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COLLOQUE INTERNATIONAL Réalisateurs, entre cinéma et télévision Quels espaces pour la création? ETUDE REALISEE PAR VIRGINIE SASSOON Mercredi 3 Novembre 2004 9: 00 am – 12: 00 pm 14: 00 pm - 17: 00 pm Anglais / Français –Traduction simultanée Hôtel Richemond Genève Réalisateurs, entre cinéma et télévision Quels espaces pour la création ? Avant-propos p.3 Introduction p.4 I. Panorama des paysages audiovisuels européens La diversité européenne Caractéristiques des entreprises de production et de diffusion La question du droit d’auteur p.5 p.8 p.10 II. Des réalisateurs et des écrans Autour des écrans Éléments historiques Réceptions, usages et publics p.12 p.14 Réaliser pour le petit écran La collaboration entre réalisateurs et scénaristes Auteurs : une histoire d’implication Des tournages sous influences ? p.19 p.22 p.27 D’un écran à l’autre : la mobilité entre cinéma et télévision p.33 Réalisateurs, producteurs, diffuseurs : des configurations en quête d’équilibre p.36 III. Le docu-fiction : un genre en devenir L’émergence du docu-fiction Atouts et limites Perspectives Télévision et culture : un engagement vital pour la création p.41 p.43 p.45 p.47 Conclusion p.50 Bibliographie p.51 Remerciements et organisation p. 53 2 Avant-propos La qualité pour le plus grand nombre Depuis le début, le festival Cinéma Tout Ecran se bat pour le talent des réalisateurs et la qualité artistique des films, quel que soit leur support de diffusion, télévision ou cinéma. Les exemples de films produits dans ce sens ne manquent pas. Ils prouvent que les télévisions peuvent être des acteurs clés pour soutenir la créativité des réalisateurs et même satisfaire ce qu’elles souhaitent le plus, un bon taux d’audience. C’est la nouvelle tendance de certaines chaînes. Ce progrès nous encourage à défendre davantage encore l’émergence de fictions de qualité, tout en critiquant les interventions abusives des diffuseurs jusque dans les choix artistiques. Reconnaître le rôle déterminant du réalisateur ne signifie pas que celui-ci devient comme au cinéma «!maître après Dieu!». Une fiction à la télévision est une œuvre collective associant le réalisateur, l’auteur et le producteur, ce que nous avons nommé le RAP et que certains aujourd’hui appellent «!Trio!». Cette équation complémentaire est un élément fondamental pour préserver une liberté de création valorisée par un scénario imaginatif, bien structuré et une production rigoureusement gérée. Cette étroite collaboration est une condition essentielle pour faire contrepoids aux logiques actuelles de certains diffuseurs qui pensent savoir mieux que les téléspectateurs ce qu’ils souhaitent. Une logique qui a comme conséquence la production de trop de films formatés. Redonner une place centrale au réalisateur de télévision permettrait à celui-ci de passer au cinéma, et au cinéaste, à l’instar des comédiens, de se frotter à l’expérience télévisuelle. Une circulation salutaire qui rendrait caduques les frontières absurdes qui séparent la création audiovisuelle. Cinéma Tout Ecran a pour vocation de susciter un dialogue entre les différents supports de la création en mettant en avant la qualité. Si cette démarche revêt une telle importance c’est parce que le cinéma et la télévision constituent des structures d’observations incontournables pour exprimer la réalité de notre société au niveau politique, social, culturel et sur «!les choses de la vie!». Meilleur est le film d’un point de vue artistique mieux on rend compte de notre civilisation. Un objet filmique doit permettre à un auteur de mettre le réel à la hauteur de son imaginaire, de créer une œuvre sensible, entrecoupée de vertiges. Léo Kaneman Directeur artistique 3 Introduction Si le réalisateur est au cœur de la création, les films sont avant tout des aventures collectives qui nécessitent le soutien de multiples partenaires. Aujourd’hui, les chaînes de télévisions apportent une aide de plus en plus indispensable mais dans le même temps leurs implications dans toutes les étapes de la vie des films soulèvent de nombreuses questions. Comment proposer un point de vue singulier face aux impératifs des diffuseurs? Les réalisateurs, mais aussi les scénaristes et les producteurs, arrivent-ils à préserver leur indépendance et une liberté de choix? Quels sont les enjeux de ces collaborations pour l’avenir de la création audiovisuelle et cinématographique ? Quelles perspectives offrent les nouveaux genres de films spécifiquement télévisuels tels que les docu-fictions ? Pour apporter des éléments de réponses à l’ensemble de ces interrogations, cette étude suivra trois axes principaux, en se focalisant sur la place des réalisateurs. Les logiques et les tendances économiques dépassant largement le cadre d’une création individuelle, nous donnerons dans un premier temps une vision d’ensemble des différents paysages audiovisuels européens. La description des caractéristiques actuelles en matière de production et de diffusion en Europe permettra de mieux saisir dans quel contexte les réalisateurs évoluent, ainsi que l’ensemble de leurs partenaires. La réalisation d’un film pour la télévision s’inscrit généralement dans une autre histoire qu’au cinéma. Quelles sont les opportunités et les contraintes du petit écran en matière de réalisation ? Quel impact ont-elles sur la créativité des films ? Cette seconde partie s’intéressera aux relations entre réalisateurs et scénaristes, à la place des auteurs, aux conditions de tournages, à la mobilité entre télévision et cinéma… Les partenariats autour du film conditionnent le champ des possibles en matière de création et, si les configurations varient, on ne peut que s’interroger face à la dépendance croissante des producteurs vis-à-vis des télévisions et à l’affaiblissement du poids des réalisateurs dans les processus décisionnels. La troisième partie de cette étude s’attachera à décrire l’émergence d’un nouveau genre de films, les docu-fictions, destinés majoritairement au prime time. Quels sont les enjeux et les perspectives de ces films qui renouvellent la mixité entre fiction et documentaire, en alliant vocation pédagogique, culturelle et divertissement ? De façon plus générale, nous tenterons de mettre en lumière le rôle et le devoir de la télévision vis-à-vis de la création, le petit écran étant actuellement le vecteur le plus puissant de la diversité culturelle et dans le même temps l’instrument le plus efficace de la globalisation.! 4 I. Panorama des paysages audiovisuels européens Quelles sont les principales caractéristiques des entreprises de production et de diffusion en Europe ? Comment s’organise la création vis-à-vis des structures relatives à chaque industrie nationale ? Cette partie vise à apporter un éclairage sur les différents contextes dans lesquels travaillent les réalisateurs européens, ainsi que sur les évolutions en cours. v La diversité européenne Au Royaume-Uni, des structures telles que BBC-TV et Channel 4 ont joué un rôle décisif dans l’évolution du cinéma à partir des années 1970 et 1980 en s’engageant dans la production cinématographique. Le cinéma anglais a puisé nombre de ses talents tels que Stephen Frears, Mike Leigh, Ken Loach, Ken Russel, Richard Eyre, Alan Clarke à la télévision… réalisateurs que l’on surnomme les fils de la BBC. On constate que le secteur privé, dans le domaine de la fiction et du documentaire, se maintient au niveau du service public, ce dernier étant totalement indépendant des recettes publicitaires, vivant d’une redevance élevée et des apports de la loterie nationale. La fiction télévisée est le moteur de la télévision anglaise. Aux yeux des responsables, elle a le mérite de concilier les missions d’éducation (diffusion du patrimoine littéraire et création de nouvelles œuvres) et de divertissement. Au cours des années 1980, notamment avec la naissance de Channel 4, le lien entre cinéma et télévision s’est renforcé, au-delà de la circulation des talents. La télévision produit directement la plupart des films britanniques et la distinction entre film et téléfilm, qui n’a aucun fondement juridique, est devenue encore plus ténue. Les réalisateurs britanniques évoluent dans un contexte où la télévision représente un espace de création fort, voire indispensable à leur épanouissement, grâce à un puissant service public a su maintenir un niveau élevé d’exigence et d’innovation, stimulant pour le secteur privé. En revanche, du côté du cinéma, la situation est plus problématique du fait de la domination des majors américaines et d’une dépendance quasi-totale vis-à-vis de la télévision. En Allemagne, la télévision a épousé les modalités de l’organisation politique territoriale, en accordant une large autonomie aux Länder, qui constituent la fédération. Le paysage audiovisuel est riche, il comporte 30 chaînes, dont 5 culturelles. ARD regroupe tous les Länder, personnalise les télévisions selon qu’elle est à Hambourg (NDR) ou Cologne (WDR)… La ZDF est la deuxième chaîne nationale. Une forte redevance et l’absence de publicité sur le service public à partir de 20 heures induisent une indépendance vis-à-vis des annonceurs. On remarque une évolution constante de la qualité de la fiction allemande, qui s’exporte beaucoup, et qui est très prisée dans le monde anglo-saxon. Il n’y a pas de clivage fort entre télévision et cinéma, et les chaînes sont directement associées à la préservation et au maintien d’un flux d’investissements vers la production cinématographique. 5 Le secteur de l’exploitation en salles ne bénéficiant d’aucune protection, les chaînes publiques assurent la survie de la visibilité des films de cinéma. Mais la concurrence des chaînes privées oblige à revoir la politique de programmation, et les investissements s’orientent de plus en plus vers les séries de fiction. Les télévisions allemandes représentent un espace de création incontournable pour les réalisateurs, même si les exigences en matière de rentabilité économique, de plus en plus omniprésentes, ont des répercussions sur la liberté de création. Les nombreuses passerelles qui existent entre cinéma et télévision font que les réalisateurs considèrent souvent le petit écran comme un soutien indispensable au développement de leur carrière. En Italie, la situation de monopole de Silvio Berlusconi mène à une fusion des intérêts politiques, du monde des médias et de l’économie. Un danger de sclérose guette ce système, ainsi qu’une crise de la liberté d’expression. Silvio Berlusconi peut compter sur un instrument de propagande politique imparable regroupant la quasi-totalité du réseau italien. La télévision italienne est sous haute surveillance, mais l’ensemble des professionnels du secteur lancent et affirment des actions pour créer des espaces de création indépendants et dynamiques. Les réalisateurs italiens ont besoin du soutien de la télévision, et l’on peut observer une mobilisation croissante des artistes et des producteurs pour la préservation de leur liberté d’expression. En France, la chaîne dominante, TF1, est une chaîne privée, ce qui n’est ni le cas au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Suisse, ou en Belgique… D'un côté, le secteur public, fondé sur la notion de service public, a un double financement ; de l'autre, le secteur privé constitué d'entreprises commerciales repose sur la notion de conquête de parts de marché. Contrairement aux autres systèmes européens, l'activité de production est confiée principalement à des entreprises indépendantes. Captant l'essentiel de la valeur de la filière, cette activité a l'impact le plus important sur les résultats financiers. Pourtant c'est la diffusion qui constitue le nœud stratégique des activités télévisuelles françaises, concentrant l'essentiel des revenus. Confrontés à une diminution progressive des investissements des télévisions (notamment la crise de Canal plus) dans la coproduction cinématographique, tous les professionnels de l’Hexagone se sont lancés dans une quête intensive de financements internationaux pour maintenir le niveau très élevé d’une production qui s’exporte de mieux en mieux. Certains réalisateurs français réussissent à développer leurs projets uniquement dans la sphère cinématographique. Le clivage entre télévision et cinéma est culturellement prégnant mais les passerelles existent. Certains réalisateurs trouvent à la télévision des espaces et des moyens d’expression qui bousculent cette dichotomie dans le sens d’un meilleur dialogue. 6 En Belgique, la chaîne publique RTBF est spécialisée dans le secteur de l’information, du reportage, du documentaire et des grandes enquêtes. Qu’il s’agisse de productions majoritaires ou minoritaires, de plus en plus de films sont tournés et bénéficient des aides régionales mises en place. Malgré tout, la faiblesse des financements ainsi que la concurrence des chaînes francophones frontalières freine le développement de fictions ou de séries nationales. La différence entre Wallonie et Flandre se traduit par un « double » système de production. Les francophones ont un atout linguistique qui les défavorise par ailleurs : une dépendance accrue vis-à-vis des puissants partenaires français. Même si le dynamisme des coproductions ouvre de nombreuses perspectives, les réalisateurs belges évoluent sur un marché réduit. Ils pâtissent parfois d’un manque de reconnaissance dans leur propre pays, qui les incite à chercher des partenaires étrangers, ce qui peut être une source de déséquilibres et de questionnements identitaires. La force de la créativité des auteurs belges font qu’ils s’exportent plutôt bien. Reste que la télévision publique ne remplit pas toujours son devoir à la hauteur de leurs besoins en matière de fiction. En Suisse, il existe un découpage linguistique en quatre régions, avec les chaînes SF DRS, pour la partie allemande, TSR pour la Suisse romande, TSI pour la Suisse italienne, TVR pour la Suisse romanche. La TSR a été pionnière en lançant de nombreux projets de coproductions avec la France. “La Suisse romande est un territoire minuscule. Très peu de tournages se font, on ne peut pas dire « je ne veux faire que du cinéma. » (…) R. Vouillamoz avait réussi à faire beaucoup en lançant toute une série de coproductions, qui faisaient travailler des techniciens, des assistants, des cadreurs…” Claudio Tonetti, réalisateur La SF DRS, quant à elle, est basée sur un système de production en suisse allemand et continue à développer activement la production de téléfilms, elle représente un tremplin pour de jeunes cinéastes et la réalisation de premiers films. Dans cette perspective, la production suisse est soutenue chaque année par le festival Cinéma Tout Ecran. Les réalisateurs suisses rencontrent des problèmes assez similaires aux Belges, du fait de la taille réduite de leur marché. La diversité culturelle et linguistique est un des paramètres que les auteurs doivent prendre en compte pour la circulation des œuvres. Dans ce contexte, les télévisions représentent des alliées indispensables pour soutenir et appuyer le développement de la création. 7 v Caractéristiques des entreprises de production et de diffusion Dans le tableau ci-dessous, le secteur de la production indépendante a été isolé afin d'appréhender son poids dans chaque pays. Part de marché de la production dépendante Part de marché de la production indépendante 61% 39% Espagne 31,3% 68,7% France 10,9% 89,1% Royaume-Uni 67,7% 32,7% Italie 12,3% 87,7% Allemagne Source Ina, traitement Eurofiction 2003 La catégorie des sociétés de production liées aux diffuseurs est une catégorie qui recouvre des fonctions et des pratiques professionnelles différentes et que l'on peut regrouper en trois sous-ensembles : • • • Les systèmes de production intégrée (type BBC) ; Les entreprises de « cofinancement » sans rôle actif, autre que de contrôle, dans le déroulement des productions (type Mediaset) ; Les entreprises qui se veulent sociétés de production à part entière avec vocation à travailler pour tous les diffuseurs (type Bavaria). La diversité des chaînes clientes de telles entités est variable selon les contextes. Ainsi, Granada et les sociétés de production qui lui sont liées ont pour ambition de travailler avec tous les diffuseurs britanniques ; les fictions livrées à d'autres chaînes que ITV existent, mais elles sont rares. Au contraire, Bavaria, en Allemagne, ou les sociétés du groupe ExpandEllipse, en France, travaillent effectivement pour tous les diffuseurs ce qui est l'apanage de peu de sociétés de production en Europe. Deux pays, la France et Italie, privilégient nettement la production indépendante et s'opposent à l'Allemagne et au Royaume-Uni où le secteur non-indépendant est resté majoritaire, l'Espagne se situant dans une position intermédiaire. Les évolutions observées ces dernières années montrent que ces oppositions se sont accentuées : en France et en Italie, le secteur indépendant s'est renforcé; au Royaume-Uni, en Allemagne, et surtout en Espagne, il s'est affaibli. 