Entretien avec Sima Khatami Créé en 2008 par

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Entretien avec Sima Khatami Créé en 2008 par
Entretien avec Sima Khatami
Créé en 2008 par Boris Charmatz avec Jeanne Balibar, La Danseuse malade est un duo
qui allie danse et théâtre, construit autour d’un choix de textes de Tatsumi Hijikata,
chorégraphe japonais fondateur du butô. La réalisatrice Sima Khatami en a suivi la
préparation et les répétitions, et nous immerge dans ce processus de création où les
interprètes jouent avec les limites de la douleur dans un climat parfois tendu, inquiétant.
Expression maladive des souffrances de l’après-guerre, en rupture avec la tradition, le butô,
qui fit scandale à ses débuts, a fini par s’intégrer à la culture japonaise. Comment retrouver
la force originelle de cette danse ? Si, dans un petit texte manifeste, Boris Charmatz évoque
la nécessité d’inventer un butô pour notre époque tourmentée, la fondation de ce “rebutô
rebutant” n’est pas pour autant son objectif. Echapper aux clichés du butô, pour faire
entendre la voix d’Hijikata, puiser à la source de ses écrits pour élaborer une forme
autonome et préserver sa teneur subversive, telle est la règle que s’est fixée le chorégraphe.
Camion furieux, tabliers de boucher, gaine de latex, tête qui explose, attaque de chien… à
quoi renvoie l’imaginaire déployé par La Danseuse malade ? Comment cette violence
s’adresse-t-elle à nous ? Dans cette dérive infernale, les interprètes traînent derrière eux le
spectre d’Hijikata – ce “bonhomme de vent” porteur des souffrances du siècle et de la voix
des morts. Par une attention particulière au monologue interprété par Jeanne Balibar, Sima
Khatami fait revivre la figure étrange de cet artiste japonais.
Comment avez-vous rencontré Boris Charmatz ?
Quand j’ai commencé Bonhomme de vent, je travaillais déjà avec Boris depuis deux ou
trois ans sur des petites choses, des captations, des vidéos. Boris a une idée que j’aime
beaucoup : il projette de remonter toutes ses pièces tout au long de sa vie, de danser la
même pièce avec un corps qui vieillit. J’avais envie de filmer certaines pièces à plusieurs
années d’écart pour observer cette évolution. Un jour, il m’a demandé de filmer un essai
avec un chien pour sa nouvelle création. Il ne savait pas comment ça allait se passer et
voulait voir une vidéo. C’est cette performance incroyable qui se trouve au début du film. Le
maître-chien nous avait dit que lorsqu’on se fait mordre ainsi la première fois, il est
impossible de tenir plus de 17 secondes. Boris a tenu 7 minutes ! Cette image m’a beaucoup
frappée. Je tournais beaucoup à cette époque, mais cette image dominait le reste. J’avais
très envie de filmer la suite des répétitions. Lorsque Boris a commencé à travailler avec
Jeanne Balibar à Paris, il m’a proposé un rendez-vous. Il pensait que la caméra stimulerait
Jeanne, qui est comédienne et donc soucieuse de son image. Puis j’ai passé deux ou trois
semaines avec toute l’équipe au CNDC d’Angers, où La Danseuse malade était montée.
J’ai suivi les répétitions jusqu’à la première. J’ai même filmé une rencontre très agitée avec
le public.
Quelles étaient les réactions du public ?
Face au travail de Boris, le public est souvent divisé. Une partie des spectateurs est
enchantée, l’autre déteste. Certaines personnes trouvaient le spectacle trop violent, trop
bruyant. Ils étaient éblouis par les phares du camion qui tourne sur le plateau. Le caractère
hybride de ses spectacles désoriente le public : est-ce de la danse ? du théâtre ? une pièce
radiophonique ? Les critiques ne manquaient pas.
Une des qualités du film est de nous faire ressentir la tension propre à ce type de
création, tension qui vient en partie de l’improvisation, de l’élaboration constante de la
pièce jusqu’à la veille de la première.
