L`éléphant indien se rêve en dragon chinois

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L`éléphant indien se rêve en dragon chinois
2 | plein cadre
0123
SAMEDI 19 SEPTEMBRE 2015
Dans une usine
de fabrication de
pièces de métal, dans
la banlieue de Calcutta.
RUPAK DE CHOWDHURI/REUTERS
Le moteur
de l’économie
indienne tourne
actuellement plus
vite que celui
de son voisin
chinois.
De quoi alimenter
les ambitions
du sous-continent
de devenir le
« nouvel atelier du
monde ». Mais le
parcours reste
semé d’embûches
L’éléphant indien
se rêve en dragon chinois
D
new delhi - correspondance
ans le très morose tableau
de l’économie mondiale dépeint par l’Organisation de
coopération et de développement
économiques
(OCDE) mercredi 16 septembre, l’Inde se distingue par son dynamisme. La croissance est attendue pour 2015
à 7,2 %, une performance supérieure à celle
de son voisin et rival chinois (6,7 %). Ce principe de distinction, le sous-continent semble
le cultiver.
Ainsi, le « lundi noir » du 24 août fut resplendissant en Inde, à en croire certains responsables politiques. En ce jour d’effondrement des cours boursiers, d’abord en Chine
puis ailleurs dans le monde, le ministre indien des finances, Arun Jaitley, avait une
bonne nouvelle à annoncer : « L’Inde doit tirer les avantages de la dégringolade mondiale
et se transformer en une destination prisée
des investisseurs. » Quelques jours plus tard,
Arvind Panagariya, qui dirige le Niti Aayog,
l’équivalent du commissariat au plan, lui emboîtait le pas en se réjouissant des parts de
marché à l’exportation « potentiellement immenses » dont l’Inde pouvait s’emparer.
Alors que la reprise mondiale se fait attendre et que les pays émergents connaissent
des difficultés, un vent d’optimisme souffle
sur l’Inde. Le pays, qui s’est développé dans
l’ombre de la Chine ces dernières décennies,
verrait-il son heure de gloire arriver ? L’Inde
est l’un des rares pays à ne pas être touché, en
tout cas directement, par le ralentissement
de la croissance de son voisin. Bien au contraire : le pays va bénéficier de la baisse du
cours des matières premières, dont il est net
importateur, contrairement à d’autres
comme l’Indonésie ou le Brésil.
PROMOUVOIR LE « MAKE IN INDIA »
De plus, l’Inde ne dépend pas de la Chine pour
ses exportations, et enregistre même avec
elle un déficit commercial abyssal. La baisse
du yuan ne devrait pas non plus affecter les
entreprises indiennes qui n’ont pas à affronter la concurrence chinoise sur leurs marchés
à l’exportation. L’Inde aurait ainsi l’opportunité de « prendre le relais du moteur de la croissance mondiale », s’est félicité Jayant Sinha, le
secrétaire d’Etat indien aux finances. Au moment où l’économie chinoise semble atterrir,
le premier ministre indien, Narendra Modi,
multipliait les visites à l’étranger pour promouvoir le « make in India », ou comment attirer les industries étrangères dans un pays
qui lui aussi compte une population dépassant le milliard d’habitants, et offre des coûts
du travail attractifs. Mais le pays a-t-il les capacités d’accueillir « l’atelier du monde » ?
« L’Inde, qui peut se vanter de son immense
marché et de ses bas coûts du travail, est devenu l’arène où les entreprises chinoises peuvent transférer leurs capacités de production
en excès ou maintenir de bas coûts de fabrication », écrivait Liu Xiaoxue, chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales, dans le
Global Times daté du 17 août. Mais ces investissements chinois en Inde demeurent timides. Ils n’ont pas dépassé les 0,5 % des investissements directs étrangers ces quinze dernières années, loin derrière ceux de la Suisse
ou de… Chypre. Pour l’instant, les Chinois
n’ont investi que dans les secteurs qui sont
portés par la demande intérieure.
Le fabricant taïwanais de tablettes et de
smartphones Foxconn a ainsi annoncé, en
août, qu’il investirait 5 milliards de dollars
(4,41 milliards d’euros) dans la construction
d’usines au moment où l’Inde connaît sur ce
marché l’une des plus fortes croissances au
monde. Lors de sa visite en Inde en septembre 2014, le président, Xi Jinping, a annoncé
que la Chine investirait 20 milliards de dollars dans le pays au cours des cinq prochaines années, notamment dans des parcs in-
« L’INDE DOIT TIRER
LES AVANTAGES
DE LA DÉGRINGOLADE
MONDIALE
ET SE TRANSFORMER
EN UNE DESTINATION
PRISÉE DES
INVESTISSEURS »
ARUN JAITLEY
ministre indien des finances
dustriels. Mais ces promesses tardent à se
concrétiser.
Dans une interview accordée au Mint en
juin, l’ambassadeur chinois en Inde, Le Yucheng, énumérait les obstacles rencontrés
par les investisseurs de son pays : « L’acquisition des terres est très difficile », « la délivrance
des audits environnementaux doit gagner en
efficacité » et, enfin, les entreprises ont « besoin d’un point d’entrée unique dans l’administration et pas seulement au bureau du premier ministre ». L’occasion de s’industrialiser
est là, mais l’Inde saura-t-elle la saisir ? Il n’est
pas facile de dupliquer dans la démocratie indienne le modèle de croissance chinois. L’un
repose sur les exportations grâce à un réseau
d’infrastructures performant, tandis que
l’autre dépend surtout de sa demande intérieure.
