Πολεμος πατηρ παντων

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Πολεμος πατηρ παντων
«    »1
Une lecture du journal de Joseph Goebbels.
Delphine NOELS
Forum du champ lacanien du Brabant
1.
Introduction
Joseph Goebbels naît à Rheydt en Rhénanie, le 29 octobre 1897, au sein d’une
famille très modeste de religion catholique. Il est frappé d’une infirmité congénitale
qui le fait boiter. Au sortir du lycée, il entre à l’université d’Heidelberg où il obtient, en
1922, un doctorat en philosophie. Commence alors pour lui une période éprouvante
et déprimante tant sur le plan professionnel que sentimental. C’est à l’occasion de ce
moment difficile qu’il entame la rédaction de son journal, activité qu’il ne cessera qu’à
sa mort, son suicide, en 1945.
Ouvrons le journal à la première des quelque 43000 pages qu’il contient. Nous
sommes en 1923. Goebbels a 27 ans. Il vient de recevoir un petit cadeau de sa
compagne, un carnet. C’est l’occasion pour lui d’entreprendre la rédaction d’un
journal intime. Il choisit comme en-tête un adage grec ancien: « L’homme que l’on ne
punit pas ne s’instruit pas », puis se lance : « Hier, Else m’a fait cadeau de ce livre, et
je veux qu’il commence par son nom. Que pourrais-je d’ailleurs entamer aujourd’hui
sans elle ? Ma chère amie, tu me réconfortes et me redonnes du courage dès que je
suis tenté par le désespoir… »2. Dans les pages qui suivent, Goebbels nous en dit
plus sur son désespoir.
2.
De l’aversion de la jouissance…
Nous le découvrons qui cherche sa voie. Il dit souhaiter « entrer dans la vie active »
et trouver sa place au sein de la société, sans toutefois y parvenir. Goebbels n’est
pas prêt à accepter n’importe quel travail. Son pied bot est certes un obstacle au
métier d’ouvrier mais il ne veut pas non plus devenir fonctionnaire ni même accepter
quelque autre travail de bureau qui l’ennuierait trop. Il sent qu’il est fait pour un autre
destin mais il ne réussit pas à concrétiser ses ambitions. Il est donc au chômage et
vit aux crochets de ses parents, situation qu’il qualifie de « vie pénible et
humiliante »3.
Il nous parle de la vie chez ses parents : « J’en ai assez d’être ici. Je sens que je
suis de trop. (…) Ici, j’ai suffisamment de quoi manger, mais cela ne va pas plus loin,
vraiment pas. On ne sait pas, chez moi, ce qu’est la détresse intellectuelle. Ici, on ne
vit que de pain. C’est épouvantable, affreux. Ici, je suis le vilain, le renégat, l’apostat,
le banni, l’athée, le révolutionnaire. Je suis le seul à ne rien savoir, celui à qui on ne
demande jamais un conseil, celui dont le jugement est trop insignifiant pour qu’on y
prête l’oreille. (…) C’est à devenir fou ! »4. Goebbels est « le vilain, le renégat,
l’apostat », des signifiants qui lui viennent de l’Autre. Il est celui à qui on ne prête pas
l’oreille. La valeur de ses dires n’est pas entendue, sa valeur n’est pas reconnue. Il
est accusé à tort. Goebbels se pose en victime innocente de l’Autre qui le caricature,
1
Formule que Goebbels reprend d’Héraclite : L a guerre est père de toutes choses
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p.4 (17/10/23), éd. Tallandier.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 20 (29/11/23), éd. Tallandier.
4
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 20 (29/11/23), éd. Tallandier.
2
3
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1.
le ridiculise, le persécute. On repère ici quelque chose qui ressemble à ce que Freud
appelait l’Unglauben du paranoïaque, que Lacan corrèlera à la forclusion du Nomdu-Père et qui réside dans le fait que le paranoïaque ne croit pas aux reproches qui
pourraient le viser. C’est un refus d’admettre dans le symbolique les signifiants qui
feraient trace de l’implication du sujet 5. Au fond de lui, Goebbels sait qu’il est pur et si
parfois il est gagné par quelques « faiblesses efféminées », la faute en incombe à
l’Autre qui « tue le meilleur en lui »6. « J’aspire parfois à quitter ce monde, avec ses
contradictions et ses compromis, et à fuir dans un désert de solitude, où les purs
sentiments d’humanité prospèrent dans l’âme. On a beau se tenir éloigné de ce
monde, on s’y fait attirer par mille doux liens » 7.
