Le temps vécu dans Mrs Dalloway IV Une mystique du temps vécu 1
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Le temps vécu dans Mrs Dalloway IV Une mystique du temps vécu 1
Le temps vécu dans Mrs Dalloway IV Une mystique du temps vécu 1. L’instant * Creusement de l’instant En concentrant son histoire sur une seule journée, qu’elle raconte heure par heure et même demi-heure par demi-heure, Virginia Woolf révolutionne le genre du roman, habituellement voué au récit de la durée, en le faisant servir au creusement de l’instant (ce qui est plutôt, en littérature, la vocation de la poésie). Une scène peut illustrer cette approche microscopique de la temporalité : celle où l’on suit les pensées de Peter Walsh dans Regent’s Park, p. 136 sq. : S’étant assoupi sur un banc, il se réveille en sursaut en prononçant la phrase : « La mort de l’âme » (p. 136). Cette expression, « épinglant le moment » (p. 138), est associée pour lui au souvenir d’une scène située à Bourton : une conversation où il était question d’un hobereau qui avait épousé sa femme de chambre après lui avoir fait un enfant… Ce premier souvenir en amène d’autres, se rapportant à la suite de cette même journée située trente ans auparavant : il se souvient du dîner, où il était assis à côté de la tante Helena, et où il a vu pour la 1ère fois Richard Dalloway. Il a eu alors « une brusque illumination », un insight qui lui fait deviner l’avenir : « "Elle épousera ce type", se dit-il. » (p. 140) Peter reconstitue alors tous ses souvenirs de cet été des années 1890 au cours duquel s’était joué son destin, car la rencontre de Richard Dalloway allait entraîner une rupture entre lui et Clarissa. Il y a des instants de particulière intensité, comme celui que vit Peter Walsh près de la boîte aux lettres du British Museum : « Des moments comme cela, c’était à vous couper le souffle. […] un de ces moments où tout se rassemble » (p. 263). Mais l’instant peut aussi correspondre à un suspens, à un bref moment de vide, à une stase du flux de conscience, comme il arrive à Peter Walsh quand il sort dans la rue après ses retrouvailles avec Clarissa : « Comme un nuage passe devant le soleil, etc. » jusqu’à « … sans fin, son avenir. » (p. 124-125). Ce passage illustre la volonté de Virginia Woolf de creuser la profondeur de l’instant : le temps que résonne la sonnerie de l’église Saint-Margaret (un coup pour la demi-heure), toute une série d’idées et de sentiments se succèdent dans la conscience du personnage : il associe la sonnerie de cette horloge à Clarissa elle-même en ce qu’elle incarne de régulier, de rassurant ; il a la réminiscence – vague et précise à la fois – d’un moment d’intimité entre eux ; puis il pense à la maladie de Clarissa et l’imagine morte ; enfin, se cabrant contre cette image mentale involontaire, il fait retour sur soi et réaffirme son refus de vieillir. * Instants critiques Il y a ainsi des instants critiques, où une voire plusieurs vies basculent, comme « la fameuse scène, dans le petit jardin près de la fontaine » (p. 67), au cours de laquelle s’est consommée la rupture entre Clarissa et Peter. Cette scène est évoquée d’abord du point de vue de Clarissa (p. 67), puis de celui de Peter, de manière plus détaillée : « La scène finale, la scène terrible, qui, croyait-il, avait plus compté que quoi que ce soit d’autre dans sa vie entière, etc. » jusqu’à : « C’était fini. Il repartit le soir même. Il ne la revit jamais. » (p. 143-145) Peter s’en souvient encore alors qu’il discute et partage des souvenirs avec Sally, lors de la soirée chez Clarissa (p. 311). Il y a aussi des instants d’acmé, de plénitude. C’est ce qu’exprime la citation d’Othello : « Si je devais mourir à l’instant, ce serait à l’instant le bonheur suprême. » (p. 104) Cette phrase revient à l’esprit de Clarissa au moment où elle pense à ce jeune homme (dont lui a parlé Lady Bradshaw) qui s’est suicidé (p. 308). 