2. action et structure. la praxéologie de pierre bourdieu

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2. action et structure. la praxéologie de pierre bourdieu
2. ACTION ET STRUCTURE. LA PRAXÉOLOGIE DE PIERRE
BOURDIEU
Hans-Peter Müller
in Hans-Peter Müller et Yves Sintomer , Pierre Bourdieu, théorie et pratique
La Découverte | Recherches
2006
pages 47 à 62
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/pierre-bourdieu-theorie-et-pratique---page-47.htm
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Müller Hans-Peter, « 2. Action et structure. La praxéologie de Pierre Bourdieu », in Hans-Peter Müller et Yves Sintomer
La Découverte « Recherches », 2006 p. 47-62.
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Action et structure. La praxéologie de Pierre Bourdieu1
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Non sans raison, Pierre Bourdieu est plutôt perçu comme un structuraliste que comme un théoricien de l’action. Il paraît cependant utile de
s’arrêter sur son approche théorique de l’action, ne serait-ce que pour
déconstruire quelques reproches par trop simplistes qui lui ont été adressés, tels que son prétendu marxisme et son structuralisme.
Qu’est-ce que l’action ? Que faut-il entendre par structure ? Comment
l’action et la structure sont-elles mises en relation ? Telles sont les questions fondamentales de toute théorie sociale. Même si ces problèmes
« génériques » concernent l’ensemble des sciences sociales, les réponses
apportées à ce faisceau de questions sont évidemment hétérogènes.
L’approche théorique de Pierre Bourdieu essaie de surmonter de manière
constructive l’abîme, fréquemment appelé schisme, des « deux sociologies ». La manière dont l’auteur y parvient et la direction qu’il donne à son
argumentation, avec son approche en termes de structuration, sont
aujourd’hui encore instructives sur le plan théorique. La pensée de Bourdieu est souvent qualifiée (parfois jusqu’à la caricature) de structuralisme
marxisant qui néglige quelque peu le « libre arbitre » des acteurs sociaux
dans l’action. Il paraît donc utile de partir de l’autre extrémité de son
modèle « structure-habitus-pratique » et de reconstituer sa théorie de
l’action.
C’est ce que je voudrais essayer de faire dans ce qui suit. Je mettrai en
évidence les étapes de l’approche praxéologique de Bourdieu et sa fécondité pour la théorie de l’action, à partir de l’axe vertical de son analyse des
classes sociales d’une part, de l’axe horizontal de l’étude des champs de
l’autre. Je m’appuierai pour ce faire sur trois thèses : la première, historiographique, affirme la continuité de sa pensée ; la seconde, méthodologique,
1. Traduit de l’allemand par Eva Lensing et Valentine Meunier.
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Hans-Peter Müller
LE CADRE THÉORIQUE
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soutient qu’il a dépassé le schisme des deux sociologies ; la dernière,
théorique, est que son approche permet une interaction féconde de la
structure sociale et de la culture sur le plan horizontal comme sur le plan
vertical. Je souhaite montrer dans les pages qui suivent que l’approche de
Bourdieu embrasse d’une manière constructive tous les problèmes spécifiques à la théorie de l’action et que son modèle de théorie, d’habitus et de
pratique s’avère fécond pour la sociologie et au-delà d’elle. Cependant,
ma thèse centrale est que Bourdieu n’a pas forgé de théorie de l’action au
sens classique du terme, car sa structuration praxéologique a toujours
insisté sur l’ancrage structurel de l’action [Janning, 1991 ; Raphael,
1991]. À l’inverse des approches de Max Weber, de la théorie économique ou de la théorie du choix rationnel, ce n’est pas l’action monologique
d’un acteur individuel ou collectif qui figure au cœur de son analyse mais
l’action stratégique, guidée par l’habitus, de personnes et de groupes de
statuts différents ; cette action est pensée de manière relationnelle et structurée, par rapport aux positions dans l’espace social et à la logique contextuelle des champs sociaux [Bourdieu, 1985b ; Bohn, 1991]. L’action est
structurée par l’habitus, par la stratégie et par l’horizon objectif des possibles qu’offrent les situations et les positions sociostructurelles, c’est-àdire par le capital et le pouvoir. Ce que l’analyse de Bourdieu semble perdre par rapport à une pure théorie de l’action, analytiquement opératoire
et codifiable, elle le gagne par son ouverture sur la théorie de la société et
les problématiques institutionnelles. Avec Anthony Giddens [Sigmund,
1999 ; Müller, 1993], Pierre Bourdieu offre une alternative prometteuse à
l’antagonisme inconciliable entre théorie de l’action et théorie des systèmes.
L’APPROCHE PRAXÉOLOGIQUE
Toute théorie de l’action qui prétend être une théorie de la société doit
résoudre trois problèmes fondamentaux : 1. Comment appréhender
l’action humaine ? Qu’est-ce qu’agir, individuellement et socialement ?
(problématique de l’action) 2. Comment saisir la manière dont l’action
humaine est structurée ? Que faut-il entendre par « structure » et quelles
sont les structures sociales existantes ? (problématique de la structure)
3. Comment conceptualiser le lien entre action et structure ? (problématique du rapport structure/action). Au fil du temps, et principalement au
cours des cinquante années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale,
trois réponses majeures ont été apportées à ces trois questions
fondamentales : la théorie de l’action, la théorie des systèmes et la théorie
de la structuration. Il m’est impossible ne serait-ce que d’esquisser ces
mondes théoriques, aussi je me contenterai de situer l’approche praxéologique de Bourdieu dans le champ des théories de l’action et de la société.
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Comme nous le verrons, Bourdieu est un adepte de la troisième voie car il
défend la théorie de la structuration, à l’instar d’Anthony Giddens en
Angleterre. En général, les théories de l’action ont un concept assez restreint de société, surtout lorsqu’elles assimilent la société au monde vécu.