Goebbels n’aura de cesse de se départir de cette influence mauvaise de l’Autre sur
lui. « Je ne veux pas qu’on me crache dessus »8 écrit-il. « Tout ce qu’il y a de petit et
de frivole en moi devra disparaître »9. Il cherche « une ligne de conduite », rédige
des listes de bonnes résolutions qui devraient l’aider à forclore méthodiquement ce
qu’il nomme l’animal en lui, sa jouissance. « Sois bon vis-à-vis de tous les hommes ;
lève-toi à 8h. tous les matins ; ne désespère point… »10. Ainsi, au lendemain d’une
beuverie, n’hésite-t-il pas à écrire : « Comme l’homme se transforme vite en animal !
On devrait édicter une interdiction de l’alcool, dont la transgression serait punie par
l’exclusion à perpétuité de la société humaine ».
Sur le plan de la sexualité, même combat. Le mal sexuel vient du dehors, de
« l’éternel féminin qui nous attire vers le bas »11. « Que le sexe peut avoir, parfois,
des effets dévastateurs chez l’homme ! Ce qui devrait être pour nous source de joie,
de vie et d’énergie devient source de désolation et de faiblesses efféminées, de
dissensions. Que notre attitude envers le sexe est fausse et malsaine ! J’ai souvent
pensé que la question sexuelle se résoudrait avec le mariage. Quand j’y réfléchis
vraiment, c’est plutôt avec le mariage qu’elle commence à se poser… »12.
On retrouve le même schéma quand il parle de la société : « La vieille Europe part à
vau-l’eau… Canailles là-bas comme ici… » 13 « Tout ce qu’on nomme politique, de
nos jours, n’est rien d’autre qu’intérêt commercial et égoïsme. (…) La pensée
nationale est à bout, il n’y a plus que la rouerie européenne ». Goebbels parle d’un
« monde insensé, de civilisation en train de se disloquer »14, « de sépulture de la
civilisation ». « Je ne me sens pas chez moi dans un monde de ce genre. C’est la
cause la plus profonde de mon tourment que d’être sans foyer ». Il ajoute : « On feint
encore d’éprouver de la compréhension envers les gens de mon espèce ; mais le
chemin qui mène à les ridiculiser et à les caricaturer n’est pas loin »15. C’est ici que
s’articule sa haine qui transparaît à chaque page de son journal. « Mon animosité
n’est en fait que la haine envers ce qui est étranger, ce qui prend une apparence
allemande dans notre pays ». Et l’objet de sa haine, il va le nommer … « Isidor ».
« La juiverie est le poison qui conduit à la mort la population européenne. (…) C’est
l’expression typique de l’élément de démolition et de décomposition »16. Il s’agit donc
5
Colette Soler, L’inconscient à ciel ouvert dans la psychose, p. 57, Presses universitaires du Miras.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 7 (22/10/23), éd. Tallandier.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 23 (31/12/23), éd. Tallandier.
8
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 37 (20/03/24), éd. Tallandier.
9
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 22 (31/12/23), éd. Tallandier.
10
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 6 (17/10/23), éd. Tallandier.
11
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 34 (8/02/24), éd. Tallandier.
12
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 6 (17/10/23), éd. Tallandier.
13
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 9 (23/10/23), éd. Tallandier.
14
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 11 (24/10/23), éd. Tallandier.
15
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 5 (17/10/23), éd. Tallandier.
16
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 17 (14/11/23), éd. Tallandier.
