le chrétien face à la guerre - Institut Ethique et Politique Montalembert

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le chrétien face à la guerre - Institut Ethique et Politique Montalembert
Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
LE CHRÉTIEN FACE À LA GUERRE
La Bible dit : ‘Tu ne tueras pas’ alors que Le Catéchisme de l’Église Catholique
(CEC) admet, quant à lui, la peine de mort, mais avec de nombreuses réserves dans le
domaine de l’application (CEC 2267). Y aurait-il contradiction ? La question de la guerre,
toutefois, n’est pas seulement une question de vie ou de mort, mais de dignité de la
personne humaine et fondamentalement de paix.
Si vis pacem para bellum
La paix est le cœur du problème. Elle vise, par définition, la préservation des vies.
Dans la Bible, la paix a trois significations :
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-
Elle est souvent liée à l’idée de Création : malgré le péché originel, la création est
faite pour être perçue dans la paix.
En outre, l’Ancien Testament (AT) rattache la paix à l’Alliance. Or l’alliance exclut la
destruction de l’être aimé. C’est la finale du déluge (Gn 9,11) : « Tout ce qui est ne
sera plus détruit ». Cette assurance est réaffirmée dans l’Ecclésiastique : « Des
alliances éternelles furent établies en lui afin qu’aucune chair ne fût plus anéantie
par le déluge » (Si 44, 18). L’homme ne peut donc authentifier l’amour de Dieu
qu’en reconnaissant dans ses semblables des visages conçus à l’image de Dieu.
C’est tout le fondement du décalogue et des lois du Lévitique sur l’accueil de l’autre,
de l’étranger et la notion de fraternité.
Enfin, dans l’ordre messianique, le Christ sait l’homme pécheur, mais Il est venu
annoncer une ère définitive de réconciliation, d’amour, symbolisée par le Royaume
de Dieu. C’est bien cette paix que le Christ nous livre.
Fondamentalement, la paix n’est pas la simple absence de combat, elle est une
stabilité dans le repos de la jouissance du bien. Lequel bien est, pour l’homme,
ultimement le Royaume. Or, depuis la mort et la résurrection du Christ, le Royaume de
Dieu est en marche dans l’humanité. Ainsi, lorsque des hommes travaillent à mieux se
connaître, se comprendre et s’aimer, ils font l’œuvre de Dieu. C’est bien cette
construction de la fraternité qui donne la stabilité fondée sur l’amour mutuel qui est en
jeu et dont Paul VI dénonce la carence dans Populorum Progressio : « Le monde est
malade. Son mal réside moins dans la stérilisation des ressources ou leur accaparement
par quelques-uns que dans le manque de fraternité entre les hommes et entre les
peuples » (PP. 66).
La question de la Paix et donc de la guerre se trouve d’abord essentiellement (au
sens philosophique) à ce niveau élémentaire du lien entre les hommes. C’est encore ce
que souligne Benoît XVI dans les premiers chapitres de Caritas in veritate.
Par sa mort et sa résurrection, le Christ nous ouvre une perspective de vie plénière et
de paix. Et c’est bien sur les fondements de l’héritage qu’il nous laisse que nous devons
considérer la paix et la guerre. Si, in fine, la paix c’est le Royaume, tout ce qui pousse hors
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
du Royaume ou lui est étranger est un état de non paix. Cela signifie-t-il que c’est un état
de guerre ? Si ‘guerre’ est pris comme contraire de paix, alors oui. L’instabilité,
l’insécurité, l’incertitude constituent un état intermédiaire entre la paix et la guerre. État
considéré comme paix instable ou guerre froide, selon le degré d’instabilité et de
tension.
La véritable paix consiste donc dans la jouissance du Royaume. Tant que nous ne
sommes pas dans cette jouissance, nous sommes en état de combat. Combat pour
construire le Royaume, le défendre ou le promouvoir. Or qu’est-ce que le Royaume,
sinon l’héritage promis par la croix du Christ, c’est-à-dire l’homme libre uni à son Père ?
Voilà la paix qui, seule, peut être stable et conduire à une fraternité authentique. C’est ce
que l’on a appelé la civilisation de l’amour. Ce n’est en rien, la mielleuse et très édulcorée
culture du ‘tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil’.