Cette tension a rendu le visionnage du film assez désagréable pour Boris. Il avait oublié à
quel point les répétitions avaient été difficiles. Boris est quelqu’un de très calme. J’étais
gênée d’utiliser des séquences où on le voit s’énerver. J’avais peur qu’il passe pour
hystérique, ce qui n’est absolument pas le cas. Mais montrer cette tension était très
important. Il a pris beaucoup de risques dans cette pièce.
Il y a effectivement une certaine violence dans le film, une mise en danger
permanente, ce qui est presque dérangeant pour le spectateur. Dans la séquence avec
le chien, celle de l’explosion, les ruades du camion, le jeu avec la souffrance, on a du
mal à mesurer la limite.
C’est en partie un effet du montage. Durant les répétitions la tension n’était pas constante, il
y a avait des moments de respiration, de solitude. Mais je voulais rendre sensible la violence
d’Hijikata. Son monde, le Japon de l’après-guerre, me rappelle ce que j’ai connu en Iran
quand j’étais enfant. Jeanne et Boris ont une approche très intellectuelle de cette violence.
Selon moi, il était important de rendre le film plus dur, de chercher comment toutes ces
fragilités, ces accidents, ces tensions pouvaient nous rapprocher du texte, le rendre plus
lisible. Dans la pièce, il y a un très beau monologue de 50 minutes. Choix radical puisque on
s’attend à un spectacle de danse. Mais il m’était impossible de faire la même chose. Il y a
dans l’art vivant une présence, un rapport à la durée, à l’espace, qui se seraient perdus dans
le film.
Lorsqu’il parle du butô dans son texte, Hijikata ne fait pas référence à une technique
corporelle mais à des souvenirs d’enfance, des situations quotidiennes. Boris
Charmatz dit vouloir s’éloigner de cette danse, mais le butô revient dans le film à
travers les extraits du Nombril et la Bombe A (de Eikô Hosoe, 1960) et la manière dont
ils jouent avec le texte.
Boris n’avait pas envie de regarder d’images d’Hijikata durant la préparation du spectacle
parce qu’il ne voulait pas subir son influence. C’est Patrick De Vos, le traducteur du texte, qui
m’a fait découvrir ce petit film merveilleux. Patrick est un grand spécialiste du butô. C’est
quelqu’un avec qui j’ai beaucoup discuté, qui a suivi l’évolution du film. Il m’a fallu un
moment pour comprendre ce que ce texte racontait ! Il y a des jeux de mots, des jeux de
sens autour d’un mot d’une phrase à l’autre. Ne serait-ce que “bonhomme de vent” : “vent”
en japonais, suivant comment on le prononce, signifie aussi la douleur, la maladie. Cette
nuance est impossible à traduire en français.
Est-ce pour cela que vous faites intervenir la calligraphie japonaise dans les
interludes ?
On raconte qu’Hijikata n’écrivait pas ses textes. Il les dictait à quelqu’un qui les calligraphiait.
On perd forcément une partie du sens dans la traduction, mais je voulais rester fidèle à cette
poésie par la calligraphie. J’avais envie de moments de silence qui mettent le texte en
valeur. Cela permettait d’introduire les extraits de film et d’évoquer l’élaboration du monde
plastique d’Hijikata, très différent de celui de Boris.
Comment avez-vous choisi les extraits ?
La relation triangulaire entre Boris, Jeanne et Hijikata est assez complexe. J’ai dû aller à
l’essentiel. Le Nombril et la Bombe A est un film assez bref, environ 14 minutes. A la fin on
passe du nombril d’un enfant à une explosion atomique. Lors d’une soirée “Rebutô”
organisée au Musée de la danse [CCN de Rennes et de Bretagne dirigé par Boris
Charmatz], Patrick De Vos a montré un deuxième film réalisé avec Hijikata : Sacrifice de
Donald Richie (Gisei, 1959), qui est sublime. Ce film me fait penser à Salò de Pasolini :
tordu, critique, sidérant. J’aurais aimé en mettre des extraits, mais j’ai eu peur que cela
amène de la confusion.
