Russie: huis clos à “Peter”

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Russie: huis clos à “Peter”
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Russie: huis clos à “Peter”
M
ais où es-tu, vie, où es-tu?» demande Natacha,
prisonnière de l’appartement communautaire
qu’elle partage avec une vingtaine de personnes. Après avoir passé cinq mois dans cette
kommunalka de Saint-Pétersbourg où elle avait
loué une chambre pour un reportage, Françoise
Huguier est revenue la filmer. Ici, dans ce système hérité de l’ère soviétique, cette drôle de cohabitation où l’on ne choisit pas ses colocataires, où l’on partage salle de bains et cuisine avec des
gens que l’on n’aime pas, beaucoup se sentent piégés. Trop pauvres pour
habiter ailleurs, ils supportent difficilement un quotidien morne et sans espoir. Françoise Huguier filme en photographe, plans fixes qui montrent la
décrépitude des lieux et gros plans afin de brosser au plus près le portrait de
ces êtres venus de tous horizons aujourd’hui forcés de vivre ensemble.
Ancienne employée des chemins de fer, la belle Natacha aux yeux
obliques n’a plus assez d’argent pour partir. «L’espoir, dit-elle, a disparu pour
longtemps.» Quant à Anatoli, sa retraite ne lui permet plus de s’acheter son
eau de Cologne. Il parle de son père, déporté en Sibérie pour avoir refusé de
devenir «seksot» (délateur), et de sa babouchka, sa grand-mère Sofia, morte
lors du siège de Leningrad. La photo de Sakharov ne le quitte jamais. Sveta,
en ce moment, ne travaille pas, elle a des dettes, elle espère pouvoir bientôt
retourner vendre des bonbons dans la rue. Mais il faut une autorisation. Elle
se fait belle pour «Françoise», maquillage, manucure. Son compagnon de
trente ans, Nicolaï, est mort depuis un an: cancer du poumon. Il est mort ici.
«A l’hôpital, dit-elle, on ne garde pas les cancéreux.»
Il y a une fatalité dans ces destins assemblés. Comme s’ils étaient tombés dans le même piège. Le séjour dans la kommunalka aurait dû être temporaire, il ne se termine que par la mort. «Jadis, rappelle Tania qui n’hésite
pas à assurer qu’elle, elle sait commander, au temps du socialisme, jadis, le
logement était gratuit. » Aujourd’hui, il faut payer. Et seul le misérable arrangement de ce partage est à la portée des paumés souvent coupés des leurs,
que la nouvelle Russie n’a pas intégrés. Un seul avantage à la kommunalka:
l’entraide. Quand quelqu’un est malade, les autres appellent les urgences,
font les courses. Roustam, orphelin de mère, rappelé par son père à «Peter»
– les jeunes disent «Peter», les vieux «Leningrad» – pour y faire ses études,
est maintenant en quatrième année de médecine, couvé par ses voisins, ou
plutôt les voisines. Natacha, la souple Natacha à la peau laiteuse, fait ses
gammes en s’enroulant voluptueusement autour d’une barre de pole
dancing, en soutien-gorge, culotte et talons aiguilles: on rêve sa vie comme
on peut dans un monde sans pitié.
"Kommunalka", de Françoise Huguier, 97 minutes, en salles depuis fin juin.
Et, aux éditions Actes Sud, le livre "Kommounalki"
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© Françoise Huguier/Rapho Eyedea
«
par J o ë l l e O d y
FRANÇOISE HUGUIER RUSSIE, SAINT-PÉTERSBOURG, 2004 Tania à sa toilette dans la salle de bain miteuse qu’elle partage avec d’autres étudiants.
automne 2009 I
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