Les théories des systèmes se satisfont fréquemment d’un concept étriqué
de l’action, dans lequel le comportement humain ressemble aux mouvements de marionnettes dont les fils sont tirés par les lois systémiques de la
vie de la société. Les théories de la structuration, en revanche, se placent
à la jonction de la pratique qui s’effectue à l’intérieur d’une société et de
l’action pragmatique, à l’articulation entre structure et action. À la suite
de la discussion autour des analyses micro/macro [Alexander et al., 1987 ;
Smelser, 1997], ce point de départ est devenu central ces dernières années,
au point de recouper les définitions les plus récentes de la sociologie.
C’est ainsi que Schimank affirme que « l’objet de la sociologie est la
constitution réciproque de l’action sociale et des structures sociales »
[Schimank, 2000, p. 9].
Si le but de la théorie de la société de Bourdieu est de comprendre la
constitution et la reproduction de la vie sociale, et de dévoiler les mécanismes qui y sont à l’œuvre, il faut avant toute chose définir plus précisément l’objet sociologique — la société comme pratique et le sens pratique
de l’agir humain. Comment s’approcher de l’objet de la connaissance
sociologique ? Dans cette perspective, Bourdieu élabore une méthode de
connaissance praxéologique qui tente de rendre compte à la fois de la
structuration de la société et de la production pragmatique du monde
social. Il formule en effet l’hypothèse que « le progrès de la connaissance,
dans le cas de la science sociale, suppose un progrès dans la connaissance
des conditions de la connaissance » [Bourdieu, 1980a, p. 7]. Comment
mettre en œuvre ce progrès ? Bourdieu se saisit de l’ensemble des dilemmes épistémologiques et théoriques brûlants, tels que philosophie du sujet
versus philosophie sans sujet, individualisme versus collectivisme, subjectivisme versus objectivisme, théorie de l’action versus théorie des systèmes, pour les dépasser en en réalisant une synthèse sociologique. En
d’autres termes, il essaie d’apporter une réponse sociologique à des problèmes philosophiques. À l’époque où Bourdieu commence son travail, à
la fin des années 1950, le champ épistémologique est divisé en deux
camps inconciliables : d’un côté, la philosophie du sujet de Sartre, qui
développe une théorie existentialiste de l’action pour expliquer la vie
sociale et pour qui la société est produite par une multitude d’actes libres
et spontanés de la part des individus ; de l’autre, la philosophie sans sujet,
qu’on retrouve par exemple dans le structuralisme de Lévi-Strauss ou le
marxisme français de Godelier, Althusser et Poulantzas (l’anthropologie
structurale et le marxisme partagent l’idée d’une vie en société définie par
les structures mentales ou par les lois structurales du mode de production
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capitaliste). Ces deux positions, qui constituent des pôles antithétiques
dans le champ épistémologique, symbolisent des visions unilatérales
inversées : le volontarisme de la philosophie du sujet l’empêche d’avoir
une compréhension adéquate de la structure de la société et de ses modes
de fonctionnement ; une notion adéquate d’action sociale fait défaut dans
la philosophie sans sujet, focalisée qu’elle est sur la domination des structures mentales et sociales.
Cependant, à la lecture des premières œuvres de Bourdieu [1958 ;
1972 ; 1980a, p. 7-41], qui portent sur l’Algérie et la Kabylie, on remarque immédiatement la sympathie à peine voilée que l’auteur éprouve pour
la pensée structuraliste. Notre thèse est qu’il s’appuie sur trois points
essentiels de la méthode structuraliste. Tout d’abord, cette méthode rompt
avec le mode de pensée substantialiste (fréquent en sciences sociales) qui
parle de la société, du capitalisme ou de la classe ouvrière comme si ces
unités abstraites pouvaient réellement agir. Au lieu de penser en termes de
substance, la méthode structuraliste oblige à penser en termes de relations,
ce qui « conduit à caractériser tout élément par les relations qui l’unissent
aux autres en un système et dont il tire son sens et sa fonction » [Bourdieu,
1980a, p. 11]. Il est alors possible de saisir les différentes structures
comme des paires dichotomiques, par exemple l’âge avec le couple jeune/
vieux ou le sexe avec le binôme masculin/féminin, et d’interroger les corrélations qui existent entre ces structures. Enfin, il faut rechercher les lois
de la transformation qui traduisent des structures de premier ordre en
structures de deuxième (ou de énième) ordre. Si elle réussit, cette étape
permet de prouver qu’il existe des homologies entre différentes structures,
de déterminer les mécanismes qui agissent en leur sein et, enfin, d’expliquer comment une structure se transforme en une autre.
Que faut-il entendre concrètement par une pensée relationnelle et par
des notions comme celles d’empreintes structurales dichotomiques ou
d’homologies structurales ? Deux exemples tirés des études de Bourdieu
sur l’ethnographie de la Kabylie et sur la société française permettent
d’illustrer le mode de pensée structural et sa logique. Les sociétés archaïques, comme celle des Kabyles, une tribu berbère d’Algérie, sont structurées par l’âge, le sexe et la parenté. À partir du sexe, de l’opposition
homme/femme, il est possible de reconstituer l’ensemble de l’ordre social
et spatial de la société. Le résultat est le suivant : « L’espace habité — et
au premier chef la maison — est le lieu privilégié de l’objectivation des
schèmes générateurs et, par l’intermédiaire des divisions et des hiérarchies qu’il établit entre les choses, entre les personnes et entre les pratiques, ce système de classement fait chose inculque et renforce
continûment les principes du classement constitutif de l’arbitraire culturel. Ainsi, l’opposition entre le sacré droit et le sacré gauche, entre le nif
et le h’aram, entre l’homme, investi de vertus protectrices et fécondantes,
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et la femme, à la fois sacrée et chargée de vertus maléfiques, se trouve
matérialisée dans la division spatiale entre l’espace masculin, avec le lieu
de l’assemblée, le marché ou les champs, et l’espace féminin, la maison et
son jardin, refuges du h’aram ; et, secondairement, dans l’opposition qui,
à l’intérieur de la maison elle-même, distingue les régions de l’espace, les
objets et les activités selon leur appartenance à l’univers masculin du sec,
du feu, du haut, du cuit ou du jour ou à l’univers féminin de l’humide, de
l’eau, du bas, du cru ou de la nuit » [Bourdieu, 1980a, p. 129]. En termes
concis et valant principe général de méthode, on peut dire que la méthode
structurale permet, à partir d’un couple d’oppositions (ici masculin/féminin), de reconstituer « toute sorte d’équivalences pratiques entre les différentes divisions du monde social, divisions entre les sexes, entre les
classes d’âge et entre les classes sociales » [Bourdieu, 1980a, p. 120].