Alors avant de condamner la guerre et de confondre paix avec arrêt des hostilités,
ou absence de conflits ouverts, il peut être bon de se rappeler que promouvoir la paix,
c’est promouvoir l’homme debout, la face tournée vers le Père. Ne nous faisons pas
d’illusions, toute paix sera instable, tant qu’elle ne reposera pas sur le Bien Commun.
Cela nous donne déjà une première idée de ce que peut être la guerre dite juste.
C’est bien ce que rappelle la constitution pastorale Gaudium et Spes au n°78, en
redéfinissant la nature de la paix :
« 1. La paix n’est pas une pure absence de guerre et elle ne se borne pas seulement à
assurer l’équilibre de forces adverses ; elle ne provient pas non plus d’une domination
despotique, mais c’est en toute vérité qu’on la définit « œuvre de justice » (Is 32, 17). Elle
est le fruit d’un ordre inscrit dans la société humaine par son divin fondateur, et qui doit
être réalisé par des hommes qui ne cessent d’aspirer à une justice plus parfaite. En effet,
encore que le bien commun du genre humain soit assurément régi dans sa réalité
fondamentale par la loi éternelle, dans ses exigences concrètes il est pourtant soumis à
d’incessants changements avec la marche du temps : la paix n’est jamais chose acquise une
fois pour toutes, mais sans cesse à construire. Comme de plus la volonté humaine est fragile
et qu’elle est blessée par le péché, l’avènement de la paix exige de chacun le constant
contrôle de ses passions et la vigilance de l’autorité légitime.
2. Mais ceci est encore insuffisant. La paix dont nous parlons ne peut s’obtenir sur
terre sans la sauvegarde du bien des personnes, ni sans la libre et confiante communication
entre les hommes des richesses de leur esprit et de leurs facultés créatrices. La ferme
volonté de respecter les autres hommes et les autres peuples ainsi que leur dignité, la
pratique assidue de la fraternité sont absolument indispensables à la construction de la
paix. Ainsi la paix est-elle aussi le fruit de l’amour qui va bien au-delà de ce que la justice
peut apporter.
3. La paix terrestre qui naît de l’amour du prochain est elle-même image et effet de
la paix du Christ qui vient de Dieu le Père. Car le Fils incarné en personne, prince de la paix,
a réconcilié tous les hommes avec Dieu par sa croix, rétablissant l’unité de tous en un seul
peuple et un seul corps. Il a tué la haine dans sa propre chair et, après le triomphe de sa
résurrection, il a répandu l’Esprit de charité dans le cœur des hommes. »
Ainsi, œuvrer à la paix suppose de garantir la sécurité et de la défendre, par le
rétablissement de la justice et la force si besoin.
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
Est-il licite de faire la guerre ?
Avant d’aller plus loin et pour tordre le cou aux idées reçues, prenons le temps de
quelques remarques très générales sur la paix et la guerre dans le monde antique.
Globalement dans la plupart des civilisations du monde antique, bien avant notre ère,
nous observons le souci de justifier la guerre en vue de faire régner la paix qui constitue l’idéal
auquel les hommes aspirent. La paix est un don des dieux et ceux-ci assistent le souverain qui
conduit une guerre présentée comme juste, qu’elle soit défensive ou offensive ; c’est l’ennemi qui
est vil. Les dieux donnent la victoire et les bienfaits de la paix.
On trouve cette idéologie, par exemple, chez les Égyptiens, comme le montre, entre
autres, la prière de Ramsès II au dieu Amon son père durant la bataille de Qadesh ; ou encore
chez les Assyriens sur les palais desquels, à Ninive en particulier, on peut voir des bas-reliefs,
représentant le dieu Assur figuré au-dessus du roi combattant, bandant comme lui son arc : le
roi est figure du dieu. La victoire est d’abord victoire du dieu du vainqueur sur ceux de l’ennemi
dont les statues peuvent alors être emmenées en captivité en même temps que les prisonniers.
La victoire apparaît comme le signe objectif que la guerre était juste.