6
7
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2.
d’une haine de l’Autre ou, pour être plus précis, d’une aversion de la jouissance qu’il
localise dans le lieu de l’Autre. Ce sera son combat. Il cherchera tout au long de sa
vie à faire entrer la jouissance dans un ordre qui ne soit pas l’ordre corrompu de
l’Autre. Colette Soler17 parle des sujets paranoïaques qui cherchent à justifier leur
jouissance, alors que les névrosés cherchent à justifier leur existence.
3.
… A la jouissance de l’idéal
Goebbels occupe ainsi une position d’exception dans le champ de la jouissance et
par conséquent dans la société. Il est pur. Il se sent fait de l’étoffe des poètes. Il se
sent « Artiste »18. Il voit dans le fait qu’il est né allemand une prédisposition
exceptionnelle à « l’art » et à la « création »19. Il nous révèle la vision qu’il a de
l’artiste : « La figure de l’artiste doit : posséder de bons principes, s’investir à fond et
sans scrupules, aimer l’humanité ». Il poursuit : « Tous les artistes modernes – je ne
parle pas des snobinards tièdes ou des imitateurs serviles – sont plus ou moins des
professeurs, prédicateurs, fanatiques, prophètes, sont plus ou moins fous – nous
sommes tous fous dès que nous avons quelque chose dans la tête. (Ces artistes), je
les ai appelés les fanatiques de l’amour. (…) Ils sont là aujourd’hui comme ils étaient
là de tout temps, mais on ne les laisse pas accéder à la parole »20.
Goebbels se forge donc un signifiant idéal, le « fanatique de l’amour » qui « ne se
laisse pas détourner par cette infinie semence du mensonge et de la tromperie qui
fait que ce qu’il y a de plus beau et de plus sacré devient dénaturé et arrangé ».
Avec ce recours à ce signifiant idéal, Goebbels tente de se créer une suppléance
symbolique. Sa fonction est d’inscrire du symbolique nouveau là où le Nom-du-Père
fait défaut.
Et du fanatique de l’amour au délire messianique, il n’y a qu’un pas... Dans un
premier temps, Goebbels va jusqu’à s’identifier au Rédempteur: « Si le Ciel
m’accorde la vie nécessaire, je serai un Rédempteur. (…) Il faut que je mûrisse pour
être prêt pour la mission ! »21. Il va finalement renoncer à cette identification au
Rédempteur pour celle de Prophète qui sera à ses côtés: « Je veux attendre
sereinement le Rédempteur. Je sens que j’aurai encore, à l’avenir, quelque chose à
dire au monde ».
2. Fanatique de l’amour
1. Artiste
Forclusion
3. Le Rédempteur
4. Le Prophète aux côtés du Rédempteur
Goebbels écrit deux pièces de théâtre, "Le Voyageur" et le "Prométhée". Dans le
Voyageur, Goebbels esquisse une ample fresque de l’Europe malade et déclinante,
dans laquelle son héros, Jésus Christ, rend visite en compagnie du poète à
l’humanité souffrante. Dans un commentaire sur son œuvre, Goebbels nous dit
17
Colette Soler, L’inconscient à ciel ouvert dans la psychose, Presses universitaires du Miras.
Il se dit un artiste, pas comme Joyce qui se dit L’artiste, même si Goebbels reconnaît qu’il y en quasi pas d’autre qui s’aventure dans la même voie que lui.
Contrairement aux non-allemands, aux juifs pour ainsi dire autres qui, eux, sont du côté de la science et de l’imitation.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 19 (13/11/23), éd. Tallandier.
20
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 19 (13/11/23), éd. Tallandier.
21
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 20 (29/12/23), éd. Tallandier.
18
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3.
« avoir voulu montrer le seul chemin qui mène au salut » même s’il reconnaît « avec
amertume que personne ne s’engage dans cette voie-là ». Et Goebbels de conclure
que « le nouveau monde devra livrer de durs combats pour son existence »22. Dans
son Prométhée, il nous livre la description de ce combat donnant à ce texte sa
dimension macabre et prophétique : « Avec le Dieu nouveau, semble-t-il, vient
inéluctablement le feu. Un enfer apocalyptique de brasier, de flamme et de
jaillissement d’étincelles accompagne son épiphanie »23. Ce que Goebbels célèbre
avec enthousiasme comme l’avènement du nouveau monde se dépeint
paradoxalement comme la mise en branle de la destruction de l’univers 24.