Cela ne s’applique pas uniquement aux sociétés archaïques mais aussi aux
sociétés de classe modernes comme la France. Prenons la petite et la
grande bourgeoisie. Une fois que l’on a établi le système des chances
objectives sur le marché de la grande bourgeoisie et de la petite bourgeoisie, on peut se demander si les inégalités des chances sur le marché possèdent des homologies dans les dispositions morales (tolérance versus
rigidité), les préférences en matière de goût (goût du luxe versus zèle
culturel), le rôle de l’éducation (acquis familiaux versus scolaires) ou les
relations à la culture (insouciantes versus appliquées).
Certes, il est fécond de penser en termes de relations, de structures
dichotomiques et d’homologies structurales, mais le danger est grand lorsque la méthode structurale se transforme en mode structuraliste, lorsque
le procédé heuristique devient une théorie et que cette approche si prometteuse se transforme en idéologie. La méthode utilisée pour expliciter des
formations sociales, pour mettre en évidence des relations, des principes
et des homologies structurales devient inopinément la clé universelle pour
comprendre au mieux toutes les sociétés possibles. Parfois, il n’est même
plus nécessaire de mener une recherche empirique sur les structures en
question. Il suffit d’identifier arbitrairement un premier couple structurel
et d’en faire découler toutes les autres homologies pour obtenir un tableau
général structuraliste et fictif d’une société donnée. Selon Bourdieu, c’est
précisément l’erreur qu’a commise Lévi-Strauss. Le plus grand ethnologue français du XXe siècle n’a quitté Paris qu’une fois, dans sa jeunesse,
lorsqu’il s’est rendu sur les rives de l’Amazone afin d’étudier les dernières
tribus indiennes au Mato Grosso au Brésil, voyage retracé dans le récit
mélancolique des Tristes Tropiques [Lévi-Strauss, 1955]. Par la suite, il a
préféré explorer les structures mentales des sociétés primitives à partir de
son bureau parisien, avec sa méthode structuraliste, sans soumettre ses
résultats à l’épreuve empirique d’une recherche de terrain qui lui aurait
permis de décrire exhaustivement ces sociétés.
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Se concentrer sur la structure de systèmes symboliques incite à décrocher de la situation sociale et du contexte social dans lesquels ces signes
sont utilisés. Ce décrochage ne pourrait se justifier qu’à deux conditions :
premièrement, si les systèmes de symboles étaient monosémiques et donc
si tous les membres d’une société donnée leur conféraient le même sens ;
deuxièmement, s’ils étaient monofonctionnels, c’est-à-dire s’ils possédaient uniquement des fonctions épistémiques et communicationnelles.
Ces deux hypothèses de monovalence et de monofonctionnalité des systèmes symboliques ne sont cependant pas vérifiées. Même s’il a formulé
tout d’abord des thèses structuralistes orthodoxes, Pierre Bourdieu, dans
son étude sur la Kabylie, s’est heurté au fait que même les règles les plus
ritualisées laissent une marge de manœuvre que, dans la pratique, les individus exploitent avec virtuosité. Bien que contraignantes, les règles de
l’alliance et de l’échange contiennent un certain flou que les Kabyles mettent à profit pour accroître au maximum leur honneur et leurs privilèges
matériels. L’étude de Bourdieu montre donc qu’un ensemble de règles,
aussi pur soit-il, ne mène en aucun cas à une pratique sociale uniforme.
Bien que les classifications sociales, en tant que représentations collectives propres à une société, symbolisent les valeurs et les principes d’un
ordre social, ces données ne sont ni objectives, ni innocentes. Elles sont
en réalité constamment incorporées à la pratique sociale et, de ce fait, au
quotidien des luttes et des conflits sociaux. L’idée centrale de Durkheim,
à savoir que les catégories logiques reflètent la division sociale des sociétés archaïques, tout comme l’hypothèse de Lévi-Strauss selon laquelle il
est possible de saisir les structures sociales à partir de structures mentales,
sont certes des points de vue importants mais restent des savoirs unilatéraux. Ils omettent trois facteurs cruciaux de la vie sociale : étant en permanence l’enjeu de luttes acharnées, les systèmes symboliques n’ont pas
pour unique fonction la connaissance et la communication ; ils possèdent
également des fonctions politiques et économiques ; en d’autres termes, il
est toujours question de pouvoir et de domination [Bourdieu, 1970a ;
Bourdieu et Passeron, 1970]. Enjeux de luttes, les systèmes symboliques
et les systèmes de règles doivent toujours être examinés en fonction de
l’usage qu’en font les différents groupes. Qui utilise une règle, et comment, est donc aussi fonction de la position sociale et du statut social
[Bouveresse, 1985]. Durkheim et Lévi-Strauss ne s’intéressant qu’à la
dimension structurelle de la pratique, ils occultent totalement la dimension subjective de l’action. Le pouvoir et la domination, l’usage spécifique à chaque groupe des symboles et des règles ainsi que la dimension
subjective de la pratique sont enfouis dans une théorie mécaniste de
l’action qui saisit le rapport entre la culture et le comportement à partir du
modèle linguistique de la structure et de sa pratique (langage et parole). Si
la pratique sociale se limite à une pratique mécanique, que ce soit par une
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observation stricte des normes comme dans la perspective structuralofonctionnaliste de Durkheim ou par la simple application d’un code de
règles comme dans la lecture structuraliste de Lévi-Strauss, l’objet de
recherche qu’est la pratique sociale s’efface nécessairement devant l’analyse des structures sociales.