Qu’évoque pour vous l’image du poulet sans tête qui court sur la plage ?
La manière dont le poulet s’agite fait vraiment penser au butô : il passe de la rapidité à la
lenteur, dans une confrontation à la mort. C’est un corps asthénique, comme disait Hijikata,
un corps qui s’affaiblit. On retrouve la dimension meurtrière, sinistre de l’après-guerre.
Hijikata est très expressif, il ne dissimule rien. Son texte lui-même est plus brut dans la
langue originale, moins raffiné que la traduction. C’est une image très dérangeante.
Aujourd’hui elle serait probablement interdite.
Savez-vous comment Boris Charmatz a développé le spectacle à partir de la
performance avec le chien ?
Le texte sur les veines du chien a disparu de la pièce, mais le chien est resté. J’ai gardé la
séquence parce que j’avais été frappée par cette performance, le fait qu’il parvienne à dire
ce texte incroyable tout en luttant. Cela montre l’évolution du travail. Le texte qui était si
évident au début est devenu superflu. La lutte avec le chien a été réduite à l’essentiel.
Comme lorsqu’on monte un film, Boris a épuré sa pièce. C’était important de donner des
points de repères par rapport à cette évolution.
Le butô est un art très intériorisé, un travail sur le corps et la conscience du danseur,
or la mise en scène de Charmatz joue sur tout un dispositif technique et une lutte avec
des éléments extérieurs à soi. Quel est le sens de ce renversement ?
Dans ce spectacle, c’est la machinerie qui fabrique la danse. Le mouvement du corps est
contraint et provoqué par celui de la machine. Ensemble, ils fabriquent le corps du butô. Le
camion que conduit Jeanne Balibar est lié à un bras mécanique, à des capteurs. Il était
impossible de s’approcher de ce dispositif, tout comme des explosions, ce qui m’a forcée à
filmer à distance. Si Boris s’était contenté de présenter le texte comme de la poésie, une
simple déclamation d’un auteur peu connu, le spectacle n’aurait pas eu le même
retentissement, n’aurait pas touché le même public. Il lui fallait un grand théâtre, le camion,
le dispositif technique…
On ressent une certaine tension entre Jeanne Balibar et Boris Charmatz, tension qui
éclate vers la fin du film. Etait-il facile de trouver votre place entre ces deux
personnalités ?
Je n’ai eu aucun problème. J’avais la liberté de filmer ce que je voulais. Jeanne et Boris
travaillaient brièvement chaque jour. Après deux heures de répétition, tout le monde était
épuisé. La scène de l’explosion a été un moment très éprouvant. Trois jours avant la
première, Jeanne ne voulait plus la jouer, ce qui compromettait le déroulement de la pièce.
Boris est entouré d’une famille de techniciens et de collaborateurs en qui il a confiance. Pour
Jeanne, c’était plus difficile, et il aurait fallu qu’elle assume ce risque tous les soirs.
Finalement, Boris a choisi d’interpréter lui-même la scène de l’explosion au début du
spectacle.
Vous avez fait un film avec le chorégraphe Pierre Droulers (Flowers, 2008), en quoi estil différent de Bonhomme de vent ?
J’ai rencontré Pierre Droulers en sortant des Beaux-Arts de Paris. Flowers est un film très
conceptuel. J’ai tourné sans discontinuer pendant un an dans la maison du père de Pierre, à
Saint-Rémy-de-Provence, et ensuite à Bruxelles. J’ai eu la liberté d’essayer beaucoup de
choses. Il n’y a presque pas de paroles. Même s’il ne l’avoue pas, Boris sait ce qu’il veut dès
le départ. Il creuse. Il est très clair. Pierre lui a besoin de chercher, d’expérimenter. Il génère
beaucoup de matériaux. Le processus est presque un monde en soi. Il y a des moments
merveilleux qui disparaissent entièrement du spectacle final. Dans ces deux films, on
retrouve la tension propre à la temporalité de ce type de création.
Propos recueillis par Sylvain Maestraggi, septembre 2013, pour Images de la culture n°28
(mars 2014).

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