Mais à ce jour le Rédempteur manque à l’appel. Les paroles prophétiques de
Goebbels restent non entendues. Ses textes se voient refusés par théâtres et
maisons d’édition. Coup dur pour Goebbels qui a la certitude que ce refus n’est pas
lié à une qualité insuffisante de ses textes mais qu’il est au contraire le fait de la
« juiverie internationale » qui s’est introduite dans ces maisons d’édition pour les
pervertir… Cette explication ne suffit toutefois pas à le remettre en selle. Avec ce
refus, l’accès au public lui est interdit. C’est son identification à l’Artiste qui est
menacée, cette suppléance particulière qui offre la possibilité à celui qui s’y identifie
de devenir le « père de son nom ».
4.
Son manque à y croire
Goebbels sombre alors dans le désespoir et la dépression. Il se plaint d’être victime
d’une grande inhibition. Il en est de lui comme « du balancier d’une horloge qu’on
aurait attaché. Les rouages sont remontés, les aiguilles et les cadrans sont prêts »25
mais le mécanisme est bloqué. « Si je pouvais faire œuvre positive en faveur des
idées de résurrection et de monde nouveau. Mais j’ai les mains liées. Chaque jour, je
passe des heures à réfléchir à ce que je pourrais faire pour venir à bout du tourment
qui me mine et des brûlants remords pour une vie dans la connaissance du bien et
du mal, mais sans effet. Je ne parviens à aucun résultat. Et cette science pure du
bien et du mal pénètre toujours plus profondément et plus nettement mon cœur, mais
en tant que douleur et non comme rédemption. Quotidiennement, l’exhortation à
l’action se fait plus pressante et plus incisive. Que dois-je faire ? Comment dominer
ma mauvaise conscience ? Comment agir selon la connaissance ? Pourquoi Dieu
n’entend-t-il pas mes interrogations angoissées ? Pourquoi, ô Dieu, ne m’exauces-tu
point ? »26. « Quand parviendrai-je à l’homme que je recherche ? »27.
« Nous ne sombrerons pas tant que nous croirons à notre mission. Sens profond de
la parole : Seule la foi rend heureux. »28 Goebbels voudrait y croire. Mais cette foi lui
fait défaut. L’effondrement n’est pas loin. Au comble du désespoir, il s’en remet à
Dieu.
5.
Hitler ou la foi retrouvée
22
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 19 (5/11/23), éd. Tallandier.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, cf. préface, éd. Tallandier.
C’est l’occasion de repérer la double portée du discours, qui est à la foi écran et voie de conduction des pulsions. On peut constater le même phénomène dans le terme
qu’il utilise pour désigner l’artiste, l’« fanatique de l’amour ».
25
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 6 (17/10/23), éd. Tallandier.
26
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 30 (10/01/23), éd. Tallandier.
27
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 11 (24/10/23), éd. Tallandier.
28
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 19 (5/11/23), éd. Tallandier.
23
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4.