Une théorie mécaniste de l’action va de pair avec une posture méthodologique objectiviste. En effet, « l’objectivisme constitue le monde
social comme un spectacle offert à un observateur qui prend un “point de
vue” sur l’action et qui, important dans l’objet les principes de sa relation
à l’objet, fait comme s’il était destiné à la seule connaissance et si toutes
les interactions s’y réduisaient à des échanges symboliques. Ce point de
vue est celui qu’on prend à partir des positions élevées de la structure
sociale d’où le monde social se donne comme une représentation — au
sens de la philosophie idéaliste mais aussi de la peinture et du théâtre —
et d’où les pratiques ne sont que rôles de théâtre, exécutions de partitions
ou applications de plans » [Bourdieu, 1980a, p. 87].
Compte tenu des critiques que Bourdieu adresse au structuralisme (un
réalisme structurel naïf, une théorie mécaniste de l’action et une perspective objectiviste, une occultation du pouvoir et de la domination ou encore
l’idée que la pratique sociale respecte les normes et les règles), il serait
légitime d’attendre que Bourdieu se positionne à l’autre extrémité du
champ épistémologique, qu’il abandonne la philosophie sans sujet (structuralisme et objectivisme) pour se ranger du côté de la philosophie du
sujet (interactionnisme et subjectivisme). Tel n’est pas le cas. Comme le
montrent sa critique acerbe de Sartre et sa critique générale de l’interactionnisme symbolique, de la phénoménologie et de l’ethnométhodologie,
les écoles microsociologiques le convainquent encore moins. Elles dissolvent la société dans les interactions et par conséquent ne disposent pas
d’un concept adéquat de la structure sociale, ce qui s’explique par des
limites méthodologiques et théoriques, et par une incapacité à mener une
critique de l’idéologie. Le monde vécu est certes un objet de recherche
intéressant, mais il est désastreux d’en tirer un principe méthodologique
qui affirme que les limites de la connaissance sociologique sont liées aux
limites du monde social. Si l’on considère qu’il est impossible, au sens
strict, d’aller au-delà du monde vécu, le savoir scientifique n’est alors
qu’un savoir à peine plus élaboré que le sens commun. Est-ce vraiment le
cas ? Le concept de relations d’incertitude (Unschärferelation) de Heisenberg dans les sciences naturelles, tout comme, pour les sciences sociales,
les lois du mode de production capitaliste (qui s’imposent toujours à l’insu
des producteurs) que conceptualise Marx montrent qu’il doit au contraire
s’agir d’un savoir qualitatif différent, étant donné que le sens commun est
dans les deux cas systématiquement mystifié. En résumé, à partir de
points de vue corrects (le monde vécu comme objet de recherche et le fait
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que le chercheur soit impliqué dans le monde social qu’il étudie), ces
courants ont tiré une conclusion méthodologique erronée, à savoir
l’impossibilité de dépasser les limites des expériences du monde vécu
naturel.
Aussi erronée que soit cette règle méthodologique, elle n’est pas sans
conséquences théoriques importantes. Ce qui dans la tradition fonctionnaliste et structuraliste prenait la forme de relations entre des positions à
l’intérieur de structures objectives se réduit, dans la tradition microsociologique, à des relations intersubjectives entre des individus qui occupent
ces positions. La transformation de relations structurelles en relations
interactives « incline à une représentation herméneutique des pratiques
sociales, portant à réduire toutes les relations sociales à des relations de
communication et toutes les interactions à des échanges symboliques »
[Bourdieu, 1972, p. 227]. La société devient interaction, la structure communication. La structure sociale apparaît alors tout au plus sous la forme
de facteurs situationnels et non plus de contexte systémique. Cette
conception subjectiviste conduit facilement à la théorie spontanée de
l’action, qui ne comprend pas l’action comme une pratique mécaniste
mais comme un acte libre et créateur. Cette définition erronée des rapports
entre structure et action montre ses limites du point de vue de la critique
de l’idéologie. Celui qui confère le statut d’un monde vécu naturel à la
réalité spatio-temporelle et historique se contente d’enregistrer le « donné
tel qu’il se donne » [Bourdieu, 1972, p. 238] et prête involontairement
main-forte à l’ordre établi.
Dans son ensemble, cette critique montre que l’objectivisme et le subjectivisme sont aussi éloignés l’un que l’autre d’une définition satisfaisante des rapports entre théorie et pratique. Quelles sont alors les
alternatives praxéologiques proposées par la théorie de la structuration ?
Bourdieu se réfère au jeune Marx et à sa définition de la pratique comme
l’« activité réelle et sensible en soi ». Dans ses écrits sur l’anatomie de la
société civile-bourgeoise, dans lesquels Marx analyse les lois de la production capitaliste, il utilise le concept de masque afin de saisir plus finement les corrélations entre structure et action. Bourdieu reprend de Marx
l’idée de la pratique comme activité, le caractère intéressé de l’action et la
structuration sociale des intérêts, concepts sur lesquels il fonde son économie des pratiques. Le mode de connaissance praxéologique n’intègre
donc pas simplement le « système de relations objectives […] mais les
relations dialectiques entre ces structures objectives et les dispositions
structurées dans lesquelles elles s’actualisent et qui tendent à les reproduire, c’est-à-dire le double processus d’intériorisation de l’extériorité et
d’extériorisation de l’intériorité » [Bourdieu, 1972, p. 235].