8 La fiction de prime time a, dans tous les pays, un poids financièrement majoritaire. La grande diversité des durées et formats des fictions britanniques, leur forte présence dès 19 heures et leurs enjeux stratégiques en terme d'audience font que le Royaume-Uni reste en tête pour la primauté accordée au prime time. En Allemagne et en France, l'accroissement de la place des coproductions internationales et, plus généralement, le renchérissement des fictions les plus prestigieuses contribuent à alourdir le poids financier du prime time. L’Angleterre et l’Allemagne dépassent largement la France en matière de diffusion de fictions. Un des éléments d’explication tient au fait que les séries y tiennent une place prépondérante. Le financement de la fiction y est donc mieux assuré. En Europe du Sud, la nature de la production est différente, moins sérialisée et bâtie sur des schémas voisins de ceux du cinéma, mais l’Italie et l’Espagne dépassent maintenant la France, car ces deux pays se sont lancés dans une production importante de feuilletons quotidiens. En France, la fiction est surtout produite pour le prime time et spécialisée dans le téléfilm unitaire. Le système de production aux Etats-Unis fait que l’industrialisation n’est pas synonyme de médiocrité. De nombreux exemples montrent que ces conditions de production accordent une place à la créativité, dans le fond comme dans la forme. La diversité de l’offre et une concurrence accrue obligent les diffuseurs à prendre des risques et ils n’hésitent pas à s’appuyer sur des auteurs, producteurs et concepteurs d’univers originaux. Concernant la pénétration du câble et du satellite, au Royaume-Uni, et encore plus en Allemagne, les chaînes non hertziennes ont des moyens beaucoup plus importants que les chaînes thématiques françaises, et surtout elles accaparent une part beaucoup plus importante de l’audience. Les taux d’audience des grandes chaînes sont donc plus basses qu’en France, mais la télévision y est mieux financée : il faut faire 15% d’audience en France pour réaliser le même chiffre d’affaire qu’au Royaume-Uni avec 10%. Les chaînes françaises ont de ce fait une structure d’audience qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Dans tous les pays les chaînes leaders visent au mieux les 20% de part de marché moyenne (13% aux Etats-Unis). En France, TF1 vise en moyenne plus de 30% et France 2 plus de 20%. Pour atteindre de telles audiences, il faut réunir des publics très différents et respecter des contraintes éditoriales fortes, ce qui peut être considéré comme un frein à l’innovation et à la créativité. 9 v La question du droit d’auteur1 Les questions relatives aux droits d’auteurs représentent des enjeux considérables. En fonction des législations nationales les auteurs parviennent avec plus ou moins de force à défendre leurs intérêts et à se faire reconnaître. La particularité des œuvres cinématographiques et audiovisuelles Dans la plupart des pays de droit d'auteur continental, l'œuvre cinématographique ou audiovisuelle est œuvre dite de collaboration, c'est-à-dire que plusieurs personnes ont concouru à sa création. Les législations de ces pays définissent généralement les coauteurs de l'œuvre, dont les trois principaux sont : le réalisateur, le scénariste et le compositeur de la musique originale. Droit d’auteur contre Copyright ? Alors que dans la conception continentale, le droit d'auteur naît de l'acte de création d'une personne, dans les pays de common law (Etats-Unis, Royaume-Uni, Irlande), le copyright protège un investissement. Ainsi, le droit ne naît pas sur la tête du créateur, mais sur celle de l'investisseur, qui détient toutes les prérogatives économiques. Le droit moral est absent du copyright américain. La loi britannique sur le copyright prévoit des droits moraux pour les auteurs, mais permet qu'ils y renoncent par contrat, ce que ne manquent pas de prévoir la plupart des contrats proposés aux auteurs. Pour les œuvres cinématographiques et audiovisuelles, l'investisseur, le propriétaire du copyright, est considéré comme l'auteur de l'œuvre, tandis que la protection des véritables auteurs relève du droit du travail et des conventions collectives négociées entre les guildes de producteurs et d'auteurs. Les auteurs sont cependant associés aux différentes exploitations de l'œuvre au travers des residuals , sommes versées annuellement aux guildes d'auteurs par l'association des producteurs. En Europe, les auteurs de l'audiovisuel du Royaume-Uni cumulent les inconvénients des deux systèmes : ils ne bénéficient ni des droits d'auteur continentaux forts, ni des droits syndicaux des puissantes guildes américaines. «En Allemagne, comme les producteurs n’ont pas beaucoup de pouvoir et de chance d’avoir un revenu en dehors des chaînes de télévision, ils se prennent pour des créateurs avec l’argument « c’est nous qui sélectionnons le scénariste, c’est nous les créateurs de l’œuvre, on a fait tout le travail avec la rédaction de la chaîne », les réalisateurs ne sont plus que des techniciens. C’est aussi pour des questions d’argent relatives aux droits d’auteurs.» Peter Carpentier, réalisateur 1 Source: Association Internationale des Auteurs de l’Audiovisuel 10 L’approche Creative Commons 2 L’organisation Creative Common a été fondée en 2001 à l’initiative de Lawrence Lessig et est herbergée à la Stanford Law School Center for Internet and Society. Les textes Creative Common ont été rédigés en langue anglaise, en référence à la législation américaine du copyright. Ils sont actuellement en cours de traduction. Creative Commons propose des contrats-type d’offre de mise à disposition d’œuvres en ligne. Inspirées par les licences de logiciels libres et le mouvements open source, ces textes facilitent l’utilisation et la réutilisation d’œuvres (textes, musiques, photos, sites web…). Au lieu de soumettre toute exploitation des œuvres à l’autorisation préalable des titulaires des droits, les licences creative commons permettent à l’auteur d’autoriser à l’avance certaines utilisations selon des conditions exprimées par lui et d’en informer le public. Le but est de rendre les droits d’accès, de reproduction et d’utilisation des œuvres plus disponibles, sous certaines conditions et réglementations. Dans cette perspective, la BBC vient d’adopter ce système de licences pour une large partie de ces archives. Le droit d’auteur freine-t-il le développement de la fiction industrialisée? 3 Ce type de fiction est une écriture collective qui ne donne pas la primauté à un seul auteur. De plus, le mode de rémunération des auteurs lors de la diffusion (partage des droits) n’incite pas à multiplier le nombre de scénariste. Mais cet obstacle n’est pas forcément pertinent au regard de la situation des autres pays européens. En Italie, en Allemagne et en Espagne, où le droit d’auteur existe (et non le copyright anglo-saxon), il ne semble pas qu’il y ait de problèmes majeurs. Par ailleurs le système du copyright anglo-saxon ne laisse pas une totale liberté au producteur : il s’accompagne de conventions collectives avec des syndicats d’auteurs très contraignantes. La gestion collective des droits d’auteurs Les sociétés d'auteurs sont nées de la nécessité pour les auteurs de se regrouper afin de représenter une force collective de négociation face aux producteurs et aux diffuseurs. Aujourd'hui, la multiplication des modes d'exploitation les rend encore plus indispensables car les auteurs sont dans l'impossibilité de suivre eux-mêmes ces exploitations. Il en existe partout en Europe, qui ont pour but de négocier et percevoir les droits des auteurs et de les répartir. Elles sont extrêmement utiles aux utilisateurs d'œuvres (diffuseurs) qui n'ont pas à négocier au cas par cas avec les titulaires de droits. Ce sont des sociétés de droit privé gérées par les auteurs qui en sont membres. Elles jouent un rôle considérable dans la défense des intérêts patrimoniaux des auteurs. 2 Un colloque sur cette question aura lieu le Jeudi 4 novembre 2004 à partir de 9h, en présence de professionnels, dans le cadre du Geneva Select Market à l’hôtel Bristol , « Le droit d’auteur à l’époque d’Internet et du numérique : l’approche creative commons », proposé par Cinéma Tout Ecran, FOCAL, SSR SRG idée suisse. 3 Les perspectives et les conditions du développement de la production et de la diffusion de fiction en France, Département d’Etudes Stratégiques sur l’Audiovisuel et le Cinéma, Novembre 2003 11 II. Des réalisateurs et des écrans Les chaînes de télévisions représentent aujourd’hui un pôle incontournable de production, de diffusion et de promotion des films. La pluralité des parcours et des façons de faire ne permet pas de couvrir la réalité de façon exhaustive, mais à travers certains exemples et des considérations d’ordre plus général, nous nous attacherons à saisir les opportunités et les contraintes qu’offre le petit écran pour les réalisateurs en matière de création. Pour introduire cette partie, nous présenterons brièvement des aspects relatifs à l’histoire, ainsi qu’à l’usage, la réception et la conception du public, pour la télévision et le cinéma. v Autour des écrans Le cinéma et la télévision n’ont pas la même histoire, ni les mêmes vocations. Entre les grandes chaînes généralistes et les chaînes thématiques à vocation culturelle, comme entre les films commerciaux et le cinéma d’art et d’essai, il existe une formidable diversité dans la façon d’aborder les publics. La réception des films s’inscrit aussi dans des logiques différentes, liées aux spécificités des deux médias. Éléments historiques La télévision, qui s’introduit dès 1947 dans les foyers américains, se situe dans le sillage de la radiophonie. Elle perpétuera les modèles inaugurés par la radio : commercial aux Etats-Unis, service public en Grande-Bretagne. En France, lors de la Seconde Guerre Mondiale, l’Etat met sous tutelle tout le système radiophonique, qui prévaudra lors du lancement de la première chaîne, plus tardif qu’Outre-Manche. Initialement les télévisions du service public se voient assigner une triple mission : informer, éduquer, distraire. Les télévisions commerciales quant à elles favorisent la fonction du divertissement. Alors qu’aux Etats-Unis, les chaînes sont structurées en réseaux (NBC,CBS,ABC) et tirent leur revenu de la publicité, les systèmes télévisuels européens fonctionnent au départ sous le régime du monopole public. La redevance, payée par les utilisateurs, constitue le moyen de financer le nouveau bien de la collectivité nationale. La période des années 1960 jusqu’aux années 1980 a été marquée par une chute importante de la fréquentation des salles de cinéma dans la plupart des pays du monde et par l’affirmation de plus en plus concurrentielle de la télévision. De nouvelles formes d’écritures cinématographiques sont alors apparues, les « nouvelles vagues », d’abord en France, en Angleterre, en Italie, en Hongrie… Le cinéma a alors cessé d’appartenir aux médias de masse, cédant la place aux télévisions. Les Etats-Unis ont alors réorienté leur stratégie de production, délaissant le public adulte devenu téléspectateur au profit des populations plus jeunes, principales consommatrices de films en salle. 12 Face à cette réaffirmation de la domination américaine, les industries cinématographiques européennes ont eu de plus en plus de difficultés à développer leur production et à la soutenir. A la fin des années 1970, l’ensemble du secteur audiovisuel européen est en crise, et un processus progressif de déréglementation se met en place. Les facteurs nationaux, dont l’incapacité croissante du service public à satisfaire les attentes de plus en plus fragmentées du public, viennent se greffer sur les tendances de l’économie mondiale. L’accent est mis sur la productivité et la rentabilisation accélérée des capitaux, ce qui bouleverse l’organisation du travail et les processus de production. De ce fait, les séries prennent une place croissante. D’autre part, l’internationalisation croissante de la publicité et de la production audiovisuelle agit sur les marchés nationaux, pénétrés par les programmes étrangers. Le câble et le satellite seront les vecteurs déterminants de cette évolution. En Italie, la déréglementation « sauvage » fait exploser les télévisions locales privées. Le public déserte les salles de cinéma au profit d’un petit écran qui rediffuse des centaines de milliers d’œuvres de cinéma. Malgré la volonté politique européenne de préserver la notion de service public, c’est le modèle commercial de la télévision qui triomphe, où la fonction de divertissement prédomine largement. La pression de l’audimat devient le trait majeur du nouveau paysage audiovisuel, définit de nouveaux équilibres, et fait établir des stratégies de programmation. Longtemps conçu comme un programme phare, le film de cinéma à la télévision voit son statut peu à peu remis en question. La déréglementation des systèmes de télévisions nationales a fait de l’Europe le premier importateur mondial et le premier client de l’industrie américaine de programme. Concernant les cinématographies nationales, le processus de déréglementation a eu des effets irrémédiables en terme de production pour la plupart des pays d’Europe. A l’exception de la France, peu de pays ont véritablement protégé leur cinéma. Les films américains, quant à eux, cumulent leurs recettes dans tous les pays du monde, allant même jusqu’à dépasser les parts de marché des productions nationales. Depuis ses origines, l’histoire du cinéma a été nourrie des écrits d’intellectuels et d’artistes développant points de vue et critiques, et a été marquée par l’existence de lieux d’échanges autour des films, tels que les revues et les ciné-clubs. L’histoire de la télévision a été façonnée quant à elle par l’innovation technologique et le monopole d’Etat pour beaucoup de régions de monde, telle que l’Europe. Aujourd’hui elle est le media de masse et de proximité dominant, mais aussi le vecteur le plus puissant de la diversité culturelle. «Le clivage télévision/cinéma, est-ce que ça correspond à un clivage entre une fiction indépendante, iconoclaste, créative, qui serait rebelle et l’apanage du cinéma avec des œuvres d’auteurs pouvant aborder des thématiques frontalement avec un langage provoquant et la télévision considérée comme plus consensuelle, formatée ? Ce clivage a son sens en Europe, puisque la fiction à la télévision se destine à un large public. (..) 13 Aux Etats-Unis la situation est inversée, le cinéma est plus conformiste alors qu’à la télévision sur les chaînes câblées et payantes il y a une liberté de création, une audace, à aborder des thématiques qui ne sont pas traitées au cinéma.» François Sauvagnargues, directeur de la fiction, Arte Réceptions, usages et publics : quelles influences sur la création ? «La pauvreté de la télévision est un chose merveilleuse. Le grand film classique est évidemment mauvais sur le petit écran, car la télévision est l’ennemie des valeurs cinématographiques classiques, mais pas du cinéma. C’est une forme merveilleuse, où le spectateur n’est qu’à un mètre cinquante de l’écran, mais ce n’est pas une forme dramatique, c’est une forme narrative, si bien que la télévision est le moyen d’expression idéal du raconteur. A la télévision, on peut dire dix fois plus en dix fois moins de temps qu’au cinéma parce qu’on ne s’adresse qu’à deux ou trois personnes. Et par-dessus tout, on s’adresse à l’oreille. Pour la première fois, à la télévision, le cinéma prend une réelle valeur, trouve sa réelle fonction, du fait qu’il parle, car le plus important est ce que l’on dit et non pas ce que l’on montre. Les mots ne sont plus les ennemis du film.» Orson Welles, réalisateur 4 La télévision inscrit le film dans un rapport au public qui est celui de la proximité, de la parole, de l’intimité, de la présence, ce qui développe une esthétique particulière. André Bazin affirmait que « le fondement psychologique du plaisir de la télévision ne réside pas dans la notion de spectacle mais dans l’illusion d’ubiquité », car contrairement à l’écran de cinéma qui est une surface de projection, le petit écran est comme le prolongement de notre organe de vision, « la rétine d’un œil magique.» 5 On peut penser qu’un désir de cinéma et qu’un désir de télévision ne sous tendent pas les mêmes logiques. Une des principales différences réside dans le fait que le cinéma est un loisir en rupture avec le quotidien alors que la télévision est une activité sédentaire et souvent routinière. En effet, la sortie en salle et le paiement à l’entrée supposent une démarche active et le choix du film comporte une part de risque. Dans une salle, les spectateurs sont soumis au temps du film, avec pour seule alternative celle de sortir. A l’inverse, la télévision appartient au cadre domestique, et un film diffusé est mis en concurrence avec une infinité d’autres programmes. La possibilité de zapper sans bouger induit une maîtrise totale sur le temps du film qui contribue à modifier profondément la réception. 