2. Expériences illuminatives, épiphanies « Qu’est-ce que c’est que cette terreur ? Qu’est-ce que c’est que cette extase ? » (p. 321) Le plus beau moment de la vie de Clarissa, « le moment le plus exquis de sa vie » (p. 105), s’est produit quand Sally Seton l’a embrassée sur la bouche sur la terrasse de Bourton. Cet instant parfait est marqué par l’expérience de la pure présence, exprimée par une phrase : « Elle était là, seule avec Sally. » (p. 106), qui annonce la dernière du roman : « Et justement, elle était là. » 1 Cette faculté de pure présence est ce qui caractérise Clarissa aux yeux de Peter Walsh. Ainsi, parmi ses souvenirs de l’« affreuse soirée » (p. 139) au cours de laquelle Clarissa a rencontré celui qui allait devenir son mari, Peter Walsh se souvient avec gratitude du moment où Clarissa est venu le chercher pour aller faire du bateau sur le lac au clair de lune : « Et il se retourna, et Clarissa était là. » (p. 142) Selon Peter Walsh, cette présence est un véritable don que possède Clarissa : « Avec ce don, ce don extraordinaire, etc. » jusqu’à « Elle avait de la présence. Juste, elle était là. » (p. 160) Le personnage de Clarissa possède un tempérament mystique qui la rend sensible aux expériences illuminatives, aux brèves extases qui parsèment la vie quotidienne. Cette sensibilité extatique s’enracine dans l’expérience de l’amour, et plus précisément de l’amour homosexuel. Voir p. 100 sq. à partir de « elle était certaine de ressentir à ce moment-là ce que ressentent les hommes. » Noter les expressions « C’était une brusque révélation » (id.), « c’est une sorte de ravissement » (p. 101) et la magnifique description de l’instant d’extase, avec l’image de l’allumette dans un crocus : « dans l’espace de cet instant, elle avait eu une illumination, etc. » (id.) 3. Continuité du temps * Dynastie La continuité d’un temps qui dépasse et inclut la durée d’une vie individuelle, est d’abord fondée par la famille, la filiation. L’individu appartient à une lignée, qui le dépasse en arrière (ses ancêtres) et en avant (ses enfants) : Clarissa pense à sa fille Elizabeth (à propos de bijoux et de l’idée qu’elle ne doit pas trop la gâter), puis immédiatement après à ses racines familiales : « elle qui appartenait à ce monde, elle dont les ancêtres fréquentaient la Cour, déjà, sous la dynastie des George » (p. 64). Participer au temps, c’est participer à la vie (comme fait Clarissa), ce que refuse de faire Septimus après le traumatisme de la guerre (ou plutôt la grave dépression post-traumatique qui se déclenche cinq ans plus tard), notamment en refusant d’avoir des enfants : « On ne peut pas mettre des enfants au monde dans un monde tel que celui-ci. » (p. 178). Faire des enfants, c’est s’inscrire dans une continuité du temps au-delà da la vie individuelle : « cette vie que vos parents vous ont remise entre les mains pour que vous la viviez jusqu’au bout » (p. 308). (cf. texte de Rabelais dans Gargantua : éloge de la filiation). * Civilisation La continuité d’un temps inclusif – celui de toute une société, voire d’une civilisation –, est sous-jacente au moment ponctuel où se situe le présent de l’histoire : ainsi le passage de l’automobile officielle dans Bond Street est un « symbole que sauront reconnaître les archéologues curieux, etc. » (p. 79). Effectivement, cette automobile (où se trouve la reine, le Prince de Galles ou le Premier Ministre), qui éveille des sentiments patriotiques unanimes chez les passants, représente les institutions et l’idéologie : « de parfaits inconnus échangèrent un regard et se mirent à penser aux morts ; au drapeau ; à l’Empire » (p. 81). L’Etat et la nation, c’est ce qui fonde le temps collectif de l’Histoire : les règnes, les guerres, les révolutions… ce qui