Et le miracle tant attendu arrive … En mars 1924, Goebbels rencontre Hitler. C’est le
coup de foudre. Voici les quelques phrases qu’il note dans son journal suite à cette
rencontre : « Je suis absorbé par Hitler et par le mouvement national-socialiste, et je
vais l’être sans aucun doute encore longtemps. Socialisme et Christ. Fondement de
la morale ! (…) Retour au don de soi, retour à Dieu ! »29.« Hitler est (…) un homme
qui apporte une foi nouvelle aux allemands. ».« Il est un génie. L’instrument
évidemment créateur d’une destinée divine. Je reste bouleversé devant lui. Il est
ainsi aimable, bon et généreux, comme un enfant : rusé, intelligent et agile, comme
un chat ; rugissant comme un lion. Un gaillard, un homme. Il parle de l’état (…) et du
sens de la révolution politique. Des idées telles que je les avais conçues mais pas
encore exprimées. (…) Il prédit le nouvel état et comment nous allons le conquérir de
haute lutte. Cela sonne comme une prophétie. Là-haut dans le ciel, un nuage blanc
prend la forme d’une croix gammée. Une lueur scintillante apparaît au firmament, ce
ne peut être une étoile. Un signe du Destin ! (…) Je touche au bonheur. Cette vie-là
vaut bien la peine d’être vécue »30. Et il conclut « Je commence de nouveau à
croire ! »31. « Je crois en Hitler comme je crois en l’avenir »32. « Ferveur nouvelle,
dévouement intégral à ce qu’il y a seul de grand : la patrie, L’Allemagne. (…) C’est
aux plus jeunes, aux meilleurs, aux plus talentueux, aux plus allemands d’avoir la
parole. Les vieux doivent faire place nette ainsi que les méchants, les vulgaires, les
tricheurs. » « Quelle délivrance, dans le pas qui mène de la pensée à l’action ! Je me
sens libre. L’action sauve du désespoir. »33 « La foi déplace des montagnes »
Goebbels l’a tout de suite compris : Hitler va lui prêter main forte dans son combat
contre la jouissance en lui apportant cette foi qui lui faisait défaut, et par là même, en
lui permettant de sortir de l’inertie. Jusqu’à la fin, Hitler aura cette fonction pour lui. Il
compare sa fréquentation au fait de « recharger ses batteries de la foi ». Peut-on en
conclure qu’Hitler sera pour Goebbels une sorte d’Autre de l’Autre qui a pour fonction
de crédibiliser son délire ? De lui assurer qu’il n’est ni arbitraire, ni hors-la-loi ?
Goebbels ne pourra bientôt plus se passer de la présence d’Hitler à ses côtés. Sans
lui, il s’effondre comme on peut le déduire du petit texte qu’il écrira à la suite de
l’annonce fallacieuse de la mort d’Hitler: « Munich, 19h10. Stop. Adolf Hitler vient
d’avoir un accident mortel. Stop. Votre présence est réclamée d’urgence à Munich.
Stop. Alfred Rosenberg. » Un voile gris s’étend aussitôt devant mes yeux. Mes sens
m’abandonnent. Je suis secoué de spasmes. Le chaos s’ouvre devant moi. Je suis
tout seul devant des étrangers. Je tâtonne dans une solitude sans bornes. Et je sens
peser une pression qui n’a pas encore faibli. (…)Sortir ! Les murs s’écroulent sur moi.
Dehors, liaison téléphonique avec Münich. Une demi-heure de la plus terrible attente.
Le pire moment que j’aie jamais vécu. Münich, mon cœur s’arrête. « Nous avons vu
Hitler il y a encore une demi-heure. Tout est mensonge ! » Impossible de me réjouir.
Je regarde fixement devant moi comme un égaré. Puis retour dans la salle. Puis la
nouvelle salvatrice. Une tempête d’acclamation. Je parle pendant deux heures. Dans
un tourment sans égal ! Ma plus grande prestation oratoire. Malgré cet ébranlement,
concentration jusqu’au bout. Mais après, je suis mort. (…) A l’hôtel, impossible de
dormir. Je ressens maintenant ce qu'Hitler est pour moi comme pour le mouvement :
Tout ! Il est tout »34.
29
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 36 (13/03/24), éd. Tallandier.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 182 (24/07/26), éd. Tallandier.
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 41 (10/04/24), éd. Tallandier.
32
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 200 (31/11/26), éd. Tallandier.
33
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 43 (29/4/24), éd. Tallandier.
30
31
34
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 375 (11/09/29), éd. Tallandier.
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5.