4 Cité dans L’influence de la télévision sur le cinéma, Dossier réuni par Guy Hennebelle et René Prédal, Cinémaction, Editions Cerf, 1987 5 Cité dans L’œil critique, Etudes Medias Recherches, INA, Editions De Boeck, Sous la direction de Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon, Bruxelles, 2003 14 «Il y a une différence fondamentale qui menace sérieusement l’avenir du cinéma. Ce qui manque avant tout, c’est l’aspect rituel. Quand on va au cinéma, on sort de chez soi, on choisit son film. On obéit surtout à un ancien rituel : on va vers un lieu où s’inscrit le message. On se soumet à un rituel même inconsciemment. On s’assoit dans une salle, toutes lumières éteintes. L’écran s’éclaire, la communication s’instaure. Tout cela, la télévision l’ignore complètement.» Federico Fellini6 Aujourd’hui, les cartes d’abonnements proposées par les multiplexes permettent aux spectateurs de voir un nombre de films illimité et remettent en question cette logique du choix et de prise de risque vis-à-vis du film, sortir de la salle étant devenu aussi facile qu’un zapping sans conséquence. Les modes de réceptions ont une influence prépondérante sur la façon dont les films sont conçus en amont. La logique de l’audimat et la concurrence entre les chaînes impose aux films de télévision « d’accrocher » le téléspectateur dès les premières minutes, ce qui explique en partie pourquoi les films de cinéma ne sont plus garants des meilleurs taux d’audience, la temporalité y étant traitée selon d’autres règles, en rapport direct avec la réception. «Il y a des réalisateurs qui aiment vraiment la télévision, qui sont fiers de faire 9 ou 10 millions de téléspectateurs. Ça m’est arrivé et j’étais content pour des motifs personnels, on m’avait fait confiance et ça avait relancé la série. Mais si le même soir Citizen Kane passait sur une autre chaîne, il aurait eu 2 millions de personnes. Moralité je suis meilleur qu’Orson Welles avec une série récurrente ! Tout est faussé, un épisode de Navarro fera toujours plus que La Strada de Fellini…» Claudio Tonetti, réalisateur Les réalisateurs doivent nécessairement s’adapter aux règles du média et, dans le cadre de la télévision, à celles de la chaîne avec laquelle ils collaborent. «Aux Etats-Unis, ils font du quatre fois 13 minutes pour la coupure publicitaire, tout le scénario est construit autour de cette rythmique. En Allemagne on ne sait jamais quand va arriver la pub, c’est sauvage.» Peter Carpentier, réalisateur De la grille de programmation jusqu’à la coupure publicitaire, le fonctionnement des chaînes contribue donc à modifier le rythme et le contenu même des films. 6 Transcription de l’entretien de Fellini avec Beniamino Placido dans Fellini télévision, émission de l’INA 15 «Les films coproduits par les chaînes visent à alimenter les cases cinéma des programmes de télévision, et on voit de plus en plus les diffuseurs discuter âprement avec les producteurs et les réalisateurs au moment du montage, de manière à supprimer les passages qu’ils jugent trop lents, ou non conformes à leurs objectifs. (…) En télévision, le discours dominant, c’est « retenir le spectateur », il faut absolument le garder au moment où il vient, même par hasard, sur une chaîne, et la temporalité d’un film d’auteur n’est pas par hypothèse propice à retenir le téléspectateur, puisque ces films supposent précisément qu’on aille à la rencontre d’une autre temporalité.» Michel Reilhac, Directeur du Cinéma Arte France7 «Je vois bien à quel point le public ne cesse de changer avec le pouvoir grandissant de la télévision. Franchement, je crois que si vous voulez faire du cinéma aujourd’hui, vous feriez mieux d’étudier la télé, parce que c’est vraiment ce qu’est devenu le marché. Le taux d’attention du spectateur a énormément réduit avec l’influence de la télé, au point où il devient impossible aujourd’hui de faire un film calme.» Oliver Stone, réalisateur8 Le public des grandes chaînes généralistes est généralement familial. Réunir toutes les catégories de la population, âges, sexes et catégories socioprofessionnelles confondues est à la fois un défi et une énorme contrainte. Cela explique en partie pourquoi les chaînes payantes, thématiques et/ou culturelles sont celles où les fictions, destinées à un public plus restreint, sont les plus audacieuses. En fonction de la place de la chaîne dans le paysage audiovisuel, de son financement public, privé ou hybride, et de sa vocation, la conception du public change et influence la programmation. «Le public de la télévision, c’est plutôt à partir des trentenaires. Ils regardent la télévision primo parce qu’ils sont dans le monde du travail, qu’ils ont un gamin, qu’ils ont des crédits sur le dos, qu’ils ne peuvent pas sortir tous les soirs. A partir de ce moment, c’est un public beaucoup plus conservateur, qui cherche dans la télévision un regard sur la société dans laquelle ils vivent.» Takis Candilis, directeur de la fiction, TF1 (Entretien réalisé en 2003) On observe que les réalisateurs ont de plus en plus de difficultés à proposer des projets qui ne correspondent pas, aux yeux des dirigeants des chaînes, aux caractéristiques de l’audience et ses goûts supposés. 7 Cité dans Le cinéma sans la télévision, Le banquet imaginaire/2, Groupe de réflexion sur le cinéma, Editions Gallimard, 2004 8 Cité dans Leçons de cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 16 «A la télévision, il est devenu bien plus difficile qu’au cinéma de créer des œuvres ambitieuses, parce que la tolérance des décideurs de la télévision est très faible par rapport à des œuvres originales. L’audimat ou ce qu’on croit être le goût du public prime sur tout. Il y a une sorte de censure au départ établie à la télévision à travers la pression de ce qu’on croit être le goût du public (…) Dans la mesure où l’on croit savoir que le public aime ceci ou cela, on interdit, on anéantit toute autre possibilité.» Pierre Koralnik, réalisateur D’autre part, si le succès n’est pas synonyme de qualité, cela ne signifie pas que les téléspectateurs ne savent pas faire la différence. «L’environnement télévisuel a quelque chose de pathétique. Mon idée là-dessus est partagée par beaucoup de gens, c’est qu’on agit sur une demande de plus en plus triviale, de plus en plus vulgaire. Mais cette demande, on l’a crée, on l’impose. Il y a une demande pour autre chose, il suffit de proposer (…) et on se rendra compte que le niveau d’exigence est plus élevé que ce que l’on pense. On a toujours intérêt à mettre la barre très haut et à supposer que les spectateurs sont très compétents.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur «Chacun sait que naguère, on plaignait les spectateurs de télévision des horreurs auxquelles ils étaient soumis. Ces êtres malheureux et passifs (…) avaient le choix entre l’état de zombie, le statut de consommateur et la catatonisation par l’idéologie bourgeoise. Bien heureusement, on découvrit un jour que ce musée des horreurs relevait du malentendu. Les supposées victimes de la société de masse se portaient bien, merci. Loin d’être catatoniques, elles étaient au contraire tout à fait alertes, et activement employées face à leurs postes, à épingler les connotations furtives, à résister aux séductions hégémoniques et en général, à déjouer les ruses de l’idéologie.» David Morley, sociologue9 La fragmentation croissante de la demande oblige les professionnels à s’adapter à des exigences de plus en plus pointues.De plus, les générations actuelles ont une culture télévisuelle qui devrait conduire à des innovations, si toutefois elles parviennent à imposer ce renouvellement. «La génération qui est en poste actuellement n’a aucune culture télévisuelle, et ça va forcément changer, parce que les jeunes qui arrivent qui ont 16 ou 17 ans, qui écrivent des fictions sur Internet, parfois même depuis qu’ils ont l’âge de 12 ans, ils ne vont pas se contenter de la télévision qu’on a aujourd’hui. En tant que scénaristes ils vont bien se défendre. A un moment ou à un autre il faudra que les choses changent parce qu’il y a un appel, tous les scénaristes ne vont pas s’expatrier pour pouvoir travailler.» Denys Corel, scénariste 9 Cité dans Du côté du public, Usages et réceptions de la télévision, Brigitte Le Grignou, Editions Economica, 2004 17 Au Royaume-Uni, Channel Four a eu pour mission de développer une programmation s’adressant aux goûts et aux publics minoritaires, et ses investissements dans la production cinématographique ont eu pour effet de stimuler la production indépendante et l’innovation. Les fictions conçues par les télévisions anglaises n’appartiennent pas à un genre préexistant et bénéficient tour à tour du statut de film de cinéma et de téléfilm. La chaîne franco-allemande Arte illustre aussi dans sa démarche, en permettant le passage en salle de certaines de ses productions, l’importance que recouvre cet aspect, non sans rencontrer certains problèmes avec le CNC qui sépare clairement les deux types de production. Si la frontière réglementaire contribue à accentuer le clivage entre télévision et cinéma en « prédéterminant » le destin des films, dans le même temps elle est censée garantir l’intégrité des œuvres. «Faire des films de télévision et de cinéma ça devrait être la même chose, mais il faut tenir compte de la réalité des faits. J’ai peur que ça devienne la même chose, mais dans l’autre sens, que ça soit nivelé par le bas, que les films de cinéma s’alignent sur les exigences très brutales et très minimales des films de télévision, alors que c’est le contraire qui devrait être fait.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur Dans l’idéal, les passerelles devraient se construire dans le respect des identités de chacun, pour permettre aux réalisateurs de s’exprimer avec une pluralité d’approches. Dans la réalité, la dépendance du cinéma vis-à-vis de la télévision soulève de nombreuses questions car les logiques télévisuelles ont tendance à « déteindre » sur le cinéma et à remettre en question une indépendance et une liberté de création déjà fragilisée. Aujourd’hui les festivals de fictions, par exemple en France le Festival International des Programmes Audiovisuels de Biarritz, les festivals de Luchon, Saint Tropez…ou encore en Suisse Cinéma Tout Ecran, ont un rôle essentiel pour affirmer et faire reconnaître les qualités des films produits par les télévisions. Les récompenses qui sont attribuées aux films conduisent à reconnaître la valeur de certaines fictions. D’autre part, la projection des films sur grand écran représente une opportunité remarquable. Les festivals jouent un rôle de laboratoire mais aussi de critique suscitant des rencontres, des dialogues qui stimulent tant les créatifs que les décideurs et devraient conduire à une meilleure appréciation du potentiel de la télévision comme espace de création, sans que cela se fasse au détriment du secteur cinématographique. 18 v Réaliser pour le petit écran Réalisateur, metteur en scène, auteur du film…cette pluralité sémantique est le signe que ce métier recouvre des ambitions et des statuts variés.!Certains réalisateurs s’affirment avant tout comme des techniciens, alors que d’autres revendiquent le titre d’artistes. Certains détiennent un pouvoir quasi-absolu sur la totalité du processus d’élaboration du film, alors que d’autres sont employés sur commande, affectés principalement à la direction du tournage. Mais dans tous les cas, le réalisateur est de fait l’auteur principal du film qu’il tourne. Les télévisions européennes sont diverses, et certaines chaînes font office de modèle, comme la BBC, chaîne publique et indépendante du Royaume-Uni. Mais la plupart sont confrontées à un impératif commun : l’audimat. Comment dès lors initier des projets développant le point de vue d’un ou plusieurs auteurs? Les réalisateurs peuvent-ils rester maîtres de leur film face à l’intervention active des télévisions dans toutes les étapes de fabrication? La collaboration entre réalisateurs et scénaristes «Idéalement, le réalisateur devrait trouver un scénariste qui soit vraiment une sorte d’âme sœur, et leur relation devrait être similaire à un mariage.» Pedro Almodovar, réalisateur 10 Dans le cadre des séries, les scénaristes sont les auteurs principaux et ce sont eux qui investissent la plus grande part de créativité du format. Il est alors logique que les réalisateurs s’adaptent à l’identité du programme et servent la cohérence du propos. Lorsqu’un réalisateur tourne un épisode d’une série déjà lancée, ce sont ses compétences «!techniques!» qui sont mobilisées en priorité. «Si on attaque une série comme un unitaire, on a de fortes chances d’aller dans un mur. En Europe, on a trop la vision de l’auteur carte blanche, peut-être même que nos séries n’ont pas assez de cahiers des charges parce que ça deviendrait un exercice de style pour les réalisateurs d’y répondre. Quand on prend Urgences aux Etats-Unis, Tarantino a réalisé des épisodes, il n’y a que les aficionados qui vont dire là il y a du Tarantino, la question étant comment je peux m’exprimer à travers un cahier des charges. (…) La carte blanche n’est pas si saine pour le créateur, parce que finalement la contrainte peut vous amener plus loin que l’idée première » Jacques Malaterre, réalisateur 10 Cité dans Leçons de cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 19 A la différence du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, en France le rôle du metteur en scène est directement influencé par la primauté du modèle cinéma mais aussi par la culture de l’auteur issue de la nouvelle vague. «Tout n’a pas besoin d’un point de vue d’auteur, souvent ce sont les scénaristes qui l’ont et tous les metteurs en scène ne sont pas des mecs qui ont des univers. Il y a des gens qui ont des univers très particuliers et qui, sur des séries, nous plantent parce qu’ils font leurs films. Ce qui est remarquable dans les séries américaines, c’est que le metteur en scène quel qu’il soit, connu ou pas connu, on sent qu’il travaille pour la série. Si un metteur en scène arrive et transforme tout, il ne joue pas la règle du jeu.» Laurence Bachman, ex-directrice de la fiction, France 2 L’aspect le plus intéressant pour les réalisateurs peut être d’avoir une double casquette d’auteur et de réalisateur du pilote, qui sera le point de départ d’un univers. «A la télévision il faut que les grilles de lecture soient plus simples rapidement, avec des structures et des personnages moins complexes, avec des dialogues plus explicatifs, des situations faciles à comprendre, dramatiques, des choses qui se répètent en amont et en aval. C’est une écriture qui s’adapte au média. Mais il faut continuer à être ambitieux, à écrire des sujets durs, moi je m’applique autant à la télévision parce que je trouve que le jeu en vaut la chandelle. Le cinéma ne propose pas ce genre de chose, de développer des personnages sur la durée, avec des rendez-vous. La qualité est dans la série qui est un langage spécifique à la télévision.» Jérôme Cornuau, réalisateur Dans le cadre de fictions unitaires, la collaboration entre scénaristes et réalisateurs ne s’établit pas selon les mêmes règles. Un travail commun sur un récit unique et les images qui lui donneront forme apparaît nettement plus important. Il arrive souvent pourtant que les scénaristes et les réalisateurs se rencontrent dans les dernières phases de développement, où une grande partie du scénario a déjà été modifié et corrigé, en collaboration avec les producteurs et les diffuseurs. Le travail en amont entre réalisateurs et scénaristes, s’il peut être considéré comme un facteur de cohérence pour le rendu final du film, n’est pas toujours envisagé au sein des chaînes de télévision. «Pour nous il y a deux métiers bien différents, qui sont l’écriture du scénario et sa mise en scène. Pourquoi ? Parce qu’en poussant à ce que se crée un réel métier d’auteur, on fait un travail beaucoup plus en profondeur sur un texte. L’écriture du scenario est un travail qui peut prendre entre un an et quatre ans. On ne pourrait pas mobiliser un réalisateur sur cette durée. Dans le passé nous avons travaillé avec des auteurs/réalisateurs. Il se trouve que les réalisateurs s’attachent à des scènes, et lorsqu’on décide avec le producteur de changer les choses ou des les orienter dans une autre direction, malheureusement, il reste une mémoire de la scène qui fait qu’on a plus de mal à travailler de manière forte et active sur les scénarios.» Takis Candilis, directeur de la fiction, TF1 20 Les relations entre scénaristes et réalisateurs sont donc largement conditionnées par les modes de fonctionnement internes aux chaînes. Chacune d’entre elles développe sa propre façon de faire et, si chaque film apporte de nouvelles questions, il se dégage des tendances qui renvoient aux notions de contrôle sur les films et de rapport au public. «En Allemagne, le rédacteur et le producteur décident de faire une histoire, ils appellent le scénariste qui travaille avec le producteur, qui renvoie le texte au rédacteur, qui change le texte sans arrêt pour qu’il corresponde à la structure d’audience. Les scénaristes sont payés petit à petit, pour le synopsis, pour le traitement, pour la première version du scénario, mais à chaque moment ils peuvent être échangés avec un autre scénariste. C’est comme ça que les diffuseurs exercent leur pression. Je me suis toujours demandé pourquoi ils choisissent un réalisateur si tard. C’est parce que les rédacteurs des chaînes de télévision ont la pression de leurs chefs et de leurs départements, ils ont peur quand un réalisateur et un scénariste s’allient, qu’ils travaillent ensemble, de se retrouver deux contre trois… Tant qu’un réalisateur n’est pas à bord de l’entreprise c’est le rédacteur qui a le pouvoir puisque le producteur, dépendant de la chaîne, ne va s’opposer à lui. Quant au scénariste il écrit sur commande de la rédaction.» Peter Carpentier, réalisateur Lorsque les réalisateurs sont engagés au moment du casting, ils n’ont pas toujours le temps de trouver des solutions adéquates et créatives pour contourner les contraintes temporelles et budgétaires. «Ce qui est compliqué pour les metteurs en scène, c’est quand ils arrivent 6 semaines avant le tournage, et qu’ils n’ont pas le temps de travailler sur le scénario pour contourner les contraintes économiques parce que le scénario en général est toujours plus cher que l’argent que les producteurs ont. C’est pour ça que c’est mieux de mettre quelqu’un en amont.!» Laurence Bachman, ex-directrice de la fiction, France 2 Le scénario est un point de départ auquel le réalisateur doit donner corps, une forme plastique et visuelle, et pour cela il a besoin de temps, afin d’apporter ses modifications et construire sa vision du film. Le manque de dialogue entre réalisateurs et scénaristes a pour conséquence que les films peuvent apparaître formatés et sans force, même si à l’origine les scénarios sont bons. Si certains se satisfont du système, privilégiant le côté alimentaire, pour d’autres c’est une source de frustration et de démotivation. 