dans le dossier du procès (ibid., W 342, plaquette 3, dossier 7). Basire
indiqua qu’il était en contact avec Sabatier (personnellement ou par intermédiaire, les deux versions
diffèrent) pour lui avertir du plan de Delaunay pour extorquer la Compagnie. Que Basire exagère
ici ou que ce contact relève plutôt d’une invitation ou même d’une menace contre la Compagnie
reste sujet à interprétation.
51. Duport A-M., « Fabre d’Églantine, héros discredité », dans Héros et héroïnes de la Révolution
française, Bianchi S. (dir.), Paris, CTHS, 2012, p. 400, dit que Fabre avait « gagn[é] la confiance
de Robespierre » par ses discours contre l’agiotage. Mathiez A., « Les notes de Robespierre contre
des Dantonistes (essai d’édition critique) », Annales Révolutionnaires, t. 10, nº 4, p. 466, le dit de
manière plus brusque, que Robespierre « fut [la] dupe » de Fabre d’Églantine pendant l’automne
de 1793.
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rappela à la Convention que l’état avait été condamné à payer plusieurs
millions à l’abbé d’Espagnac à cause de la liquidation faite par l’état de ses
actions confisquées pendant la bulle boursière de 1787 52. La proposition
de Fabre et de Robespierre emporta la majorité 53. Toutefois, avant la fin du
mois, Fabre avait déjà signé le faux décret qui protégeait les intérêts de la
Compagnie, en contradiction totale avec sa position exprimée dans la
Convention 54. Il y a, naturellement, deux façons d’interpréter ses actions :
si nous croyons son affirmation lors de son procès, qu’il a simplement
oublié de lire ce qu’il protesta n’était qu’un « projet » de loi avant de le
signer 55, on peut voir dans sa participation à l’affaire une tentative honnête
de protéger les intérêts du gouvernement. En revanche, s’il a été motivé par
le désir de tirer son épingle du jeu dans ce qu’il reconnaissait comme une
conspiration potentiellement très lucrative, on peut voir dans sa position de
ligne dure une manœuvre pour faire hausser le prix de son propre pot-de-vin
(la somme duquel étant, on dit, 100 000 livres 56). Faute de sources, il est
impossible de prouver ni l’une ni l’autre de ces deux possibilités.
Malgré tous ces mystères impénétrables, l’affaire de la Compagnie des
Indes nous montre comment les idéaux révolutionnaires de la vertu et de la
transparence du gouvernement opéraient en conflit avec la persistance des
pratiques politiques d’ancien régime. Et c’est pourquoi l’importance de
l’affaire ne doit pas être minimisée malgré notre incapacité de savoir exactement ce qui s’est passé, et comment les députés ont réparti leurs 500 000 livres
entre eux. Au fond, il n’est pas vraiment important si Fabre d’Églantine était
guidé par des raisons d’état ou des raisons personnelles dans sa conduite,
parce que, ironiquement, il aurait pu faire les deux à la fois. Selon la dénonciation de Basire, Delaunay reconnut que l’approche politique de plusieurs
députés – y compris, disait-il, Danton – était « de faire leurs propres affaires
52. AP, t. LXXVI, p. 244-246 (séance de la Convention du 8 octobre 1793). Le verdict contre l’État et
en faveur d’Espagnac fut rendu par le Tribunal du Premier Arrondissement le 21 février 1793, mais
définitivement renversé par le Tribunal du Quatrième Arrondissement le 5 Brumaire an II. Voir
Les Tribunaux Civils de Paris pendant la Révolution (1791-1800) : documents inédits recueillis avant
l’incendie du Palais de Justice de 1871, éd. Douarche A., Paris, Cerf, 1905, t. 1, p. 612-614 ; et
AN, D XI 1.
53. Cela dit, Cambon obtint une garantie en forme d’amendement que le gouvernement ne serait pas
tenu responsable des pertes éventuelles des actionnaires ; cette garantie est préservée même dans le
décret falsifié. AN, F7 4434 (Delaunay d’Angers) et W 342, no 14.
54. On trouve le faux décret aux AN sous la cote W 342, dossier 14. L’altération illégale principale est
en article 2, ou on trouve l’ajout suivant : « les percepteurs du droit d’enregistrement feront verser
au trésor public les sommes déjà dues à la nation pour le triple droit encouru à raison de leurs
tranfers[sic] faits en fraude », ce qui permettait à la Compagnie de persister dans leur assertion que
tous les transferts furent légaux, et donc exonérés d’impôts.