Suite à sa rencontre avec Hitler, ce sera la métamorphose : Goebbels fréquente le
Parti et se met au travail. Il ne dort que quelques heures par nuit. Il commence par
rédiger des articles pour les journaux des antennes régionales du parti nationalsocialiste et, dès 1924, il devient rédacteur en chef de la revue officielle de ce parti,
le Völkische Freiheit. À la fin du mois d’août 1926, Hitler attribue à Goebbels le rôle
de commissaire à la direction du Gau (district) de Berlin. La propagation des idées du
national-socialisme dans la capitale du Reich va s’effectuer de main de maître et
bientôt, Goebbels dirige le périodique Der Angriff35 qu’il qualifie de « vrai journal de
combat » (1927-1933). Le 20 mai 1928, lors des élections du Reichstag, Goebbels
est l’un des douze élus du Parti national-socialiste ouvrier allemand. Vers la fin de
l’année 1929, il gravit un échelon de plus : Hitler fait de lui le chef de la propagande 36
du parti pour l’ensemble de l’Allemagne. Goebbels parvient enfin à l’endroit de la
prise de parole. Il est devenu le Prophète, celui qui va dire l’Histoire. Son journal
prend à ses yeux une dimension sacrée dans le sens où Goebbels entend y
consigner l’Histoire37. En 1939, les troupes d’Hitler envahissent la Pologne.
6.
La Guerre comme métaphore paternelle
Goebbels, on peut s’y attendre, va envisager la guerre à travers le prisme de son
délire comme un « sacrifice brutal mais nécessaire » qui doit amener le salut à
l’Allemagne. «    », aime-t-il répéter. La métaphore paternelle
délirante est en place. Par la guerre, Goebbels veut donner naissance à une
nouvelle Allemagne purifiée de toute mauvaiseté. Cette opération consiste en
l’extermination – la forclusion – des juifs dont il s’agit d’éradiquer la jouissance38.
7.
Goebbels, maître des illusions
Goebbels est entièrement assujetti à l’imaginaire. Et cette captivité va induire chez lui
un savoir et un savoir-faire. Nul n’est mieux placé que lui pour savoir l’importance d’y
croire pour passer à l’action. Et quand il s’agira d’amener l’autre à y croire… il n’aura
pas son pareil. Il va ainsi passer maître dans le fait d’assujettir les autres à
l’imaginaire.
Les grands axes de sa propagande consisteront à accuser, ridiculiser, caricaturer
l’Autre… Goebbels s’indigne, vitupère puis s’enthousiasme… Il dit « inventer une
nouvelle façon de parler »39. L’impact de ses discours chez ses contemporains est
immense. Goebbels les fait vibrer. Il les fait passer du rire aux larmes, de
l’indignation à la révolte, aimant par dessus tout que ses harangues se soldent par
des pugilats ou, mieux encore, par des procès. Il veut voir en ces derniers la
confirmation de la menace qu’il représente pour l’ordre établi. Sa jubilation atteind
son comble le jour où, élu au Parlement, il se met hors de portée de ses adversaires
en acquérant l’immunité parlementaire.
En 1933, Hitler nomme Goebbels à la tête du Ministère de l’Education du Peuple et
de La Propagande, qu’il vient de créer. Le Prophète a trouvé sa place aux côtés du
35
36
37
38
L’Attaque
La propagande est capitale aux yeux d’Hitler, n’explique-t-il pas autant la défaite de 14/18 que celle de 40/45 par le fait que les alliées possédaient une meilleure propagande que l’Allemagne ?
Il cède les droits de son journal à une maison d’édition (NSDAP) en vue de publication en 1936.
« La destinée de l’Allemagne est bien notre affaire à nous, allemands. On ne pourra résoudre la question juive, à moins d’être, une fois pour toutes, durs et
impitoyables. »
39
Joseph Goebbels, Journal 1923-24, p. 197 (17/11/26), éd. Tallandier.
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6.
Rédempteur. Il commence par créer un nouveau calendrier et, pour que la Bonne
Nouvelle soit entendue de tous, il popularise la radio qui sera un de ses principaux
outils de communication. On notera la modernité de ses propos lorsqu’il affirme
qu’elle gagne en efficacité lorsqu’on s’en sert pour « distraire (le peuple) de la vie
quotidienne ». Mais il ne s’arrête pas là, il prend le contrôle du cinéma et de tout le
système médiatique du Reich. L’Autre est définitivement réduit au silence. Du moins,
le croit-il…
8.
Le retour du forclos dans le Réel
Car, inexorablement, le forclos du symbolique fait retour dans le Réel. En 1942, avec
la défaite de Stalingrad, le Reich subit sa première grande défaite. La débâcle
s'annonce.