Dans les cités grecques, ainsi à Athènes aux Ve-IVe siècles av. J.-C., seuls les citoyens sont
soldats car, seuls, ils sont habilités à défendre la terre de la patrie (avec laquelle la communauté
humaine que constitue la cité a un lien de filiation, elle est la Terre Mère), les temples des dieux,
les tombeaux des ancêtres et, plus que tout, les non combattants : femmes, enfants, vieillards. On
trouve cela exprimé dans le serment des éphèbes que prêtent les jeunes gens lors du service
militaire. La défense de la cité est une question de survie et de défense des valeurs ; la guerre est
donc toujours considérée comme juste. La mort au combat, « la belle mort », est source de gloire
et de survie dans la mémoire collective, comme le montrent les oraisons funèbres prononcées
chaque année au monument aux morts de la cité, notamment celle prononcée par Périclès en
l’honneur des morts de la première année de la guerre du Péloponèse.
Chez les Romains, dans les temps les plus anciens, la guerre est déclarée en observant
des rites précis, régis par la ius fetiale, et après avoir consulté les dieux. La volonté de conduire
une guerre juste, approuvée par les dieux, est constante et nécessaire pour obtenir la victoire.
Quand les échecs et les défaites semblent indiquer le contraire, le plus urgent est de consulter les
dieux et de se les concilier. Ce fut le cas durant la deuxième guerre punique alors que les
Carthaginois ravageaient l’Italie et qu’Hannibal arriva jusqu’aux portes de Rome.
Il ne faut pas confondre les guerres contre les ennemis extérieurs, généralement présentées
comme justes, même s’il s’agit de guerres de conquête (ainsi les Romains ont-ils conquis la Grèce
en combattant contre les souverains macédoniens au nom de la défense de la « liberté des
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
Grecs » dont ils se présentaient comme les champions) et les guerres civiles qui déchirent la cité
et sont fratricides. Pour les Grecs la stasis est la pire des choses ; les guerres civiles sanglantes
qui ont déchiré Rome durant le dernier siècle de la République sont ressenties, qu’elles qu’en
furent les causes réelles, comme injustes et dues à l’ambition et à la soif de pouvoir de chefs
militaires plus ou moins démagogues, même si certains ont parfois défendu des causes justes
(redistribution des terres, lutte contre les pirates …).
Mais quand émerge le christianisme, l’empire romain est en paix : Auguste a fermé les
portes du temple de Janus et fait ériger, à Rome, l’Autel de la Paix. La Pax Romana, la Pax augusta
est une réalité. Seules les provinces impériales (généralement aux frontières ou dans des
régions mal sécurisées) comportent des légions ; il n’y en pas dans les provinces sénatoriales.
Cette paix règne globalement jusqu’au IIIe siècle (à part la conquête de la Dacie par Trajan, v.
110-115 ; la résistance aux attaques des Quades et des Marcomans sous Marc-Aurèle vers 180 ;
et le cas particulier des « guerres juives » : en Judée 70 et 135 ; révoltes de juifs dans la diaspora
orientale sous Trajan). La conjoncture internationale change au IIIe siècle : pression et attaques
de Barbares le long de la frontière rhéno-danubienne, de la mer du Nord et de la Baltique à la
mer Noire ; pression et attaques des Perses sassanides (qui ont renversé les Parthes) sur la
frontière orientale. L’empire est en position défensive.
C’est dans ce contexte et cette conjoncture qu’il convient de situer les chrétiens et les
positions qu’ils peuvent avoir élaborées sur la guerre.
Les « premiers chrétiens », c’est-à-dire ceux de la fin du Ier et du début du IIe siècle (après il faut
parler des « chrétiens des premiers siècles », grosso modo jusqu’aux Ve-VIe s.) ne se posent pas le
problème de la guerre : ils vivent dans un empire en paix (le cas des chrétiens de Judée issus du
judaïsme est particulier, et ils ont quitté Jérusalem au moment du siège en 70) ; les chrétiens
sont d’ailleurs très peu nombreux dans l’Empire et sans doute encore plus minoritaires dans
l’armée.
Les chrétiens, comme le prouvent les textes de Pierre, Paul, Clément de Rome, de l’À Diognète, de
Tertullien et bien d’autres, ne contestent pas la légitimité des autorités politiques et font preuve
de loyauté civique. C’est un argument que l’on trouve constamment invoqué ; ils prient pour
l’Empire, l’empereur, les autorités, même quand ils sont persécutés. Ils ne contestent pas
davantage les décisions concernant la guerre quand il y en a. Quand le problème se pose au IIIe
siècle, c’est la défense de l’Empire qui est en cause. Ils peuvent alors conduire une réflexion sur
les origines des malheurs du temps.
