le courant de conscience dans Mrs Dalloway 1. Comment le

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le courant de conscience dans Mrs Dalloway 1. Comment le
Le temps vécu dans Mrs Dalloway I
Le temps vécu par une conscience : le courant de conscience dans Mrs Dalloway
1. Comment le roman est écrit
Etude narratologique : une manière innovante de raconter une histoire
a) La focalisation interne
La totalité du récit (ou peu s’en faut1) est faite en « vision avec », c’est-à-dire que ce qui est raconté, c’est ce
qui est perçu (vu, entendu, senti, pensé…) par un personnage. La grande innovation de Virginia Woolf, c’est
que la focalisation interne ne se limite pas aux perceptions des sens, mais inclut les pensées du personnage,
ou plutôt ses états de conscience, tout ce qui traverse son esprit : idées, réflexions, souvenirs… qui
s’entremêlent aux perceptions sensibles.
Exemple : Le portrait moral de Peter Walsh est tracé par lui-même, au moment où il pense à son passé en
s’interrogeant sur sa vie, p. 125 sq. à partir de « Il n’était pas vieux… ». On est alors (malgré le récit à la 3e
personne) en « vision avec », dans la conscience même du personnage : il se débat avec l’idée d’être un raté
et d’être vieux, tout en marchant dans la rue et en observant ce qui l’entoure : la statue du duc de Cambridge,
un défilé de garçons en uniformes qui portent une gerbe sur la tombe du soldat inconnu (p. 126), la statue de
Gordon (p. 127)… Il suit une femme dans la rue, puis décide d’aller se reposer à Regent’s park, tout en
continuant à faire en pointillés son autobiographie : « Venant […] d’une vieille famille anglo-indienne,
etc. » (p. 132). Il repense à son enfance et à sa jeunesse, aux séjours à Bourton, tout en fumant un cigare,
assis sur un banc à côté d’une nourrice (p. 133).
L’originalité de la technique narrative de Virginia Woolf consiste à raconter presque constamment en
focalisation interne, mais en passant d’un personnage à un autre : on est tantôt dans le point de vue de
Clarissa, tantôt dans celui de Peter Walsh, tantôt dans celui de Rezia, etc. Le récit adopte même parfois le
point de vue d’un personnage secondaire voire d’un simple figurant qui ne fait que passer dans l’histoire
(par exemple, lors de la scène initiale dans Saint James’s Park, quand apparaît l’avion). Certaines scènes
sont racontées selon le principe d’une alternance de point de vue
- entre deux interlocuteurs (technique du dialogue en « champ contre champ ») : c’est ainsi qu’est racontée
la scène des retrouvailles entre Clarissa et Peter,
- entre plusieurs protagonistes : par exemple, le déjeuner chez Lady Bruton est raconté avec une rotation de
la focalisation entre Lady Bruton elle-même, Miss Brush sa secrétaire et ses deux invités, Hugh Withbread
et Richard Dalloway.
b) Les discours rapportés (direct, indirect, indirect libre, narrativisé)
La généralisation de la focalisation interne à la presque totalité du récit va de pair avec une utilisation
massive des discours rapportés. La voix du narrateur se confond très souvent avec celles de ses personnages,
soit qu’ils dialoguent, soit (le plus souvent) qu’il s’agisse de la voix intérieure de la pensée définie, selon la
formule de Platon, comme « dialogue invisible et silencieux de l’âme avec elle-même ».
Voir, par exemple, l’ouverture du roman :
La 1ère phrase est au discours indirect : « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. » (p.
61) Mais dès le 2nd §, le lecteur ne sait plus si c’est le narrateur qui parle ou s’il rapporte, au discours indirect
libre, les pensées de l’héroïne : « Car Lucy avait bien assez de pain sur la planche. » (id.)
Le discours indirect libre permet de mélanger la narration et les dialogues et de passer insensiblement des
pensées d’un personnage, rapportées sous forme de monologue intérieur, à un échange de paroles entre deux
ou plusieurs personnages. Exemple, p. 64-65 : Clarissa, entrant dans St James’s Park, voit arriver Hugh
Withbread ; leurs premières paroles sont rapportées au discours direct, puis la suite du dialogue, entremêlé
aux pensées de Clarissa, est rapportée au discours indirect libre : « Ils venaient d’arriver à Londres, etc. »
jusqu’à la fin du §, p. 66.
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Par exemple, le portrait de Septimus Warren Smith lors de sa 1 ère apparition dans le récit (p. 77) est fait en focalisation zéro.