21 «Je crois que la mise en scène est intrinsèquement liée à l’écriture. Et même si, pour des raisons contractuelles ou autres, leurs noms n’apparaissent pas au générique en tant qu’auteurs, tous les réalisateurs sérieux participent à l’écriture de leurs films. (…) Un scénario évolue énormément quand il passe entre les mains du metteur en scène, parfois même du tout au tout. Et je crois que le réalisateur lui-même ne sait pas bien de quoi va parler le film un fois fini. D’ailleurs, je crois que c’est la façon dont je choisis un film : si je sais d’entrée de jeu de quoi il parle, c’est que mon travail ne va consister qu’à exprimer une idée déjà évidente. Ce ne sera que de l’exécution et je vais vite me lasser, alors autant ne pas le faire. En revanche, si je ne suis pas sûr de savoir de quoi parle le film, alors je sais que je vais pouvoir explorer le sujet tout en le faisant et être surpris du résultat.» John Boorman, réalisateur11 La fragmentation voire l’absence d’une véritable collaboration entre réalisateurs et scénaristes apparaît à plusieurs égards comme un facteur néfaste tant sur le plan de l’efficacité de l’organisation que sur celui de la créativité. Il est donc essentiel de repenser! la collaboration entre ces deux piliers fondateurs et de mieux financer la phase de recherche et de développement. Auteurs : une histoire d’implication «Un film c’est un point de vue. Le reste n’est que du décor.» Oliver Stone, réalisateur 12 A la différence des autres domaines artistiques - littérature, peinture, musique - la question de l’auteur au cinéma a toujours posé un problème à la fois technique, esthétique, juridique et économique. A l’exception de quelques films expérimentaux dont toutes les étapes sont assurées par un créateur unique, le cinéma comme la télévision résulte d’une collaboration : c’est un art collectif, œuvre d’une équipe dont les personnages principaux sont le metteur en scène, le scénariste, le dialoguiste, le chef opérateur, les acteurs et le producteur, mais aussi les diffuseurs, chacun pouvant avoir, selon l’époque et les projets, une place prépondérante. Dans une conception première du cinéma, comme pour le théâtre filmé, l’auteur du scénario a pu être considéré comme l’auteur du film, ce qui a été remis en question à l’apparition du parlant. Le star system américain a quant à lui relégué scénariste et metteur en scène dans le même anonymat, faisant la part belle aux studios et aux stars : le film n’était pas envisagé comme une œuvre d’art mais comme un produit. C’est en réaction contre cette conception que s’est dessinée la figure du metteur en scène-auteur dans les années cinquante : la revendication du style, en opposition à une production standardisée, devient avec la Nouvelle Vague le cheval de bataille des Cahiers du Cinéma. 11 12 Cité dans Leçons de Cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 Idem 22 La politique des auteurs s’est développée avec des variantes dans les pays anglophones.13 Nous considérerons ici que les auteurs sont les pôles majeurs de la création, (principalement les scénaristes et les réalisateurs qui, selon les cas, peuvent être directement associées à la production) qui nourrissent par leur sensibilité et leur point de vue le propos, la densité, le rythme, l’identité même du film. «Le devoir de tout metteur en scène est avant tout d’avoir quelque chose à dire, d’avoir le désir de raconter.» Wim Wenders, réalisateur14 La place des auteurs dans les processus de décision cristallise la tension qui existe entre le désir de développer des idées originales et personnelles face aux impératifs économiques et aux contraintes d’audiences. «On fait des films pour un public, la vision d’auteur n’est intéressante que lorsqu’elle est pertinente par rapport au public. On est là pour s’assurer que les films sont faits pour le public et pas pour des raisons personnelles. (…) Les producteurs et les auteurs essayent de répondre aux grands axes de notre ligne éditoriale en nous proposant des projets. Sur la base de leurs propositions on décide ou pas d’engager une co-écriture. C’est la première option, 90% des projets que l’on fait. Pour les 10% restant on peut commander une adaptation ou le développement d’une idée qui vient de nous en interne.» Christophe Carmona, directeur délégué de la fiction française, M6 «La télévision est plus interventionniste que le cinéma. Au cinéma, si vous arrivez avec 3 pages on vous dira « revenez quand ce sera écrit ». A la télévision, 9 fois sur 10 ils préfèrent qu’on arrive avec des synopsis et qu’on discute avec eux de comment on va les développer. Mais cela ne me choque pas qu’une chaîne cherche à maîtriser sa ligne éditoriale.» Jean-François Lepetit, producteur15 L’intervention active des diffuseurs dès l’origine du projet peut transformer le rapport que les auteurs entretiennent avec les films, les éloignant d’un désir qui leur ressemble et provoquant un sentiment de « dépossession » vis-à-vis du projet d’origine. «Je pense que le désir d’un film ou téléfilm, doit venir des créateurs eux-mêmes, ça ne doit pas venir d’un calcul des producteurs qui se disent « la chaîne X aimerait bien un sujet de ce genre là ». Ça devrait être pensé, senti d’un point de vue artistique, donc ça ne peut être que le réalisateur et le scénariste, venir des auteurs. (…) A la télévision, on vient chez toi, on te demande si tu ne voudrais pas faire un film sur la maltraitance de 13 Le vocabulaire du cinéma, Marie Thérèse Journot, Cinéma 128, Nathan, 2002 Cité dans Leçons de Cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 15 Interview réalisée par Béatrice de Mondenard 14 23 l’enfance par exemple, c’est différent quand le sujet a grandi en toi, que tu as fait des recherches, que tu as lu. Il faut souvent abandonner ton idée de départ, ton désir, travailler sur d’autres thématiques. C’est contre productif sur le plan de la création, de l’invention. En plus, tu dois écrire dans des limites convenables qui ne heurtent pas un certain nombre de sensibilités, de susceptibilités, pour en faire quelque chose de moyen qui se consomme facilement.» Marian Hand Werker, réalisateur Quand les scénaristes et les réalisateurs deviennent des éléments interchangeables, les films ressemblent à l’institution qui les produit et/ou les diffuse. L’idée originelle a été «diluée» à travers des interventions successives pour aboutir à un produit relativement impersonnel. S’il n’existe pas de recettes du succès et que répondre efficacement aux contraintes d’audience de la télévision n’est pas facile, ces types de films ont rarement la même saveur que des œuvres pensées d’un bout à l’autre par des auteurs, qui développent et proposent un univers. «Je pense que la notion de film d’auteur est assez complexe. Un film d’auteur, ça veut dire beaucoup de choses extrêmement positives et négatives, mais dans l’ensemble, une vision d’auteur au sens large d’auteur-scénariste, d’auteur-réalisateur, voire même d’auteur-producteur, c’est la garantie qu’on aura un film qui aura de la force, qui aura du souffle, et qui sera abouti. Un film où des gens se sont investis à 150%. Et pour que les gens soient investis il faut qu’ils aient une latitude pour créer, sinon c’est des faiseurs.» Patrick Pechoux, directeur de la fiction France 3 Dans un monde où la créativité est de plus en plus soumise à des logiques d’immédiateté et d’efficacité commerciale, les fictions d’auteurs ont plus que jamais leur place à la télévision. «J’ai fait des films de commande pour le cinéma dans un but précis et j’y étais moins lié qu’aux téléfilms que j’ai réalisés. Quand j’ai travaillé pour Arte j’étais complètement libre, avec un vrai respect de mon travail tant au niveau du scénario que de la mise en scène. Le travail que demande un diffuseur sur le scénario, par rapport à certains longs métrages que je ne citerai pas, c’est un travail très productif.» Jérôme Cornuau, réalisateur 24 « Dans un film de cinéma, on peut faire des scènes inutiles, mettre beaucoup de personnages, de décors. A la télévision dès l’écriture, on sait qu’il faut peu de décors, peu de personnages, et que l’économie y est assez cadrée. La télévision, c’est une relation entre un diffuseur, un producteur et un réalisateur, alors que le cinéma c’est l’initiative d’un auteur de faire un film. Je ne dis pas que ça fait des films plus personnels parce que certains de mes films de télévision sont beaucoup plus personnels que certains de mes films de cinéma. Sur le résultat, on ne peut pas savoir ce qui nous habite quand on fait le film et ce qui traverse nos films.» Laurent Heynemann, réalisateur16 Au regard des enjeux financiers, il est légitime que les chaînes soient investies dans le développement des projets. Chacune conçoit son intervention en fonction de son identité et de ses moyens. Comme évoqué précédemment, le mode de diffusion est aussi un paramètre qui influence la fabrication des films en amont. «Grosso modo, sur le public d’un film, la moitié des téléspectateurs voit seulement 50% du film…L’innovation est indispensable, mais il ne faut pas oublier que lorsque nous décidons de mettre un 90mn en production, cela représente un risque de l’ordre de 800K à 1 M d’euros » Nicolas Coppermann, directeur de la production de M617 «Moi, je suis un réalisateur heureux. J’ai fait du documentaire et je suis venu à la fiction, j’ai travaillé aussi bien pour Arte que pour TF1 et je continue à travailler pour les deux, je m’entends très bien avec les deux. Si on entend par création la carte blanche, je ne crois pas qu’il faut faire du cinéma ou de la télévision. Je dissocie mal mon métier de la communication, j’utilise des outils qui doivent toucher le public. On ne peut pas être réalisateur aujourd’hui si on n’a pas conscience des fenêtres qu’on nous offre, et en fonction de ces fenêtres je vais mettre ma couleur, tout en répondant à une demande. (…) Compte tenu des moyens engagés est-ce qu’on peut avoir le luxe de donner carte blanche aux gens ? C’est la question, donner carte blanche avec un investissement moyen oui, mais si quelqu’un te dit voilà 4 millions d’euros sur la table, fais ce que tu veux.» Jacques Malaterre, réalisateur Les auteurs/réalisateurs, associés dès le départ au développement du projet, contournent en quelque sorte le système pyramidal des télévisions. En tant qu’initiateurs du projet avec un producteur, ils sont impliqués tout au long du processus de fabrication et gardent une plus grande maîtrise et proximité avec le film. 16 17 Interview réalisée par Béatrice de Mondenard Ecran Total n°512, avril 2004, propos recueillis par Serge Siritzky et Christophe Bottéon 25 «Ken Loach dit très clairement que le cinéma anglais est sous la domination des studios hollywoodiens. Quand on veut faire du cinéma en Angleterre on est happé par Hollywood. Beaucoup de cinéastes se sont tournés vers la BBC pour faire des films d’auteurs. Family Life de Ken Loach, c’était d’abord un téléfilm. La chaîne offre un espace de liberté qui n’existe pas au cinéma. (…) J’ai fait L’Algérie des chimères pour Arte et France 2, puis L’adieu pour France 2. L’Algérie des chimères, c’était la colonisation de 1830 à 1870, trois films de 90mn, et l’Adieu, c’est l’histoire de la décolonisation en 1960/1962. Cela fait donc 5 films de 90mn qui racontent le lien entre le peuple français et le monde arabe, et plus particulièrement avec les Algériens. C’est typiquement des choses qui sont passionnantes et que je ne pourrais jamais faire au cinéma. A la télévision ces films ont eu beaucoup de succès. (…) J’ai toujours écrit mes propres scénarios, ou je les co-écris. Le problème c’est que quand vous arrivez face à un diffuseur et que vous dites « je suis l’auteur et le réalisateur du film », souvent le diffuseur prend peur parce qu’il se dit « le pire qui pourrait m’arriver serait d’avoir droit à un film d’auteur ! » Ils préfèrent garder le contrôle, c'est-à-dire que le réalisateur fasse son job un peu à l’américaine, le scénariste aussi, chacun fait son job. C’est une configuration plutôt souhaitée par les diffuseurs. » François Luciani, réalisateur «Si on veut faire un film d’auteur, il faut trouver un producteur et discuter, on aura toujours les mains plus libres. Pour un téléfilm, ce n’est pas le cas. Au lieu d’être n°1, le réalisateur est n°3 ou n°4. Il faut prendre ça avec philosophie et se dire que c’est des croquis, des brouillons grandeur nature.» Claudio Tonetti, réalisateur Au Royaume-Uni, comme aux Etats-Unis, les artistes se sont emparés du petit écran pour s’exprimer. Sur le plan historique, alors que les cinémas anglais et allemand disparaissaient, tous les nouveaux cinéastes de ces deux pays ont été formés par la télévision : Stephen Frears, John Boorman, Wim Wenders, Fassbinder... La France a réussi à protéger son cinéma mais de ce fait peu de professionnels de l’image se sont intéressés à la télévision, mis à part certains pionniers. Des films de télévision de l’époque sont même devenus des classiques pour certains, tel que Don Juan de Marcel Bluwal, qui portait alors une vision très critique sur le cinéma. «Nous vivons dans le sentiment que le cinéma est impérissable. Il est en train de mourir pourtant. Il restera sans doute un cinéma qui perpétuera des formes, mais la novation sera ailleurs et le cinéma sera un conservatoire. Je suis très intéressé par le phénomène que va enclencher la prolifération des télévisions, même si les dangers sont très grands. Parce qu’on voit bien que la créativité quitte le cinéma pour entrer dans les médias. La télévision devient un phénomène de communication complètement nouveau qui va avaler le cinéma et le tuer. Au cinéma on est en présence d’une génération qui parle du cinéma, qui fait de la citation.(…) Là où c’est vivant, c’est à la télé. Je sens que de ce côté-là des médias, c’est l’Ouest, une nouvelle frontière.» Marcel Bluwal, réalisateur 18 18 Le Monde de la Communication, 1987, Propos rapportés par Catherine Humblot. 