Petit à petit il y a des soldats chrétiens ; porter les armes, combattre et être appelé à tuer
éventuellement ne semble pas faire problème. Les chrétiens, au IIIe siècle, sont en partie assez
bien intégrés dans la société quand cela ne met pas en cause leur foi ou leur morale, et ne les
oblige pas à participer au culte des dieux. Certains se montrent intransigeants et rigoristes :
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
dans le traité De corona, Tertullien, devenu montaniste (hérétique aux yeux de la Grande Église)
défend, non face à l’État, mais devant les autres chrétiens qui jugent sa conduite excessive, un
soldat africain qui refuse de mettre une couronne et se dépouille de ses insignes militaires lors
d’une cérémonie officielle. Dans le traité Sur l’idolâtrie, il déclare qu’aucun métier n’est
compatible avec le christianisme. Ce n’est cependant pas la position de l’Église catholique qui,
néanmoins, demeure réservée envers l’État et les valeurs communes.
On connaît quelques cas de refus de porter les armes - tel celui de Maximilien de Tébessa,
objecteur de conscience, en 295 - qui ont conduit au martyre pour insubordination : fils de
militaire, il était à cette époque tenu de servir dans l’armée ; il objecte que le sacramentum qu’il a
reçu (le baptême) lui interdit de prêter le serment (sacramentum) militaire, qui est un acte
religieux puis qu’il implique les dieux de Rome et l’empereur ; les deux serments d’allégeance
sont incompatibles. Le proconsul lui fait remarquer qu’il y a beaucoup de chrétiens dans
l’armée ; il est condamné pour son refus de service, non pour son aveu de christianisme. En 299
(ou 301), des mesures d’épuration de l’armée commencent, précédant les mesures qui
aboutissent à la persécution générale de 303. Les soldats chrétiens – cela concerne
essentiellement les officiers – sont mis en demeure d’abandonner leur religion ou de quitter
l’armée. Néanmoins les Passions de martyrs militaires connues, de la période 295-303, montrent
qu’ils sont condamnés essentiellement sur des chefs d’inculpation militaires.
Il n’y a pas, en règle générale, de rejet de la fonction militaire au nom du « Tu ne tueras pas ». Les
chrétiens ont même largement développé le thème du croyant miles Christi et de la militia
Christi.
Avec Constantin, empereur militaire dont on nous rapporte l’expérience de conversion dans le
cadre d’une bataille, qui réfère au Christ sa victoire (« Par ce signe tu vaincras ») et qui place le
chrisme (le X –chi – et le P – rhô, les deux premières lettres grecques de Christos) sur son
étendard (le labarum) se développe une théologie chrétienne de la victoire, qui assume en partie
les éléments traditionnels romains.
C’est alors qu’Eusèbe de Césarée formule une théologie politique, qui est aussi une
théologie de l’histoire, qui permet de penser l’Empire romain dans le plan de Dieu, dans
l’économie du salut. Méditant sur la concomitance entre le règne d’Auguste et l’incarnation du
Logos, il écrit : « Un Dieu unique était proclamé à tous et en même temps une royauté unique,
celle des Romains, s’établissait florissante chez tous, cependant que l’inimitié des nations … était
détruite d’un seul coup. […] C’est en même temps que l’erreur des démons était réfutée, que la
haine et l’inimitié des nations était réfutée et que le Dieu unique et l’unique connaissance de
celui-ci étaient proclamés à tous, en même temps qu’une seule royauté prévalait chez les
hommes, en même temps que tout le genre humain était ramené à la paix et à l’amitié, que tous
se déclaraient mutuellement frères … Comme issus d’un seul Père, le Dieu unique, comme les
enfants d’une seule mère, la piété véritable, ils se saluaient et s’accueillaient mutuellement dans
la paix … » Eusèbe voit là l’accomplissement des prédictions des prophètes telles que : « Ils
changeront leurs glaives en charrues, leurs lances en faux ; une nation ne ceindra plus le glaive
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
contre une nation et ils ne s’exerceront plus à la guerre (Isaïe 2, 4) » ( Louanges de Constantin,
XVI, 1-7). Pax romana ! Pax christiana désormais.