Afin de décrire plus précisément ce rapport, Bourdieu ne travaille pas
avec la notion de masque mais avec le concept d’habitus, médiation entre
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la structure et la pratique. L’habitus est un système de dispositions qui,
dans la vie quotidienne, tiennent lieu de schémas de pensée, de perception
et de jugement, et dont les principes de classification sociale expriment un
ethos de classe. L’habitus se constitue en fonction de la structure sociale,
ou plus précisément en fonction de la situation sociale et du statut des
agents au sein de la structure sociale, et il forme par conséquent des dispositions propres à chaque classe (praxis structurée). Les schémas de pensée, de perception et de jugement inhérents à ces positions génèrent à leur
tour des formes de pratique structurellement adaptées qui participent à la
reproduction des structures objectives (praxis structurante) [Eder, 1989 ;
Margolis, 1999]. L’habitus est donc un opérateur pratique, un mécanisme
qui adapte la pratique à la structure et de ce fait garantit la reproduction
pratique de la structure. Selon Bourdieu, « l’habitus enferme la solution
des paradoxes du sens objectif sans intention subjective » [Bourdieu
1974, p. 4], car son apparence externe rappelle le modèle mécaniste de
l’action mais son fonctionnement interne ressemble plutôt au modèle
volontariste — et ce d’autant plus qu’on l’analyse en détail. L’approche
de Bourdieu pourrait se définir comme une théorie de l’action cybernétique car elle décrit le « circuit régulateur » entre la structure et la pratique.
Bien sûr, la réalité sociale ne fonctionne pas comme un thermostat. Bourdieu [1974, p. 5] met ainsi les lecteurs en garde : « Il fallait […] éviter
d’universaliser inconsciemment le modèle de la relation quasi circulaire
de reproduction quasi parfaite qui ne vaut complètement que pour les cas
où les conditions de production de l’habitus et les conditions de son fonctionnement sont identiques ou homothétiques. » Les cas dans lesquels la
structure et l’habitus se désagrègent, parce que les dispositions sont tombées en désuétude suite à un changement structurel par exemple, sont particulièrement féconds pour la sociologie. Citons à titre d’exemple
l’inflation de titres académiques [Bourdieu, 1984c], dont les détenteurs
attendent des profits alors que leur généralisation les a dévalués ; ou bien
le rêve de posséder un foyer unique en son genre qui, en raison de sa massification et de l’augmentation du prix des terrains, se concrétise à terme
dans la morne monotonie d’un lotissement [Bourdieu, 1998f].
Avec le trinôme structure, habitus, pratique, Bourdieu a trouvé les fondements de sa théorie de la pratique. La connaissance praxéologique et la
théorie structurelle de l’action permettent de saisir la constitution et la
reproduction des structures de la société. L’habitus est indubitablement
l’articulation entre la structure et l’action qui relie le vécu collectif et l’histoire individuelle. Schématiquement, le concept d’habitus repose sur quatre paramètres. Il représente un bout de société intériorisée dont les
structures ont été incorporées au cours du processus de socialisation
(hypothèse de l’incorporation) ; système ainsi généré de dispositions, il
guide inconsciemment des stratégies spécifiques de pratiques (hypothèse
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de l’inconscient) ; bien qu’inconsciemment, les individus ne suivent que
leurs propres intérêts (hypothèse de la stratégie) ; ces dispositions durables, acquises pendant la socialisation de la prime enfance, restent stables
au cours du temps et continuent à orienter les stratégies d’action individuelles lors même qu’elles ne sont plus ajustées à la structure d’un environnement qui s’est transformé (hypothèse de la stabilité) — phénomène
que Bourdieu qualifie d’effet d’hystérésis. Le concept d’habitus, qui a une
longue tradition en sciences sociales [Camic, 1986], devient le trait
d’union principal entre la structure et l’action. Il renvoie à l’incorporation
sociale de l’action, à l’histoire socialisatrice, à l’empreinte durable et à
l’orientation stratégique qui résultent de la place et du statut de l’agent
dans l’espace social. Grâce à cet artifice relevant de la théorie de la structuration, la théorie de l’action structurelle de Bourdieu renvoie constamment à la théorie de la société, à l’imbrication verticale et horizontale au
sein de l’espace social.
L’AXE VERTICAL : STRUCTURE SOCIALE, ÉDUCATION ET CULTURE
Une théorie structurelle de l’action doit toujours prendre en considération le contexte et la situation pour comprendre l’agir. Bourdieu suit pour
cela aussi bien l’axe vertical, la place qu’occupe l’agent dans l’espace
social global, que l’axe horizontal, le positionnement de l’agent dans un
champ social particulier. Seule la conjonction de ces deux axes permet de
localiser clairement l’agent dans la société, localisation qui à son tour permet de définir le répertoire des possibilités d’action et les stratégies probables ou, en d’autres termes, les rapports entre les chances d’évolution
dans la vie sociale (Lebenschance) et les styles de vie.
Dans La Distinction [1979], Bourdieu a magistralement étudié comment la position et le statut des classes dans la structure sociale donnent
lieu à des styles de vie et à des formes de comportement distincts. Il
construit des classes sociales sur le papier à partir de leur taille, de la composition des différentes espèces de capital et, sur le plan temporel, des trajectoires. Ce procédé permet d’ordonner les classes selon la catégorie
socioprofessionnelle et leur positionnement dans l’espace social [Bourdieu, 1985]. En ce qui concerne la structure du capital, il distingue entre
capital économique, capital social et capital culturel [Bourdieu, 1983]. Le
capital économique (l’argent, les revenus, la fortune et toutes les formes
possibles de sources de revenus) est certainement la ressource la plus
importante, car la plus flexible et la plus dynamique. Cependant elle n’est
ni unique ni la seule vraiment importante, même si le contexte actuel du
néocapitalisme libéral donne l’impression que l’argent peut tout acheter.