26 L’époque a changé mais le cinéma est aujourd’hui encore le premier écran de référence en matière de liberté de création en Europe. En France, il devient de plus en plus difficile pour les auteurs d’avoir un poids sur les décideurs au sein des chaînes de télévision, par rapport à une période où, pour certains, il y avait une plus grande liberté dans le choix et la qualité des sujets traités. «Il y a eu une époque où la télévision était pour les réalisateurs, par rapport au cinéma, une grande aventure possible. J’ai eu comme expérience de pouvoir faire des films à la télévision sur les sujets qui m’intéressaient, qui étaient ambitieux, que je n’aurais jamais pu réaliser au cinéma, parce qu’au cinéma la règle était de faire des films avec un certain potentiel de commercialisation et la télévision c’était une époque où l’on pouvait réaliser de grandes adaptations littéraires. Mais les choses ont changé par la suite, et il s’est trouvé que peu à peu la télévision est devenue aussi demandeuse de films commerciaux que le cinéma, en ayant une censure liée au public, ou disons à l’audimat, et à ce moment là le cinéma devenait une aire de liberté.» Pierre Koralnik, réalisateur Au Royaume-Uni, et plus largement en Europe du Nord, les créatifs sont davantage impliqués dans les instances de décision. C’est un facteur qui contribue à une meilleure compréhension entre les partenaires, grâce à la connaissance d’un langage commun. Les propositions des diffuseurs pouvant se révéler alors un champ d’exploration et d’expérimentation passionnant. Les films sont toujours le résultat d’une collaboration, un film d’auteur et un film commercial n’étant d’ailleurs pas des notions antagonistes. Mais la question que pose la fragilité croissante des films d’auteur face à un flux d’images en quête de succès immédiat renvoie au danger d’uniformisation des pratiques vers un impératif unique : l’audimat. Dans cette perspective, les Etats-Unis servent souvent de contre exemple aux situations européennes, où l’aspect commercial, un point de vue d’auteur et l’innovation parviennent parfois se côtoyer sans se contredire. Des tournages sous influence ? «On fait toujours un compromis quand on travaille sur un film commercial. Et ce compromis ne porte pas vraiment sur la nature du film ou la façon de le réaliser, sur la technique qu’on désire, ou même sur le contenu, le vrai compromis c’est qu’on commence à ne plus faire confiance à ses pensées les plus intimes. » John Cassavetes, réalisateur19 En télévision, le réalisateur doit surmonter des contraintes temporelles et budgétaires mais il doit aussi gérer l’influence des diffuseurs sur ses choix artistiques. 19 Autoportraits, Cahiers du Cinéma, propos sélectionnés par Ray Carney, Editions de l’étoile 1992 27 «Les chaînes sont interventionnistes sur la façon de filmer, les comédiens récurrents commencent à avoir des droits de regard sur le scénario, le casting. Il y en a même qui exigent d’avoir un droit de regard sur le montage. Il faut trouver des subterfuges pour passer à travers des mailles et faire un travail de mise en scène pour se faire remarquer. (…) Pour moi, le terrain de la liberté c’est le long métrage. Et Truffaut qui disait que le cinéma c’est l’art des contraintes! Aujourd’hui un réalisateur de long métrage, même s’il n’est pas satisfait de son travail, est toujours plus libre qu’à la télévision.» Claudio Tonetti, réalisateur A la télévision, les tournages sont plus rapides (23 jours environ pour un téléfilm), et les budgets plus serrés, même si l’on peut remarquer que de plus en plus de téléfilms ou documentaires de prestiges bénéficient aujourd’hui de moyens équivalents à certains films de cinéma. «Les temps de tournage au cinéma tendent à s’aligner sur les temps de tournage de la télévision. (…) Faire un film en 4 semaines, c’est obligatoirement sacrifier beaucoup de choses. A l’arrivée ça se sent, à la fin de la journée on se dit « je l’ai fait mais j’aurais eu besoin de plus de temps pour faire mieux ». Le mouvement devrait être inverse, c’est utopique, mais la télévision pour devenir plus riche au niveau de ses téléfilms devrait donner plus de temps, avec peut-être moins de moyens ailleurs, il y a des économies à faire mais celle sur le temps est dangereuse. (…) En tant que réalisateur, on sait tous que réaliser un téléfilm en début de carrière c’est dangereux pour notre image, notre carrière, peut-être parce que qu’on sait qu’on risque de rater plus à la télévision à cause des contraintes de temps. Il faut avoir une très forte personnalité et une légitimité pour réussir à la télévision. Tout le travail de la forme, de l’innovation, de la recherche demande du temps et pour l’instant la télévision n’est pas prête à le donner, c’est vraiment ça la difficulté.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur Tour à tour technicien, gestionnaire, créateur, chef d’équipe, le métier de réalisateur recouvre plusieurs réalités et les télévisions proposent autant de façons de fonctionner. «Faire un film de télévision n’est pas plus facile que faire un film de cinéma, c’est un langage que j’entends malheureusement souvent. Je préfère ne pas travailler avec ces gens-là, mais avec des réalisateurs qui prennent à cœur et font ce métier avec sérieux parce que c’est un métier qu’ils aiment. Si vous prenez tous les films de cinéma qui se tournent en France et que vous regardez la qualité de la réalisation, je ne parle que de la réalisation je ne parle pas d’auteur, je crois que la télévision n’a absolument pas à rougir des conditions qu’elle donne à ses metteurs en scène. Et dans 90% des cas les films de télévision sont bien mieux réalisés que les films de cinéma.» Takis Candilis, directeur de la fiction, TF1 Si les réalisateurs qui travaillent pour la télévision sont généralement obligés de tenir compte des spectateurs ciblés et sont soumis à des contraintes plus fortes qu’au cinéma, il arrive un moment où ils deviennent les seuls responsables de ce qui se fait sur le plateau. 28 «S’adapter, improviser, dominer, le film est à vous, c’est vous le capitaine du bateau, c’est une grande confiance qu’on fait au réalisateur. Même si on peut lui indiquer comment faire la course, à un moment il sera le seul maître à bord. (…) Dans chaque film il y a du moi à 100%. Peut-être pas sur 90 minutes, mais il y aura peut-être 10 minutes de moi saupoudré sur 90 minutes, ce qui est déjà énorme. Il ne faut pas être prétentieux, c’est génial de pouvoir porter à l’écran son émotion propre, l’acte de création il est là. (…) Quand j’aborde un diffuseur, j’essaye d’entendre ce qu’il veut, de comprendre sa ligne éditoriale et, dans cette mesure, de la respecter puisque c’est quand même lui qui va financer à 80% la demande. J’essaie d’amener mon plus, mon émotion, mon savoir-faire et pas une contre-proposition.» Jacques Malaterre, réalisateur «Quand on est réalisateur, on est assailli par le doute, et le fait de tourner beaucoup permet d’acquérir une plus grande confiance. La télévision m’a permis de mieux affronter les problèmes. Le défaut, c’est que la télévision vous apprend à vous adapter. Or, au cinéma, c’est le financement qui doit s’adapter au désir de l’artiste.» Laurent Heynemann, réalisateur20 La télévision, comme le cinéma, se nourrit de l’imaginaire des réalisateurs, qui ont besoin de questionner les valeurs sociales, culturelles et politiques du monde dans lequel ils vivent. Mais la nécessité de toucher un nombre de spectateurs incroyablement plus élevé qu’au cinéma peut engendrer une certaine paralysie, une difficulté à surprendre, une frilosité sur le choix et le traitement des sujets, et conduire parfois à une forme de censure. «Ce téléfilm (Hitler, La naissance du mal) de trois heures écrit par des historiens américains et mis en scène par le canadien Christian Duguay reconstitue, au travers de figures authentiques, la résistible ascension du chef du parti nazi. Se parant du « devoir de mémoire » à l’occasion de l’anniversaire de la prise du pouvoir au Reichstag (30 janvier 1933), TF1 l’a diffusé… amputé de quarante minutes. Disparues les séquences satiriques où apparaît l’auteur-compositeur juif Friedrich Hollander ; disparues les tirades antisémites d’Hitler et les professions de foi dans lesquelles il justifie la privation des droits et libertés civiques par « la lutte contre l’ennemi infiltré ». Les Américains y avait lu, à juste titre, une allusion à la paranoïa sécuritaire de George W. Bush ; TF1, elle, n’a pas jugé utile de montrer aux Français qu’une fiction historique peut parler du monde d’aujourd’hui.» Martin Winckler, romancier et médecin21 «Peu de sujets abordent le pouvoir ou la politique qui soi-disant n’intéressent personne. (Pourtant ce ne sont pas les scandales qui nous manquent). Trop peu d’argent est consacré au développement, le seul moyen pourtant de faire germer des idées nouvelles, de chercher des voies neuves, qui pourraient néanmoins réunir un large public. Parce que pour créer de nouvelles fictions, il faut d’abord essayer et apprendre.» Joelle Goron, scénariste, Membre de la commission télévision de la SACD.22 20 21 Interview réalisée par Béatrice de Mondenard « Les écrans du mépris », Le Monde Diplomatique, mars 2004 29 La BBC a récemment produit Les années Tony Blair. Ce docu-drama réalisé par Peter Kosminsky, raconte par le menu les mœurs et les méthodes du parti travailliste en campagne et au pouvoir, et a rencontré un grand succès auprès des téléspectateurs britanniques. Cette entreprise a nécessité trois ans d’enquête et suscité plusieurs polémiques. Mais cela n’a pas empêché le réalisateur et la BBC de mettre à nouveau en chantier, avec la même méthode, un film sur le suicide de David Kelly, l’expert en armement mort le 18 juillet. Les missions du service public représentent une véritable force quand elles sont basées sur des valeurs différentes que celles du secteur privé, en créant une diversité de règles du jeu proposées aux auteurs et aux réalisateurs. D'un point de vue esthétique, la taille de l’écran peut influencer la façon de filmer. «La stratégie de l’araignée est un des premiers vrais films produits par la RAI. (…) Pendant le tournage, je n’ai voulu faire aucune concession au petit format. Au contraire je filmais carrément, comme par vengeance, contre la télévision. On sait bien que le petit écran refuse les panoramiques et les plans généraux, alors qu’il a besoin de détails et de premiers plans et leur fait la part belle. La stratégie de l’araignée est un film entièrement en panoramique et en plans généraux. C’est pour ça qu’il fonctionne bien dans les salles mais perd de son intensité à la télévision. Aujourd’hui si je devais à nouveau travailler pour la télévision, ma position serait complètement différente.» Bernardo Bertolucci, réalisateur23 Aujourd’hui, on peut observer que de plus en plus de films de cinéma, souvent coproduits par la télévision, répondent aux critères esthétiques et de temporalité du petit écran. La place centrale du réalisateur est remise en question, la marchandisation des films étant devenue une logique omniprésente qui restreint de façon inquiétante la possibilité de monter des films de façon libre et indépendante. «La prééminence qu’avait le réalisateur autrefois à la télévision a disparu. Aujourd’hui la liberté n’intervient qu’avec le succès, mais de quoi dépend le succès ? C’est là qu’à nouveau nous sommes dans le paradoxe, car le succès implique une certaine forme de non liberté, c’est un paradoxe terrible. (…) Depuis une dizaine d’années, c’est un combat assez dur pour faire passer des idées nouvelles ou différentes, c’est un parcours ardu. Si vous avez les moyens, un minimum de financement le cinéma permet quand même de faire des œuvres plus originales, mais nous sommes tous condamnés au succès.» Pierre Koralnik, réalisateur 22 23 L’imaginaire a-t-il encore un avenir , Etude SACD, 2004 Bertolucci par Bertolucci, Entretiens avec Enzo Ungari et Donald Ranvaud, Editions Calmann-Levy, 1987 30 Ces dernières années, des groupes et lobby, comme par exemple le groupe 25 images, se sont formés pour défendre la place en réaction à un système qui les met en marge. «Il y a eu la télévision des réalisateurs dans les années 1960/70 où les réalisateurs avaient une grande importance, et progressivement dans les années 1980/90 l’influence des réalisateurs a diminué au profit des scénaristes et des producteurs. On s’est donc un peu retrouvés les oubliés de la fête. On a décidé de réagir il y a trois ans en créant le groupe 25 images, pour réaffirmer le métier de réalisateur. » François Luciani, réalisateur D’autres organisations de réflexion et/ ou de défense du métier de réalisateur existent partout en Europe. «L’action de la FERA (Fédération Européenne des Réalisateurs de l’Audiovisuel) est politique par rapport aux droits d’auteur et au respect du métier de réalisateur. Ces derniers temps les réalisateurs se sont repliés sur eux-mêmes, il y a donc une nécessité d’initier une action collective. Mes collègues ne savent pas ce qui se passe à l’extérieur de l’Allemagne, c’est la même chose en Belgique. La conscience politique des réalisateurs doit être encore développée pour identifier les grands conflits, les batailles à mener, pour faire respecter les droits d’auteurs ainsi que le thème du producteur indépendant.» Peter Carpentier, réalisateur 31 La charte des réalisateurs du groupe 25 images « Sans réalisateur, il n’y a pas de film » Placé au cœur de la spirale de création qui le met en symbiose avec des partenaires multiples, le réalisateur est l’auteur final du film. A ce titre, il partage à part égale la paternité de l’œuvre commune avec le scénariste qui en est l’auteur initial. Il lui revient de donner vie au texte qui lui est confié. Sous sa responsabilité, des comédiens sont choisis, des décors, des objets, des costumes, inventés. Un drôle de cheminement s’organise autour du plan de travail dont les données économiques sont déterminantes. Il doit les maîtriser. Et le moment du tournage venu, s’imposent, facteurs incontournables, le lieu, le temps qu’il fait, les lumières, l’humeur, l’imprévisible programmé et l’inattendu créatif. Il y a, à chaque instant, une imbrication totale entre la mise en scène, les décisions d’ordre technique, et leurs incidences artistiques. La mise en forme définitive conduit enfin le réalisateur à diriger le montage et la bande sonore jusqu’à la sortie de la première copie. Alors seulement, le film existe. C’est pourquoi, il est essentiel, dès la mise en œuvre d’un projet, que les options fondamentales traduisent un réel « commun accord » entre les partenaires privilégiés que sont le réalisateur et le scénariste d’une part, le réalisateur et le producteur d’autre part. Le réalisateur face au scénariste L’adhésion au scénario est pour tout réalisateur un préalable. Pour cela, il lui faut pouvoir faire valoir en temps utile ses observations et être en contact étroit avec le ou les scénaristes. L’idéal est qu’une estime mutuelle (un choix mutuel) facilite cette relation. Si une intervention du réalisateur est envisagée au niveau de l’écriture (au-delà des menus aménagements liés aux circonstances de tournages), ce ne peut être qu’avec un contrat stipulant explicitement sa qualité de co-scénariste. Dans ce cas, l’ensemble des intervenants ayant concouru à la rédaction du scénario doivent être immédiatement informés par la production. En tout état de cause, le réalisateur doit disposer du délai nécessaire pour intégrer et s’approprier les éléments préexistants. Cette prise en main, suppose, d’une façon pratique, que le réalisateur soit contacté aussitôt que possible, dès que le projet prend corps. Le réalisateur face au producteur La plupart des choix techniques et artistiques engagent la double responsabilité du réalisateur et du producteur. C’est donc sous le signe systématique d’un commun accord que ces décisions sont prises. L’accord du diffuseur est l’affaire du producteur. Le réalisateur est un constituant privilégié au cours des différentes étapes du développement du projet. Chaque film ayant son caractère particulier, le détail du budget, une fois acquis, doit être porté à la connaissance du réalisateur qui a la charge d’en optimiser la mise en valeur. Le réalisateur a la responsabilité de la préparation, du tournage et de la finition du film jusqu’au PAD. Le réalisateur face à lui-même Le réalisateur est un auteur solitaire. Il arrive qu’il se heurte à des obstacles qu’il estime insurmontables. Acculé à renoncer (ou, pire, congédié), il faut qu’il sache qu’aucun de ses collègues n’acceptera de prendre sa place sans entrer préalablement avec lui. Les difficultés que rencontrent les réalisateurs rendent indispensables une étroite solidarité entre eux. Le respect des œuvres et le droit moral qui s’y attache sont mis à mal dans les clauses restrictives (de plus en plus copieuses) figurant dans les contrats. Le rapport de force au moment des décisions de « gré à gré » est rarement propice à une défense individuelle efficace. C’est donc dans une entente collective que peut être préservé ce qui reste des grands principes qui fondent nos droits. Les abus observés ne doivent pas rester honteusement secrets mais au contraire portés à la connaissance de tous. 32 v D’un écran à l’autre : la mobilité entre télévision et cinéma Quand l’idée d’un film naît, on ne sait pas toujours à l’avance sur quel écran il pourra exister. L’implication des télévisions dans les coproductions cinématographiques et des frontières de plus en plus mouvantes provoquent parfois des rebondissements inattendus. Par exemple, l’histoire de Nos meilleures années de Marco Tullio Giordana, qui a été à l’origine écrit pour la télévision, conçu comme une mini-série d’une durée de plus de 6 heures, est finalement sorti en salle et y a connu un véritable succès. Il a notamment été présenté et primé à Cannes dans la section « Un certain regard ». Certains réalisateurs qui travaillent à la fois pour le grand et le petit écran parviennent à trouver un équilibre, et réalisent des films de qualité dans chacun des deux domaines. En France, Benoît Jacquot réalise des films d’auteur au cinéma et a tout au long de sa carrière régulièrement travaillé pour la télévision. Dernièrement il a réalisé Princesse Marie avec Catherine Deneuve (France 2/ Arte). Au Royaume-Uni, Stephen Frears, a toujours travaillé pour les deux médias. Il a réalisé The Deal en 2003 pour la télévision, après avoir connu un succès en salle avec Dirty Pretty Things. Mais la volonté de travailler pour les deux médias n’est pas toujours simple à mettre en œuvre. «Au cinéma on a beaucoup de temps, beaucoup d’argent, des conditions assez tranquilles. La télévision tourne très vite, dans des conditions beaucoup plus difficiles donc il y a des réalisateurs de cinéma qui probablement ne savent pas travailler dans ces économies là, ou n’en ont pas envie tout simplement. Mais à l’inverse il y a beaucoup de réalisateurs de télévision qui passent au long, puis qui reviennent à la fiction, qui font des allers-retours.» Christophe Carmona, directeur délégué de la fiction, M6 «En ce qui concerne les télévisions, Arte voulait bien nous accueillir mais dans sa branche télévision. Entre temps le film est repassé au CNC, dans l’espoir d’en faire un film de cinéma. Tant du côté d’Arte que du CNC, nous nous sommes engagés à produire deux films significativement différents, mais pas tant au niveau du contenu, puisque nous n’avions de toute façon pas les moyens. (…) On a décidé d’enlever un personnage, Inès. Pour moi il y a une déperdition, je perds des séquences que j’aime bien, et je perds un peu Simon : sans Inès il devient une pure victime, une espèce de misère sentimentale complète. (…) Je pense que la version télé cherchait à être plus efficace, son rythme est différent, le film prend du temps alors que le téléfilm accélère.