55. Fabre d’Églantine P-F-N., Fabre d’Églantine à ses concitoyens, à la Convention nationale, et aux
Comités de Salut Public et de Sûreté Générale, Précis Apologétique, Paris, s. n., 1793, passim.
56. Le chiffre pour le pot-de-vin allégué se trouve dans les dénonciations de Chabot, qui aurait été
chargé par Delaunay de soudoyer Fabre, même si sa version des faits varie considérablement entre
eux. AN, W 342, fol. 4-6, et F7 4637. On doit noter que Chabot avait bonne raison pour ses
vacillations : alors qu’il voulait détourner le blâme sur Fabre autant que possible, Chabot ne pouvait
pas concéder sa culpabilité sans admettre la sienne.
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en faisant celles de la République 57 » – une approche évidemment en
tension avec le modèle jacobin du fonctionnaire vertueux et désintéressé.
La même approche est rapportée dans la dénonciation de Chabot du
25 brumaire. Il raconta une conversation qu’il avait avec Benoît d’Angers,
allié du baron de Batz, et qui aurait été chargé d’une mission diplomatique
en Angleterre sous le ministère girondin. Benoît d’Angers l’expliqua
comment on faisait les affaires à Londres :
« Je ne sais pas pourquoi en France on se refuse de faire fortune, lorsqu’on
le peut, en faisant rendre un bon décret ; en Angleterre ils s’en vantent en
plein parlement 58. »
Cette observation n’échappa pas à Amar et Robespierre lors de la présentation du rapport du premier sur l’affaire le 26 ventôse. Selon tous les deux,
le scandale fut la conséquence de l’influence corruptrice anglaise, et
Robespierre félicita la Convention pour avoir donné, par contre, un exemple
de conduite vertueuse au monde en punissant cette petite minorité des
coupables 59.
Mais de réduire cette idée à une distinction franco-anglaise ne serait
qu’un commencement. La vénalité et la corruption figuraient parmi les
modes les plus communs de faire les affaires sous l’ancien régime, et elles
furent ouvertement défendues non seulement par des intéressés, mais aussi
par des célèbres philosophes des lumières ; Montesquieu et Diderot soutenaient que la vénalité d’offices était essentielle aux monarchies, qu’elle
produirait des meilleurs fonctionnaires que l’intrigue aristocratique, et qu’en
tant qu’une forme d’investissement matériel dans l’état, la vénalité servirait
à renforcer les liens d’attachement entre l’individu et sa patrie, en imitation
de la vertu manquante dans un système aristocratique ou monarchique 60.
Cependant, pour ce qui était des républiques, dont l’esprit animateur
devrait être la vertu, Montesquieu, à la suite de Platon, rejeta entièrement
ces pratiques. Fidèle à cette même idée de vertu classique, la république
jacobine elle aussi rejeta carrément la conceptualisation libérale de « private
vices, public benefits 61 ».
L’idéologie jacobine et révolutionnaire inaugura, dans la pratique des
législateurs, une nouvelle compréhension de la corruption qui sépare le
profit individuel de la chose publique, alors que sous l’ancien régime, il
57. AN, F7 4590 (Basire), fol. 79.
58. AN, W 342, dossiers 4-6, dénonciation de Chabot du 25 brumaire an II.
59. Moniteur, v. 19, n. 178, p. 722-723.
60. Montesquieu C-L., De l’Esprit des lois, nouvelle édition..., Londres, s. n., 1757, t. 1, liv. 5, chap. 19,
p. 142-143 ; Diderot%j0CTFSWBUJPOTTVSMF/BLB[xEBOTŒuvres, t. III, Versini L. (éd.), Paris,
Laffont, 1995, p. 520-521 ; Doyle W., France and the Age of Revolution : regimes old and new from
Louis XIV to Napoleon Bonaparte, Londres, Tauris, 2013, p. 60.
61. Mandeville B., The Fable of the Bees, or private vices, publick benefits, 2 vol., Kaye F.B. (éd.) Oxford,
Clarendon Press, 1924 ; Hirschman A., The Passions and the Interests : political arguments for capitalism before its triumph, Princeton, NJ, Princeton UP, 1977. Un grand merci à Marc Belissa pour
cette excellente observation lors du notre colloque.