Dans l’esprit de Goebbels, l’idée que la guerre puisse se solder par une défaite est
envisagée. Il vacille. Hitler n’est plus en mesure à lui seul de maintenir sa foi
inébranlable en la victoire finale puisqu’il a « de moins en moins (et certains jour plus
du tout) d’arguments rationnels40 ». Alors, dans ces conditions, comment continuer à
y croire ?
C’est en fonction de la logique de son délire que Goebbels va expliquer la défaite de
Stalingrad. Pour lui, la cause de cette défaite vient d’un manque de sacrifice 41 de la
part des allemands. Il regrette que son peuple – à son instar – se soit contenté du
mot sacrifice sans réellement l’avoir mis en acte. Il a le sentiment que seul un
sacrifice plus puissant de la part de la nation allemande, un vrai sacrifice, pourra faire
changer le cours des choses. Désormais pour lui et pour le peuple allemand, l’heure
est venue de passer aux actes. Les discours ne suffisent plus.
Goebbels exhorte Hitler, le supplie, revient mille et une fois à charge pour que Hitler
consente enfin à mettre en place « la guerre totale ». Par ce concept qu’il vient de
forger, il entend le sacrifice nécessaire, c’est-à-dire la mise à contribution de tous les
civils allemands, hommes et femmes, à la guerre. Devant ses insistances, Hitler finit
par y consentir.
Le 18 février 1943, Goebbels prononce un de ses discours les plus célèbres au
Sportpalast de Berlin. Dans sa tête, l’issue de la guerre dépend de l’impact qu’aura
son discours. Il prend la parole devant une marée humaine: « Wollt Ihr den totalen
Krieg ? »42 et déploie sa harangue qui se termine par la phrase restée célèbre « Nun,
Volk, steh auf und Sturm brich los! »43 Son objectif est d’obtenir le consentement du
peuple au sacrifice. L’enjeu pour Goebbels, c’est de pouvoir continuer à y croire luimême. S’il l’obtient, il aura noué son discours, sa fiction, à la réalité.
Goebbels, d’ailleurs, ne va pas reculer devant quelques petits tours de passe-passe
pour obtenir la réponse enthousiaste qu’il attend. La veille de son discours, il a pris
soin de donner à la presse les directives à suivre pour la rédaction des commentaires
à paraître à son sujet. Il a lui-même rédigé certains articles. C’est donc le sourire aux
lèvres qu’on lira les quelques lignes qu’il consacre à narrer sa surprise et sa joie à la
« découverte » de ces articles : « L’écho est très fort dans le pays. La presse
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L’Allemagne ne peut que gagner du fait que les allemands sont de races supérieures mais aussi de puissances mentale supérieur e car ils savent pour quoi ils se battent. Lorsqu’il sera confronté au réel
des défaites successives du front, il retombera sur ses pattes en s’expliquant les défaites par divers artifices du genre : c’est de la faute des généraux de la Wehrmacht qui ne sont pas des nazis
convaincus, il suffit de les remplacer par des nazis convaincus et le problème sera résolu.
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Il faut entendre par sacrifice la radiation de la jouissance et non le sens névrotique du terme car, ce que Goebbels sacrifi e, ce sont les autres.
« Voulez-vous la guerre totale ? »
« Maintenant, peuple lève-toi et que la tempête éclate
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allemande a reproduit avec éclat mon discours, accompagné d’excellents
commentaires. J’entends tous les milieux dire qu’il a fonctionné à merveille. Un
rapport des bureaux de la Propagande du Reich indique que c’est le discours qui a
eu le plus d’impact depuis 1932. A en croire ce rapport, on pourrait parler d’un réel
discours de combat »44.
Ce succès permet à Goebbels de surmonter la défaite de Stalingrad et de reprendre
force et confiance. Mais les nouvelles du front ne vont pas tarder à se faire à
nouveau alarmantes. Pour y faire face, Goebbels va de nouveau avoir recours à un
procédé pour le moins fallacieux : faire en sorte qu’il n’y ait plus que ses propres
services de renseignement qui lui fournissent les nouvelles du front, à l’image de ce
qu’il souhaite entendre, et il fait supprimer le service de renseignement de SD 45 dont
les comptes rendus deviennent trop pénibles et trop dérangeants.