Autre exemple : au moment où Peter Walsh s’endort sur un banc de Regent’s Park, le narrateur omniscient prend brièvement le
relai de la focalisation interne nécessairement interrompue par le sommeil, pour décrire la nourrice assise à côté de lui (p. 134).
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c) Le narrateur omniscient
La narration par le biais du courant de conscience présuppose que la conscience des différents personnages
est absolument transparente pour un narrateur omniscient, qui assume secrètement la cohésion de l’ensemble
du dispositif.
Ce narrateur est omniscient en ce qu’il connaît tout de ses personnages : leurs pensées actuelles et leur vie
passée. Par exemple, l’histoire personnelle de Septimus est présentée par ce narrateur extérieur à l’histoire :
à partir de la page 170 (« Ils traversèrent donc, Mr et Mrs Septimus Warren Smith… »), le couple est décrit
de l’extérieur. Le portrait physique de Septimus est d’abord fait en focalisation externe (« A le regarder, il
avait l’allure d’un employé de bureau… » jusqu’à la fin du §, p. 171) ; puis son histoire est racontée par un
narrateur omniscient (p. 172 sq.) : son départ de chez ses parents, à Stroud, pour venir tenter sa chance à
Londres ; son amour pour Miss Isabel Pole, sa professeur de littérature ; son travail de bureau chez Sibley et
Arrow-Smith, commissaires-priseurs, courtiers et agents immobiliers ; son engagement dans la guerre (en
France, dans les tranchées) ; la mort d’Evans ; sa rencontre avec Lucrezia, à Milan, où il est cantonné au
moment de l’Armistice ; leurs fiançailles ; les symptômes post-traumatiques : accès de panique, anesthésie
affective (« il ne ressentait rien » répété en leitmotiv p. 175-176) ; le mariage ; le retour en Angleterre et au
bureau… A partir de là, le récit reprend nettement la forme de la focalisation interne, ce qui rend plus
pathétique le récit de la dépression nerveuse de Septimus.
Ce narrateur omniscient ne tient pas de discours en son nom propre (vs Balzac) mais assure la « fonction de
régie », c’est-à-dire, principalement, le passage de la focalisation interne d’un personnage à un autre, qui
détermine la structure globale du récit. Le passage d’un personnage à un autre coïncide souvent avec
l’entrecroisement de différents itinéraires personnels en un même lieu (comme Regent’s Park).
Voir par exemple les transitions entre le point de vue de Peter Walsh d’un côté, et ceux de Lucrezia et
Septimus Warren Smith de l’autre :
- p. 145 : Peter voit une petite fille heurter une dame, puis cette dame, qui relève et console l’enfant, s’avère
être Lucrezia.
- p. 167-169 : c’est la description d’une mendiante chantant à l’entrée de la station de métro de Regent’s
Park qui fait passer, en sens inverse, du courant de conscience de Peter Walsh à celui de Lucrezia.
Ou alors, c’est un événement extérieur, perçu par plusieurs personnes à la fois, qui sert de « cheville » pour
passer d’une focalisation à une autre. Exemple : l’explosion de moteur d’une automobile dans la rue, p. 76,
permet d’articuler les deux premières grandes séquences du roman : la première, où l’on suit Clarissa de
chez elle jusque chez le fleuriste Mulberry’s, et la seconde, qui montre les réactions des passants au passage
d’une voiture officielle.
Le narrateur omniscient reprend ses droits dans la dernière séquence du roman, le récit de la réception chez
les Dalloway, afin de diriger comme une symphonie l’ensemble des personnages réunis pour le finale en
passant de l’un à l’autre. Il dresse tour à tour leur portrait, usant de ses prérogatives de narrateur omniscient :
il connaît le passé et les pensées secrètes de chacun. Il fait circuler la focalisation interne entre eux tous,
adoptant successivement le point de vue des principaux protagonistes (Peter, Clarissa, Sally Seton) sur les
autres.
d) La démultiplication des points de vue
Mais en même temps, ce narrateur qui voit à l’intérieur de l’esprit de ses différents personnages est un
narrateur discret, effacé, qui s’est délesté (comme son héroïne, lorsqu’elle se dit : « Elle ne dirait plus jamais
de personne, il est ceci, il est cela. », p. 68) de tout savoir extérieur et surplombant sur ses personnages.