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur de Vert paradis pour le cinéma et Cadets de Gascogne pour Arte24 24 Objectif Cinéma, Propos rapportés par Damien Stroka, 2003 33 Les réalisateurs qui travaillent pour les deux écrans sont de plus en plus nombreux. Les règles qui encadrent la création, si elles sont respectueuses du travail du réalisateur, deviennent des stimulations positives, des défis à relever, une source d’enrichissement, les deux médias permettant d’explorer différentes manières de faire, de raconter des histoires, d’aborder le public… «J’aime beaucoup la télévision parce que c’est le média qui permet vraiment d’aller chez les gens, pas forcément pour toucher un public de convaincus, mais peut-être à convaincre et finalement les lignes éditoriales des chaînes nous obligent à simplifier notre discours de communicants, à nous mettre à la portée du public, pour raconter des émotions, des choses que l’on porte en nous.» Jacques Malaterre, réalisateur Assouplir la frontière réglementaire entre films de cinéma et de télévision devrait permettre aux œuvres de se développer et d’exister sur petit ou grand écran davantage en fonction de leurs potentiels, même si comme nous l’avons souligné plus haut l’hybridation des films soulève un certain nombre de questions relatives à l’indépendance du secteur cinématographique et à l’identité des films. «Un film de cinéma nécessite une coproduction en Suisse, donc il faut déjà que ton écriture puisse intéresser des producteurs étrangers. C’est quelque chose qui peut durer plusieurs années. C’est une différence pratique de production. D’autre part, je pense qu’aujourd’hui pour demander au spectateur 15 CHF, il faut faire quelque chose d’assez particulier. Si on ne parle pas des gros blockbusters américains, c’est un public d’élite. En télévision, on touche un grand public. Cela ne veut pas dire que les films sont moins bons ou moins bien faits, mais je crois qu’on ne s’adresse pas tout à fait au même public.» Fulvio Bernasconi, réalisateur «Dans les pays où le cinéma est moins présent, on voit que beaucoup d’oeuvres peuvent être produites par des télévisions. Dans les systèmes anglais ou allemand, ce sont des structures intégrées qui produisent leur propres œuvres et c’est en interne que se décide le destin des œuvres télévision ou cinéma.» François Sauvagnargues, directeur de la fiction, Arte Un film se nourrit par ce qui précède et succède la phase de tournage. L’intervention des chaînes dans toutes les étapes de fabrication peut représenter un danger de dépersonnalisation de la démarche des auteurs, réalisateurs et producteurs. Par ailleurs, si la télévision fournit des apports économiques de plus en plus indispensables, la réputation des films continue encore à se construire en salle, ce qui leur permet aussi d'exister sur des marchés secondaires. 34 «Même si la BBC a fait le même genre de films (que Channel Four) pendant quinze ans, personne ne les a jamais considérés de la même façon parce qu’ils n’ont jamais été distribués en salles, ni exploités dans le circuit vidéo.» Kenneth Trodd, producteur de cinéma et de télévision 25 La diffusion télévisée ne tolère pas de temps mort. Si l’action ralentit le téléspectateur risque de zapper. De ce fait les films de télévision n’ont souvent droit qu’à un seul moment et une attention aléatoire. «Le film de télévision est fugitif, le lendemain c’est fini. Au cinéma, on sent que son désir est en jeu, là, dans le fait que le public vienne ou pas. A la télévision, cela dépend surtout de la programmation de la chaîne en face.» Laurent Heynemann, réalisateur26 Dans cette perspective, la télévision se doit d'être un terrain d’apprentissage, d’expérimentation, et un tremplin vers le cinéma. Le parcours de Steven Spielberg est à ce titre exemplaire, Duel son premier film ayant été réalisé pour la télévision. Aujourd’hui l’édition de DVD permet de multiplier les regards, de créer de meilleures conditions de réception et de faire exister les films plus durablement. Cela peut contribuer indirectement à stimuler la qualité des productions. D’autre part, les innovations technologiques, notamment l’apparition de caméras numériques de qualité et de projections numériques en salle, ouvrent de nouveaux horizons pour les réalisateurs et les producteurs de télévision et de cinéma en réduisant les coûts de façon significative et en développant de nouveaux moyens d’expression. 25 26 Les Cahiers du Cinéma, n° 395-396 Interview réalisée par Béatrice de Mondenard 35 v Réalisateurs, producteurs, diffuseurs : des configurations en quête d’équilibre «Ce qui m’énerve c’est qu’on se met toujours du côté du réalisateur. C’est le gentil, le créateur, l’artiste, celui qui n’entre pas dans le système pourri. Et les diffuseurs, producteurs, ce sont les méchants. Or c’est un film. Quand on fait un film, on le fait ensemble, on a tous besoin les uns des autres. Le réalisateur n’est rien sans les autres.» Jacques Malaterre, réalisateur Une télévision créative ne peut exister que si les réalisateurs, scénaristes et producteurs représentent une force de proposition assez puissante pour imposer leur point de vue et instaurer une communauté d’intérêts autour du film. Produire pour la télévision ne recouvre pas les mêmes réalités dans les différents pays européens. Qu’elles soient directement intégrés aux structures des chaînes de télévision comme au Royaume-Uni, que les maisons de productions appartiennent directement ou indirectement aux chaînes comme en Allemagne, ou qu’elles soient relativement indépendantes comme en France, la dépendance croissante des producteurs vis-à-vis des diffuseurs pose des problèmes inhérents au monopole du pouvoir. Les producteurs ont pour rôle d’assurer une évolution qualitative mais ils voient leur force de proposition de plus en plus limitée. On observe qu’en Allemagne, la majorité des maisons de production indépendantes sont liées aux chaînes de télévision. Le nombre réduit d’interlocuteurs provoque des déséquilibres, les producteurs de télévision se situant de plus en plus du côté de la commande pour des questions de nécessité économique. «Je pense qu’il faut développer la production indépendante en Allemagne car la différence d’identité des chaînes qu’elles soient privées ou publiques, ne se voit presque plus. Elles se font concurrence mais suivent les mêmes tendances. (…) Si c’était les producteurs, réalisateurs et scénaristes qui développaient les projets il y aurait une compétition de proposition, mais quand ce sont les chaînes qui ont le pouvoir ce ne sont pas elles qui subissent les conséquences de leurs décisions, c’est le problème des producteurs dépendants. Il n’y a pas de travail d’argumentation, ce n’est pas un débat ouvert où le conflit pourrait améliorer le projet.» Peter Carpentier, réalisateur Au Royaume-Uni, les producteurs de la BBC travaillent avec un budget dont ils sont responsables et qu’ils gèrent de façon autonome. Chaque film, de fiction ou documentaire, reçoit après étude un budget approprié. Il n’y a pas de budget type mais des budgets ajustés. Les producteurs sont salariés et responsables du film. Ils peuvent ainsi plus facilement dégager des fonds lorsqu’un auteur veut effectuer des recherches pour l’écriture du scénario. Le groupe de projet est donc financé au niveau du scénario, d’un pré-repérage et d’un pré-casting. 36 Ce type de fonctionnement favorise un dialogue constant et actif entre les différents pôles de création, de production et de diffusion. En France, les producteurs sont majoritairement indépendants, mais ils sont de plus en plus nombreux à travailler avec les télévisions, et doivent savoir ajuster leurs propositions aux attentes des chaînes. Le rôle du producteur est de plus en plus souvent investi par les diffuseurs. «Ce qui change, c’est que la hiérarchie est complètement inversée. Aujourd’hui les producteurs sont devenus les diffuseurs, qui donnent l’argent aux producteurs exécutifs qui eux engagent un réalisateur. Mais les chaînes interventionnistes ont un droit de regard sur les réalisateurs, les comédiens, les choix des costumes… Tout doit être validé par la chaîne.» Claudio Tonetti, réalisateur L’implication croissante des télévisions influence le casting, les comédiens étant des éléments déclencheurs pour le financement d’un film. Mais les comédiens «fédérateurs» aux yeux des diffuseurs ne répondent pas toujours aux désirs des réalisateurs. «C’est toujours effrayant pour les réalisateurs de voir à quel point la production peut être intrusive dans le domaine artistique. (…) J’ai plein d’amis qui sont confrontés à ça, on ne peut pas appeler ça autre chose qu’un chantage, c’est « si vous prenez untel dans le rôle principal on fait le film, sinon tant pis ». Dans cette histoire, c’était un animateur de télé. Les télévisions ont pris une place tellement importante dans le montage financier des films que ça influence les choix artistiques. (…) Mes producteurs me préparent à ça en me disant qu’il faut voir ce qu’il y a à gagner et à perdre. Sur mon casting, je suis contraint, pour financer mon film, de faire certains choix. J’ai réussi à ménager un peu les deux. J’ai trouvé des comédiens qui sont à la fois vendeurs comme on dit à la télé, et qui pour moi ont un grand intérêt artistique. Heureusement il y en a.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur Les relations entre réalisateurs, producteurs et diffuseurs représentent un enchevêtrement complexe de rapports de force, et dans cette étroite collaboration le dialogue est essentiel. «C’est toujours un dialogue à trois : diffuseurs, réalisateurs, producteurs. On est très présent sur les tournages, sur le visionnage des rushs, sur la fabrication du film, montage, mixage. On n’attend pas qu’on nous livre un film clé en main. Cela fait partie de la responsabilité normale d’une chaîne qui doit avoir son mot à dire. Il s’agit d’une intervention toujours dans le sens de l’œuvre, de son amélioration pour le meilleur résultat possible.» François Sauvagnargues, directeur de la fiction, Arte 37 «Quand le rédacteur veut quelque chose dans le scénario, et que je lui dis « mais ça coûte beaucoup d’argent », c’est à moi de résoudre les problèmes de contraintes économiques avec le producteur. Et quand je n’arrive pas convaincre le rédacteur qu’il y a une autre façon de faire avec le budget qu’on a, le producteur a un problème, mais c’est nous qui menons les équipes. On travaille avec les producteurs mais aussi directement avec les chaînes… c’est toujours l’angle réalisateur, producteur, rédacteur.» Peter Carpentier, réalisateur La consolidation du tandem scénariste/réalisateur apparaît logique sur le plan de la création et un rapport plus direct avec les diffuseurs devrait favoriser une meilleure communication. «Le nombre de fois où on s’est fait censurer par un producteur, on s’en rend compte en allant voir les chaînes par la suite directement. En fait les producteurs s’autocensurent. Ce n’est pas une censure de fait, tout le monde sait très bien ce qu’il a droit de dire ou de pas dire et s’empêche donc de le dire.» Denys Corel, scénariste Du fait de la segmentation des rapports, de plus en plus scénaristes et de réalisateurs deviennent producteurs, ce qui contribue évidemment à changer la configuration des relations. «Quand j’écris, que je produis, et je réalise mes propres projets, ça me permet d’avoir une homogénéité, une relation de bonne intelligence, d’y voir clair, d’essayer d’optimiser à tous les niveaux. Quand je produis d’autres réalisateurs ou d’autres auteurs, mon expérience d’auteur-réalisateur me permet d’être assez concret et d’être assez proche d’eux, de les aider à tous les niveaux.» Jérôme Cornuau, réalisateur Au cinéma, il est fréquent que le réalisateur soit le premier initiateur du film, l’intervention d’une chaîne s’opérant dans les dernières phases. A la télévision, ce cheminement est souvent inversé. Une fois que le scénario a été développé en collaboration avec les chaînes, le producteur a souvent la charge de choisir le réalisateur. «Ce sont les producteurs qui m’ont amené à la télévision. Pierre Grimblat et Christine Gouze-Rénal m’ont tous les deux proposé des sujets que je ne pouvais pas vraiment faire au cinéma.