De surcroît, il est également impératif de posséder du capital social, c’est-
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à-dire une capacité à mobiliser ses relations sociales à ses propres fins. Il
existe trois formes de capital culturel ou de capital scolaire : acquis ou
incorporé, il devient une disposition durable et s’exprime dans l’habitus
de l’individu ; objectivé, le capital culturel prend la forme des biens culturels qui sont consommés (à condition de posséder argent et éducation) ;
institutionnalisé, il symbolise le système scolaire en vigueur avec ses écoles et ses universités. Bourdieu distingue parfois une quatrième espèce, le
capital symbolique, qui est la somme ou la synthèse de la totalité du capital disponible d’un agent ou d’une classe, c’est-à-dire ce que les sociologues désignent souvent sous le terme de « prestige social ».
En partant du théorème des classes et du capital, Bourdieu distingue
entre trois classes (les ouvriers, les petite et grande bourgeoisies) et des
sous-fractions de classe (pour la bourgeoisie : la bourgeoisie des propriétaires, la bourgeoisie intellectuelle et la nouvelle bourgeoisie ; pour la
petite bourgeoisie : la petite bourgeoisie en déclin, la petite bourgeoisie
d’exécution et la nouvelle petite bourgeoisie). Cette division en classes
n’est qu’une construction du sociologue et n’existe que sur le papier. Elle
demande donc à être vérifiée empiriquement par l’étude des styles de vie
[Müller, 1993]. Les styles de vie se répartissent-ils effectivement selon
des critères de classe ou suivent-ils une autre logique que celle avancée
par la théorie des classes et du capital ? Les recherches empiriques ont
permis à Bourdieu d’identifier trois sortes de goûts, qui correspondent aux
trois classes déjà évoquées. La grande bourgeoisie se distingue par la
« distinction », c’est-à-dire par un ethos de distanciation délibérée vis-àvis des contraintes de l’existence, dans lequel le goût est une preuve
d’individualité ; la petite bourgeoisie fait montre de « bonne volonté
culturelle » et suit une éthique normée, dans laquelle le goût est le signe
d’un « style de vie » ; la classe ouvrière subit le diktat de la « nécessité »
et suit modestement un ethos pragmatique dans lequel le goût est subordonné à des calculs utilitaires.
Ce que Bourdieu peut prouver empiriquement dans l’analyse des correspondances entre classes et styles de vie, c’est-à-dire l’affinité élective
statistique entre l’appartenance à une classe et le goût, requiert encore une
explication sociologique si l’on souhaite éviter de retomber dans une théorie de l’action strictement mécaniste (la simple traduction de l’économie
en culture) ou dans des conclusions fallacieuses (un héritage naturel du
goût et sa répartition miraculeuse entre les différentes classes). C’est à
cette charnière qu’intervient son théorème de la distinction [Müller,
1986]. Comment la distinction fonctionne-t-elle ? Bourdieu distingue
trois significations et trois fonctions correspondantes. Premièrement, la
distinction renvoie à une simple différence sur fond de diversité. Le goût
ne provient pas de l’originalité de l’arbitraire individuel, même si les individus ne cessent de s’efforcer de prouver le contraire, mais est issu d’une
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incorporation à un champ de goûts. Cette fonction cognitive confère une
faculté de distinguer un goût d’un autre et oriente l’action. La distinction
renferme ensuite le besoin de se distinguer des autres, dans le sens de se
placer au-dessus d’eux afin d’exprimer une supériorité symbolique par
rapport à autrui, mécanisme que Bourdieu analyse en termes de « plus de
paraître que d’être » chez la petite bourgeoisie. Cette fonction évaluative
garantit que le goût n’est ni trop vulgaire, ni trop prétentieux. Le « comme
il faut » ajuste l’action à la position sociale. Enfin, la distinction renvoie à
la pure différence, ce que Bourdieu identifie comme le « plus d’être que
de paraître » dans les couches supérieures. Cette fonction expressive
s’exprime très fortement et sous forme de profondes différences entre le
sommet et le bas de l’échelle de la hiérarchie sociale. En haut de l’échelle,
tout ce que l’on fait se traduit par un gain de distinction du simple fait que
l’on représente le sommet. En bas de l’échelle, autant ne rien faire du tout,
car toute conduite distinctive reviendrait à ridiculiser encore plus sa propre position au bas de l’échelle sociale.
La théorie structurelle de l’action de Bourdieu attire l’attention sur la
position et le statut de l’agent, sans lesquels il serait probablement impossible de comprendre la nature de l’action. Il est impossible de décrire pertinemment, d’expliciter suffisamment ou de juger correctement un
comportement observé si l’on ne tient pas compte du contexte et de la
situation. Certes, cette sensibilité aux hiérarchies sociales peut sembler
impropre à l’analyse de sociétés modernes qui se veulent particulièrement
égalitaires et se considèrent comme une communauté d’égaux. Toutefois,
Tocqueville [1992] avait déjà montré et expliqué la contradiction apparente entre la prétention égalitaire et la réalité des inégalités sociales dans
son étude sur la démocratie américaine. Globalement, on peut retenir que
plus une société est égalitaire, et plus les distinctions subtiles2 gagnent en
importance. La différence distingue. Ce qui paraît insignifiant sous couvert de mode de vie moderne et conformiste a des répercussions qualitatives considérables, et explique les préférences et le goût mais aussi le
modèle de sociabilité et les ressentiments. L’individualisation, un processus déjà noté par Tocqueville, fait peut-être disparaître la société de classes et la hiérarchie sociale aux yeux des êtres humains, mais elle ne la
supprime pas de la réalité sociale. L’individualisation peut donc s’accompagner d’une profonde inégalité sociale et consolider la structure de
classe. La théorie structurelle de l’action de Bourdieu permet d’éviter les
conclusions trop rapides qui affirment que l’individualisation ou le
confort croissant de la société sécularisée ont signé la fin de la société de
classe [Beck, 1986], car elle étudie constamment la situation et la position
2. La Distinction a été traduit en allemand sous le titre « Les subtiles distinctions » (Die
feinen Unterschiede) [NDT].
