INTRODUCTION Sociolinguistique des contacts de langues

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INTRODUCTION Sociolinguistique des contacts de langues
introduction
Sociolinguistique des contacts de langues
Un domaine en plein essor
J A C K Y S IMON I N E T S Y LV I E W H AR T O N
Le présent ouvrage est le fruit d’un travail collectif réalisé dans le cadre d’un programme « Langues en contact » initié et financé par la fédération TUL du CNRS
(FR 2559) : « Typologie & universaux du langage. Théories, données et modèles. »
Nous l’avons organisé sous forme d’entrées de dictionnaire qui couvrent certains
phénomènes qui nous semblent parmi les plus importants du contact de langues,
sous l’angle sociolinguistique. Le lecteur peut ainsi parcourir l’ensemble à sa guise,
ou bien porter son intérêt à l’une ou l’autre des quinze entrées qui composent le
volume. Deux séries d’enjeux ont motivé cette initiative. En premier lieu, prendre
comme objet les phénomènes sociolinguistiques de contact de langues, c’est dans
le même mouvement interroger certaines prémisses qui fondent la linguistique. En
second lieu, un tel objet constitue un analyseur des mutations sociétales mondiales,
qui ont à voir avec les pratiques sociolangagières. Au-delà, la sociolinguistique des
contacts de langues pourrait servir d’espace de débat, de carrefour d’échanges entre
les divers courants et les multiples disciplines qui sont concernés.
C’est pourquoi il nous a semblé que le moment venait d’offrir, à un public francophone, un état de l’art d’un domaine des sciences du langage qui connaît un foisonnement de travaux, dont certains, jugés majeurs, sont dispersés dans la géographie, dans le temps.
La langue : un construit sociohistorique
La linguistique s’est érigée sur le modèle sociopolitique et cognitif occidental, euro – nord-américain. La Révolution française et les Lumières ont promu la
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c­ onstruction de l’État-nation en forgeant une alliance qui fonde plusieurs entités
en un alliage d’airain : un territoire, un État, une nation, une culture, une langue.
Marqué par la tradition cartésienne, le mentalisme constitue la dimension cognitive de ce modèle : la pensée et la langue sont encapsulées dans l’intrapsychique.
Selon le principe de l’universalité, ce modèle bidimensionnel est historiquement
devenu dominant, la composante essentielle de la culture d’un peuple et de l’identité de chaque citoyen. L’ombre portée du monolinguisme et du mentalisme ne serait
rien d’autre qu’un processus historique d’unification linguistique. Celui-ci s’est alors
enclenché lors de la période des empires, internes (austro-hongrois, ottoman et
russe) et externes à l’Europe. Sur le continent européen, Anderson (1996) qui s’attarde sur les « communautés imaginées » montre ainsi que l’« imaginaire national »
européen s’est historiquement nourri de la reconnaissance officielle des langues
vernaculaires communautaires, en faisant de chacune d’elles « la » langue nationale.
Hors l’Europe, les empires britanniques, français, néerlandais, portugais, espagnols
ont colonisé les peuples selon la même philosophie.