En 410, quand Rome est prise par les Goths, le choc est terrible pour tous ; une réflexion
chrétienne sur le sens de l’événement est formulée : vision pénitentielle de Jérôme, vision
spirituelle des deux cités chez Augustin. La Cité de Dieu est la cité des hommes vivant selon la loi
de Dieu, en intégrant toutes les valeurs de la cité des hommes mais en les dépassant :
« La cité terrestre qui ne vit pas de la foi, elle, recherche la paix temporelle ; c’est l’unique but
qu’elle se propose, dans la concorde qu’elle tâche d’établir parmi ses citoyens […] Mais la cité
céleste, ou plus exactement cette part de cette Cité qui est étrangère ici-bas et qui vit de la foi,
elle, ne se sert de cette paix que par nécessité, dans l’attente que tout ce qu’elle contient de
mortel passe. […] La cité céleste use donc, durant son pèlerinage, de la paix temporelle et des
choses qui sont attachées à notre nature mortelle. Elle se réjouit lorsque les hommes vivent en
bonne intelligence. Elle rapporte cette paix terrestre à la céleste qui est seule la vraie paix … et
qui consiste en une union suprême dans la jouissance mutuelle de tous en Dieu. Voyageuse dans
la foi, la cité de Dieu possède ici-bas une telle paix et elle vit de la foi avec justice lorsqu’elle
rapporte à l’acquisition de cette paix tout ce qu’elle accomplit de bonnes œuvres en ce monde,
tant à l’égard de Dieu que du prochain : car la vie de la cité est une vie sociale » ( Cité de Dieu,
XIX, 17)
La notion de guerre juste n’est pas d’abord une notion chrétienne. Il semble que
l’un des premiers à l’avoir utilisée soit Cicéron dans le De officiis. Pour le célèbre avocat
romain, une guerre, pour être juste, doit être la réponse à une invasion ennemie ou la
vengeance de torts subis. En matière de justice et d’injustice, saint Ambroise introduit
un argument nouveau qui va modifier la perspective. Pour l’évêque de Milan, il y a deux
façons de pécher contre la justice : « l’une, c’est de commettre un acte injuste, l’autre
c’est de ne pas venir au secours d’une victime d’un injuste agresseur » (De Officiis I,29).
Avant d’aller plus loin dans la notion de guerre juste et pour ne pas se méprendre
sur les termes, il convient de bien s’entendre sur la notion de justice. Comme le rappelle
Benoît XVI dans son message de carême 2010, la justice c’est « rendre à chacun ce qui lui
est dû. » Or, fondamentalement, qu’est-ce qui est dû à l’homme, sinon le développement
intégral de sa personne humaine. Très concrètement, tel est l’étalon de mesure d’une
guerre juste. Et cet étalon vaut pour les deux aspects de la guerre, à savoir le but et les
moyens. Cela suppose donc un préalable nécessaire : qu’est-ce qui est dû à l’homme pour
son développement intégral ? En d’autres termes, la justice dépend intrinsèquement de
l’éthique qui la sous-tend. Or l’éthique, la morale, a pour vocation de conduire à ce que
l’on pense être bon pour l’homme.
Ainsi, reprenant Cicéron et saint Ambroise, saint Augustin (considéré comme le
premier théoricien de la guerre juste) peut conclure : « Mais, dira-t-on, le sage
n'entreprendra que des guerres justes. Eh ! N’est-ce pas cette nécessité même de prendre
les armes pour la justice qui doit combler le sage d'affliction, si du moins il se souvient qu'il
est homme ? Car enfin, il ne peut faire une guerre juste que pour punir l'injustice de ses
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
adversaires, et cette injustice des hommes, même sans le cortège de la guerre, voilà ce
qu'un homme ne peut pas ne pas déplorer. Certes, quiconque considérera des maux si
grands et si cruels tombera d'accord qu'il y a là une étrange misère. Et s'il se rencontre un
homme pour subir ces calamités ou seulement pour les envisager sans douleur, il est
d'autant plus misérable de se croire heureux, qu'il ne se croit tel que pour avoir perdu tout
sentiment humain. » (De Civ. Dei. XIX, 7)
La guerre juste est donc un acte de vengeance au sens biblique du terme, c’est-àdire ‘rétablir la justice’. Or, dans la Bible, le verbe venger n’a toujours que Dieu pour
sujet. Car la vengeance, c’est-à-dire la justice, n’appartient qu’à Dieu. Ainsi donc, tout
acte de guerre dite juste est un acte divin en faveur de la justice et donc de la paix,
puisque celui qui vit dans la paix a ce qui lui est dû. La justice est intimement liée à la
paix, puisqu’elle est un ordre des choses. Chacun ayant son dû est en paix. Ce qui
suppose que chacun accepte ce qui est son dû. La jalousie et l’envie sont, pour cette
raison, facteurs de troubles.