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des classes dans l’espace social ainsi que les styles de vie, c’est-à-dire ce
qu’il appelle la « position » et la « prise de position ».
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Cela s’applique également à la définition des rapports entre agents et
champs sociaux. S’il existe, pour ainsi dire en aval de notre hypothèse de
la continuité historique de l’œuvre de Bourdieu, une réorientation de ses
travaux, il s’agit de son intérêt croissant pour les différents champs
sociaux à l’intérieur d’une société. Si la notion figure dès le départ parmi
ses concepts de base, elle ne prend vraiment d’envergure que dans les élaborations plus tardives de la théorie structurelle de l’action. Dans une première approche, le champ désigne ce que Max Weber entendait par
« sphères axiologiques », Alfred Schütz par « provinces de sens » et Parsons et Luhmann par « sous-systèmes ». De manière générale, le champ
social renvoie à une constellation ou à une configuration qui comprend un
marché, des agents, leurs intérêts et stratégies, l’infrastructure institutionnelle ou organisationnelle ainsi que des lignes typiques de tensions et
conflits. Au plan théorique, le concept de champ occupe une position clé
dans un domaine que d’autres traditions expliquent par la théorie de la différenciation. « En termes analytiques, un champ peut être défini comme
un réseau ou une configuration de relations objectives entre des positions.
Ces positions sont définies objectivement dans leur existence et dans les
déterminations qu’elles imposent à leurs occupants, agents ou institutions,
par leur situation (situs) dans la structure de la distribution des différentes
espèces de pouvoir (ou de capital) dont la possession commande l’accès
aux profits spécifiques qui sont en jeu dans le champ, et, du même coup,
par leurs relations objectives aux autres positions (domination, subordination, homologie, etc.) » [Bourdieu et Wacquant, 1992, p. 72-73]. Le
concept de champ doit par conséquent toujours s’envisager sous deux
angles : général, à partir des propriétés invariables des champs (qu’est-ce
qui fait qu’un champ est un champ ?), et particulier, à partir des propriétés
qui définissent un champ spécifique par rapport à tous les autres (qu’estce qui permet de définir de façon singulière un champ économique, politique, culturel, etc. ?). « Les champs sociaux se définissent comme des
champs de lutte et de force et comme terrains de jeu » [Bohn et Hahn,
1999, p. 262]. Bourdieu tente de donner une définition générale du relationnel et de la dynamique des champs grâce à ces métaphores de lutte, de
force et de jeu [Schwingel, 1993 ; Swartz, 1997]. De surcroît, un champ
est toujours dichotomique ou chiasmatique, à l’instar du couple intellectuel/artiste au sein du champ intellectuel. Il est toujours question d’un
« enjeu » défini dans le champ, de l’investissement des agents, des règles
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L’AXE HORIZONTAL : AGENTS ET CHAMPS
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du jeu, de la croyance de la part des participants et de l’illusio qui motive les
joueurs. À l’inverse de ce que propose la théorie des systèmes, il est impossible de définir un champ simplement par un code ou un médium tel que
l’argent en économie, le pouvoir en politique ou l’éducation pour la culture.
Il s’agit plutôt d’une combinaison spécifique de capital, soumise à son tour
à la conjoncture des luttes au sein du champ et qui peut périodiquement se
déplacer [Calhoun, 1993]. De surcroît, il existe toujours des positions dans
un champ, comme la doxa qui représente les points de vue incorporés,
l’orthodoxie qui est la doctrine officielle et l’hérésie qui désigne la tentative
hérétique d’innovation — un vocabulaire que Bourdieu [1971a ; 1971b]
emprunte à la sociologie des religions de Weber [1976, 1988 ; 1996]. Il faut
ajouter les établis et les outsiders, les dominants et les dominés ainsi que la
différence significative entre la légitimité et l’illégitimité.
Comme l’indique déjà l’ensemble de ces caractéristiques générales et
universelles, le concept de champ est un concept éminemment complexe
qui intègre au plan institutionnel un concept structurel d’action dans un
réseau de relations. Comment utiliser ce concept ? Et à quoi ressemble
une analyse exhaustive d’un champ ? Bourdieu a analysé toutes sortes de
champs, la plupart du temps ponctuellement et parfois sans nuance, mais
aussi parfois avec beaucoup de méticulosité et en détail. À notre avis, c’est
dans Les Règles de l’art [1992a], à l’aune du champ littéraire, que Bourdieu a mené l’analyse de champ la plus exhaustive, ce dont témoigne aussi
le plan (labyrinthique et non chronologique) de l’ouvrage qui se rapproche
cependant, avec son prologue, ses trois parties et son épilogue, d’une
structure traditionnelle. Dans le prologue, Bourdieu présente son interprétation de L’Éducation sentimentale de Flaubert, qui constitue probablement à la fois le point de départ et l’apogée de l’analyse matérielle. La
première partie examine le processus de différenciation et la quête d’autonomie de « Trois états du champ » artistique, pour procéder à l’analyse
génétique qui est la seule à même d’étayer l’analyse matérielle. Dans une
deuxième partie, il esquisse les « Fondements d’une science des œuvres »
qui, d’une part, reprennent les « Questions de méthode », d’autre part,
décrivent « Quelques propriétés générales des champs de production
culturelle ». Dans une troisième partie, qui s’attache à « Comprendre le
comprendre », il reconstruit la genèse de l’esthétique pure, de l’œil et de
la lecture. Dans le « Post-scriptum », Bourdieu s’interroge sur sa conception de l’intellectuel et son rôle dans la société actuelle, qui devrait s’engager pour et dans le cadre d’un « Corporatisme de l’universel ».