Ainsi, les portraits des personnages ne sont pas assumés par le narrateur, mais ils sont faits en focalisation
interne, par des personnages du roman. Par exemple, le premier portrait de Clarissa est fait du point de vue
de son voisin de Westminster : « Une femme charmante, se dit Scrope Purvis, etc. » (p. 62). Le portrait de
Sally Seton (à l’époque de Bourton, dans les années 1890) est d’abord fait du point de vue de Clarissa, qui
était amoureuse d’elle ; puis du point de vue de Peter (dans une parenthèse, p. 138).
Le portrait du même personnage peut ainsi être fait de différents points de vue, à différents moments du
roman, ce qui fonde une sorte de relativisme moral. Ainsi, Hugh Withbread est présenté du point de vue de
Clarissa, qui l’aime bien ; puis on découvre une autre facette du personnage, dans les pensées de Peter
Walsh (p. 155-157), qui se souvient de ce que disait de lui Sally Seton, qui avait eu maille à partir avec lui, à
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Bourton (Hugh Withbread avait essayé de l’embrasser dans le fumoir pour la punir d’avoir défendu le droit
de vote des femmes).
La composition « cubiste » des portraits des principaux protagonistes, qui sont vus tour à tour de différents
points de vue, correspond à la grande leçon morale du roman, qui est l’impossibilité de fixer l’image d’une
personne, image changeante dans le temps. Ainsi Peter Walsh continue de s’interroger sur la personnalité de
Clarissa : « il recommençait, au bout de trente ans, à essayer de la définir » (p. 161). Suit un portrait moral
de l’héroïne du point de vue de son vieil amoureux éconduit (p. 161-164), qui souligne ses contradictions :
« elle qui était par certains côtés si limpide et par d’autres tout à fait énigmatique » (p. 162). Peter Walsh a
conscience que le portrait de la femme qu’il aime ne peut jamais être qu’un work in progress : « il se rendait
bien compte que même au bout de toutes ces années, son portrait de Clarissa n’était qu’à l’état d’ébauche »
(p. 163).
2. De quoi est fait le stream of consciousness ?
Le courant de conscience est tramé de perceptions actuelles servant de stimuli à des pensées et à des
souvenirs. Le développement de ces états de conscience successifs se fait selon une double ligne : d’une part
l’ancrage dans l’environnement (le personnage se déplace, perçoit les objets, les personnes, les lieux autour
de lui) ; et d’autre part une logique intérieure faite d’associations d’idées, de réminiscences du passé et de
projets d’avenir (par exemple, toute la journée de Mrs Dalloway est sous-tendue par la perspective de sa
réception, le soir…)
Exemple : les pensées de Clarissa au moment où elle sort de St James’s Park, p. 68 sq. (à partir de : « Elle ne
dirait plus jamais de personne, il est ceci, il est cela ») :
Clarissa pense à sa propre personnalité, elle trace ainsi son autoportrait moral, tout en regardant passer les
taxis. Elle pense à l’éducation qu’elle a reçue, au genre de livres qu’elle lit (des mémoires). Elle pense
qu’elle a un don pour comprendre les gens. Elle se souvient des maisons qu’elle a fréquentées dans sa
jeunesse, et de ses amis d’alors, de sa vie mondaine. Elle se dirige vers Bond Street (la rue des commerces
de luxe) tout en pensant à la mort, à la survie de l’âme après la mort et à ses sentiments pour Peter. Tout en
regardant la vitrine de la librairie Hatchard’s, elle cherche un souvenir qui lui revient indistinctement, et se
souvient des vers de Shakespeare :
« Ne crains plus la chaleur du soleil2
Ni les fureurs de l’hiver déchaîné. » (p. 70)
Elle repense à la guerre et à l’attitude héroïque de Lady Bexborough, qu’elle admire. En regardant les titres
des livres dans la devanture de la librairie, elle pense à Evelyn Withbread, à qui elle ira rendre visite à la
clinique. Puis reprend son introspection en s’interrogeant sur sa propre psychologie, tout en traversant la rue
au signe de l’agent de police. Elle désire alors refaire sa vie, être une autre personne, ressembler à Lady
Bexborough. Elle s’interroge sur sa propre identité, son corps, son mariage. Puis elle se met à regarder cette
rue, Bond Street, avec ses boutiques chics. Elle pense à son père qui y achetait ses costumes. La vitrine
d’une boutique de gants la fait repenser à son oncle William, puis à sa propre fille. Tout en s’avançant vers
la boutique de fleurs où elle a ses habitudes, elle pense à Elisabeth, à son chien qu’on a soigné le matin
même en lui appliquant du goudron, et de là par association d’idées à Miss Kilman, dont sa fille est
amoureuse (croit-elle) et qu’elle déteste : elle pense à sa dévotion, qu’elle réprouve ; à son caractère aigri et
à son mackintosh vert. Elle éprouve alors de la haine, un sentiment qu’elle se représente comme une bête
sauvage tapie dans la forêt de l’âme, une haine qui a grandi en elle depuis sa maladie et menace son
équilibre moral. Cette idée la fait parler toute seule : elle s’écrie deux fois « ridicule ! » en passant la porte
du fleuriste (p. 74). Mais ce sentiment de haine est peu à peu surmonté et effacé par les sensations agréables
qui assaillent la conscience de Clarissa dans la boutique du fleuriste : le spectacle et le parfum des fleurs.