fournit des dates dans les livres d’histoire. À ce temps macroscopique, Virginia Woolf oppose le temps microscopique des individus et de la vie intérieure faite de minuscules événements versatiles dont la suite forme l’identité individuelle : ainsi l’histoire du couple formé par Septimus et Rezia, dont le chemin croise celui de la voiture officielle. Les lieux représentent également la stabilité du monde humain (la civilisation, dirait Peter Walsh), qui soutient la versatilité du temps vécu, celui de la conscience. Ainsi, Peter Walsh, repensant à sa rupture avec Clarissa, s’étonne d’avoir pu y survivre : « Et pourtant, on finissait par se remettre. Et pourtant, la vie savait ajouter un jour à un autre jour. Et pourtant, pensait-il en bâillant et en regardant autour de lui, Regent’s Park avait très peu changé depuis qu’il était petit garçon, à part les écureuils […] » (p. 145). * Temps géologiques Par moments affleure l’idée que l’humanité participe d’un temps immémorial qui remonte à la préhistoire : le temps où il y avait des mammouths sur l’emplacement de Londres ; celui de l’arrivée des premiers occupants de ces collines, à l’époque romaine. Voir l’épisode de la mendiante qui chante à l’entrée du métro de Regent’s Park (p. 167-169). La conscience humaine repose sur un fondement ontologique : un temps cosmique qui est celui de l’univers sans les hommes, c’est-à-dire du ciel et de la terre. Ce fondement mystique de la conscience individuelle affleure dans l’expérience de la solitude extrême et de la déréliction, telle que l’éprouve Lucrezia dans 2 Regent’s Park : « Il n’y avait personne, etc. » jusqu’à la fin du § (p. 88-89). Elle ressent alors ce que c’est que la nuit et ce qu’était le monde avant que les hommes ne l’habitent : « lorsque toutes les frontières sont abolies, et que le pays retrouve son aspect ancien, tel qu’il apparut aux Romains, etc. » Mais ce temps universel qui transcende l’individu et même l’humanité, peut aussi être éprouvé sur un mode euphorique. C’est l’expérience faite par Elizabeth lors de son escapade dans le Strand : alors qu’elle goûte à l’ivresse de la liberté et imagine son avenir en sentant naître une vocation (p. 242-243), elle croise une fanfare : « Et tout d’un coup, il y eut des trompettes, etc. » (p. 244 jusqu’au bas de la p. 245) : l’avancée inexorable du temps est comparée à celle d’un glacier, la mutabilité de toute chose est figurée par le mouvement des nuages dans le ciel. 4. La Communion des Saints * Le partage entre la mort et la vie (Septimus Warren Smith et Clarissa Dalloway) Le sens allégorique du roman réside dans sa structure même : un partage se fait entre la vie, incarnée par Clarissa, et la mort qui se trouve exclue à mi-parcours du roman, étant assumée par un maudit qui s’immole : « Elle en avait réchappé. Mais ce jeune homme, lui, s’était tué. » (p. 308). Par ce geste expiatoire, sacrificiel, le suicidé fait sortir la menace de la mort de la sphère de la vie (représentée par la maison des Dalloway, symbole en petit de toute la société anglaise). Il s’est tué, pense Clarissa, afin que les autres puissent continuer à vivre : « Eux (toute la journée elle avait pensé à Bourton, à Peter, à Sally), ils vieilliraient. » (p. 307) Ce suicidé christique, par son immolation, permet aux autres hommes de communier dans la participation à la vie (c’est le sens de la soirée chez les Dalloway). C’est un partage, comme celui qui s’opère entre les mérites et les peines dans la Communion des saints. Le moment-clé du roman est donc celui où convergent les deux itinéraires de Clarissa et de Septimus, quand les Bradshaw expliquent aux Dalloway qu’ils sont en retard à leur réception à cause du suicide d’un patient du docteur : « Oh, pensa Clarissa, au milieu de ma soirée, la mort qui fait irruption » (p. 306). On comprend alors que