Comme le montrent la structure et le plan, Les Règles de l’art ne sont
pas simplement une analyse du champ littéraire, et moins encore une
modeste étude de Flaubert qui n’intéresserait que les études littéraires.
Cette recherche montre, à notre avis pour la première fois (raison pour
laquelle nous avons insisté sur la structure de l’ouvrage), la multiplicité
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des couches d’analyse d’un champ [Müller, 1996]. Dans une première
couche, l’étude présente les principes d’une sociologie des œuvres culturelles. Comment peut-on, doit-on ou devrait-on lire des œuvres ? Une
œuvre ne peut se comprendre de manière adéquate ni uniquement de
l’intérieur en se concentrant sur le texte, ni uniquement de l’extérieur en
se focalisant sur le contexte — erreurs respectives du structuralisme et du
marxisme. Il nous faut plutôt découvrir le jeu du texte et du contexte en
intégrant la genèse de ce champ. Il est donc toujours question de l’homologie entre l’espace des prises de position et l’espace des positions. Les
implications de cette homologie ne se dévoilent qu’en vérifiant dans une
deuxième couche l’espace des possibles qu’implique le champ. Mais il
n’est possible de le dévoiler qu’à condition de comprendre ce que signifie
l’existence d’un champ culturel autonome et d’une esthétique pure. La
genèse historique de l’esthétique pure essaie par conséquent de nommer
les conditions du possible, qui permet à une œuvre de verser dans l’« art
pour l’art ». Dans une troisième couche, la sociologie génétique doit
s’attacher à découvrir, dans une perspective historique, les étapes de la
préhistoire de l’autonomisation du champ artistique, une entreprise que
Bourdieu, dans la première partie de son étude, cherche à effectuer avec
un grand souci du détail historique tout en étant le plus systématique possible. Dans une quatrième couche, il est alors possible de mettre au jour,
d’un point de vue analytique et synthétique, les différents champs de production (littéraire, artistique, intellectuel), leur concours dans la lutte pour
l’autonomie et la position du champ culturel dans son ensemble par rapport au champ du pouvoir. Sur cette solide base, Bourdieu livre dans une
cinquième couche sa lecture concrète de L’Éducation sentimentale de
Flaubert en se démarquant des interprétations concurrentes ; dans son prologue, il positionne aussi Flaubert, grâce à Flaubert lui-même, dans le
champ littéraire. Enfin, la sixième et dernière couche de l’étude permet de
tirer des conclusions théoriques de cette analyse des champs et de nommer
quelques propriétés générales de tous les champs de production culturelle.
Une analyse exhaustive des champs telle qu’elle a été décrite innove à
plusieurs égards, tant elle combine les talents de l’historien, du littéraire,
de l’historien de l’art et du sociologue. En premier lieu, reconstituer les
antécédents de l’objet d’étude requiert de solides connaissances historiques sur cet objet ; il faut ensuite maîtriser le monde de la littérature et de
la poésie, car il ne suffit pas de connaître les œuvres, il faut également
pouvoir en faire un tableau différencié ; il est de même nécessaire d’avoir
une vision d’ensemble du monde des arts en général afin de pouvoir
reconstruire leurs relations mutuelles. Enfin, il faut réunir ces stocks de
savoirs dans une analyse cohérente et à plusieurs niveaux. Sur le plan
théorique, cela suppose d’intégrer les théories de la différenciation, des
acteurs, des groupes, des institutions et des organisations ou de l’art à une
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analyse multicouche des champs sur la base d’une théorie de l’action ;
tout un art — sociologique — en vérité.
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Les personnes formées à l’école anglo-américaine de la philosophie
analytique de l’action et qui appliquent ses critères seront probablement
déçues par l’approche bourdieusienne : trop complexe, trop diffuse et trop
labyrinthique. Il manque des consignes claires pour décider ce que signifie l’action, comment l’action et la structure sont reliées, et quelles corrélations micro/macro se trouvent à la jonction de l’action et de la structure.
Pourtant, l’approche d’une théorie de la structuration constitue une alternative prometteuse entre la théorie des systèmes et la théorie de l’action,
entre l’objectivisme et le volontarisme. L’approche praxéologique, avec
son trinôme de base structure, habitus, pratique, revendique dès l’origine
la totalité du terrain de la science de l’action et, avec l’habitus, offre une
articulation appropriée à la relation micro/macro. Les idées d’espace
social ou de structure sociale et de classe rappellent qu’il faut toujours
prendre en compte la situation et la position de l’agent. Si l’on souhaite se
faire une idée adéquate de son action, il faut considérer cet acteur autant
sous l’angle de son positionnement structurel que sous celui de ses ressources en termes de pouvoir et de capital. L’axe vertical joue un rôle central dans cette analyse, tout comme l’axe horizontal, celui des rapports
entre l’agent et le champ. Car ce sont le contexte institutionnel et la situation sociale qui intègrent l’agent dans son environnement et conditionnent
ses possibilités d’actions et ses stratégies, sans pour autant les déterminer.
Les six couches de l’étude des champs prouvent que la théorie structurelle
de l’action de Bourdieu procède de manière historique, empirique et comparative, sociostructurelle et culturelle, institutionnelle et organisationnelle, qu’elle est contextualisée et située. Si la théorie de Bourdieu
[1997b] manque de systématisation, au sens d’une codification qu’il
rejette catégoriquement pour son caractère scolastique, elle offre une analyse d’autant plus exemplaire. Une théorie pratique de l’action — voilà ce
que signifient la praxéologie de la connaissance et la science de l’action
bourdieusienne. Elle doit faire ses preuves par l’analyse et non par des
théories et concepts abstraits. Son image de classique contemporain le
montre, Bourdieu a fait école et la fécondité de son approche théorique de
l’action n’est plus à démontrer.
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CONCLUSION

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