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Cette phrase devient un leitmotiv du roman, qui revient dans les pensées de Clarissa :
- p. 97, au moment où elle découvre le mot de Richard lui annonçant qu’il est invité à déjeuner chez lady Bruton ;
- p. 111, alors qu’elle recoud sa robe en laissant vagabonder ses idées ;
- p. 310, après avoir appris le suicide de Septimus et médité sur le sens de la vie, au moment où elle croise le regard de sa vieille
voisine qui va se coucher.
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On peut également étudier le courant de conscience dans la scène où Peter Walsh rentre à son hôtel, p. 261
sq. : il marche dans la rue, monte dans sa chambre d’hôtel, se rase, descend dîner, etc., tout remuant dans
son esprit toute sorte de pensées se rapportant au présent, au passé et à l’avenir. On trouve alors une belle
définition imagée du stream of consciousness : « le goutte-à-goutte des sensations tombant l’une après
l’autre dans une cave sombre, profonde, à l’abri de tout regard » (p. 263)
Les pensées d’un personnage prennent parfois la voie d’un véritable examen de conscience : l’analyse
psychologique, objectif traditionnel du roman, se fait alors sous la forme d’une introspection.
Exemples :
- Clarissa analyse ses relations affectives compliquées avec Peter Walsh, p. 66-68 de « Car ils pouvaient
bien se trouver séparés… » jusqu’à « Il lui en montait encore des bouffées de colère. »
- Peter Walsh se penche sur la véritable nature de ses sentiments à l’égard de la jeune femme qu’il envisage
d’épouser : « Était-il vraiment amoureux de Daisy, etc. jusqu’à « … pour éviter qu’elle n’épouse quelqu’un
d’autre. » (p. 165-166)
3. Discontinuité de la conscience de soi
Des états d’âme contradictoires se succèdent sans transition : enthousiasme, tristesse soudaine, sérénité,
coups de déprime…
Quelques exemples :
- Dans Regent’s Park, Rezia est d’abord submergée par l’angoisse et le ressentiment à l’égard de son mari,
dont elle souhaite la mort (p. 88), puis se reprend : « elle dit qu’elle était sa femme, etc. » (p. 90). Elle se
sent tantôt perdue dans la nuit, tantôt juchée sur une plate forme ; puis elle a le sentiment que le sol se
dérobe sous ses pieds.
- En rentrant chez elle après être allée chez la fleuriste, Clarissa a un moment d’exaltation (« elle se sentit
bénie, purifiée, et se dit […] que des moments comme celui-ci sont des bourgeons sur l’arbre de la vie,
etc. », p. 96-97), suivi d’une brusque retombée quand elle découvre que Richard est allé déjeuner chez Lady
Bruton, qui ne l’a pas invitée. Elle se sent alors tout d’un coup très déprimée : « se sentant soudain fanée,
vieillie, la poitrine creuse » (p. 99). Suit un passage de courant de conscience où la romancière analyse en
quoi consiste un « coup de déprime » (p. 99 sq.) : Clarissa broie du noir, a l’impression que sa vie est ratée.
Elle pense à sa frigidité et à ses tendances homosexuelles. Mais cette pensée, de fil en aiguille, la fait sortir
de sa mélancolie en ramenant son esprit à des souvenirs exaltants, comme celui de sa passion de jeunesse
pour Sally Seton (p. 101 sq.) La vie de la conscience est faite de ces transitions de l’euphorie à la dysphorie
et inversement : « Mais ce qui était proche s’éloignait, ce qui était dur s’adoucissait. » (p. 101) Ainsi,
Clarissa, après l’orage intérieur déclenché par le message de Richard lui annonçant qu’il déjeunerait dehors,
retrouve-t-elle sa sérénité en compagnie de ses domestique, comme la bonne Lucy, et en recousant sa robe
(p. 111).