(…) Les producteurs de télévision m’ont ouvert un espace de création que je ne pouvais pas occuper au cinéma.» Laurent Heynemann, réalisateur27 27 Interview réalisée par Béatrice de Mondenard 38 Les films produits par les télévisions peuvent donc représenter des opportunités passionnantes, même si les règles du jeu et les relations de pouvoir ne sont pas les mêmes. «Les producteurs de cinéma sont plus indépendants, même dans un système un peu hybride comme la Suisse. Quand on fabrique des produits pour un diffuseur, comme on le fait pour eux, ils ont plus de pouvoir et de choses à dire. Pour un film, comme ils sont co-producteurs, ils ont aussi des choses à dire, mais on fait le film d’abord pour le cinéma. Le rapport n’est pas tout à fait le même.» Fulvio Bernasconi, réalisateur Le développement de groupe de projets indépendants, associant réalisateurs, auteurs et producteurs, peut contribuer à renforcer leurs positions dans les processus décisionnels, que cela se fasse au sein de chaînes ou de façon autonome avec le soutien de politiques adaptées. «Innover c’est forcément «insécuriser» les rendez-vous créés. Cela replace la responsabilité de l’innovation là où elle doit être : c'est-à-dire chez les auteurs et les producteurs. Cela ne signifie pas que les diffuseurs ne doivent pas innover, mais ils ont un certain nombre de situations et de grilles de rendez-vous qu’ils essaient d’installer. A nous de venir les insécuriser avec nos propositions. (…) Je voudrais faire bouger les choses et appeler à une révolution culturelle : les auteurs doivent reconstituer une véritable force de proposition, qui aujourd’hui fait presque défaut.» Frédéric Krivine, scénariste28 «Aujourd’hui le formatage fonctionne encore parce qu’il n’y a pas beaucoup de concurrence. Mais plus l’offre va se développer, plus on sera obligé de prendre des risques. (…) Nous devons être une passerelle entre la création et le public, et c’est un bon calcul de faire confiance aux créateurs, car lorsqu’ils sont impliqués ils font de beaux films que gens aiment.» Patrick Pechoux, directeur de la fiction, France 3 La diversité des formats peut susciter de nouvelles formes d’expression et chacun d’entre eux doit être pris comme l’occasion d’investir un mode de narration particulier. Les chaînes payantes américaines, telle que HBO, diffusent des séries qui peuvent prendre valeur d’exemplarité, même si les paysages audiovisuels européens sont structurés différemment. «La comparaison avec HBO est dangereuse. Nous ne sommes pas sur le même marché. Nous n’avons pas le même savoir-faire. Il ne faut pas calquer les programmes de HBO. Nous serions toujours en dessous. Nous pouvons nous inspirer de leur ambition. Mais nous devons faire notre propre apprentissage et développer une fiction qui corresponde à notre culture, à notre sensibilité.» Fabrice de la Pattelière, directeur de la fiction Canal plus29 28 29 Ecran Total, n°512, avril 2004, propos recueillis par Serge Siritzky et Christophe Bottéon Idem 39 «Les grilles sont des paquebots qui se manient avec précaution, avec une inertie extrêmement grande, il faut du temps pour changer une grille parce qu’il faut du temps pour qu’elle s’installe.» François Sauvagnargues, Arte En France, à l’inverse du Royaume-Uni ou de l’Allemagne, le sous-financement de la télévision publique empêche en partie les diffuseurs d’investir dans des développements longs et ambitieux. Si le privé peut exceptionnellement remplir cette mission, l’indépendance vis-à-vis des annonceurs est censée garantir un espace de liberté pour la création. Dans cette perspective, l’instauration d’un dialogue et de règles de confiance ne peut que stimuler la prise de risque et l’innovation. «Patricia Boutinard-Rouelle, qui dirige l’unité documentaire de France 3, a décidé de produire en France ce genre de grand documentaire-fiction. Nous nous sommes donc lancés dans L’odyssée de l’espèce. Ce qui veut dire que les chaînes aussi peuvent être de vrais créateurs. Patricia Boutinard-Rouelle a pris de vrais risques, elle a même joué sa place de directrice.» Jacques Malaterre, réalisateur30 30 Le Monde Télévision , 21 août 2004, Propos recueillis par Martine Delahaye 40 III. Le docu-fiction : un genre en devenir v L’émergence du docu-fiction «Mettons bien les points sur quelques "i". Tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. [...] Et qui opte à fond pour l'un trouve nécessairement l'autre au bout du chemin.» Jean-Luc Godard, réalisateur31 Les mélanges entre documentaire et fiction ne sont pas une nouveauté, ces deux genres se sont toujours intimement côtoyés. Les historiens du cinéma peuvent citer des dizaines d'œuvres où le documentaire s'est retrouvé partie intégrante d'une fiction, sous divers titres et diverses formes, ainsi que des films où l'esthétique de la fiction a constitué la meilleure part du documentaire. Aujourd’hui, on peut toutefois observer que des nouveaux genres de films sont en train d’émerger, qui renouvellent la mixité entre fiction et documentaire. «Cette année il s’est passé un évènement important dans le monde du documentaire!: l’éclatement des genres. Jusqu’à présent, la télévision était organisée de manière assez fermée, chacun avait son domaine de compétence : la fiction, le documentaire, le magazine, le divertissement. Aujourd’hui, notamment avec le succès de L’odyssée de l’espèce sur France 3, on assiste à une explosion des cloisons. Je trouve cela formidable. Ce qui compte, c’est d’utiliser tous les outils de la télévision pour arriver à faire passer de l’enseignement, du savoir, une réflexion. (…) A Capa, nous sommes journalistes et nous pensons que la télévision a une utilité, une fonction sociale indispensable dans une démocratie. Je suis très content que par le biais du docu-fiction ou docu-drama, on puisse faire accéder le maximum de gens à la connaissance et à la réflexion.» Hervé Chabalier, président de l’agence Capa32 Entre les documentaires de création, docu-drama, docu-fictions, docu-soap, les feuilletons documentaires, les fictions historiques, scientifiques… les contours sont mouvants et les interprétations varient. Pour des questions de clarté, nous tenterons ici de définir (sommairement et de façon non exhaustive) ce que l’on entend par docufiction. Construits autour d’une collaboration entre un réalisateur et une équipe de scientifiques, archéologues et/ou historiens, les docu-fictions donnent une interprétation d’une réalité disparue à travers une histoire scénarisée et interprétée par des comédiens. S’appuyant sur tous les moyens technologiques modernes, effets spéciaux et images de synthèse, ces films bénéficient d’une caution scientifique prestigieuse qui nourrit et légitime, en quelque sorte, l’aspect documentaire. 31 32 Jean Luc Godard par Jean Luc Godard, Editions de l'Etoile, Paris, 1995 Le Monde Télévision, 14 août 2004, Propos recueillis par Sylvie Kerviel 41 Dans le même temps, ils utilisent tous les ressorts dramatiques de la fiction, notamment à travers le jeu des comédiens, pour captiver et divertir le spectateur autour d’une thématique ayant trait à l’histoire. Les docu-fictions ont une vocation pédagogique et culturelle, et ont abordé dernièrement de grandes périodes de l’histoire. Mais ils peuvent aussi s’intéresser au système solaire, à la conquête de l’espace, à des projections futuristes…Le docu-fiction peut se différencier du docu-évènement ou docu-drama. En effet, les docu-dramas sont souvent basés sur des évènements spectaculaires, dramatiques, contemporains. Ils permettent de mettre en lumière des aspects cachés ou mal-connus au moment des faits, et proposent un nouveau point de vue sur l’évènement. Les docu-fictions n’ont pas pour but de démontrer une vérité mais d’explorer des possibles, en injectant de l’invention pure. Ils arrivent ainsi à rendre plus accessibles certaines connaissances scientifiques et/ou historiques, en s’appuyant sur les ressorts et la liberté de traitement de la fiction. Les docu-fictions peuvent adopter une forme sérielle, appelé feuilleton documentaire. Stéphane Millière, PDG de la société Gédéon, qui a conçu Les champions d’Olympie diffusé cet été sur Arte, est un des principaux producteurs européens de documentaires. «Les nouveaux genres de récit documentaire sont tous venus de Grande-Bretagne, issus d'une rivalité entre la BBC et Channel Four. Il y a six ans, la BBC a installé la première le docu-soap (ou feuilleton documentaire) en scénarisant la vie quotidienne. Un genre aujourd'hui repris par Arte. Puis le département Histoire de Channel Four et la société de production Wall to Wall ont lancé le « living-history », qui permet de replacer des personnes d'aujourd'hui dans un monde passé, fidèlement reconstitué, afin d'apprendre l'histoire de façon ludique. C'est ce genre qui nous a inspirés pour créer avec Arte Les Champions d'Olympie. Dans le même temps, le département Science de la BBC s'est approprié les techniques les plus sophistiquées d'images de synthèse pour produire Sur la Terre des dinosaures, premier docu-fiction, succès international colossal. Tous ces modes de récit sont pour moi autant d'horizons nouveaux.» Stéphane Millière, Producteur, Gédéon33 La volonté de traiter des sujets sérieux sur un mode ludique a des perspectives d’avenir prometteuses. Sur France 3, le deuxième opus de L’odyssée de l’espèce, sous la direction de Jacques Malaterre et Yves Coppens, devrait être diffusé prochainement. Autre projet de discussion avec la BBC, un film sur l’histoire des planètes empruntant à la fiction, via un cosmonaute en voyage dans le système solaire à bord d’une navette spatiale, et au documentaire par son contenu scientifique. 33 Le Monde Télévision, 27 Juillet 2004, propos recueillis par Catherine Humblot 42 v Atouts et limites du docu-fiction Les docu-fictions peuvent conquérir à la fois le prime time national d'une grande chaîne généraliste et le marché international. Ils représentent actuellement, avec le docudrama, la grande tendance en matière de réalisation documentaire pour la télévision et séduisent les diffuseurs européens. Ces projets souvent exceptionnels sont l’objet d’une quête croissante de coproductions internationales qui se font majoritairement entre la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et les Etats-Unis. «On fabrique une trentaine de documentaire par an pour la BBC, Channel Four, et Channel Five. Ce sont toujours des histoires vraies, présentées sous forme de documentaire classique ou de plus en plus sous celle de docu-évènements, créés spécifiquement pour la télévision : ce qu’on appelle docu-dramas, que vous nommez docu-fictions, qui ont la même ambition et le même budget que des films de fictions. (…) On peut presque dire que tout projet important nécessite l’apport des Français et des Allemands, autant que celui des américains.» John Smithson, producteur 34 La chaîne française TF1 a davantage opté pour le développement des docu-dramas, à travers des projets sur l'attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle ou l'affaire de l'Ordre du Temple solaire. Les docu-fictions représentent des enjeux importants tant pour les réalisateurs que pour les diffuseurs. La réflexion et l’impératif de divertissement pour un public le plus large possible doivent cohabiter, et c’est dans l’équilibre de ces deux forces que se joue l’avenir de ces films avec d’un côté l’innovation créative, l’invention, et de l’autre la nécessité de produire majoritairement pour le prime time. «En prime time, on ne doit pas faire travailler les téléspectateurs. La majorité des gens qui regardent BBC1 en prime time ne connaissent rien à Pompéi. Ils veulent du divertissement.» John Lynch, responsable scientifique, BBC35 Les diffuseurs européens sont contraints à une quête de renouvellement permanent et les docu-fictions n’échappent pas au fait que l’engagement financier et les impératifs de rentabilité économique risquent de contraindre l’innovation à s’inscrire dans une logique quantitative, privilégiant l’efficacité au contenu. 34 35 Le Monde Télévision, 3 juillet 2004, propos recueillis par Catherine Humblot Le Monde Télévision, 14 février 2004, propos rapportés par Macha Séry 43 «Le débat documentaire ou fiction a aussi lieu en Angleterre. Mais il s’est quasiment éteint ; la plupart des gens reconnaissent que notre travail est solide scientifiquement. Nos sondages montrent que pour attirer en particulier les femmes et les enfants, il est préférable d’insérer des personnages et une trame dramatique. L’intention de la BBC est d’éduquer et d’informer le groupe le plus large. Or, sur un même thème, un docufiction rassemblera trois fois plus de téléspectateurs qu’un documentaire traditionnel.» Michael Mosey, directeur du développement des docu-fictions, BBC36 «Il faut absolument que la télévision garde une place pour les regards singuliers. C'est pourquoi j'ai signé la lettre ouverte des producteurs à Marc Tessier, Président de France Télévisions. Mais je ne vois pas en quoi ces nouvelles formes de récit seraient synonymes d'uniformisation. En Angleterre, elles ont créé une formidable émulation entre producteurs, auteurs et réalisateurs. De cette concurrence est né un brassage d'idées, générant de nouveaux modes de travail, de nouveaux talents. On commence à faire travailler des scénaristes issus de la fiction sur des sujets issus du réel. Ce travail d'équipe est inusité dans le monde du documentaire français, tourné sur l'approche solitaire d'un auteur-réalisateur. Le succès du docu-fiction, le débat qu'il suscite, sont salutaires : ils nous forcent à nous remettre en question. Il faudrait que les diffuseurs français sachent maintenant, comme les chaînes anglo-saxonnes, prendre des risques, stylistiques et financiers.» Stéphane Millière, producteur, Gédeon37 Le docu-fiction déborde des cadres traditionnels de narration et, s’il y a quelques années il était considéré comme un sous-genre, aujourd’hui il est de plus en plus perçu comme une manière innovante de concevoir les rencontres entre documentaire et fiction. «Le rôle du réalisateur est de trouver une dramaturgie dans les archives. Les scientifiques avec qui j’ai travaillé ont adoré ça, car on est allé là où la science leur interdit d’aller, ils ne peuvent pas parler des rêves qu’ils ont. Avec L’odyssée de l’espèce on a pu aller là, faire vivre des choses qu’ils ne peuvent pas affirmer parce que la science demande des preuves. Leur boulot n’était pas de dire « c’est vrai/ c’est faux », mais juste « ce n’est pas faux ». On travaille à la fois sur le noyau de la fiction c'est-àdire la dramaturgie, la direction d’acteur, l’émotion, et sur la connaissance, ce que l’on sait, ce que l’on ne sait pas, ce que l’on va savoir, qui sont plutôt des choses attachées au documentaire. (…) Le tournage avait la lourdeur d’une fiction, mais j’ai recherché la souplesse du documentaire. J’ai beaucoup travaillé en amont avec les acteurs, j’ai eu les moyens de faire beaucoup de mouvements de caméra. Il a fallu s’adapter à la nature et éviter d’aller dans le « plan rêvé », c'est-à-dire toujours aller à l’essentiel du récit. La fiction et le documentaire se rencontrent en permanence. Je fais du documentaire quand je réalise une fiction. Le regard caméra du mammouth, c’est de l’expérience du documentaire animalier, une recherche de réalisme qui éveille la curiosité.» Jacques Malaterre, réalisateur 36 TV8, Septembre 2004, Propos recueillis par Laurent Schafer 37 Le Monde Télévision, 27 juillet 2004, propos recueillis par Catherine Humblot 44 v Perspectives Scientifiques et gens des médias ont longtemps évolué dans des mondes cloisonnés. Pourtant, plus de la moitié de la population européenne reçoit son information scientifique par la télévision. Le rôle du petit écran est donc central dans la transmission et la popularisation du savoir. Pour les communicants, la science est une source inépuisable d’inspiration. Dans cette perspective, les docu-fictions peuvent offrir une vision plus claire, plus vivante que les documentaires scientifiques classiques. «La télévision évolue, les programmes évoluent, le langage image évolue, on ne va pas interdire aux choses d’évoluer, ça évolue vitesse grand v dans le mode narratif. Il y a 30 ans, pour faire une ellipse on montrait un calendrier qui se tournait… Le docu-fiction c’est un grand débat, ça a toujours existé, c’est plutôt des nouveaux genres de films. L’odyssée de l’espèce est un nouveau genre, c’est tout neuf, mais peut-être que dans dix ans il y aura un cahier des charges pour les docu-fictions.» Jacques Malaterre, réalisateur La volonté de rendre accessible la science et l’histoire au plus grand nombre en utilisant les ressorts de la fiction constitue tant l’intérêt du docu-fiction, qu’elle pose ses limites. On observe que la qualité de ces films est encore très inégale. L’excès d’émotion peut être dangereux et, si l’honnêteté scientifique est de mise, les films sont loin de s’y cantonner. D’autre part, le fait qu’ils bénéficient à la fois du soutien de la fiction et du documentaire soulève le problème de l’hybridation du financement, ce qui inquiète les auteurs et producteurs des deux genres originels. «Renouveler le genre, diversifier les formes narratives, explorer de nouvelles pistes, c’est très bien, il faut toutefois veiller à ce que l’ensemble du spectre continue d’exister. L’école française, c’est le documentaire de création, et il ne faut pas, sous prétexte d’un succès à 20h50, que les chaînes succombent à un effet de mode et optent toutes pour une seule et même ligne éditoriale.» Marc Olivier Sebbag, Délégué général du syndicat des producteurs indépendants, (majoritaire chez les producteurs de documentaire)38 Le risque que les diffuseurs cherchent à répéter les recettes d’un succès, en se passant d’un point de vue, est réel. La conséquence serait alors l’appauvrissement du genre, du fait de la concentration des moyens sur de grandes productions événementielles et d’un manque de diversité dans les approches. 38 Le film français, 2004, propos rapportés par Emmanuelle Miquet 45 «Le renouvellement des écritures et des dispositifs narratifs fait partie de la vitalité du documentaire. Il y a des gens qui voient du « pur » ou de « l’impur » dans chaque genre, pas moi. Je pense que toutes les innovations, qu’elles soient dans les formats, la durée, les hybridations, sont positives. Le seul danger serait le naturalisme. Et dans le désir de se passer du réalisateur, de répéter des formes stéréotypées. (…) Et c’est au fond la docilité de l’auteur, ou au contraire son engagement, qui sont en cause.» Thierry Garrel, directeur de l’unité documentaire Arte 39 «Schématiquement, le documentaire consiste à capter la vie, alors que la fiction consiste à la reconstituer. Mais même pour réaliser un documentaire, je ne filme pas en continu, je fais des choix. Je ne restitue donc pas toute la vérité d’un personnage ou d’un évènement. Je transmets un point de vue. Ensuite, en montant les plans les uns à la suite des autres, je fais aussi de la mise en scène. D’une manière ou d’une autre, on scénarise toujours. On ne peut donc pas dire que dans le documentaire l’histoire qu’on raconte est vraie. (…) Mais ce qui compte, pour moi, ce n’est pas le genre du film, c’est le traitement sur la forme et le fond. L’importance c’est qu’il y ait création. Et la création, elle tient à l’émotion qu’on insuffle dans le film, pour un plaisir partagé avec le spectateur.» Jacques Malaterre, réalisateur40 Avec les docu-fictions, les télévisions ont une opportunité de renouer avec des missions essentielles sur le plan culturel, éducatif, social et politique. Les débats soulevés par ces films doivent donc mener à un dialogue entre les différents partenaires, réalisateurs, diffuseurs, producteurs, afin d’éviter les écueils d’un système qui fonctionne trop souvent à sens unique. 