Du lien entre justice et paix ressort inévitablement que la guerre ne peut servir
que la justice et donc n’avoir pour finalité que la paix, c’est-à-dire le retour à l’ordre des
choses en rendant ce qui est dû à qui en a été spolié. Peut-être est-ce pour cela que la
guerre n’est pas proscrite dans l’Évangile et qu’elle est relativement présente dans
l’Ancien Testament. Saint Augustin, dans sa lettre 138, 2 dit du reste : « Si la morale
chrétienne jugeait que la guerre est toujours coupable, lorsque dans l’Évangile des soldats
demandent un conseil pour leur salut, on aurait dû leur répondre de jeter les armes et
d’abandonner complètement l’armée. Or on leur dit (Lc 3,14) : ‘Ne brutalisez personne,
contentez-vous de votre solde.’ Leur prescrire de se contenter de leur solde ne leur interdit
pas de combattre. »
La guerre en soit n’est donc pas un péché. Ce qui la rend peccamineuse c’est sa
finalité et les moyens employés. C’est ici qu’intervient, dans un très court article (II-IIae
q40,a1), le docteur angélique. Et de fait, ce qui peut justifier la mort donnée ce n’est ni la
justice, ni la défense d’un ordre à sauvegarder, mais la charité. C’est-à-dire, ici, le Bien
Commun. Ce qui suppose d’avoir une notion juste du Bien Commun. Mais ce n’est pas ici
le lieu de développer ce pilier de la doctrine sociale de l’Église.
À la question « Y a-t-il une guerre qui soit licite ? », saint Thomas répond donc:
Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises :
1- l’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre. Il n’est pas
du ressort privé d’engager une guerre, car elle peut faire valoir son droit au
tribunal de son supérieur. […] Parce que le soin des affaires publiques a été confié
aux princes, c’est à eux qu’il appartient de veiller au bien public de la cité […]. De
même qu’ils le défendent licitement par le glaive contre les perturbateurs du
dedans quand ils punissent les malfaiteurs (Cf. Rm 13,4) ; de même aussi, il leur
appartient de défendre le bien public par le glaive de la guerre contre les ennemis
du dehors. C’est pour cela qu’il est dit aux princes dans le Ps 82,4 : « Soutenez le
pauvre et délivrez le malheureux de la main des pécheurs. »
2- Une cause juste. Il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de
quelque faute.
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
3- Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de
promouvoir le bien ou d’éviter le mal.
Pour répondre aux questions très actuelles, le concile Vatican II dans sa
constitution Gaudium et spes, citée plus haut, précise l’intention des buts et des moyens,
au numéro 79 :
« 2. Considérant cet état lamentable de l’humanité, le Concile, avant tout, entend
rappeler la valeur permanente du droit des gens et de ses principes universels. Ces
principes, la conscience même du genre humain les proclame fermement et avec une
vigueur croissante. Les actions qui leur sont délibérément contraires sont donc des
crimes, comme les ordres qui commandent de telles actions ; et l’obéissance aveugle
ne suffit pas à excuser ceux qui s’y soumettent. Parmi ces actions, il faut compter en
tout premier lieu celles par lesquelles, pour quelque motif et par quelque moyen que ce soit,
on extermine tout un peuple, une nation ou une minorité ethnique : ces actions doivent être
condamnées comme des crimes affreux, et avec la dernière énergie. Et l’on ne saurait trop
louer le courage de ceux qui ne craignent point de résister ouvertement aux individus qui
ordonnent de tels forfaits.