LE « PROBLÈME » DE LA BUREAUCRATIE
Le dragon et l’éléphant peuvent-ils concourir
dans la même catégorie ? « Même si des entreprises étrangères envisagent de construire des
usines en Inde, le manque d’infrastructures et
la faible productivité freinent le décollage Industriel », explique Bhavya Sehgal, directeur
de la zone Asie-Pacifique au cabinet de conseil Frontier Strategy Group. La
main-d’œuvre indienne, plus nombreuse et
moins chère qu’ailleurs, manque de formation. Les entreprises en Inde préfèrent investir dans les machines, comme en témoigne la
baisse de la part des industries à forte inten-
sité en main-d’œuvre dans la production nationale.
Les infrastructures demeurent l’autre éternel problème de l’Inde. Le « Bulldozer », le surnom du ministre indien des transports, Nitin
Gadkari, a hérité à son arrivée au gouvernement en 2014 de 57 milliards de dollars de projets d’infrastructure bloqués. Soit à cause de
problèmes d’acquisitions de terre, ou de retards dans les autorisations administratives.
En dépit de cette situation, le gouvernement a
augmenté ses investissements à hauteur de
11 milliards de dollars cette année. Une décision qui ne résout pas tout. « Nous sommes si
habitués à manquer d’infrastructures que nous
ne voyons même plus le vrai problème : la bureaucratie, qui ralentit tout », écrit Mihir
Sharma, éditorialiste au Business Standard.
Il est plus facile d’exporter des marchandises depuis un port chinois vers l’étranger, que
de vendre dans le nord de l’Inde un produit
sorti d’une usine du Sud. « Les entreprises
étrangères produisent en Chine pour vendre
dans le monde entier, alors qu’elles investissent
en Inde pour tirer profit de la hausse de la demande intérieure sur des secteurs comme les
biens de consommation, ou les biens d’équipement », constate M. Sehgal.
Dans son ambition de devenir le prochain
atelier du monde, l’Inde ne pourra pas bénéficier du même contexte que celui qu’a
connu la Chine. La demande mondiale a fortement baissé depuis les années 2000. « A un
moment où le commerce mondial diminue,
nous devrons renforcer notre marché intérieur de manière à absorber la hausse de production jusqu’à ce que les marchés mondiaux
se redressent », diagnostiquait le gouverneur
de la banque centrale indienne, Raghuram
Rajan, en 2014. Il ajoutait qu’il faudrait attendre « longtemps », avant que l’économie indienne, de 4 ou 5 fois plus petite que l’économie chinoise, la détrône dans son rôle de
« moteur de la croissance mondiale ». La
route vers le « make in India » passe d’abord
par le « make for India ». p
julien bouissou
Dans les milieux d’affaires, l’étoile de Narendra Modi pâlit
« on ne peut pas juste investir sur de
l’espoir. » C’est sur ces mots que Jim Rogers, le célèbre investisseur américain,
cofondateur du hedge fund Quantum
avec George Soros, a décidé de retirer
ses investissements d’Inde, un an et
demi après avoir parié sur les réformes
promises par Narendra Modi, arrivé au
pouvoir en mai 2014.
« Très peu de réformes ont vu le jour »,
a regretté M. Rogers dans les colonnes
du quotidien indien Mint. Ces derniers
mois, le premier ministre indien a dû,
en effet, reculer sur plusieurs réformes,
notamment la loi sur l’acquisition des
terres et l’instauration d’une TVA nationale. Lorsque le premier ministre
veut avancer sur la réforme du travail,
il doit faire face à une levée de boucliers des syndicats qui lui reprochent
de vouloir faciliter les licenciements et
privatiser des secteurs comme celui de
la défense ou des assurances.
Scandales de corruption
Plusieurs syndicats ont organisé une
grève nationale le 2 septembre, même
si ce mouvement n’a pas fait grand
bruit en Inde : 90 % de la population
active travaille dans le secteur infor-
mel, et la plupart des syndicats sont affiliés à des partis politiques.
M. Modi n’a pas profité de ses premiers mois de popularité, au lendemain de sa victoire, pour entreprendre
les réformes promises. Or un an plus
tard, son image est ternie par une série
de scandales de corruption. La ministre indienne des affaires étrangères,
Sushma Swaraj, est soupçonnée
d’avoir aidé l’ancien patron du cricket
en Inde, Lalit Modi, poursuivi pour
blanchiment d’argent, à obtenir un
passeport britannique. Dans ce contexte, le ralentissement de la produc-
tion manufacturière a retenu l’attention des observateurs. M. Modi s’est
engagé, à travers le programme « make
in India », à créer des millions d’emplois dans le secteur industriel, et tout
fléchissement dans ce secteur est
pointé, souligné, interprété… Souvent,
la déception des milieux d’affaires est
à la hauteur de leurs attentes suscitées
par les promesses de M. Modi. Signe de
cette méfiance des investisseurs, l’indice de la Bourse de Bombay, le Sensex,
est actuellement à son plus bas niveau
depuis août 2014. p
j. bo. (new dehli, correspondance)