- Pendant qu’ils discutent ensemble dans le salon, se retrouvant après cinq ans de séparation, Peter et
Clarissa passent chacun par des sentiments contradictoires. Voir le passage où Clarissa embrasse le visage
de Peter qui fond en larmes : « Et Clarissa s’était penchée vers lui… » jusqu’à « c’était maintenant
terminé. » (p. 120-121) À la fin de cet extrait se situe un passage très important : « […] ce fut comme si les
cinq actes d’une pièce qui avait été très excitante, très émouvante, étaient maintenant terminés, et qu’elle
avait vécu, pendant leur déroulement, une vie entière […] » (p. 121)
La technique du courant de conscience permet à Virginia Woolf de saisir avec une extrême finesse
l’instantanéité des états d’âme, leur fulgurance. Ainsi s’instaure une temporalité qui fait place à la saisie de
l’instant dans sa fugacité. Voir le moment où Clarissa, rentrant chez elle, découvre un message de son mari
sur le bloc-notes : « […] le choc d’appendre que Lady Bruton avait invité Richard à déjeuner sans elle faisait
frissonner le moment qu’elle venait de vivre, etc. » (p. 97-98)
L’héroïne du roman est en effet sujette à de brusques changements d’humeur, qu’elle cache au fond d’ellemême. Ainsi, après que son mari lui a apporté des fleurs et est reparti à la Chambre des communes pour
siéger dans une commission, elle éprouve un soudain "coup de blues" dont elle ne découvre la cause qu’a
posteriori (p. 221-222) : c’est parce que Peter et Richard se moquent d’elle à cause de ses soirées. Mais dès
qu’elle a compris la cause de cet « accès de spleen », elle se sent de nouveau « parfaitement heureuse » (p.
221).
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Clarissa éprouve l’hétérogénéité de la vie de la conscience, partagée entre des instants d’exaltation intense et
des plages de temps morne, de solitude, de vieillissement : « Avec de tels instants […] contrastaient […] le
lit et le baron Marbot et la chandelle à demi consumée. » (p. 101)
Voir aussi les scènes de torpeur voire de sommeil :
- le rêve de Peter Walsh dans le parc (p. 134-136)
Dans le sommeil, les pensées de l’état de veille continuent, mais plus incohérentes et déconnectées de
l’environnement : le dormeur se sent comme « un voyageur solitaire » marchant dans une forêt. Tout en
dormant, au milieu des sensations vagues et prégnantes du rêve, Peter continue le fil de ses pensées sur son
âge et le sens de sa vie. Le paysage de son rêve se transforme : ayant traversé le bois, il a la sensation
d’arriver dans un village, puis d’être dans une auberge où on le sert. Une figure féminine (la mère, la
patronne) est alors présente.
- la torpeur de Lady Bruton (p. 208-209).
- l’endormissement de Lucrezia sous l’effet du tranquillisant (p. 260-261).
Conclusion
Ces changements d’humeurs ou ces passages de la veille au sommeil sont à rapprocher de ce que dit
Bergson à propos de l’hétérogénéité de la durée réelle. Plus généralement, la technique narrative du courant
de conscience peut être interprétée comme un essai pour conformer la temporalité romanesque à la vraie
durée, celle du moi profond, quand le roman traditionnel (de type réaliste ou naturaliste) racontait une
histoire dans le cadre du temps spatialisé. Ceci explique l’effacement des repères temporels au sein des
passages de stream of consciousness. Mais la succession des états de conscience, si elle peut à elle seule
marquer le passage du temps dans beaucoup de scènes du roman, ne suffirait pas cependant à structurer le
récit. Pour cela, la romancière doit emprunter une structure extérieure aux consciences de ses personnages :
celle du temps social, du temps mesuré, qui vient scander régulièrement le récit, notamment aux points de
jonction où le récit quitte le sillage d’un personnage pour suivre celui d’un autre. Exemple p. 123 : Peter
Walsh sort de chez Clarissa et descend dans la rue en entendant Big Ben sonner la demi-heure. Le temps
mesuré est « le milieu vide homogène » au sein duquel prennent place les sphères de « pure durée » formées
par la conscience de chacun des protagonistes.
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