39 40 Idem Le Monde Télévision, 21 août 2004, propos recueillis par Martine Delahaye 46 v Télévision et culture : un engagement vital pour la création La concurrence intègre de plus en plus les marchés nationaux, et l'arrivée des nouvelles techniques de diffusion amplifie la dimension transnationale de la télévision. Mais la multiplication des programmes ne rime pas forcément avec diversité des contenus. Dans ce contexte, il est nécessaire d’évaluer les obligations culturelles des télévisions, la dimension culturelle pouvant être considérée comme le contrepoids aux impératifs économiques. Quelle que soit la méthode de réglementation utilisée, des objectifs communs aux différentes réglementations peuvent être répertoriés. En effet, chaque système de réglementation comprend des mesures relatives à la défense de l’identité culturelle et à la création, aux missions de service public, à l’expression locale, à l’éducation ainsi qu’aux programmes culturels au sens strict (spectacles vivants, arts plastiques…). Au-delà de ces traits communs, deux approches juridiques se dégagent. Une approche qui peut être qualifiée d'institutionnelle a été adoptée en Allemagne, au Royaume-Uni et en Suède. Dans cette conception, la distinction entre les programmes dits « culturels » au sens strict et les autres n'apparaît pas aussi clairement que dans l'approche réglementaire. La culture comme phénomène social est une conception qui conduit à donner une priorité aux missions d'intérêt général. Les « programmes culturels » ne peuvent pas être isolés de l'ensemble de la programmation. C'est la qualité de l'ensemble qui compte. Cette définition large de la culture a plusieurs conséquences. Tout d’abord elle concerne en priorité le secteur public mais englobe exceptionnellement le secteur privé (Channel 4 au Royaume-Uni par exemple) et d’autre part elle exige un encadrement institutionnel pour légitimer les orientations adoptées. Le système repose sur le principe de l'autorégulation (BBC, ARD/ZDF) et/ou sur une forme de représentativité de la société civile par la constitution de commissions internes ayant un pouvoir décisionnel (ARD/ZDF). En revanche, une approche réglementaire entraîne une définition plus restrictive de la culture. C'est le cas en Belgique, en France et, dans une certaine mesure, au Canada. En effet, on observe dans ces pays la volonté de faire du débat sur la culture un objectif politique (la défense de l'identité culturelle) ou un objectif de programmation en faveur de certaines catégories de programmes (œuvres audiovisuelles et cinématographiques, spectacle vivant, arts plastiques...). Cette seconde tendance conduit naturellement à l'intervention des pouvoirs publics, seuls en mesure d'imposer les obligations culturelles, et à l'instauration de mesures quantitatives telles que les quotas. 47 La création d'instruments d'évaluation répond à une multiplicité d'objectifs adaptés aux exigences de chaque Etat : fournir des données quantitatives et éviter une diminution de l’offre de programmes culturels (grille du CSA en France), vérifier le respect des obligations légales en matière de programmation (système PROGSOORT), classifier les programmes et faciliter la standardisation internationale des statistiques de l’audiovisuel (système ESCORT), et réaliser une typologie des politiques et actions culturelles (grille du Conseil de l’Europe). Ces différents outils d'évaluation de la programmation culturelle sont toutefois limités car ils obéissent à une logique quantitative, qui peut mettre en évidence un pourcentage satisfaisant d'émissions culturelles alors que la qualité de ces émissions peut s'avérer très médiocre. Il s’agit de les considérer comme de simples indicateurs. Malgré tout, les résultats obtenus grâce aux instruments d'évaluation ont, dans certains cas, des conséquences non négligeables. En effet, ces instruments peuvent notamment contribuer à une justification du service public audiovisuel en mettant en évidence ses missions spécifiques en matière de programmation. En Suède, par exemple, une étude comparative soulignant la grande variété des programmes des chaînes publiques a permis de justifier l’existence du secteur public. Ils peuvent aussi favoriser - par à la mise en évidence d'un manque - la création de chaînes thématiques consacrées à la culture.41 La question des contenus et de leur créativité interroge la capacité des télévisions européennes à promouvoir la diversité culturelle. Chaque pays a le droit et le devoir de conserver et de promouvoir son identité. Au niveau des télévisions, cela se traduit par la volonté de produire et de diffuser des œuvres originales, qui font partie du patrimoine et ont un impact sur l’imaginaire collectif des sociétés. «La fiction télévisée n’est pas seulement le reflet des préoccupations d’une époque, mais elle joue un rôle actif dans l’explicitation et la consolidation du cadre normatif qui accompagne et rend possible ses transformations. Par les sujets qu’elle sélectionne, le type de héros qu’elle choisit, les qualités qu’elle leur confère, la manière dont elle désigne les victimes, dont elle suggère les coupables, dont elle décrit les attitudes dignes ou indignes, justes et injustes, la fiction ne contribue pas seulement à relayer de manière mécanique les transformations de la société, elle propose des ressources morales pour les comprendre et les juger.» Sabine Chalvon-Demersay, chercheur au CNRS42 41 Synthèse de l’étude Télévision et Culture, d'Emmanuelle Machet et Serge Robillard à l'initiative de l'Institut Européen de la Communication et du Service général de l'Audiovisuel et des Multimédias de la Communauté française de Belgique. 42 L’imaginaire a-t-il encore un avenir ?, Etude SACD, 2004 48 Le regard que posent les auteurs sur leur époque, leur société et leur passé doit pouvoir s’exprimer dans des films qui offrent un point de vue. Ces œuvres doivent être plurielles, sources de divertissement, de questionnement, d’apprentissage, d’information ou d’émotion. Face aux évolutions actuelles, il est essentiel de souligner la différence qui existe entre la notion de stock, formé par les œuvres, et celle de flux, lié à une certaine improvisation et à une quête de succès immédiat, car il est impératif que les œuvres soient protégées et conservées dans les programmes de télévision, face au flux. «Une certaine télé-réalité tente de bénéficier des mécanismes de soutien à la création, mais ces programmes ne sont pas des œuvres, ce sont des produits. S’ils sont considérés comme des œuvres, comme cela a été le cas de Pop Star, ils entrent comme un ver dévorant tout le fruit du soutien de la création. C’est de cela qu’il faut se méfier. Les mécanismes qui permettent d’avoir une production française permettent aussi l’émergence de talents européens : Pedro Almodovar, Lars Von Triers, Emir Kusturica, ou Ken Loach ne pourraient pas réaliser leurs films s’ils ne trouvaient pas le soutien des financements français. Les pays qui ne disposent pas de tels mécanismes d’incitation à produire perdent leur identité culturelle et de création. Leur télévision n’est plus qu’un écran de divertissement sans regard, sans point de vue, un flux continu de produits, une annexe des télévisions américaines.» Sophie Deschamps, vice présidente de la société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) Une télévision de qualité n’est possible que si elle est activement soutenue par une volonté politique et/ou économique, à travers une incitation à la production. La diversité culturelle dépend donc des créateurs, mais surtout du soutien des institutions du pays dans lequel ils vivent. «La télévision, si elle continue comme ça, se fout complètement de la culture. Alors ça marche comme Berlusconi, c’est vrai que ça marche, mais au bout d’un moment il n’y aura plus aucun réalisateur qui acceptera de se compromettre avec des télévisions. La télévision n’aura plus aucun rapport avec la culture, ni avec l’information.» Emmanuel Bourdieu, réalisateur Dans un monde caractérisé par la globalisation, l’engagement des télévisions en matière culturelle apparaît d’autant plus urgent. L’existence d’un secteur public fort et indépendant, en mesure de proposer aux auteurs et aux réalisateurs un espace alternatif aux seules logiques commerciales, apparaît comme vital pour soutenir et développer le dynamisme, la richesse et la diversité de la création audiovisuelle et cinématographique. 49 Conclusion «Mon conseil final à tout futur metteur en scène ce serait donc celui-ci : il faut rester maître de son film, du début à la fin. Et mieux vaut ne pas faire de film du tout que d’accepter de reléguer le pouvoir de décision finale.» David Lynch, réalisateur43 Le réalisateur arrache à la pesanteur du réel les pièces de la vaste mosaïque qui constitue son film. Chaque étape de la création a une influence décisive!: le découpage de l’action, la direction des comédiens et leur inscription dans l’espace et le temps, le son, la lumière, la place de la caméra, le cadre de l’image, le montage… A travers cette étude nous avons tenté, même partiellement, de mettre en lumière les soutiens et les opportunités qu’offrent les télévisions mais aussi les dangers d’un système qui tend à reléguer les réalisateurs au rôle de «!super techniciens!», au détriment de l’expression d’une créativité vitale pour la diversité culturelle. L’existence de lieux d’échanges et d’expressions autour du petit écran est une condition essentielle pour améliorer le dialogue entre les multiples partenaires du film. La collaboration entre le réalisateur, l'auteur et le producteur constitue un trio charnière et déterminant pour l’avenir de la création audiovisuelle. D’autre part, l’affirmation d’une critique ayant un réel impact social et politique apparaît indispensable pour la reconnaissance d’une culture télévisuelle exigeante. «Seule la constitution critique de ces objets séparés du flux qu’on appelle « œuvres » permet de penser le temps de la télévision comme temps historique - mémoire, transformation, passage. Temps de conflits, temps de luttes. Si la chronique oublie toute dimension critique, elle ne peut guère que conforter le schéma dominant d’un flux sans ruptures, sans coupures. (…) Soumis à la seule « critique » d’un zapping aléatoire, indifférent, le flux a bien pour effet de noyer les conflits, d’uniformiser et de fluidifier la circulation des informations et des marchandises. Comme aux rayons des supermarchés, tout est disponible, à tout moment, pour tout un chacun consommateur. Il n’y a plus de temps, il n’y a plus d’usure, il n’y a plus de perte, il n’y a plus de rejet, il n’y a plus de lutte. Il n’y a plus de point de vue, ni sujet. S’il y en avait, ils seraient en trop, ils seraient à rayer. Il n’y a plus d’amour non plus, il n’y a plus trop d’amour. C’est de cette (pénible) mutation que témoigne la disparition de la critique de télévision. A nous de comprendre (enfin !) que circulation marchande et communication sont une seule et même chose, fluide et indifférente. Le temps de l’indifférence contre le temps du désir.» Jean-Louis Comolli44 43 Cité dans Leçons de Cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 « La disparition de la critique de télévision signifie-t-elle la disparition de la télévision ? », Voir et Pouvoir, Editions Verdier, 2004 44 50 Bibliographie Ouvrages Autoportraits, John Cassavetes, Cahiers du Cinéma, Propos sélectionnés par Ray Carney, Editions de l’étoile 1992 Bertolucci par Bertolucci, Entretiens avec Enzo Ungari et Donald Ranvaud, Editions Calmann- Levy, 1987 Du côté du public, Usages et réceptions de la télévision, Brigitte Le Grignou, Editions Economica, 2004 Jean Luc Godard par Jean Luc Godard, Editions de l'Etoile, Paris, 1995 L’audimat à mort, Hélène Risser, Editions Seuil,2004 Le cinéma sans la télévision, le banquet imaginaire/ 2, Groupe de réflexion sur le cinéma, Editions Gallimard, 2004 Leçons de Cinéma, Laurent Tirard, Editions Nouveau Monde, 2004 L’influence de la télévision sur le cinéma, Dossier réuni par Guy Hennebelle et René Prédal, Cinémaction, Editions Cerf, 1987 L’œil critique, Sous la direction de Jérôme Bourdon et Jean-Michel Frodon, Editions INA, de Boeck, Collections Medias Recherches, 2003 Télévision et cinéma, le désenchantement, Régine Chaniac et Jean-Pierre Jézéquel, INA, Nathan, Collection Médias Recherches, 1998 Voir et Pouvoir, L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Jean-Louis Comolli, Editions Verdier, 2004 Revues/ Etudes Etude Eurofiction 2003, Observatoire Européen de l’Audiovisuel, INA, Département d’étude stratégiques sur l’audiovisuel et le cinéma, 2003 Fiction : L’imaginaire a-t-il encore un avenir ? SACD, 2004 La société des écrans et la télévision, Revue Esprit, Mars-Avril 2003 Les perspectives et les conditions du développement de la production et de la diffusion de fiction en France, Département d’Etudes Stratégiques sur l’Audiovisuel et le Cinéma, Novembre 2003 51 MediaMorphoses, INA, n°6, novembre 2002 Télévision et Culture, Emmanuelle Machet et Serge Robillard à l'initiative de l'Institut Européen de la Communication et du Service général de l'Audiovisuel et des Multimédias de la Communauté française de Belgique, 2004 Articles Objectif Cinéma Art. sur Emmanuel Bourdieu, 2003, Propos recueillis par Damien Stroka Ecran Total Art. sur la fiction française, n°512, avril 2004, Propos recueillis par Serge Siritzky et Christophe Bottéon Le film Français Art. 2004, Propos recueillis par Emmanuelle Miquet Le Monde Télévision Art. du 13 septembre 2003, La méthode Kosminsky , par Catherine Humblot Art du 14 février 2004, Propos recueillis par Macha Séry Art du 2 avril 2004, Les docus-fictions séduisent les chaînes françaises, par Guy Dutheil et Sylvie Keriel Art. du 3 juillet 2004, L’irrésistible ascension du documentaire, par Catherine Humblot et Yves Marie Labé Art. du 14 août 2004, Entretien avec Hervé Chabalier, par Sylvie Kerviel Art du 21 août 2004, Propos recueillis par Martine Delahaye Art. du 29 août 2004, Les atouts et les limites du docu-fiction, par Macha Séry Le Monde Diplomatique Art. mars 2004, Les écrans du Mépris, Martin Winckler L’humanité Art. août 2004, La paradoxe du documentaire, Ixchel Delaporte TV8 Art .BBC Reine du Docu, Septembre 2004, Propos recueillis par Laurent Schafer Sites www.obs.coe.int/ : Observatoire européen de l’audiovisuel, Etude Eurofiction www.6nop6.com: Articles sur tous les modes d’écritures audiovisuelles www.lefilmfrancais.com: Articles et entretiens sur l’actualité www.lumiere.org: Etude de Sandrine Sénéchal sur Channel 4 52 Remerciements Interviews Laurence Bachman, Ex-directrice de la fiction France 2 Fulvio Bernasconi, Réalisateur Emmanuel Bourdieu, Réalisateur Takis Candilis, Directeur de la fiction, TF1 Christophe Carmona, Directeur délégué de la fiction, M6 Peter Carpentier, Vice président de la FERA, Réalisateur (Allemagne, Autriche, Belgique) Denys Corel, Scénariste Jérôme Cornuau, Réalisateur Marian Hand Werker, Réalisateur (Allemagne, Belgique, France) Pierre Koralnik, Réalisateur François Luciani, Réalisateur Jacques Malaterre, Réalisateur Patrick Pechoux, Directeur de la fiction, France 3 François Sauvagnargues, Directeur de la fiction Arte Claudio Tonetti, Réalisateur Journalistes Béatrice de Mondenard, Journaliste, Ecran Total, pour les interviews de Laurent Heynemann, Réalisateur et Jean-François Lepetit, Producteur Organisations AIDAA : Association Internationale des Auteurs de l’Audiovisuel DESAC : Département d’Etudes Stratégiques sur l’Audiovisuel et le Cinéma FERA : Fédération Européenne des Réalisateurs de l’Audiovisuel SACD : Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques 53 Organisation Conception Léo Kaneman Coordination Yasmeen Basic, Virginie Sassoon Assistante Chiara Petrini Chargée d'étude Virginie Sassoon Collaborateurs Xavier Grin (PS Productions) Gaetano Stucchi (Media Consulting) Modérateurs Laurent Delmas (France Inter) Ronald Bergan (The Guardian) Samuel Douhaire (Libération) Gaetano Stucchi (Media Consulting). Le colloque international est organisé en partenariat avec: SRG SSR idée suisse Variety Ecran total France Culture 54