3. Il existe, pour tout ce qui concerne la guerre, diverses conventions
internationales, qu’un assez grand nombre de pays ont signées en vue de rendre moins
inhumaines les actions militaires et leurs conséquences. Telles sont les conventions
relatives au sort des soldats blessés, à celui des prisonniers, et divers engagements de ce
genre. Ces accords doivent être observés ; bien plus, tous, particulièrement les autorités
publiques ainsi que les personnalités compétentes, doivent s’efforcer autant qu’ils le
peuvent de les améliorer et de leur permettre ainsi de mieux contenir, et de façon plus
efficace, l’inhumanité des guerres. Il semble en outre équitable que les lois pourvoient avec
humanité au cas de ceux qui, pour des motifs de conscience, refusent l’emploi des
armes, pourvu qu’ils acceptent cependant de servir sous une autre forme la
communauté humaine.
4. La guerre, assurément, n’a pas disparu de l’horizon humain. Et aussi longtemps
que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale
compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux
gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le
droit de légitime défense. Les chefs d’État et ceux qui partagent les responsabilités des
affaires publiques ont donc le devoir d’assurer la sauvegarde des peuples dont ils ont la
charge, en ne traitant pas à la légère des questions aussi sérieuses. Mais faire la guerre
pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d’autres
nations en est une autre. La puissance des armes ne légitime pas tout usage de cette force à
des fins politiques ou militaires. Et ce n’est pas parce que la guerre est
malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties
adverses.
5. Quant à ceux qui se vouent au service de la patrie dans la vie militaire, qu’ils se
considèrent eux aussi comme les serviteurs de la sécurité et de la liberté des peuples ;
s’ils s’acquittent correctement de cette tâche, ils concourent vraiment au maintien de la
paix. »
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
Concrètement, il devient inacceptable de détruire des nations extérieures sous prétexte
d’agrandir le territoire national alors que le domaine d’application de la guerre juste est
limité à la légitime défense.
En outre, l’Église a toujours reconnu aux individus le droit de se défendre, de
défendre leur famille et leurs biens. Mais la réponse de l’agressé ne doit dépasser la
puissance de l’agression. Les dommages causés par l’agressé ne doivent pas être de
beaucoup supérieurs à ceux qu’il subit, à l’atteinte aux biens qu’il défend.
DILEMME POUR LES MILITAIRES
D’une part les militaires chrétiens doivent être témoins de l’Église et participer à
la paix, d’autre part, ils ont un métier porteur de mort. Notons cette notion
fondamentale : pour le militaire, la sauvegarde du bien commun reste la
légitimation fondamentale de la mise en œuvre des armes.
Le militaire doit avoir le sentiment d’être au service de la paix et non de la guerre. La
légitime défense n’est pas une reconnaissance de la mort mais de la vie que je défends.
Le militaire qui défend sa patrie ne spécule pas sur le nombre de morts qu’il peut causer
chez l’ennemi, mais sur l’importance du bien qu’il défend, sur ce que représentent le
bien commun, la patrie, la culture.
Regarder l’homme avec les yeux de Dieu !
À ce niveau de l’argumentation se situe la position de chacun face à sa conscience.
L’acuité de notre discernement personnel sera fonction de l’éducation préalable
de notre conscience et de notre vie de foi.
Accueillir la paix dans la foi équivaut à entrer dans l’intimité de Dieu. ‘Le Seigneur soit
avec vous’ est la même chose que ‘La paix soit avec vous’. Dans le Nouveau Testament,
‘Paix’ est citée 90 fois et renvoie toujours à une présence de Dieu par le Christ. Il est
comme l’explication ultime de cette paix que cherchait tout l’Ancien Testament. La Paix
est une réalité divine qui comprend la justice, la paix, l’intégrité de la création et une
interdépendance qui sont les dons de Dieu.