Prenons à titre d’exemple une situation sociolinguistique africaine, celle du
Mozambique que Stroud (2007) décrit, de la période coloniale jusqu’à nos jours. Il
observe comment le pouvoir colonial portugais, appuyé par les missionnaires protestants et catholiques, a participé à la construction d’un paysage linguistique
devant servir les intérêts économiques et politiques de la métropole « […] en organisant des communautés distinctes et définies en unités identifiables. »� Il cite le cas
de la langue gwamba construite sur huit branches, à partir d’une carte de variations
dialectales, chacune correspondant à un territoire et un dialecte, de telle sorte que
les linguistes missionnaires respectent les injonctions du pouvoir colonial visant
l’aménagement de l’espace en fonction de la compartimentation raciale. C’est ainsi
que les langues ont été construites comme indigènes et locales :
Les descriptions linguistiques créaient des hiérarchies sociolinguistiques au sein et entre
les langues qui se voyaient projetées sur des catégories comme la classe, le genre, l’ethnicité et qui légitimaient l’exploitation économique de la force de travail de certains groupes. 1
La mise en place du shibalo, une organisation administrative fondée sur la différentiation sexuelle (les femmes sont dispensées du travail forcé), se double d’une
organisation territoriale, les homelands, lieux de la reproduction sociale et de la
domesticité contrôlés par les chefs traditionnels, où l’on pratique les langues africaines tout en se référant au droit coutumier :
Cette organisation économique de base concernant les interrelations entre le colon et le
colonisé trouvait écho dans la division du travail entre les langues ; le portugais était parlé
1. « Linguistic descriptions created sociolinguistic hierarchies within and between languages which
were projected upon categories such as class, gender, ethnicity, and which legitimized the exploitation of certain groups in labour. » (Ibid., p. 27)
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dans les domaines et fonctions officiels, et lié aux idées de modernité et de métropole,
alors que les langues africaines étaient réservées aux domaines domestiques et informels,
et liées aux idées de tradition et du local. 2
Cette politique coloniale d’aménagement linguistique ne s’arrête pas à la
construction administrative, elle se matérialise aussi dans la production de dictionnaires et de grammaires dont la signification est d’ordre sociocognitif et symbolique,
contraignant les langues d’origine à intégrer des univers de sens qui leur étaient
jusque-là étrangers.
La colonisation portugaise du Mozambique illustre bien ce projet politique
d’exporter, en l’imposant, le modèle européen – « miroir » de l’État-nation, dirait
Stroud – fondé entre autres sur la délimitation nette d’unités territoriales administratives allant de pair avec un monolinguisme « construit » :
Le langage était un moyen essentiel d’exercer un contrôle sur les populations et sur leurs
relations ; en les projetant sur des aires géographiquement délimitées, mimant ainsi la
situation de l’État-nation européen, les descriptions linguistiques rassemblaient certains
groupes dans des communautés unifiées de locuteurs tout en en séparant d’autres. 3
L’univers social des langues a été conçu comme un espace homogène, unifié,
fermé, universel. Les communautés aux contours définis et les identités locales
ont été considérées sur des primordiae stables (territorialité, parenté, groupe social,
culture et langue, communauté fermée). Enfin, la perspective monolingue fait du
code une entité mentale interne à l’individu, synonyme de variété de langue. Nous
verrons que l’attention davantage portée aujourd’hui aux phénomènes de langues en contact n’échappe que très faiblement à cette inattention quant aux fondations de la linguistique. L’économie politique de la langue apparaît fondée sur
deux pivots : le monolinguisme et le mentalisme. Si bien que partiellement battu
en brèche par la lente et récente prise en compte du fait multilingue, le paradigme
mentaliste / monolingue perdure, devenant le noyau dur de la linguistique.
2. « This primary economic organization of interrelationship between colonizer and colonized found
resonance in the division of labour between languages ; Portuguese was tied to public and official
domains and functions, and to ideas of modernity and the metropole, whereas African languages
were restricted to the informal, home domains and ideas of tradition and the local. » (Ibid., p. 30)
3. « Language was an important means for exercising control over people and their relationship ; by
projecting onto delimited geographical areas in ways that mimicked the situation in the European
Nation State, linguistic descriptions united some people into communities of speakers and divided
the others. » (Ibid., p. 26)
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Le fait multilingue
L’on peut avancer, à notre connaissance, que les chercheurs qui prennent pour objet
les phénomènes de contact de langues, reconnaissent pour la plupart que ce n’est
que depuis la fin de la seconde guerre mondiale et à un rythme très lent que ce secteur s’est développé, pour s’intensifier et prendre son essor à la fin du XXe siècle.