ces deux personnages – Clarissa et Peter – incarnent des principes opposés : Eros et Thanatos, l’instinct de vie et la pulsion de mort (c’est l’objet de la méditation solitaire de Clarissa retirée un moment dans le petit salon, p. 306-309). L’histoire de Septimus et de Lucrezia Warren Smith illustre un sentiment tragique du temps, qui est écarté par le roman au profit de la perception optimiste de Clarissa. Celle-ci refuse précisément, dès sa jeunesse (la mort accidentelle de sa sœur, écrasée par un arbre), la conception tragique du temps, considérant que c’est là un moyen de défier les dieux méchants, qui se plaisent à envoyer des malheurs aux hommes. Voir p. 162164, à partir de « Bizarrement, c’était l’un des êtres… ». Peter Walsh explique le caractère de Clarissa à partir du traumatisme fondateur qu’a représenté la mort accidentelle de sa sœur Sylvia. Face à l’expérience tragique de Septimus, Clarissa incarne le consentement au temps qui passe, l’acceptation de la vie qui empêche que le passage du temps ne soit qu’un compte à rebours qui nous rapproche de la mort : « Malgré tout, qu’à un jour succède un autre jour ; mercredi, jeudi, vendredi, samedi. Qu’on se réveille le matin ; qu’on voie le ciel ; qu’on se promène dans le parc ; qu’on rencontre Hugh Withbread ; puis que soudain débarque Peter ; puis ces roses ; cela suffisait. Après cela, la mort était inconcevable… » (p. 223). Ces pensées sont interrompues par l’apparition de sa fille, Elizabeth. Consentir au temps, à la condition mortelle de l’homme, c’est vivre le vieillissement non comme une malédiction, mais comme la condition même du bonheur : « Chose étonnante, incroyable, elle n’avait jamais été aussi heureuse. Rien ne pouvait être assez lent ; rien ne pouvait durer trop. Nul plaisir ne pouvait égaler […] celui d’en avoir terminé avec les triomphes de la jeunesse, de s’être perdue en tentant de vivre […] » (p. 309). * « elle adorait la vie » (p. 163) Clarissa Dalloway est un personnage allégorique qui représente la vie et l’acceptation de la vie. L’idée apparaît dans le roman en même temps que Big Ben y retentit pour la 1ère fois : « Dieu seul sait la raison pour laquelle nous l’aimons tant, etc. (jusqu’à la fin du §) » (p. 63) Cette vie se confond à cet instant avec la ville. Clarissa éprouve et se confond avec la vitalité du mois de juin qui se fait ressentir dans Saint James’s Park et dans tout Londres ; cette vitalité de sa jeunesse qu’elle a gardée intacte au fond d’elle : voir la parenthèse, p. 66 : « (Juin avait fait sortir toutes les feuilles sur les branches. […] Danser, monter à cheval, comme elle avait aimé tout cela.) » 3 Son goût pour l’organisation de réceptions mondaines n’est pas du snobisme, mais traduit son amour de la vie : « ce qu’elle aimait, c’était tout simplement la vie. » (p. 221) Clarissa s’interroge, pendant sa sieste, sur cet amour de la vie (p. 222-223). Ses soirées, où elle fait se rencontrer les gens, sont une offrande. Clarissa incarne tellement le principe de vie qu’elle ne peut vieillir : « Mais la force vitale indomptable qui piétine les foules, etc. » (p. 118). Elle ne peut même envisager de mourir : elle a le sentiment qu’elle continuera d’exister après sa mort : « pourtant, en un sens, dans les rues de Londres, dans le flux et le reflux, ici et là, elle survivrait, etc. » jusqu’à « elle-même » (p. 69-70). C’est Peter Walsh qui perçoit le mieux cette vitalité communicative de Clarissa : quand il pense à la démarche faite par Clarissa, de lui écrire une courte lettre sitôt qu’il était parti de chez elle, le matin, afin qu’il la trouve le soir à son hôtel, il se dit : « il y avait en elle un fil de vie qui dépassait tout ce qu’il avait pu connaître en matière de force, de résistance, de pouvoir de surmonter les obstacles et de la mener triomphalement au but. » (p. 268) 4