L’interdépendance doit se transformer en solidarité fondée sur le principe
que les biens de la Création sont destinés à tous. Aussi, la solidarité nous aide-t-elle à
voir l’autre non comme un instrument, mais comme notre semblable. Et saint Augustin
de dire : « Ce qui est superflu pour les uns est nécessaire pour les autres […] On
possède ce qui ne nous appartient pas quand on possède du superflu. »
Toutefois, si la fraternité est universelle, elle est aussi structurée. Notre lien avec le
monde passe par la patrie. Tout comme Dieu s’est incarné en un endroit et un temps
donnés, nous sommes inscrits dans un temps et un espace précis.
Pourtant la violence existe !
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
Il ne faudrait pas lire cette évidence de charité avec une arrière-pensée utopiste.
Si nous devons tout faire pour que le monde retrouve son harmonie première, il est
indéniable que la route est longue. Il est tout aussi indéniable que ce n’est pas en la
regardant de loin que nous réduirons le chemin qu’il nous reste à parcourir.
En effet, la violence n’est ni à l’origine, ni à la fin du monde. C’est le péché de
l’homme qui brise l’harmonie du monde. Le péché fait entrer la violence au cœur de
chaque relation humaine. Si la vengeance (entendue au sens courant et non biblique)
était permise, où s’arrêterait la violence ?
Pour l’Église, il existe un ordre moral objectif : la paix est dans la tranquillité que l’on
trouve en respectant des structures fondamentales qui s’imposent à tous :
- la justice
- Le don de soi dans l’amour.
Mais cet ordre moral comprend deux principes de réalités incontournables :
- l’homme est limité
- l’homme est pécheur
Que faire alors contre la violence ? Entre le laisser faire et l’angélisme, le Christ
propose une réponse. Il est la réconciliation du monde. En outre, le cœur de la foi
chrétienne est lié à la paix, nous l’avons évoqué. Soyons conscients que par inaction,
nous sommes complices de tous les meurtriers du monde, comme le rappelait saint
Ambroise. Tant que le Christ n’est pas tout en tous, la fraternité fondamentale entre les
hommes ne peut être atteinte. Aussi, la réponse à la violence ne peut se trouver que dans
l’accueil de l’Esprit du Christ.
L’une des grâces fondamentales du chrétien, c’est que par la force de sa foi il peut
arrêter la spirale du mal, parce que les commandements la lui révèlent. Mais chacun
demeure libre donc potentiellement complice. Ce n’est que profondément unis au
Christ que nous pouvons, même les armes à la main, être artisans de paix. La première
étape est donc d’aimer Dieu. La seconde est de vivre de sa Parole, Le laisser vivre en
nous.
Conclusion :
L’Amour seul peut et doit conduire à être éventuellement prêt à faire la guerre.
Saint Paul nous dit de respecter la loi et l’autorité en place (Rm 13,1-2), mais cela ne
veut pas dire de tout accepter. Une théocratie réduirait à néant la liberté de l’homme.
L’expérience de Calvin à Genève l’a douloureusement démontré. Aussi le rôle de l’Église
doit-il être pleinement tenu dans la médiation, l’impulsion de la réflexion. L’idée de
fond est que la guerre est toujours un mal, mais elle peut se révéler être un mieux
possible.
Pour résumer, aux numéros 2308-2309-2313, le CEC aborde la question de la guerre
légitime, avec deux fondamentaux :
- Le principe de base veut que chacun œuvre pour éviter la guerre
- Deuxièmement, on ne peut dénier à un état le droit de légitime défense.
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Le chrétien face à la guerre, quelques éléments de réflexion
Aussi convient-il de définir la légitime défense, condition sine qua non de la guerre
légitime. Elle implique :
- Le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations doit
être durable, grave et certain.
- Tous les moyens d’y mettre fin doivent s’être révélés impraticables ou inefficaces.
- Il faut que soient réunies des conditions sérieuses de succès.
- L’emploi des armes ne doit pas entraîner des maux et des désordres plus graves
que le mal à éliminer.
Le n° 2313 du CEC précise que l’extermination d’un peuple est un péché mortel.
En outre, la guerre ne peut être justifiée si elle se veut punition, vengeance ou
représailles.
Françoise Thélamon, professeur d’histoire du christianisme,
université de Rouen,
Cyril Brun, Délégué général de l’IEPM, membre du GRhis,
université de Rouen
Références
Mgr Dubost ‘Ministre de la paix’
Ch. Aubert, La doctrine chrétienne de la guerre.
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