L’on doit à Weinreich et à Haugen d’avoir impulsé dès 1950 un courant de recherches
sur le bilinguisme individuel et sociétal. Parallèlement, c’est le contact entre dialectes et la formation des pidgins et des créoles qui ont retenu l’attention. Une
attention élargie ensuite aux phénomènes d’alternance de langues (code-switching)
et d’emprunt, de changement linguistique et de variation, des phénomènes induits
par les situations de contact. Lors de cette période s’est ainsi constitué un champ
multidisciplinaire ouvert aux aspects sociaux, psychologiques et linguistiques des
situations de contact, et qui convoque plusieurs disciplines académiques au premier rang desquelles, la linguistique, la sociolinguistique et la psycholinguistique.
Dans l’introduction à l’ouvrage collectif qui rend compte de certains des travaux
du réseau constitué par l’ESF (European Science Foundation) autour du code-switching,
Milroy et Muysken (1995) observent que plusieurs facteurs sont intervenus « pour
rendre plus visible et audible un monde moderne multilingue » (p. 1).
L’expansion de la scolarisation et de l’éducation formelle, la massification de
l’immigration, le développement des mass medias et des technologies de l’information et de la communication (TIC), dont Internet, et l’augmentation croissante des
communautés bilingues, multisites ou non, « virtuelles » ou non, représentent des
mutations macrosociales significatives auxquelles s’ajoutent « la modernisation et
la mondialisation des échanges », « le renouveau à grande échelle de la revendication des minorités linguistiques » (ibid., p. 1), avec l’accélération des mouvements
religieux et communautaires.
Les profondes mutations de société en cours qui affectent la planète ne sont
pas sans conséquence, loin de là, sur l’économie politique en général, celle des langues en particulier. Ce qui est en cause, c’est ce qui fonde la conception même de la
langue à partir de l’idéologie des Lumières qu’Appadurai (1996) raccroche à ce qu’il
nomme des « idéoscapes ». Selon lui, les concepts clefs qui ont alors été forgés en
Europe et aux États-Unis avaient à l’origine leur cohérence, et donc leur lisibilité.
Agrégés au terme majeur de démocratie, les termes de liberté, de droits humains, de
représentation, de bien-être social, montraient une logique interne, et permettaient
de lier ensemble l’accès à la culture écrite / lettrée, ainsi que le développement des
mécanismes de la représentation politique et la formation d’un espace public. Or, on
assiste aujourd’hui à une dispersion mondiale de ces termes, lesquels se disloquant
perdent de ce fait de leur cohérence. Exposées à l’idéologie des Lumières, les populations de par le monde rencontrent des problèmes sémantiques et pragmatiques :
comment les interpréter ? Quels comportements adopter ? Chaque entité – groupe,
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communauté, État, individu – s’approprie ces notions en fonction de sa culture
propre. À l’échelon mondial, il en résulte, remarque Appadurai, un véritable « kaléidoscope terminologique » pouvant aboutir à des incompréhensions mutuelles, à des
tensions, des frictions qui peuvent générer des conflits, de la violence. La fluidité,
la porosité des « idéoscènes », est d’autant plus renforcée que l’État-nation comme
force structurante s’affaiblit toujours plus.
Les situations de langues en contact : un espace d’échanges ?
Aujourd’hui, trois courants majeurs animent le champ du contact de langues : un
courant à dominante structurale / générativiste, à ambition universaliste ; un courant à dominante interactionnelle dont l’un des centres d’intérêt est l’étude du discours en interaction ; enfin, un courant à dominante sociopolitique qui prône une
approche critique visant, d’une part, à déconstruire le fondement idéologique de la
linguistique occidentale et, d’autre part, à articuler la question des phénomènes de
contact de langues et les mutations sociétales en cours, la « mondialisation ».
Se développant selon une dynamique interne qui leur est propre, ces trois grands
courants montrent une vitalité certaine dans la production de théories et l’invention de modèles. Si des avancées sont significatives concernant les liens entre facteurs internes et facteurs externes motivant le changement, le champ du contact de
langues est révélateur par ailleurs du problème que pose le cloisonnement. Nicolaï
(2007) dénonce une double pratique qui consiste d’une part à situer les problèmes aux
marges, ce qu’il nomme le « cordon sanitaire » ; et d’autre part, le « patch » qui isole
le problème en l’essentialisant, la créolistique en étant un exemple parmi d’autres. Il
est vrai que le champ apparaît cloisonné, chacun marquant son territoire disciplinaire
(créolistique, histoire linguistique, bilinguisme, code-switching, acquisition…), bien plus,
chacun y allant de sa définition. Il en résulte un embrouillamini notionnel.