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avait été possible de réconcilier ces deux visions. La Révolution représente
le moment où l’idée de la vertu est mise à l’épreuve dans la pratique
politique, et donc la tension était inévitable avec les pratiques existantes et
les idées reçues, l’influence continue desquelles on peut tracer bien après la
Révolution 62. L’affaire de la Compagnie des Indes était un scandale d’un
type « ancien régime » en une époque qui vivait alors une reconceptualisation fondamentale de la chose publique : pour leur part, les députés impliqués ne s’attendaient qu’à profiter de leur autorité politique comme l’avait
fait, en d’autres temps, les fonctionnaires d’ancien régime. De leur côté, les
directeurs de la Compagnie ne s’attendaient qu’à les soudoyer moyennement
afin de protéger leurs propres intérêts. La Révolution pourtant donnait un
nouveau contexte et une nouvelle urgence à la lutte contre la corruption
dans la vie publique. La république jacobine ne serait possible que dans
l’heureuse convergence de l’individu privé et la sphère publique. Le trafic
d’influence, les délits d’initié, l’usage de la fonction publique dans le but de
poursuivre le gain financier personnel seraient désormais comme des crimes
capitaux, parce la corruption risquait d’éroder la fondation même du corps
politique : le concept d’une sphère publique vertueuse et désintéressée.
Nous ferions cependant bien de reconnaître les limites de ce discours de
la vertu. L’engagement pour le bien commun pouvait devenir le principe
essentiel de l’intégrité publique, mais ce n’était pas un standard universellement appliqué. Delaunay, Fabre d’Églantine, Chabot, et bien d’autres ont
été jugés, condamnés et guillotinés pour « avoir trafiqué en son opinion
comme représentant du peuple », pour avoir accepté des pots-de-vin en
échange de services législatives rendues 63. Toutefois, les directeurs et actionnaires de la Compagnie des Indes pour leur part qui ont offert ces potsde-vin ne furent pas véritablement inquiétés. Aucun d’entre eux ne fut ni
jugé, ni exécuté par les faits des accusations portées contre la Compagnie
pour ses nombreux crimes financiers, allant de la fraude fiscale initiale à la
corruption d’agents publics 64. Les directeurs et syndics qui furent tous
ensemble arrêtés à la fin de Ventôse dans le cadre de l’assaut général du
Comité de salut public contre les propriétaires 65, ils sont tous parvenus à
acheter un traitement privilégié dans leurs prisons. Par exemple, les
banquiers Sabatier et Desprez achetèrent une place dans la fameuse Pension
62. Doyle W., Venality : the sale of Offices in Eighteenth-Century France, Oxford : Clarendon Press, 1996,
p. 312-323.
63. AN, W 342, no 62 (questions pour le jury).
64. Les directeurs et syndics actuels et anciens qui moururent dans la Terreur furent Jacques Bézard,
Jean-Baptiste Vandenyver, Thomas-Simon Bérard, et Louis-Georges Gougenot, qui était le fils de
l’un des directeurs fondateurs de la Compagnie, Georges Gougenot de Croissy, qui mourut des
causes naturelles en 1792. Les accusations portées contre eux lors de leurs procès ne portaient sur
leurs tenures à la Compagnie, mais sur des crimes et allégations financières et politiques totalement
particulières.
65. Leurs arrestations n’étaient pas motivées afin d’assurer leur témoignage lors du procès des dantonistes, comme les employés des bureaux de la Compagnie à Paris affirmèrent dans une pétition du
17 floréal an II, ANOM, 8 AQ 328.
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Belhomme dans la rue de Charonne 66. Comme Olivier Blanc le constate,
les seuls riches financiers guillotinés pendant la Terreur étaient ceux « qui
n’acceptèrent pas de se prêter au chantage de la mort. 67 » Une forte conception de la vertu publique figurait bien parmi la myriade de forces idéologiques déchaînées par la Révolution, mais il ne faut pas exagérer sa portée
pratique. À cette époque comme aujourd’hui, les acteurs financiers étaient
souvent soumis à un standard de moralité différent de celui des législateurs,
un standard qui tolère, sinon pardonne, l’exploitation du pouvoir politique
au moyen de l’argent.
66. Nous savons que Sabatier avait une forte prédisposition à la corruption : il tenta à soudoyer un
administrateur de la municipalité lors de la levée des scellés apposés sur ses papiers, d’après un
rapport dans AN, F7 47759. Pour leur séjour à la Pension Belhomme, voir Lenormand F., La
pension Belhomme : une prison de luxe sous la Terreur, Paris, Fayard, 2002, p. 300-305.
67. Blanc O., La corruption sous la Terreur (1792-1794), Paris, Laffont, 1992, p. 166.
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