Goebbels parvient ainsi à sauvegarder sa fiction au prix d’un décrochage croissant
avec la réalité. Cette disjonction est d’autant plus amplifiée que, ne disposant plus
d’un système d’information fiable, l’équipe dirigeante n’est plus en mesure de
prendre les décisions nécessaires pour faire face à la situation.
Il rédige quelques lignes qui témoignent de sa fragilité grandissante et du manque
d’efficacité du recours à l’imaginaire pour faire face au réel: « La structure politique
de la guerre est vraiment devenue une seule et grande énigme. Mais à quoi bon se
creuser la tête éternellement à ce sujet ? On ne fait qu’aboutir petit à petit à des
chimères. En tout cas, il ne fait aucun doute que, même du point de vue de l’ennemi,
la guerre n’a pas en réalité l’aspect qu’on cherche à en donner vers l’extérieur. Elle a
un visage extérieur et intérieur. Aujourd’hui, c’est la face extérieure qui s’affiche ; un
jour, c’est la face intérieure qui fera soudain irruption »46.
En 1945, quelques mois avant la défaite définitive du Reich, Goebbels s’en remet
une nouvelle fois à Dieu, comme il l’avait fait lors de l’épisode de grand désespoir de
sa jeunesse. Il va vouloir voir dans la mort de Roosevelt47 le miracle attendu. Il
déchantera sous le spectacle de Berlin envahie par les troupes russes qui sonnent le
glas de la défaite allemande.
Goebbels se suicide avec sa femme Magda et ses quatre enfants48 le lendemain du
suicide d’Hitler. La veille, il a été nommé, par celui-ci, Chancelier du Reich. Il s’agit,
bien sûr, d’être le chancelier d’un gouvernement purement fictif. Ainsi, au moment
où le réel l’a définitivement rattrapé, il occupe, sur le plan de l’imaginaire, la place du
Rédempteur qui l’avait tant fait rêver.
9.
Conclusion
Pour conclure et en me référant aux travaux de Colette Soler49 sur lesquels je me
suis appuyée pour rédiger ce texte, je dirais que Goebbels est bien plus proche de
44
Joseph Goebbels, Journal 1943-45, p. 67, éd. Tallandier.
Sicherheitdienst, le service de sécurité.
Joseph Goebbels, Journal 1943-45, p. 615, éd. Tallandier.
47
Il espère que cette mort va avoir pour conséquence de créer une scission chez les Alliés qui est, selon lui, le seul événement qui pourrait les sortir du go uffre
48
On lui propose de sauver ses enfants, mais il refuse au prétexte que « Ce sont des Goebbels ».
49
Colette Soler, L’Aventure Littéraire ou la psychose inspirée, Ed. Du Champ lacanien.
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Jean-Jacques Rousseau que de James Joyce. En effet, si James Joyce se
déconnecte de l’Autre et parvient à une jouissance de la lettre hors sens, au-delà des
effets de communication, en faisant de son écriture une écriture symptôme, il n’en
est pas de même pour Goebbels et Rousseau.
Goebbels n’a pas une écriture symptôme. Il tente de créer des significations
capables de coloniser les trous de la forclusion. Il essaye de se fabriquer des
suppléances symboliques qui tiendront jusqu’au moment où ce qu’il aura tenté de
forclore fera retour dans le Réel. Et ce ne sera pas n’importe quel retour dans le réel
puisqu’il s’agira des troupes russes qui envahissent Berlin ! La fin de la guerre
signera l’échec de Goebbels à soigner sa paranoïa mais aussi son échec à mettre
l’humanité sur le chemin du bien contre le mal… Mais ce dernier échec en est-il
bien un? Goebbels voudra en effet voir en son suicide le dernier sacrifice, l’exemple
adressé à l’humanité pour lui fournir la direction à suivre, une dernière tentative d’y
croire.
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