Nombreux sont les chercheurs qui s’accordent pour constater que toute tentative s’est jusque-là montrée vaine, pour œuvrer à un consensus – ne serait-ce que
terminologique – ou a fortiori pour aboutir à une théorie unifiée.
En fait, ce qui s’observe dans le domaine de la linguistique de contact est à l’image
globale de l’activité de la sociolinguistique, de la linguistique, des « sciences du langage ». Mais le cloisonnement est-il vraiment un problème indépassable ? Ne peut-on
pas envisager dans le même mouvement une logique de spécialisation, qui ferme et
cloisonne, et une logique d’ouverture ? Une piste serait de pratiquer une fertilisation
croisée. Fertilisation croisée des données et des domaines d’investigation en positionnant les phénomènes de contact relativement à d’autres phénomènes, notamment le
changement et la variation. Fertilisation croisée des théories en menant une discussion épistémologique critique sur les interactions entre structures et acteurs et sur
les différentes conceptions de l’« universel ». Où l’on trouve ici un questionnement
­sociolinguistique des universaux du langage et des recherches en typologie.
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L’étude multidisciplinaire du contact linguistique qui prend en compte les situations multilingues et les pratiques langagières peut constituer un carrefour pour
ouvrir un espace de débat.
C’est ce qui a animé les participants qui ont contribué à l’initiative présente.
Des croisements féconds pour un dictionnaire collégial
Ce travail, nous l’avons dit plus haut, s’est en effet inscrit dans le cadre de la fédération de recherche du CNRS « Typologie et universaux du langage », et plus particulièrement de l’axe « Contact de langues » de ce regroupement de laboratoires de
recherche. C’est ce qui à la fois lui a permis et imposé d’être élaboré sous des auspices éditoriaux particuliers, puisque le processus même d’écriture des articles a été
soumis aux échanges scientifiques. Et si chacun des quinze articles demeure sous
la responsabilité de son ou de ses auteurs, tous ont fait l’objet d’examens critiques
à l’aune d’un travail collégial, qui s’est déroulé sous forme de séminaires scientifiques de plusieurs jours, deux fois par an, pendant les cinq années nécessaires à la
confection de l’ensemble. C’est pourquoi le lecteur ne doit pas s’attendre à trouver
un point de vue unique sur le contact de langues et les phénomènes évoqués. La partie « recensement » de chaque chapitre a certes été passée au crible de l’ensemble
de l’équipe de rédaction, de manière à livrer un état des lieux le plus complet possible, mais les auteurs ont pu adopter ensuite, en abordant l’analyse de l’utilisation
contemporaine et/ou prospective des notions et concepts, des angles de vue qui leur
étaient propres, positions théoriques néanmoins débattues au sein de ces mêmes
séminaires, véritables lieux de croisement.
Références
ANDERSON Benedict, 1996, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme,
Paris, La Découverte ; trad. fr. de ANDERSON B., Imagined communities, Londres, Verso, 1983.
APPADURAI Arjun, 1996, Modernity at large. Cultural dimensions of globalization, Minneapolis,
Presses universitaires du Minnesota ; trad. fr. APPADURAI A., Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.
MILROY Lesley et MUYSKEN Pieter éd., 1995, One speaker, two languages, ESF Scientific Publications, Cambridge, Cambridge University Press.
NICOLAÏ Robert, 2007, « Le contact des langues : point aveugle du “linguistique” », Journal of
language contact, p. 1-21. En ligne : www.jlc-journal.org (18 juillet 2012).
STROUD Christopher, 2007, « Bilingualism : colonialism and postcolonialism », Bilingualism : a
social approach, M. Heller éd., Londres, Palgrave Macmillan, p. 25-49.
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